jeudi 29 mars 2018

Helmut Lachenmann, retour sur un chef-d'oeuvre présenté à Paris en 2001 : Das Mädchen mit den Schwefelhölzern


Helmut Lachenmann (né en 1935), La petite fille aux allumettes dans la production de Peter Mussbach en 2001. Photo : (c) Eric Mahoudeau

Achevé en 1996, l’opéra Das Mädchen mit den Schwefelhölzern (La petite fille aux allumettes) aura nécessité huit ans de travail à son auteur, Helmut Lachenmann, qui aura remis le tout sur le métier dans la perspective de cette nouvelle production de l’Opéra de Stuttgart présentée au Palais Garnier le 17 septembre 2001 dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Helmut Lachenmann (né en 1935). Photo : DR

Né en 1935, Helmut Lachenmann est le compositeur allemand le plus marquant de sa génération, aux côtés de Stockhausen, au point que les jeunes apprentis se bousculent pour recueillir son enseignement. La petite fille aux allumettes se place sur le même plan que Die Soldaten de Bernd Aloïs Zimmermann ou Saint François d’Assise d'Olivier Messiaen :  l’œuvre d’une vie, la synthèse de toute une création. 

Deux pages du conducteur de La petite fille aux allumettes d'Helmut Lachenmann. Photo : (c) Renate Feyerbacher

“L’opéra est un grand problème, avoue Lachenmann, la musique ne peut être que pure. Elle est là pour être entendue, suggérer à l’auditeur des images intérieures, pas pour accompagner des émotions ou une histoire. Je n’aurais jamais pu écrire sur une autre histoire que La petite fille aux allumettes, qui m’a également permis de créer une situation que je qualifierai de “météorologique”, le froid, la neige, la nuit, et tout ce qui constitue l’environnement de l’être humain. Car mon opéra conte la situation d’un être hors de la société, qui essaie de trouver son bonheur, et toutes ce qui nous paraît naturel mais auquel elle ne peut participer, et en plus, pour subsister, il lui faut vendre quelque chose que personne ne veut acheter. Elle est seule, elle a froid. Désespérée, elle consomme la marchandise, des allumettes, avec laquelle elle pourrait peut-être survivre. Cette situation est comparable à celle d’un artiste qui doit aller au-delà de la société tout en prenant appui sur ses normes. Et en même temps, l’histoire elle-même m’offrait une situation qui aide l’auditeur à percevoir avec tous ses sens, l’ouïe s’associant ici à la vue, à l’imagination, au sentiment”. Et même au toucher, puisqu’il émane de la musique de Lachenmann une impression de froid qui tétanise. 

Helmut Lachenmann, La petite fille aux allumettes dans la production de Peter Mussbach. Photo : (c) Staatsoper Stuttgart

Outre le conte d’Andersen, le compositeur utilise des textes de l’une des parias de la Fraction Armée Rouge, Gudrun Ensslin, ce qui, en ces temps d’actualité placée sous le sceau du terrorisme, est d’une tragique actualité. Pour le compositeur, le conte d’Andersen est en fait une dénonciation de la société capitaliste qui accule à la violence, et il a voulu montrer les autres degrés de la révolte, la petite fille proteste mais nous touche, la terroriste est prête à mourir mais aussi à tuer et nous terrifie. “Leur mort, écrivait Ensslin, symbolise l’absence de perspective et l’impuissance de l’homme dans le système : soit tu te détruis soit tu détruis les autres, soit mort, soit égoïste.” Lachenmann ajoute au tout des textes de Léonard de Vinci, qui lui aura par ailleurs inspiré l’un de ses chefs-d’œuvre, Zwei gefühle, qui imprègne l’opéra entier.

Helmut Lachenmann, La petite fille aux allumettes dans la production de Peter Mussbach. Photo : (c) Staatsoper Stuttgart

En fait, il ne s’agit pas d’un opéra au sens commun du terme, ce que laisse d’ailleurs entendre le sous-titre, “opéra avec des images”. Faisant fi de la narration classique, l’ouvrage n’étant constitué que de monologues, le propos se trouvant pour l’essentiel concentré dans la voix, qui use de toute la panoplie des expressions phonétiques jusqu’aux divers bruits de bouche, et, surtout, dans l’orchestre, l’inventivité et l’expérience de Lachenmann s’y trouvant concentrées.

Helmut Lachenmann, La petite fille aux allumettes dans la production de Peter Mussbach. Photo : (c) Staatsoper Stuttgart

Avec une force si extraordinaire qu’il devient image dont il suggère le moindre contour, alors que le compositeur ne fait appel qu’à des instruments traditionnels, mais dont il parvient à détourner le son. La mise en scène de Peter Mussbach, qui déroule l’action dans la tête de la petite fille, est en totale adéquation avec la musique, ne formant ni redondance ni contresens, mais lui instillant au contraire une poésie aussi délicate qu’intense. Demandant une écoute extrêmement concentrée qu’elle établit d’elle-même dès les premières mesures exposées tel le souffle d’une brise hivernale, la partition est l’une des plus saisissantes de notre temps. 

Helmut Lachenmann, La petite fille aux allumettes dans la production de Peter Mussbach. Photo : (c) Staatsoper Stuttgart

Les deux heures de spectacle donné en continu passent sans que l’on ait pu prendre la mesure du temps, l’auditeur étant entraîné dans une nasse de musique, effectifs vocaux et orchestraux mêlés dans la fosse, sur le plateau, sur les côtés et en fond de salle. Seule la litanie de la silhouette noire, capée et enchapeautée disant des textes de Esslin et Leonard de Vinci traîne en longueur, quoique formant contraste avec le reste de l’action et repôdsant sur Zwei Gefühle, tout comme la japonaise en deuil jouant du shô, et débouchant sur un long e magnifique postlude qui nous renvoie dans ce monde où chaque instant quelqu’un meurt de froid. Cette production de grande beauté, qui met tous les sens de l’auditeur à contribution, touche, bouleverse, plonge dans un bain de sons dont il est difficile de s’extraire à la fin de la représentation, est interprétée par une équipe extraordinaire, des mimes aux choristes, en passant par les deux sopranos, Elizabeth Keusch et Sarah Leonard. La troupe de l’Opéra de Stuttgart est magistralement animée par le chef hongrois Lothar Zagrosek qui officie avec un tact exemplaire, dirigeant un orchestre d’une précision phénoménale, donnant toute sa dimension à une musique discursive permettant la sensation du froid que les auditeurs ressentent jusque dans leur chair. 

Bruno Serrou

jeudi 22 mars 2018

Berlioz : Magnifique Cellini de John Osborn à l’Opéra de Paris


Hector Berlioz (1803-1869), Benvenuto Cellini. Production de Therry Gilliam. Photo : (c) Opéra national de Paris

Absent de l’Opéra de Paris depuis 1993, Benvenuto Cellini d'Hector Berlioz retrouve l'Opéra Bastille dans une production venue de Londres un peu tape à l’œil portée par le ténor américain John Osborn

Hector Berlioz (1803-1869), Benvenuto Cellini. Production de Therry Gilliam. Photo : (c) Mathias Baus

Dans Benvenuto Cellini, c’est la vie de Berlioz qui est en jeu. En effet, à travers la figure de l’orfèvre et sculpteur florentin de la Renaissance, le compositeur français trouve son miroir d’artiste maudit. Après avoir passé 15 mois en Italie d’où il ramena nombre d’inspirations, il choisit pour son premier opéra un sujet italien, tiré de l’autobiographie du « bandit de génie ». Avec la participation de ses librettistes, Léon de Wailly et Henri Auguste Barbier, Berlioz prend quelque liberté, déplaçant l’action, qui se termine sur la fonte de la statue Percée, de Florence à Rome. Composé en 1834-1838, l’ouvrage sera créé dans son intégralité en janvier 1839 à l’Opéra de Paris après moult péripéties. L’Opéra de Paris reprend la pièce 25 ans après la production de Denis Krief et Myung-Whun Chung.

Hector Berlioz (1803-1869), Benvenuto Cellini. Production de Therry Gilliam. Photo : (c) Opéra national de Paris

Benvenuto Cellini fait son retour à Bastille dans une mise en scène et une scénographie de Terry Gilliam créées à l’English National Opera de Londres en juin 2014. Sur le plateau, un gigantesque capharnaüm, qui nuit quelque peu à l’écoute de la musique tant les mouvements de scène sont bruyants et font perdre le fil de l’action, particulièrement dans le premier acte avec acrobates, contorsionnistes, jongleurs, défilés de toutes sortes. Il faut néanmoins convenir que ce fratras de cirque plait au public, tant les yeux sont sollicités par le flamboiement de la scénographie, au détriment de la musique, qui ne touche personne tans le regard prend le pas sur l’ouïe. Quant à ceux qui y prêtent attention, ils ne comprennent pas pourquoi, dans la fosse, Philippe Jordan, qui a choisi un mix des nombreuses versions de la partition de Berlioz, accepte que la part musicale, qu’il dirige pesamment et de façon atone, soit écrasée par les éclats de la scénographie. La distribution a quelques faiblesses, notablement Maurizio Muraro, Balducci à la voix éraillée, mais Pretty Yende, sa fille Teresa aimée de Cellini, séduit par sa vaillance, et Michèle Losier campe un Ascanio juvénile et ardent.

Hector Berlioz (1803-1869), Benvenuto Cellini. Production de Therry Gilliam. Photo : (c) Agathe Poupeney/Opéra national de Paris

Le spectacle repose pour l’essentiel sur les chœurs de l’Opéra de Paris et sur les épaules du ténor américain John Osborn. Avec son legato d’une longueur infinie s’appuyant sur une ample respiration, son phrasé d’une rare perfection, son timbre lumineux, son français irréprochable, sa connaissance du rôle, qu’il conçoit sur le mode du bel canto, Osborn rend justice à cet ouvrage mésestimé. « Il y a deux airs de bel canto absolu, note le ténor : La gloire était ma seule idole et Sur les monts les plus sauvages, ce dernier empreint de chant wagnérien. Il y a aussi de l’opéra-comique, comme Ma dague en main, protégé par la nuit. Il s’y trouve aussi l’opéra héroïque. Cette œuvre est d’une flexibilité typique à l’opéra français. »

Bruno Serrou

1) Jusqu’au 14 avril 2018. Rens. : 08 92 89 90 90. www.operadeparis.fr 

Article paru dans le quotidien La Croix daté jeudi 22 mars 2018

lundi 19 mars 2018

Erich Wolfgang Korngold (1897-1957). Un Viennois à Hollywood


Erich Wolfgang Korngold (1897-1957). Photo : DR

Erich Wolfgang Korngold, comme son nom l’indique ainsi que la première partition qu’il présenta à Gustav Mahler, avait tout pour transformer ce qu’il touchait en or. Né à Brünn (Brno, capitale de la Moravie, ville où naquit et travailla Leoš Janáček) le 29 mai 1897 dans une famille de commerçants juifs, fils de Julius Korngold, avocat et critique musical qui devait succéder en 1901 à Eduard Hanslick qui l’y avait appelé au quotidien Die Neue Freie Presse, est un enfant prodige. Dès l’âge de cinq ans en effet il avait commencé à jouer du piano, avant que son père ne le confie à Erich Lamm pour qu'il lui apprenne le piano et la théorie. L’enfant révéla presque aussitôt un don d’invention mélodique proprement stupéfiant que son père allait avoir à cœur de développer. Il se plaindra plus tard de n’avoir jamais eu envie de composer mais de ne l’avoir fait que pour faire plaisir à son père. Pourtant, Bruno Walter, qui habitait l’étage au dessus de la famille Korngold, se souviendra des talents pianistiques et compositionnels du jeune garçon, qu’il entendait jouer et travailler son piano «à longueur de journée». 

Erich Wolfgang Korngold à l'âge de 14 ans. Photo : DR

A treize ans Korngold verra son ballet Der Schneemann monté par Félix Weingartner à l’Opéra de Vienne, alors que la première de ses trois sonates pour piano, la Sonate n° 1 en ré mineur de 1908/1909 avait déjà séduit Arthur Schnabel qui allait la jouer dans toute l’Europe. En 1912, Richard Strauss est à son tour subjugué par l’extraordinaire maturité de ses deux premières pièces pour orchestre, la Schauspiel Ouverture op. 4 (1911), créée par Arthur Nikisch à Leipzig, et la Sinfonietta op. 5, créée par Weingartner à Vienne. Plus tard, Giacomo Puccini avouera publiquement son émerveillement devant son premier opéra, Violanta op. 8 (1914-1915, créé en 1916). Mais après avoir composé en 1920 son chef-d’œuvre, Die tote Stadt op. 12 qui sera créé simultanément à Hambourg et à Cologne, Korngold n’obtiendra plus jamais de succès comparable à celui-ci. Après avoir enseigné à la Staasakademie de Vienne, il émigre à Hollywood en 1934 à la suite de l'Anschluss, et se met à composer exclusivement des musiques de film, ainsi que de rares œuvres purement instrumentales.

Erich Wolfgang Korngold dirigeant une bande son à la Warner Bros. Photo : DR

Admirateur de Gustav Mahler, le père de Korngold songea à lui demander des conseils éclairés pour la formation de son enfant prodige. «C’est ainsi, racontera Julius Korngold dans ses mémoires, que, un beau jour de juin 1906, je me suis rendu en pèlerinage dans l’appartement de Mahler avec mon petit compositeur qui disparaissait presque sous un grand chapeau de paille. Erich a joué la cantate Gold par cœur, comme il allait toujours le faire avec toutes ses partitions, même les plus complexes. Mahler était appuyé au piano, le manuscrit à la main, et suivait le texte. Mais il n’est pas resté longtemps immobile et s’est mis à arpenter la pièce de long en large, avec le rythme boiteux qu’il adoptait lorsqu’il était agité. Il a répété plusieurs fois : “Un génie ! La construction mélodique, la maîtrise formelle et surtout l’harmonie révolutionnaire l’avaient totalement captivé : “Confiez ce garçon à Zemlinsky comme élève ! a-t-il conseillé avec force. Surtout pas de conservatoire, pas d’exercice militaire ! Avec un enseignement libre, il pourra apprendre chez Zemlinsky tout ce dont il a besoin !”» Ce qui fut fait sans attendre, et, en 1909, l’enfant jouera à Mahler une Passacaille fondée sur un motif de Zemlinsky qui deviendra bientôt le finale de la Sonate n° 1 en ré mineur pour piano. Après une visite de la famille Korngold à Toblach où il passe ses vacances de l’été 1908, Mahler note qu’après le départ du groupe «nous avons parlé pendant de longues heures du génie incroyable d’Erich.»
Erich Wolfgang Korngold et son épouse Luzi durant une traversée de l'Atlantique vers Vienne, en 1954. Photo : (c) Jewish Museum, Vienne

La même année 1909, Erich attire l’attention de Richard Strauss, Engelbert Humperdinck, Arthur Nikisch, le critique viennois Arthur Seidl, si bien que son père finit par accepter que trois des œuvres achevées de son fils soient publiées chez Universal, à Vienne, la pantomime Der Schnnemann (Le bonhomme de neige), six Pièces de Caractère sur Don Quichotte et la Sonate pour piano. Cependant, il exigera que l’édition soit hors commerce et “destinée exclusivement aux musiciens et aux mélomanes”. Félix Weingartner, le directeur de l’Opéra que Korngold père a pourtant si violemment attaqué dans les colonnes de la Neue Freie Presse, sera tellement impressionné par Der Schneemann qu’il voudra monter l’ouvrage à l’Opéra de Vienne. Zemlinsky va donc accepter d’orchestrer pour la scène une partition écrite à l’origine pour deux pianos, profitant de l’occasion pour apprendre à l’adolescent la technique de l’instrumentation. L’œuvre sera créée en présence de Mahler à la Hofoper le 4 octobre 1910, jour de la fête de l’Empereur dans le cadre d’une soirée de gala donnée en l’honneur du roi des Belges et dirigée par Franz Schalk, Karl Godlewsky dansant le rôle principal. Depuis le début de cette année 1910, Erich travaillait sur un Trio qui allait devenir son opus 1 officiel dont il n’a pas parlé avec son maître? Zemlinsky allait bientôt quitter Vienne pour Prague (1911), ce qui devait profondément affecter l’enfant. Son père choisira pour le remplacer l’académique compositeur Hermann Grädener, ami de Brahms. Avec lui, il va surtout travailler l’écriture chorale, alors qu’il étudie la direction d’orchestre avec Ferdinand Löwe et Oskar Nedbal, et prend des leçons d’analyse et de théorie générale avec Karl Weigl.

Paul Dukas, qui rencontre le jeune Korngold à Salzbourg où son père l’a emmené passer l’été, est ébloui, Dukas à qui, lui-même accompagné de Camille Saint-Saëns, l'enfant jouera à Vienne sa Sonate pour piano, le vieux maître écarquillant des yeux de stupeur au fur et à mesure de l’exécution de l'oeuvre. Un mois après la première de Der Schleemann, le Trio avec piano op. 1 est créé à son tour par Arnold Rosé, Friedrich Buxbaum et Bruno Walter. L’année suivante, deux pages orchestrales sont programmées par l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, puis par le Philharmonique de Vienne, la Schauspielouvertüre op. 4 et la Sinfonietta op. 5

Dès avant sa vingtième année, Korngold aborde le genre musical pour lequel il semble le plus doué, l’opéra. Composées avant 1914, ses deux premières partitions lyriques, Der Ring des Polykrates op. 7 (1913) et Violanta op. 8 (1914-1915) sont créées à Munich le même soir du 28 mars 1916 sous la direction de Bruno Walter, puis reprises par l’Opéra de Vienne, avec respectivement les grandes sopranos Lotte Lehmann et Maria Jeritza. Lorsque son opéra le plus populaire, Die tote Stadt (La ville morte, 1916-1919), est créé à Vienne, le jeune maître n’a que vingt-deux ans. Hélas, ce destin météorique ne sera plus par la suite qu’une longue décadence qui le conduira jusqu’à Hollywood. C’est là qu’il terminera sa carrière comme compositeur fêté de musiques de film.

Une page de Die tote Stadt d'Erich Wolfgang Korngold. Photo : (c) Universal Edition, Wien

Die tote Stadt est donné ensuite à Berlin, dirigé par le jeune George Szell, la distribution ne réunit pas moins que Lotte Lehmann, dans le double rôle de Marie/Marietta, et Richard Tauber, duo que le disque a opportunément préservé dans le Mariettas Lied (Glück, das mir verlieb), tout comme Lehmann le fera de son autre opéra fétiche de Korngold, Das Wunder der Heliane op. 20 (1923-1926), enregistrant l’air d’Heliane Ich ging zu ihm, rôle qu’elle chanta dès 1928 à Vienne avec Jan Kiepura. «Je me souviens, écrivait Lehmann, que les répétitions de Wunder der Heliane m’étaient plutôt pénibles parce qu’il me fallait apparaître dans le premier acte presque nue, dans la scène où, selon le vœu du ténor, je devais me déshabiller – mais c’était fait si discrètement que je ne pense pas que quiconque ait été choqué. Aujourd’hui plus personne ne rougirait.»

En avril 1940, un compositeur allemand de sinistre mémoire, Paul Graemer, critiqua Lotte Lehmann pour avoir chanté une pièce de Korngold, «pour devenir populaire». «Maintenant, continuait-il, Korngold est fini, tout comme sa popularité ; nous sommes de nouveau Allemands et purs». Appelé sous les drapeaux en  1917 où il sert dans l’orchestre d’un régiment d’infanterie, Korngold donne la création de La ville morte en 1920, puis il achève en 1921 les Lieder des Abschieds op. 14 pour contralto et orchestre, arrange en 1923 Une Nuit à Venise de Johann Strauss pour le Theater an der Wien, épouse Luise von Sonnenthal en 1924, ce qui le conduit à diriger et arranger des opérettes pour assurer les revenus du couple. En 1927, il crée Das Wunder der Heliane (Le miracle d'Eliane) qu’il considère comme son œuvre la plus importante, mais qui ne devait malheureusement pas connaître le même succès que son opéra précédent. La même année, il est nommé professeur à l’Académie de musique de Vienne. 1929 marque les débuts de sa collaboration avec Max Reinhardt sur une nouvelle production de La Chauve-Souris à Berlin. En 1932, tout en commençant la composition de l’opéra Die Kathrin op. 28 (1932-1937), il donne la création de Baby-Serenade, où pour la première fois il incorpore des éléments du jazz dans son propre style. De 1934-1935 date son premier séjour aux Etats-Unis. Il y arrange la musique de Mendelssohn pour la version filmée de Max Reinhardt du Songe d’une nuit d’été. Lors de son deuxième séjour aux USA, 1935-1936, il écrit des musiques de film pour Paramount et Warner. Anthony Adverse remporte un oscar pour la meilleure musique de film en 1936. 1937, première du cycle de mélodies Unvergänglichkeit, mais l’intérêt du public viennois décline, la situation politique en Autriche se détériore dangereusement pour Korngold.

L'affiche de The Adventures of Robin Hood, musique d'Erich Wolfgang Korngold, 1938. Photo : (c) Warner Bros

De retour à Hollywood en 1938, Korngold est pris par surprise par l’Anschluß, ce qui le pousse à décider de collaborer régulièrement avec le cinéma. Sa musique pour Les Aventures de Robin des Bois lui vaut un deuxième Oscar. Néanmoins, l’Europe ne l’oublie pas encore puisque son opéra Die Kathrin est créé à Stockholm le 7 octobre 1939. Puis, jusqu’en 1946, il ne se consacre plus qu’à la musique de film – il participera au total à vingt-deux films entre 1934 et 1955 –, utilisant ses revenus pour aider nombre de réfugiés. Avec Max Steiner, il représente un nouveau style musical à Hollywood : la musique très illustrative mais indépendante qui intervient/survient en partie dans l’histoire en exprimant une atmosphère et en introduisant des leitmotive. A partir de 1945, il retourne à la musique classique, avec la création en 1946 du Concerto pour violoncelle et orchestre en ut op. 37 (1946) et, en 1947, du Concerto pour violon en ré majeur op. 35 (1937-1939/1945) dédié à Alma Mahler-Werfel, deux partitions inspirées de musiques de film, tout en commençant ce qui sera sa dernière œuvre majeure, la Symphonie en fa dièse op. 40 qu’il achèvera en 1952.

Photo : DR

En 1949, retour à Vienne, où la Sérénade Symphonique pour orchestre à cordes op. 39 (1947-1948) créée par Wilhelm Furtwängler connaît le succès. Mais d’autres exécutions d’œuvres de Korngold sont pauvrement accueillies, tant de la part du public que de la critique, si bien qu’en 1951 il retourne aux USA, où la comédie musicale Die stumme Serenade op. 36 (La Sérénade silencieuse, 1946-1950) est créée à la radio, avant d’être donnée à la scène en Europe en présence du compositeur en 1954, où il supervise l’enregistrement de sa dernière musique de film, Magic Fire, de William Dieterle, biographie de Richard Wagner dont il arrange la musique et dans lequel il tient le rôle de Hans Richter. En 1957, alors qu’il élabore une nouvelle symphonie et un opéra d’après Grillparzer, Das Kloster bei Sendomir, il meurt le 29 novembre des suites d’une thrombose cérébrale.

Erich Wolfgang Korngold en 1918. Photo : DR

C’est au cours de l’été 1918 que Korngold, alors en pleine gloire de ses vingt ans, compose à la demande de la Volksbühne de Vienne une musique de scène pour la comédie de William Shakespeare Much ado about nothing (Beaucoup de bruit pour rien) op. 11, en allemand Viel Lärm um nichts, dans laquelle Berlioz avait déjà puisé la thème de son ultime ouvrage scénique Béatrice et Bénédict. Dédiée à Egon Pollak, la musique de scène compte quatorze numéros - Ouverture, “Don Juan”, Mummenschanz (Hornpipe), Festmusik, Lied des Balthasar, Gartenmusik (Scène du jardin), Intermezzo, Hopzapfel und Schlehwein (Marsch der Wache) – Verhaftung, Mädchen im Brautgemach (Jeune fille dans la chambre nuptiale), Kirchenszene, Holzapfel und Schlehwein (Marsch der Wache) (Dogberry et Vergès (Marche des gardes), Trauermusik, Intermezzo, Schlußtanz. Mais, compte tenu du tour aussi somptueux qu’onéreux de la production, ce spectacle ne sera créé que le 6 mai 1920 au Théâtre du Palais de Schönbrunn. Mais, emporté par le succès et pressentant un nouveau triomphe, il avait déjà dirigé à la tête du Symphonique de Vienne, dès le 24 janvier 1920, une suite pour orchestre de chambre. Et, de fait, cette suite est l’une des pages les plus jouées de Korngold, particulièrement aux Etats-Unis. Il faut dire que Viel Lärm um nichts regorge d’une musique d’une veine légère, toute de charme et de sensibilité. Après l’ouverture, Jeune fille dans la chambre nuptiale fait figure de délicat intermède lyrique, dont l’ambiance n’est pas sans évoquer celle de la seconde Nachtmusik de la Septième Symphonie de Mahler. Dogberry et Vergès (Marche des gardes) renvoie dans la pièce de Shakespeare à l’entretien des deux «officiers imbéciles» avec les gardes de nuit, d’où l’allure de marche lente et le caractère légèrement grotesque. Suit un nouvel épisode lyrique, l’Intermezzo (Scène du jardin) dont l’enjôleuse mélodie est devenue célèbre grâce à maintes transcriptions. Cette jolie partition se termine par une Mascarade (Hornpipe), page entraînante dominée par l’éclat des cors, qui s’évanouit inopinément en un pianissimo doucement alangui avant le vif sursaut final. Korngold réalise aussi, sous le titre Vier Stücke, une version pour violon et piano - Mädchen im Brautgemach, Holzapfel und Schlewein (Marsch der Wache), Gartenszene, Mummenschanz (Hornpipe) - créée le 21 mai 1920 à Vienne par Rudolf Kolisch (violon) et Erich Wolfgang Korngold (piano), à laquelle il convient d'ajouter une autre transcription pour piano solo de trois morceaux (Jeune fille, Dogberry et Vergès, Mummenschanz).

Bruno Serrou

jeudi 15 mars 2018

Christa Ludwig a 90 ans. Chanter la poésie, parler la musique (interview 1993)


Christa Ludwig (née en 1928). Photo : DR

Christa Ludwig, « LA » mezzo-soprano de la seconde moitié du XXe siècle, a décidé de mettre un terme à une carrière que l’on croyait pourtant éternelle. Avant de se retirer définitivement, elle a voulu saluer son public en effectuant une ultime tournée internationale qui fait d'autant plus regretter sa décision que sa voix s’y affirme d’une sereine magnificence. Au terme d’une carrière de près d'un demi-siècle, Christa Ludwig m’avait accueilli en octobre 1993 dans sa maison de Saint-Nom-la-Bretèche qu’elle allait bientôt quitter pour s’installer sur la Côte d’Azur. C’était pour le magazine Compact aujourd’hui disparu, pour une première esquisse du bilan qu'elle s’apprêtait alors à approfondir dans une autobiographie parue en avril 1994 sous le titre original ... und ich wäre so gern Primadonna gewesen, traduit en France sous le titre Ma Voix et Moi aux Editions Les Belles Lettres. Je prends l’initiative de reprendre ici cet entretien qui remonte à vingt-cinq ans déjà, à l’occasion du 90e anniversaire de la naissance de Christa Ludwig à Berlin le 16 mars 1928. La grande mezzo-soprano évoque ci-dessous son travail avec ses grands partenaires que furent Otto Klemperer, Karl Böhm, Herbert von Karajan, Leonard Bernstein, Georg Solti, Pierre Boulez, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Jon Vickers, Carlo Bergonzi, Walter Berry, Gérard Mortier, ses compositeurs de prédilection (Monteverdi, Mozart, Beethoven, Schubert, Wagner, Wolf, R. Strauss, Von Einem), les maisons d’opéras et festivals où elle aimait se produire, l’enseignement…  


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Photo : (c) Medici TV

Bruno Serrou : Vous êtes l’une des cantatrices qui a le plus enregistré de disques au cours de ce dernier demi-siècle. La décision que vous venez de prendre va immanquablement susciter la publication de nombre de réalisations « live » encore inédits, type de parutions dont vos prestations publiques ont déjà fait largement l'objet. Que pensez-vous de ce phénomène ?
Christa Ludwig : J’ai pris mon parti de l’existence et de la publication de plus en plus persistante d’enregistrements live. De toute façon, ils tombent dans le domaine public au bout de vingt-cinq ans sans risques de poursuites judiciaires pour ses éditeurs. Remarquez, mon mari [Ndr : le comédien et metteur en scène français Paul-Emile Deiber] en est l’un des premiers consommateurs, et les collectionne avec plaisir. Il n’y a rien à faire contre ce phénomène. Quand BMG [Ndr : racheté depuis par Sony Classical] m'a proposé d’enregistrer le récital de Salzbourg avant même qu’il ait lieu, j'en ai parlé à mon fils que j’ai eu avec Walter Berry – à 32 ans, fait de la musique rock, certainement parce qu’il a été écœuré de l’opéra, il se prénomme Wolfgang, mais se produit à la scène et au disque sous le nom Mark Berry : cela fait plus américain ! Bref, il parlait avec moi de cet éditeur que je ne connaissais pas vraiment « Oh oui, BMG, c’est formidable, c’est une très grande maison de disques... » Je savais donc que les responsables de cette maison de disques allaient m’offrir les meilleures conditions techniques d’enregistrement. Nous avons cependant décidé de graver le récital du Festival de Salzbourg 1993 quelques mois auparavant en studio. Il faut néanmoins reconnaître que, réalisé dans d'honnêtes conditions, l’enregistrement live - ou réalisé dans les conditions du live - est plus gratifiant, pour l’artiste comme pour le mélomane... Le studio est souvent artificiel, et peut parfois engendrer des excès. Un exemple : on m'a demandé d’enregistrer la mère des Contes d'Hoffmann, avec Seiji Ozawa, Placido Domingo, James Morris, etc... Je dis « Oui... Où ? », etc. Je me rends au studio de Vienne, personne, ni Ozawa, ni l’orchestre, ni l’un quelconque de mes partenaires... personne ! J’enregistre au casque dans des tempi avec lesquels je n'étais pas tout à fait d’accord, et je demande si je peux entendre – la mère n’a à chanter qu’un unique trio ! – j’entends et je dis « mais, ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas ma voix !!! » « Ne vous inquiétez pas, me répond-on. Les techniciens arrangeront ça ! » En fait, le baryton avait été enregistré à New York, la soprano à Londres et moi à Vienne. Tous les studios étant différents, il fallait retrouver une acoustique constante... En revanche, je me souviens de l'Italienisches Liederbuch d’Hugo Wolf avec Dietrich Fischer-Dieskau. Lorsque je suis arrivée dans le studio, avec Daniel Barenboïm qui nous accompagnait, nous nous sommes retrouvés avec joie, nous sommes dit « On y va ! »... Le technicien nous a seulement demandé de faire un essai de voix et une balance avec le piano. Lorsqu’il nous a proposé une répétition, nous lui avons répondu : « Pourquoi ? »...  Et boum, nous avons fait le cycle entier sans nous arrêter, c’est-à-dire dans les conditions du live. C’était pourtant la première fois que je travaillais avec Daniel Barenboïm...

Photo : DR

B.S. : Pourquoi avez-vous décidé d’interrompre définitivement votre carrière, alors que votre voix est rayonnante de santé ? Le dernier disque enregistré avant Salzbourg en témoigne. L’on se dit « Qu’est-ce qui pousse Christa Ludwig à s’arrêter alors qu’il y a tant de jeunes que ne peuvent faire le tiers de la moitié de ce que vous faites... Quel gâchis ! »...
Ch. L. : Mieux vaut trop tôt que trop tard... Je suis vieille... Le métier de chanteur exige un grand investissement physique, la voix tient à de petites choses qui ont pour nom cordes vocales, et qui n’ont que quelques millimètres d’épaisseur. Mon laryngologue viennois me disait que les miennes étaient comme des fils de laine, alors que si l’on regarde par exemple celles de Birgit Nilsson, elles sont de la taille de mon petit doigt ! Une corde vocale est un muscle qu’il faut faire travailler sans cesse, ce qui demande énormément d’efforts, de constants sacrifices qui durent pour moi depuis quarante-huit ans... Maintenant, je veux enfin parler ! J’adore parler, vivre, ce qui m’est interdit depuis bien trop longtemps. Même si, grâce à mon métier, je me rends depuis des décennies dans des villes où tant de gens aimeraient aller, je ne vois en fait qu’aéroports, autoroutes de liaisons, hôtels et salles de spectacle. Beaucoup de chanteuses se sont arrêtées au moment de la ménopause qui engendre entre autres des problèmes de circulation sanguine. En 1972-1973, j’ai vécu une période difficile que j’appelle « ma crise » : j’avais les capillaires qui cassaient sur les cordes vocales. J’ai consulté trois spécialistes, l’un berlinois, l’autre viennois, le troisième munichois, trois sommités de la voix. Ils ont constaté que j’avais beau ne pas parler (les capillaires ne cassaient pas quand je chantais, mais durant mon sommeil), ma voix était fêlée. Après, à force de silence, j’ai récupéré peu à peu. Mais c’est devenu de plus en plus difficile de maintenir « l’instrument » en état. Ne pas y parvenir, cela signifie pas de cinéma, parce que le voisin peut avoir un rhume, pas de restaurant, parce qu'il faut parler plus fort que les autres clients pour se faire entendre... Et la place de la voix de mezzo-soprano chantée n’est pas celle de la voix parlée.

Christa Ludwig et Herbert von Karajan. Photo : DR

B.S. : Ne souhaitez-vous pas transmettre cette expérience à de jeunes chanteurs ?
Ch. L. : Tout le monde me demande « quand allez-vous enseigner ?... Est-ce que vous donnez des leçons ? »... Ah non ! Je ne le peux plus ! J’ai essayé, j’en ai dispensé à Paris à l’Ecole d'Art lyrique à la demande de Michel Sénéchal, à l’Ecole Normale de Musique, où j’ai donné des leçons d’interprétation de la musique de Gustav Mahler, et au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris à la demande d’Alain Louvier [Ndr : le compositeur était alors directeur du CNSMDP] un autre cours Mahler, avec pianiste accompagnateur, et même avec orchestre. Actuellement, je refuse d’enseigner, car il faut parler pour expliquer, parler aux gens... Et comme je suis de nature très intuitive, explosive, j’aime bien communiquer... Si je me lance, je ne peux plus chanter pendant quinze jours... C’est pourquoi je veux arrêter : vivre enfin...

B.S. : Le chant vous a pourtant tout donné. Si vous avez persisté dans ce métier c'est aussi parce que vous souhaitiez communiquer, partager votre art...
Ch. L. : Je suis en train d’écrire un livre à la demande du grand éditeur berlinois Henschl. Une autobiographie dont la parution est prévue à Pâques prochain. Il devrait me permettre d’aborder les années noires de la guerre, alors que j’étais enfant. Il me faut en effet raconter que j’ai assisté au bombardement de ma maison familiale, que mes parents et moi nous sommes retrouvés dans le dénuement total à Francfort. Le titre de ce livre sera peut-être J'aurais tant aimé être une primadonna... Pourquoi ? Parce que la voix de mezzo-soprano se situe un peu en haut, un peu au milieu et un peu en bas... Ce qui fait que, bien que j’aie fait quelques excursions dans des rôles de soprano dramatique, j’ai toujours été une « seconda donna »... Par exemple, à la Scala de Milan, lorsque j’ai chanté Rosenkavalier avec Elisabeth Schwarzkopf, il y avait toujours un projecteur qui suivait Elisabeth, et je n’en avais pas, parce que je n’étais pas la primadonna, cela en dépit du fait que la Maréchale n’est pas le personnage principal de l’ouvrage, mais bel et bien Oktavian, le chevalier à la rose, qui est le rôle que je chantais...

Christa Ludwig à Lucerne. Photo : DR

B.S. : Ces inconvénients ont cependant leur revers, notamment l’avantage de la durée... La santé de votre voix ne vous donne-t-elle pas envie de poursuivre votre carrière quelques années encore, tout au moins dans le domaine du lied et de la mélodie ?
Ch. L. : Lorsque je chante des mélodies, je m’efforce de choisir celles qui se rapportent à mon âge. Je ne peux plus donner de lieder de jeune fille. Je ne peux tout de même plus chanter Marguerite au rouet ! Je suis devenue sa mère !!! Ou alors le faire en prenant le recul d’une narratrice. Mais je suis vraiment trop âgée. L’avantage que j’ai eu est d’avoir un répertoire ouvert qui me permettait de diversifier mes personnages et mon registre vocal, donc de ne pas user et abuser de ma voix, en tenant par exemple des rôles trop systématiquement tendus... toujours Isolde... Et le lied qui m’a tout donné. Depuis le retrait d’Elisabeth Schwarzkopf, on a souvent écrit que j’étais la « reine du lied » !!! Cependant, je dois le reconnaître, il remplit actuellement plus des neuf-dixième de mon activité.

 B.S. : Justement, vous pouviez très bien faire vos adieux à l’opéra – d’autant que c’est là qu’il y a le plus de prise de risques pour la voix - alors que le lied, plus intimiste, permet de jouer plus finement de l’intellect, de la sensibilité...
Ch. L. : Détrompez-vous... Avec le lied, chaque son est exposé dans sa nudité vraie. A l’opéra, on peut masquer les carences derrière l’orchestre...

Christa Ludwig et Leonard Bernstein. Photo : (c) DG

B.S. : Ne serait-ce pas aussi le tournant que prend aujourd’hui le métier de chanteur qui vous pousse à vous retirer ?
Ch. L. : Ce sont les médias qui créent la renommée... Ma mère, Eugénie Besalla, était cantatrice, mais de son temps cela ne se passait pas de cette façon. Dans les grandes maisons d’opéra type Vienne, c’était très différent des théâtres courants. Dans ces derniers, l’on chantait avec la voix que l’on avait, ce pourquoi elle était faite. On la forgeait, et avec les années, elle acquérait couleur, timbre, volume, force, répertoire... Maintenant, en cette seconde moitié de XXe siècle, on se déplace beaucoup. Il y a les effets grossissants, la puissance des médias qui jouent. L’esprit de troupe a disparu. Les grands ténors, maintenant, chantent sur les stades de football et sous la Tour Eiffel. Le public s’y rend en nombre, assiste à ces spectacles ravi et enthousiaste, même si, à la limite, il ne peut savoir si le chanteur se produit en direct ou en play-back.

Christa Ludwig dans le rôle de Lady Macbeth dans Macbeth de Verdi. Photo : DR

B.S. : Vous êtes toujours restée dans un registre sérieux et grave...
Ch. L. : Je pense que je ne peux rien faire de mieux que mon métier. Je reviens au livre que j’écris en ce moment. J’envisage de lui donner un autre titre : Cela valait-il la peine ?  En effet, ce n’est pas une vie d’être chanteuse. Il ne se passe pas une heure sans que je me préoccupe de la santé de ma voix en la sollicitant plus ou moins discrètement. Sauf si je suis au théâtre, silencieuse, au concert ou à l’opéra, ou devant un film à la télévision... Et encore !... Au milieu du film, subitement, la nuit, je suis gênée d’être à côté de mon mari, parce que si je me lance, je le réveille... Alors, je m’en vais dans une autre pièce pour vérifier que ma voix va bien. Lorsque je me lève le matin, la première chose que je contrôle, c’est elle... Et si, par hasard, la façon dont je fais sortir de ma voix les « a-a-a » ne me convient pas, je saute du lit comme une bombe... Sinon, j’aimerais bien paresser, prendre mon temps au petit déjeuner... Mais si ma voix ne répond pas à cent-dix pour cent à ce que j’en attends, je me demande si je dois appeler le médecin... non pas après le petit déjeuner, mais tout de suite ! Je cours prendre un bain chaud... A Vienne, j’étais à 7h30 chez le médecin pour savoir ce qui pouvait bien m’arriver... C’est la peur... la panique ! Et lorsque, à 11h30, je demande à mon mari de téléphoner pour informer la direction du théâtre que je suis contrainte d’annuler, je retrouve subitement mes capacités vocales, dégagée de mes craintes. Je suis délivrée...

Christa Ludwi et Jon Vickers. Photo : (c) Warner Classics

B.S. : Vous n’êtes pourtant pas une spécialiste de l’annulation...
Ch. L. : C’est vrai ! Si je m’arrête, ce n’est pas uniquement pour des raisons physiques. C’est aussi parce que j’en ai intellectuellement assez. Ma mère a disparu au mois de juin. Elle m’avait bien recommandé « Surtout, il ne faut pas que tu te survives... » Si on commence à se poser des questions, à se demander si ce que l’on fait est juste ou non, c’est vraiment le signe que le moment d’arrêter est venu...

B.S. : La mort de votre mère a cristallisé votre décision. Elle avait suivi le développement de votre carrière.
Ch. L. : Elle a été mon unique professeur, quoiqu’aient écrit par ailleurs journaux ou autres notices biographiques. Quand j’étais enfant, mon père, qui était lui aussi chanteur, ne savait jamais qui de ma mère ou de moi chantait dans la pièce voisine. Maman était elle aussi mezzo-soprano. Elle a tenu tous les rôles que j’ai moi-même chantés. Mais elle a, imprudemment, fait des excursions un peu plus lointaines, jusqu'à Senta, Elektra. Comme moi, elle a travaillé avec Herbert von Karajan. Maman a non seulement été un professeur de chant incomparable, mais aussi d'art de vivre. Elle m'a permis d'éviter de faire les mêmes erreurs qu'elle. Elle s'est arrêtée très jeune de chanter. Elle avait une grande voix et une superbe présence scénique. Elle a mis un terme à sa carrière lorsque je suis née afin de ne s’occuper que de moi. Plus tard, elle devait élever mon fils. Car encore un grave problème de la vie d'artiste, c’est de ne pas avoir le bonheur d’élever soi-même ses enfants. Je n’ai pas vu mon fils grandir, c’est ma mère qui s’en est occupée... Sur le plan professionnel, ma mère était un maître prodigieux. Les plus grandes cantatrices venaient régulièrement voir « Frau Pr. Ludwig » lorsqu’elles commençaient à connaître des problèmes avec des notes, des phrases... A quatre vingt douze ans, alors que je préparais cet été mon avant-dernier récital à Salzbourg, mon mari est allé chercher ma mère à Vienne et l’a amenée pour qu’elle m’écoute filer tout mon Liederabend salzbourgeois. A un moment arrive un lied dont un mot me pose de sérieux problèmes. Ma mère me dit « Ce n’est pas bon, vraiment pas bon, ça ! » - moi : «Oui, je ne sais pas ce que j’ai depuis quelques jours, ça ne sort pas normalement » - elle : « C’est normal, tu ne respires pas assez, et tu fais geli-iebte... Il ne faut pas ouvrir le “e”, il faut penser “ü”, monter plus haut », et ma mère chante - à quatre vingt douze ans ! -, geli-übte, merveilleusement... Alors que moi j’ose lui déclarer : « Je n'y arrive pas ! », - « Parce que tu n’as pas assez travaillé ! », me répond-elle, avant de poursuivre, « retravaille-le, je m’absente une minute... » Quelques secondes plus tard, j’entends, venant du lieu où elle s’était retirée quelques instants, «geli-üte»... Elle a continué à me donner des conseils jusqu'à sa toute dernière heure. Je travaillais, elle était dans la pièce d’à côté, ouvrait  subitement la porte, disant « C'est trop bas ! Cela ne va pas du tout ! C’est serré, beaucoup trop serré ! », et elle refermait la porte. Elle ne m’a jamais quittée, jusqu’à la fin. Elle a toujours habité chez moi, en Allemagne, à Vienne, en Suisse, en France, où que je me trouve.

Christa Ludwig et son premier mari, le baryton Walter Berry. Photo : (c) Bildarchiv Austria

B.S. : Vous souvenez-vous des débuts de votre carrière ?
Ch. L. : C’était en 1945. Je chantais des lieder dans les cafés, les salles de restaurant... Un peu partout, je chantais du « moderne », de l’opéra, des soirées mixtes. Je n’ai vraiment abordé le répertoire dramatique qu’en 1948, à l'Opéra de Francfort. C’était dans Tosca, à l’arrière-scène, dans le rôle du pâtre, sous la direction de Von Neuhof. Ensuite, dans ce même théâtre, j’ai beaucoup travaillé avec Georg Solti. Je devais très souvent le retrouver par la suite, à la scène comme au disque. Mais à cette époque-là, je ne pouvais pas le regarder, sinon je n’étais plus en mesure.... Je voudrais noter ici une différence entre Karajan et Solti : Solti donnait un départ à un musicien ou à un chanteur comme un ordre impératif, en fermant son geste, alors que Karajan a toujours donné une attaque en ouvrant les bras. Il ouvrait plutôt que d’intimer un ordre...

Christa Ludwig face à Theo Adam dans La Walkyrie de Wagner à l'Opéra de Paris. Photo : DR

B.S : Vous avez chanté sous la direction des plus grands chefs d’orchestre.
Ch. L. : La chance a voulu que, en effet, je me produise sous la direction des plus grands chefs d’orchestre de mon temps. C’est vraiment important. Ma première chance a été Karl Böhm, qui est venu me chercher. On m’avait dit « On cherche à Vienne un mezzo comme vous, il faut y aller ». J'ai répondu « Oh non-non-non, on m’a tellement raconté de choses sur Vienne »... Böhm, qui était à l’époque le directeur de l’Opéra, est arrivé, m’a dit : « Moi, je veux vous auditionner quand même, chantez-moi quelque chose. » Alors, j’ai chanté tout ce que je savais, et il a fini par me dire « très bien, vous me chanterez Chérubin ! » C'était en 1954, et je ne connaissais pas le rôle. Il m’a engagée l’année suivante, avant l’inauguration de l’Opéra d’Etat de Vienne reconstruit. La troupe comptait alors dans ses rangs les Anton Dermota, Lisa della Casa, Irmgard Seefried, Dietrich Fischer-Dieskau, Paul Schöffler, Sena Jurinac, Martha Mödl... C’était la grande époque... Pour moi, le Staatsoper de Vienne représentait le Walhalla. Mes parents n’avaient pu chanter qu’au Volksoper. Appartenir à la troupe de l’Opéra de Vienne était vraiment incroyable. Avant, j’étais à Londres, Darmstadt, et je me disais que si je ne réussissais pas vraiment je me marierais, aurais beaucoup d’enfants et abandonnerais le chant. Böhm, en m’appelant à Vienne, m’a confortée dans ma carrière, et est devenu mon père spirituel.

Christa Ludwig dans le rôle d'Oktavian du Chevalier à la rose de Richard Strauss. Photo : DR

B.S. : Karl Böhm n’avait pas la réputation d’être un tendre...
Ch. L. : Il n’était pas facile, en effet. Mais quand il aimait quelqu’un, il l’aimait profondément. Et il connaissait parfaitement les voix. Il n’aurait jamais fait chanter à quiconque quelque chose qui ne lui convenait pas. Il m’a énormément aidée. Il m’appelait toujours « Mein Kind » [Ndr : Mon enfant]. Il y avait en effet entre nous un lien exceptionnel : je suis née le même jour que son fils Karlheinz [Ndr : comédien, le fils de Karl Böhm, Karlheinz Böhm (1928-2014), s’est rendu célèbre par son incarnation à l’écran de l’empereur François-Joseph Ier d'Autriche dans la trilogie consacrée à l’impératrice Sissi, rôle tenu par Romy Schneider. Karlheinz Böhm s’était par la suite engagé dans l’aide humanitaire en Afrique]. C’était un lien supplémentaire. Je connaissais très bien Madame Böhm. J’ai fait beaucoup de choses avec Karl Böhm, des grands rôles de Mozart à Lady Macbeth... Mon manager, une New-Yorkaise, a dit que j’ai été le chouchou de tous les grands chefs d’orchestre parce que j’ai une certaine musicalité qui répond à celles des grands noms de la direction. C’était parfait avec Böhm, Karajan, Solti, Ozawa, Bernstein, mais aussi avec des plus jeunes comme James Conlon, James Levine.

Christa Ludwig dans le rôle de Leonore de Fidelio de Beethoven. Photo : (c) ORF

B.S. : Quels ont été vos relations avec Karajan, que d’aucuns considèrent comme un briseur de voix ?
Ch. L. : Parlons du rôle d’Isolde...  A un certain moment, Bernstein, Böhm, Karajan, m’ont tous trois demandé de chanter Isolde. Karajan m’a même demandé Brünnhilde pour Salzbourg, ce que je n’ai pas voulu faire. Il a très bien accepté mon refus, non seulement parce qu’il m’aimait beaucoup mais aussi parce que j’exprimais ce refus en toute connaissance de cause. Il me disait : « Si vous ne me chantez pas Isolde, faites-moi au moins Brangäne... » Contrairement à sa réputation, il ne m’a jamais contrainte à chanter ce que je ne voulais pas et ne pouvais assumer. En fait il n’a jamais forcé personne, et ceux qui affirment le contraire sont des menteurs. Ce n’est pas vrai, ce n’est pas la raison ! Si on lui parlait normalement, non comme un « ténor », non comme une « diva », mais en « artiste », Karajan comprenait tous les mots. Il suffisait de dire simplement « J'ai essayé, et je ne peux pas... » Lorsqu’il m'a demandé de faire Isolde, j’ai travaillé trois ou quatre mois, puis je lui ai laissé le temps de chercher quelqu’un d’autre, et que m’a-t-il dit ? : « Mais vous savez, Frau Ludwig, vous faites très bien de me dire cela, parce qu’un chien, on peut lui commander "saute par la fenêtre" ; à un chat, jamais ! » Je le regardais, étonnée... « Je vous demande "sautez", vous ne le faites pas : vous êtes comme un chat ! C'est très bien ! » Pour Karajan, la voix était un instrument comme un autre qui sortait de l’orchestre. Il réclamait à ce dernier de prendre la couleur de la voix qui venait d’achever une phrase magnifique, ou à la voix de se faire clarinette. Il demandait toujours : « Vous chantez cela pour moi. » Et lorsque je lui disais que je ne le pouvais pas, il le comprenait parfaitement, sans faire d’histoire. Il était fidèle...

Christa Ludwig dans le rôle de Fricka de l'Or du Rhin de Wagner aux côtés du Wotan de James Morris au Metropolitan Opera de New York en 1994. Photo : (c) Unitel

B.S. : A propos d’Isolde, un certain nombre de mezzo-sopranos choisissent aujourd'hui d'aborder le rôle...
Ch. L. : Quand les trois chefs m’ont demandé de faire Isolde, j’étais très heureuse. Je venais d’enregistrer la Mort d'Isolde avec Otto Klemperer. Cela de façon tout à fait imprévue. Tout simplement parce que le disque n’était pas assez long avec la seule Rhapsodie pour contralto de Brahms. Du coup, Klemperer m’a demandé si je connaissais la Mort d'Isolde : « Cela serait très bien sur le disque, m’a-t-il dit, alors demain matin : Isolde ! » Bref, ce disque conquit ces chefs d'orchestre, séduits qu’ils étaient par la couleur de ma voix qu’ils jugèrent parfaite pour Isolde. Et arrive une audition que j’organise à New York. Je réunis deux dames, maman et Sinka Miller, qui m’avait fait travailler Lady Macbeth et en qui j'avais entière confiance. Excellents professeurs, les deux dames étaient là, ainsi que le pianiste... Et j’ai chanté Isolde, rôle qui tient 1h25 d’horloge... Réactions communes, on s’émerveille, crie « bravo »... « Merci... jamais ! » La conclusion a été « Tu le fais, le chef d’orchestre aura un immense succès, toi aussi probablement, on va dire enfin on a une voix qui... que... etc., et tu abrèges ta carrière de cinq ans... » En vérité, ce sont les répétitions qui tuent : chanter Isolde une fois, cela peut aller, mais plusieurs, c'est mortel. Quand j’ai informé Böhm que Bernstein voulait me faire chanter Isolde, il m’a dit : « Non-non-non-non, c’est un assassin, tu ne dois pas faire ça, jamais ! Avec  moi tu peux !... »

Christa Ludwig entourée de Maria Callas et de Tullio Serafin durant une répétition de Norma de Bellini à La Scala de Milan en septembre 1960. Photo : DR

B.S. : Vous n’avez que très peu changé de partenaire dans le répertoire du lied.
Ch. L. : J’ai toujours travaillé avec les mêmes artistes. C’est dans ma nature. Je suis à la fois une femme fidèle et reconnaissante. Je tourne avec des gens qui m’ont donné ma chance. J’ai toujours gardé conscience de l’importance des personnes qui m’ont aidée à franchir les étapes. Sans elles, je ne serais rien aujourd'hui. Lorsque l’on me dit : « Tu aurais fait la carrière que tu as faite sans l'aide de quiconque », je réponds : « Non, tous ont été là pour moi. Sans eux je n’aurais rien fait ! » Ce n’est pas une bonne idée que de changer trop souvent d’accompagnateur. C’est très bien pour l’affiche, pour le business... Je suis quant à moi restée fidèle à mon accompagnateur. D’abord parce que je suis flémarde. Nous nous connaissons bien, et nous n’avons pas besoin de faire de répétitions. Nous pouvons l’un et l’autre nous rassurer mutuellement. Actuellement je travaille avec Klaus Spencer, que je côtoie depuis une dizaine d’années, c'est-à-dire depuis qu’Erik Werba a abandonné le métier. Werba était un merveilleux musicien. Avec lui un Schubert était un Schubert, un Mahler était un Mahler, un Wolf était un Wolf... Et il en aurait appris à tous les pianistes. Malheureusement, les doigts ne suivaient pas toujours. Il possédait un art, une connaissance exceptionnels, c'était une véritable encyclopédie musicale vivante. Mais avec lui, dans le lied, nous n’avons jamais pu instaurer de véritable dialogue, il était et restait seulement accompagnateur. Il n’a jamais souhaité autre chose. Il maa énormément appris, m’a donné ma chance dans ce répertoire, et m’a même imposée, parce que j’étais à l'époque une parfaite inconnue. Il organisait tout, clamant partout, avec son cheveu sur la langue, « Il faut prendre Christa Ludwig, elle est très bien... » Il faisait les programmes qu’il savait admirablement doser. Il savait aussi dans quelle ville, dans quelle salle il fallait chanter tel ou tel lied...

Christa Ludwig chantant Le Chant de la Terre de Mahler sous la direction de Leonard Bernstein. Photo : (c) Unitel

B.S. : Cette passion pour le lied vous a-t-elle toujours accompagnée ?
Ch. L. : Oui, ma mère m’a toujours dit qu’il fallait tout chanter, aborder indifféremment le répertoire avec orchestre, celui du théâtre et le lied. Enfant, je m’accompagnais moi-même au piano. C’est pourquoi je ne sélectionnais que des mélodies graves aux tempi lents... Adagio !  A trois ans, je chantais déjà. J’imitais tout ce que j’entendais. Un peu plus tard, j’allais à l’Opéra, mon père, Anton Ludwig, étant directeur, metteur en scène et chanteur - il a chanté avec Enrico Caruso au Metropolitan Opera ! J'ai tout appris sans vraiment apprendre.

B.S. : A l’époque où vous avez abordé Gustav Mahler, sa musique n’était pas encore en vogue.
Ch. L. : J’ai chanté quelques lieder de Mahler dès 1954, et très tôt le Lied von der Erde. La première fois que j’ai abordé ce cycle c’était à Hanovre. Je n’y ai alors strictement rien compris. Quand j’ai fait l’enregistrement avec Klemperer, je ne savais presque pas de quoi il s’agissait, particulièrement dans le dernier lied, Der Abschied. Klemperer m’a demandé « Mais qu'est-ce que c'est ça ?... C’est une marche funèbre » - « Ah oui... » Je ne savais pas du tout ce que c’était ! Je n’ai rien saisi. Absolument rien ! J’étais bête... C’est surtout Bernstein qui m’a éclairée sur les spécificités de Mahler et de son œuvre. C’est avec lui que je suis devenue une vraie mahlérienne. Les chefs ont tous aimé ma voix dans Mahler à cause de son velours, de sa chaleur.

Christa Ludwig et Leonard Bernstein durant un récital de lieder à Tel-Aviv en 1973. Photo : ZDFtheater

B.S. : C'est ce qui caractérise l’ensemble de votre répertoire, depuis Leonore, qui ne répond pas exactement à votre tessiture, mais suscite comme nul autre rôle ce côté chaleureux, rassurant, particulièrement humain de votre voix.
Ch. L. : Le disque que j’emmènerai sur une île déserte est le Fidelio que j'ai enregistré avec Otto Klemperer et Jon Vickers. Il y a un critique qui avait écrit à Salzbourg avant que j’enregistre l’ouvrage, que ma Leonore était très belle, tout en me souhaitant « des soirées plus tranquilles » ! Il ne s’était pourtant rien passé d’imprévu ce soir-là, mais l’on me sentait tellement nerveuse. Leonore est mon enfant de soucis, le rôle que j’aime le plus. J’adore ce personnage : il contient l’humanité entière. Ma mère l’a beaucoup chanté dans les années trente en Allemagne. Mais je l’ai surtout appris de Bernstein.

B.S. : Vous avez beaucoup travaillé avec Leonard Bernstein.
Ch. L. : Oh oui, oui, oui. Nous avions de si nombreux atomes crochus... Une vraie passion de musiciens nous réunissait. C’était surtout l’homme Bernstein qui était extraordinaire, ce n’était pas seulement une adoration que je portais à l’égard d'un chef d'orchestre ou d’un compositeur. C'était un homme chaleureux, généreux, profondément humain, d’une intelligence remarquable. C’est l’artiste avec lequel j’ai eu le plus d’affinités. C’était un être authentique. Böhm était mon père musical, Karajan était une grande adoration pour le génie de sa direction... Bernstein, était un être de chair et de sang dans toute son authenticité. Il n’était pas homme à être sur un piédestal. Karajan, oui !

Christa Ludwig (Dorabella) entourée à sa droite de Leopold Simoneau et Elisabeth Schwartzkof, et, à sa gauche, de Walter Berry dans Cosi fan tutte de Mozart en 1959. Photo : (c) Nancy Sorensen

B.S. : Il a beaucoup été dit que vous étiez la plus viennoise des cantatrices berlinoises.
Ch. L. : J’ai appris à être Viennoise. Et quand on apprend, c’est comme une conversion : on devient plus Viennois que le Viennois le plus authentique... Vienne est ma ville d’adoption ; c’est la ville de la musique par excellence. Même si les Viennois n’ont pas compris grand-chose à la musique de leurs génies contemporains... Thomas Bernard dit que les Autrichiens étaient tellement catholiques qu’ils se sont interdit d’écrire, et se sont tournés vers la musique...

B.S. : Parmi les Brahms, Wagner, R. Strauss, Schumann, Mahler, Schubert, quels sont ceux dont vous vous sentez la plus proche. Vous avez évoqué Beethoven, votre « enfant de douleur », qui vous est très proche de cœur. Les grands personnages que vous avez interprétés ont tous une dimension humaine, sensible, y compris Lady Macbeth.
Ch. L. : Lady Macbeth n’est pas le seul rôle Verdi que j’ai tenu. J’ai également été Amneris, Eboli, Bal Masqué, Il Trovatore... Il existe un disque pirate qui témoigne de mes prestations verdiennes, Christa Ludwig singt Verdi... C’est très moche ! Mais il n’en reste pas moins vrai que, sur le plan international, mon nom est essentiellement attaché à Beethoven, R. Strauss, Pfitzner, Brahms, Mahler, Mozart et Wagner. Cependant, le compositeur avec lequel je me sens le plus naturellement en confiance, comme dans un cocon, c’est Hugo Wolf. Ne plus chanter ses lieder est certainement l’unique chose que je regretterai lorsque je me serai définitivement retirée. Ses lieder sont ceux où paroles et musique sont le plus étroitement imbriquées, et ma voix s’y sent vraiment chez elle.

Christa Ludwig entourée à sa droite de son second mari, le comédien metteur en scène Paul-Emile Deiber, et, à sa gauche, de Pierre Berger lors de son élévation au rang de Commandeur de l'Ordre de la Légion d'honneur par l'ambassadeur de France à Vienne en 2010. Photo : DR

B.S. : Vous avez côtoyé les plus grands chanteurs de votre époque avec lesquels vous semblez même avoir formé une troupe...
Ch .L. : Il y avait cette équipe constituée par Böhm et qui comptait dans ses rangs Leonie Rysanek, Walter Berry, James King, Jess Thomas, Thomas Stewart pour les Mozart, les Strauss, les Wagner... Autrement, nous nous produisions dans un lieu, et nous en allions, sans nous connaître. J’ai également beaucoup aimé travailler avec Elisabeth Schwarzkopf.

B.S. : Parmi les opéras de votre répertoire, vous mentionnez Fidelio... Il y a aussi La Femme sans Ombre. La Teinturière, est l’un de vos rôles fétiches dont les mélomanes se souviennent lorsque vous formiez à la fois à la scène et dans la vie un couple avec Walter Berry. On sentait à l’époque une grande connivence entre vous deux, notamment au disque, enregistrant ensemble entre autres les Wunderhorn Lieder de Mahler avec Bernstein (Sony/CBS), ou Judith et Barbe-Bleue avec Kertesz (Decca). On y percevait un grand naturel. Cette connivence représente-t-elle un idéal artistique ?
Ch. L. : Pas du tout... En fait, il existait entre nous une concurrence énorme. Je me souviens de récitals lourds. Le matin au réveil, l’un disait « Je n'ai pas dormi », l’autre renchérissait « Moi non plus, ma voix ne va pas », l’autre aussi « Ma voix ne va pas »... Dans la salle de bain, on s’échauffait la voix, l’autre disait « Ne fais pas ça, je ne peux pas me concentrer »... C’était un calvaire !!! En fait, ce n’est pas du tout agréable ! Et si l’un a de meilleures critiques que l’autre, c’est la tragédie. Pour les cachets, c’est pareil. Et quand je chantais la Teinturière auprès de Walter, nous avions déjà divorcé... Il y avait des tensions énormes. C’était vraiment très dur. On était toujours ensemble, à l’hôtel, aux répétitions... Nous ne nous quittions jamais, et les chefs d’orchestre n’étaient pas gentils : « Et pourquoi vous ne pouvez-vous pas faire ça, alors que le peut ? » Karajan, Böhm étaient vraiment désagréables avec nous.

Christa Ludwig et le chef d'orchestre Otto Klemperer. Photo : (c) Warner Classics

B. S. : Vous avez été l’un des piliers du Festival de Salzbourg…
Ch. L. : J’y ai chanté pour la première fois en 1955. Je déteste le climat de Salzbourg : le vent me donne des migraines terribles. Je m’emmitoufle dans des couvertures pour me protéger la tête... J’ai tout chanté à Salzbourg. Le public ne se plaint jamais, il est facile à vivre. Je ne comprends pas les critiques qu’on peut lui faire. Ce n’est pas parce qu’il paie des fortunes pour des spectacles inaccessibles au plus grand nombre qu’il est demeuré ! Et si les opéras sont archicombles, il y a toujours des places libres pour les récitals. La politique menée par Gérard Mortier [Ndr : Gérard Mortier était alors directeur général du Festival de Salzbourg depuis 1992, poste qu’il quittera en 2001] est très bonne, même si les places sont encore très chères. Il a raison de refuser de verser des cachets astronomiques à certains artistes. Il a cependant été décidé que tous les récitals se feraient au Mozarteum. J’ai dit « Ah bon !? » Pourtant, subitement, j’apprends qu’une autre personne venait de chanter au Festspielhaus. Et j’ai fait « Ah, mais pourquoi ?... J’ai toujours rempli le Festspielhaus... Pourquoi me met-on maintenant au Mozarteum ? Surtout que, je dois vous le dire, ce sont mes adieux et c’est la dernière fois que je chante à Salzbourg » - « Ah, bon... En ce cas... » C’est là que Gérard Mortier a le plus à faire : deux personnes remplissent la salle de la même façon, avec un succès tel qu’il faut ajouter des chaises vendues sur la scène au même prix... Pourquoi l’une se voit offrir une plus grande scène que l’autre ?... Là, ce sont des problèmes de maisons de disques qui entrent en ligne de compte. Il va falloir que Mortier s’en sorte. Mais pourquoi paie-t-on une personne dix fois plus que l'autre à renommée égale ? Mortier dit « Non, je donne le même cachet, le reste ne me regarde pas ! » Il a raison, ce sont les sponsors, les maisons de disques, etc. qui décide, et ce n’est pas à eux de le faire !

Karl Böhm peu avant sa mort en 1981. Photo : (c) Unitel

B.S. : Salzbourg, Bayreuth, Lucerne se sont arraché votre collaboration. Quel est parmi ces trois illustres festivals celui qui vous convient le mieux ?
Ch. L. : Bayreuth, pour le contact avec le public. L’on peut aller vers lui sans contrainte, et il est merveilleusement réceptif. Les contacts sont simples et naturels. Mais me produire sur la scène du Festspielhaus m’est plus difficile, voire douloureux. En effet, je n’aime pas les chanteurs wagnériens, ils sont trop « épais ». Ils ne savent pas se conduire. Le deuxième Parsifal que j’ai fait à la scène, ce fut avec Pierre Boulez. Un jour de représentation, au troisième acte, alors que j’étais déjà allongée sur le plateau, la basse s’est retournée et a craché par terre. J’étais écœurée... Mais l’atmosphère de Bayreuth est beaucoup plus sympathique, moins fine mais plus amicale que celle de Salzbourg. A Salzbourg, on boit du vin, à Bayreuth, on boit de la bière... Quant à Lucerne, j’ai choisi d’y vivre voilà trente ans !

B.S. : Attachez-vous de l’importance à la défense de la musique contemporaine ?
Ch. L. : Aux lendemains de la guerre, j’ai beaucoup fait de musique contemporaine. J’ai travaillé à Donaueschingen, Darmstadt, chanté du Luigi Nono, du Pierre Boulez, Hermann Scherchen, Bruno Maderna, tous les grands musiciens de la génération d’après-guerre. Après, il faut répondre à la demande, et ce que les gens demandaient, c’était d’entendre Schubert, Brahms. Ce n’est pas de ma part un refus de faire de la musique contemporaine. Voilà deux ans, au cours d’un liederabend de Salzbourg, j’ai chanté du Gottfried von Einem.

Christa Ludwig dans le rôle d'Ortrud de Lohengrin de Richard Wagner au Festival de Bayreuth 1964. Photo : DR

B.S. : Il n’a pas la réputation d’être un grand novateur...
Ch. L. : Ne croyez pas cela. Il a fait fuir une partie du public ! Une fois, j’ai proposé de donner un récital gratuit de mélodies d’un compositeur hongrois mort à Auschwitz. Les organisateurs ne m’ont pas laissé faire, et m’ont dit « Surtout pas ! » J’ai créé le rôle de Claire dans La Visite de la Vieille Dame (Der Besuch der alten Damen) de Von Einem ; il est affiché à l’Opéra de Vienne ; on fait nombre de répétitions, et à la deuxième représentation il ne fait pas même une demi salle. La musique contemporaine demande beaucoup d’efforts, et on n’a pas le temps de travailler ces œuvres nouvelles qui, de plus, ne sont que très peu demandées par les théâtres. Même si un Beethoven nécessite temps et énergie, on a plus de chance de le donner cent fois qu’un ouvrage du XXe siècle. En Allemagne, même Debussy est mal accepté du public, ne serait-ce qu’en raison de la langue. Je n’ai pas beaucoup travaillé avec Pierre Boulez. J’ai chanté avec lui à New York lorsqu'il était directeur du Philharmonique, dans des extraits de Wozzeck l’année où il avait monté une saison Berg/Liszt. Après, j’ai fait des Mahler sous sa direction.

B. S. : Wagner est également un compositeur qui vous convient parfaitement. Kundry est un personnage fabuleux.
CH. L. : C’est le plus beau personnage féminin de Wagner. Kundry est un grand mystère, l’on ne sait qui elle est, ni d’où elle vient, elle cherche le salut. J’ai chanté Kundry pour la dernière fois à New York avec Jon Vickers... Quand il a abordé son dernier acte... pfouuh !... Cet homme-là était vraiment extraordinaire... Il avait quelque chose dans la voix qui était unique. Et son Peter Grimes ! Il était vraiment le personnage !

Photo : (c) Universal Music

B.S. : Le plus beau souvenir de votre carrière ?
Ch. L. : La Femme sans Ombre  à New York... J’adore New York. Le public y est extraordinaire. La salle du Metropolitan Opera est l’une des plus belles du monde, l’acoustique est exemplaire. Cette Frau ohne Schatten réunissait ce soir-là, sous la direction de Böhm, Leonie Rysanek, James King, Walter Berry... bref la grande équipe avec laquelle j’ai fait le tour du monde. C’était la semaine d’ouverture de la nouvelle salle du Lincoln Center, la première fois que l’ouvrage était donné en Amérique. Un événement formidable.

B.S. : La Femme sans Ombre est l’un des cinq ou six plus grands chefs-d'œuvre de l’art lyrique du XXe siècle...
Ch. L. : ... Je ne le pense pas... Mais vous savez, au fond, je n’aime pas vraiment Richard Strauss. J’apprécie certaines choses, notamment Elektra, opéra extraordinaire.

Christa Ludwig (en bas à droite), Walter Berry (à sa droite), James King et Leonie Rysanek dans la scène finale de La Femme sa Ombre de R. Strauss à l'yOpéra de Vienne en 1966. Pgoto : (c) DR

B.S. : Qu'Ozawa, lors l'enregistrement auquel vous avez participé à Boston, ait coupé dans la partition davantage que de coutume ne vous choque-t-il pas ?
Ch. L. : Qu'Ozawa tranche dans le vif d'Elektra, c’est normal : ce sont des coupures que l’on fait à Vienne, ainsi qu’à Munich. Strauss les a acceptées...

B.S. : Certes, il les a acceptées, mais à contre cœur... et Ozawa a coupé bien plus que Strauss ne l’a jamais envisagé...
Ch. L. : Cet ouvrage est trop long, il y a des phrases d'Elektra, de Chrysothemis qui sont vraiment beaucoup trop longues. C’est moche. Cela n’a rien à voir avec les difficultés de l’écriture vocale. C’est comme la dernière aria de Marcelina dans les Noces de Figaro : on coupe, c’est la tradition. Point à la ligne... Aujourd’hui on veut tout en intégralité...

B.S. : Mais il vaut peut-être mieux proposer des petits airs comme celui de Mozart, que de ressortir du Ambroise Thomas [rires de Christa Ludwig]...
Ch. L. : ... On cherche à renouveler le répertoire en faisant du neuf avec du vieux... Pour revenir à Elektra, la musique en est splendide. C’est bien plus intéressant que Rosenkavalier. Dans ce dernier ouvrage, seuls le quintette et le monologue de la Maréchale sont intéressants. Le Strauss de Capriccio est bien plus captivant. Je reconnais cependant que Strauss a toujours admirablement écrit pour la voix. Je n’ai jamais cessé de chanter ses mélodies, tout en confessant que parmi ses deux cents lieder, il s’en trouve beaucoup qui ne sont pas nécessaires. Mais il n’y a pas de passion chez Strauss, de naturel, d’âme. Tout est fait avec malice et un savoir-faire prodigieux. A vrai dire, je pense qu’il n'est pas du tout... érotique !

Hugo Wolf (1860-1903). Photo : DR

B.S. : Au fond, quel est votre compositeur de prédilection ?
Ch. L. : Intellectuellement, c’est Monteverdi que je préfère. Pour le cœur, le « ventre », c’est Puccini. Pour les grandes choses de l’esprit, Bach. J’aime Mahler. Pfitzner aussi. Il y a chez lui de jolies choses, ses lieder, son opéra Palestrina... C’est beau, extraordinaire... et les mélodies ! Je les chante beaucoup en Allemagne. Les textes qu’il a mis en musique sont magnifiques. Le lied, c’est aussi défendre un texte : on doit chanter le poème et parler la musique. C’est ce qui fait la grandeur d'Hugo Wolf.

B.S. : Monteverdi, Bach sont aujourd’hui marqués par le style dit « baroque », à tel point que les lectures traditionnelles sont vouées aux gémonies. Impossible désormais d’envisager une Passion selon saint Matthieu de Bach telle que vous l’avez enregistrée sous la direction de Klemperer, ni même celle de Karajan.
Ch. L. : Je trouve que les adeptes du baroque défendent ce style sous de faux prétextes. Cela leur permet de voiler une carence de musicalité, de cœur. C’est à la fois de l’arrogance et de l’impuissance. Harnoncourt le premier, puis tous ses épigones focalisent leur attention sur la mesure seule, sur la note écrite. Mais ce qui est derrière ne leur importe guère. Il n’y a aucune personnalité ; les voix manquent de volume, les timbres sont secs... Ces chanteurs ne sont pas même identifiables à l’écoute, comme pouvaient l’être un Jon Vickers ou un Carlo Bergonzi. Il faut cependant reconnaître qu’ils chantent bien. Mais, n’ayant rien à offrir, ils se cachent derrière l’authenticité, le style, le compositeur, le respect de... une soi-disant tradition. Aujourd'hui, tout est uniquement question de technique.

Christa Ludwig dispensant une masterclass. Photo : DR

B.S. : Considérant l’énorme héritage artistique qui est le vôtre, peut-on attendre de votre part que vous le transmettiez, notamment par l'enseignement ?
Ch. L. : J’ai tellement travaillé... Je ne veux plus rien faire ! Peut-être donner de temps en temps un cours, mais c’est tout. En fait, en prenant ma retraite, je ne vois pas bien ce que je vais pouvoir faire... A un moment de ma vie, avec mon mari comédien metteur en scène, j’ai eu envie de créer une école d’art lyrique où nous enseignerions le maintien, la présence en scène... Mais il nous aurait fallu organiser ça, disposer de beaucoup d’argent, de locaux, de matériel, de personnel, d’un directeur de l’école... Bref, nous en avons parlé à droite et à gauche, et un jour alors que je travaillais avec Michel Sénéchal qui m’avait invitée comme professeur à l’Ecole d’Art Lyrique, il s’est fâché avec Georges Hirsch, alors Directeur de l'Opéra. Celui-ci nous a contactés et nous a offert la succession de Sénéchal, en nous donnant carte blanche. Après tout, pourquoi pas ? : Là, on a les locaux, les possibilités humaines et matérielles. Nous avons étudié le projet... Puis, alors que nous discutions avec nos différents interlocuteurs, chacun nous interrompait en nous affirmant nous nous fourvoyions, notamment en raison des conventions collectives qui exigeaient par exemple la présence permanente dans les locaux d’un laryngologue... Hirsch nous avait pourtant dit que nous pouvions faire ce que nous voulions... Notre projet a fini peu à peu par se désagréger, et nous avons renoncé...  Nous avions pourtant prévu Nicolaï Gedda pour le répertoire russe,  Elisabeth Schwarzkopf pour le lied... bref des tas de gens capables... L’idée nous titille encore. Mais comment nous y prendre et où nous implanter ? En attendant, en juillet prochain en Allemagne dans le cadre du Festival de Schleswig-Holstein, je donne avec mon mari des cours qui nous permettront par exemple de concentrer nos efforts sur la scène X des Noces de Figaro, la scène Y de Cosi fan tutte, etc. : j’en ferai chanter une partie deux heures durant tandis que mon mari s’occupera des autres, puis nous nous retrouverons tous... Nous avons d’autres demandes qui émanent de la Manhattan School of Music et du Metropolitan Opera.  En Grèce, J’ai un projet à Athènes et un autre avec BMG et le mécène grec, M. Landrakis, qui s’est attaché à la transmission d’héritages artistiques auprès de jeunes musiciens. L’éditeur va réaliser plusieurs enregistrements vidéo qui formeront une sorte de complémentarité avec le disque. En contrepartie de son offre, M. Landrakis a simplement demandé une copie pour son école. BMG enregistrera également à Vienne mon récital d’adieux.

Christa Ludwig dans le rôle de la Méréchale dans Le Chevalier à la rose de R. Strauss. Photo : DR

B.S. : Vous portez la plus grande attention à votre ultime tournée.
Ch. L. : J’ai voulu la faire en compagnie des compositeurs qui m’ont accompagnée toute ma vie. Néanmoins, à Vienne, je donnerai un autre programme qu’à Salzbourg. Il ne réunira que des « Viennois ». Mon ultime mélodie sera "... Morgen..." de R. Strauss. Avant, il y a le Japon, et probablement en octobre de l’année prochaine la Chine. Si tout va bien, ma toute dernière prestation devrait se tenir le 20 novembre 1994, au Staatsoper de Vienne. On voulait m’y faire chanter la Waltraute du Crépuscule des dieux dans le cadre d’une représentation d’abonnement [Ndr : en fait, elle chantera Fricka dans L'Or du Rhin et La Walkyrie en 1994 au Metropolitan Opera de New York]. Mais j’ai dû refuser, la production ne me convenant pas. Finalement, on m’offre une soirée, où je pourrai inviter mes amis, un peu comme Régine Crespin l’avait fait à Paris. Le Philharmonique de Vienne a accepté. J’aime tellement le son si particulier de cet orchestre lorsque je chante au milieu de ses musiciens. Je ne ressens pas ce bonheur avec d’autres orchestres. Le Philharmonique a une patine si particulière, les violons exhalent une sorte de... décadence unique. Je n’ai retrouvé le même son qu’avec les seuls orchestres israéliens. J’introduirai cette soirée par quelques lieder de Mahler avec orchestre, et la conclurai avec ... Morgen..., lied de Strauss avec violon obligato... C’est si beau ! Ce chant qui ne commence ni ne se termine, donnant comme nul autre un sentiment d’éternité... « ... Et demain, le soleil se lèvera encore... » Puis la fin de soirée se déroulera avec ou sans moi, mais avec mes amis, qui joueront du classique, du jazz et... du rock, avec mon fils, qui composera peut-être une chanson pour l’occasion. Après, ce sera fini...

B.S. : Le silence ?
Ch. L. : Non, au contraire : je vais enfin pouvoir parler...

Propos recueillis par Bruno Serrou
    Saint-Nom-la-Bretèche, 9 octobre 1993