samedi 31 août 2024

Georgia Koumentakou (violon) et Marion Deschamps (flûte) ont brillamment conclu le festival Musicorum de Bruxelles pour jeunes musiciens de talent

Bruxelles. Festival Musicorum. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Salle des concerts. Vendredi 30 août 2024

Georgia Koumentakou, Eric Lederhandler; Orchestre Nuove Musiche. Photo : (c) Bruno Serrou

Voilà tout juste un an, je publiais dans ces colonnes le compte-rendu d’un concert où je venais de découvrir au plus chaud de l’été le talent extraordinaire d’une toute jeune violoniste belge d’origine gréco-polonaise de onze ans, Georgia Koumentakou (1), dans le cadre d’un récital avec le pianiste Philippe Ivanov (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/08/georgia-koumentakou-violoniste-de-onze.html). Son succès fut tel que les organisateurs de la manifestation bruxelloise fondée en 1986 par l’abbé Jacques Van der Biest et animée avec passion par Marjana Mandi avec la collaboration pour la programmation de la pianiste de renom Eliane Reyes l'ont réinvitée, cette fois comme Premier Prix moins de treize ans du Concours Breughel 2024, manifestation partenaire du festival qui invite chaque année le vainqueur lors de son concert de clôture. Contrairement à sa prestation de 2023, ce n’est pas « en sonate » qu’elle se produisait dans le cadre de ces concerts de midi d’une cinquantaine de minutes mais « en concerto » avec orchestre, partageant l’affiche avec une flûtiste belge de trois ans son aînée, Marion Deschamps.

Georgia Koumentakou, Eric Lederhandler; Orchestre Nuove Musiche. Photo : (c) Bruno Serrou

En douze mois, Georgia Koumentakou a acquis une maturité saisissante. Sa personnalité est toujours aussi solaire, son tempérament lumineux, sa technique étincelante de naturel et de précision, son jeu éblouissant, le tout au service d’une musicalité d’une profondeur, d’une générosité, d’une spontanéité qui dit la maturité de cette jeune musicienne et son envie de partager son art avec le plus grand nombre. Avec un violon désormais entier au lieu du trois-quarts sur lequel elle s’était produite l’an dernier, un instrument français de grande qualité du célèbre luthier angevin Patrick Robin prêté par la Fondation Roi Baudouin avec le soutien du Fund Strings for Talents, joué avec un archet réalisé par le canadien Emmanuel Bégin qui lui a été offert par l’entremise de son professeur Erik Sluys, la jeune et brillante artiste est la tête pensante et les bras d’un véritable trio d’excellence. En un an, Georgia Koumentakou ne cesse de développer ses dons comme l’atteste son palmarès qui s’est étoffé d’un Premiers prix du 11e Concours International de violon Micka de Prague qui lui a valu le commentaire suivant du président du jury Václav Hudeček : « Georgia Koumentakou est un grand talent, comme si elle était née sur scène avec un violon », tout en continuant à se produire en concert et étant l’élève de master classes de Boris Garlitzki et d’Aylen Pritchin. Sa passion pour la musique, son exigence artistique, son bonheur de jouer et de partager particulièrement communicatif, la plastique somptueuse de sa sonorité incitent clairement Georgia Koumentakou à servir au plus haut degré d’excellence son art.

Georgia Koumentakou, Eric Lederhandler; Orchestre Nuove Musiche. Photo : (c) Bruno Serrou

Accompagnée avec tact par l’Orchestre Nuove Musiche, du nom du recueil de madrigaux et d’arie pour voix et basse continue de Giulio Caccini (1551-1618) publié à Florence en 1602, et son directeur musical Eric Lederhandler qui l’a fondé en 1992, Georgia Koumentakou a brillé dans le Concerto pour violon et orchestre en mi majeur BWV 1042 de Jean-Sébastien Bach, donnant à cette œuvre à la puissante architecture de brûlantes sonorités renvoyant aux couleurs polychromes de l’original vivaldien (le concerto « Il favorito » op. 11/2 RV 277) dans lequel le compositeur saxon a puisé ouvertement le matériau de ce second concerto pour violon, la richesse contrapuntique et l’écriture dense aux amples développements caractéristiques du maître de Köthen. En musicienne accomplie, Georgia Koumentakou a magistralement mis en évidence la somptuosité du chant, les amples respirations mélodiques, plus particulièrement dans le mouvement lent où elle a su tirer les larmes d’un public littéralement envoûté par son interprétation d’une éblouissante expressivité, sans excès de gestes et d’intentions, restant en permanence dans l’esprit classique. Au point que l’on ne pouvait que regretter que ce sublime Adagio e piano sempre en ut dièse mineur n’ait pas été précédé de l’Allegro initial dans lequel elle eût assurément excellé, à en juger de la rutilante vivacité de sa conception du finale Allegro assai en mi majeur dont le brio de l’écriture soliste a été servi avec un allant d’une plastique irradiante et d’une sereine agilité.

Marion Deschamps, Eric Lederhandler; Orchestre Nuove Musiche. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde soliste de ce concert de clôture du festival Musicorum a été la flûtiste de quinze ans Marion Deschamps, qui donnait pour l’occasion son tout premier concert soliste avec orchestre. Elle aussi est une musicienne à l’avenir prometteur. Elève de Bernard Lange au Conservatoire de Verviers, ainsi que de Denis-Pierre Gustin, flûte solo de l’Orchestre National de Belgique, et de Lieve Goosens, flûte solo de l’Orchestre Philharmonique de Liège, lauréate (Troisième Prix) du Concours national Raymond Micha 2023, la jeune musicienne aime à se produire en musique de chambre et au sein de formations orchestrales. L’on sait combien Mozart n’appréciait guère la flûte, du moins si l’on se fie à ses mots assassins souvent cités : « Il faut que j’écrive incessamment pour cette flûte que je ne puis souffrir ». Pour autant, il n’en livra pas moins deux concertos au début de l’année 1778 durant son séjour à Mannheim, le premier long et difficile d’exécution, le second étant une transcription de concerto pour hautbois, ainsi qu’un Concerto pour flûte et harpe composé la même année à Paris. En marge de ces pages, Mozart a laissé l’Andante en ut majeur KV 315 et le Rondo en ré majeur KV 373 d’une grande économie de moyens mais d’un onirisme tendre. Ce sont ces deux dernières pièces que Marion Deschamps a proposées vendredi midi. Jouant elle aussi avec humilité et élégance un instrument aux sonorités pleines et chaleureuses, la flûtiste belge a séduit le public par son interprétation remarquablement chantante et fruitée à laquelle un rien de fluidité supplémentaire eût ajouté à la grâce qui a émané de son souffle d’une engageante plénitude. L’Orchestre Nuove Musiche lui a serti avec diligence un écrin orchestral allégé mais tangible et attentif à soutenir la soliste qui se mesurait pour la toute première fois à un orchestre entier.

Entrée des Musées Royaux des Beaux Arts de Bruxelles pavoisée aux couleurs du festioval Musicorum. Photo : (c) Bruno Serrou

L’Orchestre Nuove Musiche et son directeur fondateur Eric Lederhandler ont conclu le programme avec des pages célébrissimes de Georges Bizet, la seconde suite que le compositeur français a tirée de sa musique de scène en vingt-sept numéros pour un ensemble de vingt-six musiciens pour le drame en trois actes et cinq tableaux d’Alphonse Daudet L’Arlésienne créé à Paris Théâtre de Vaudeville en 1872. Cette seconde suite compte quatre numéros, Pastorale, Intermezzo, Menuetto qui précèdent la fameuse Farandole reprenant la chanson que tous les petits français chrétiens entonnent aux pieds de la crèche habitée de santons de Provence, « De bon matin j’ai rencontré le train,/De trois grands Rois qui allaient en voyage… » dont le finale superpose deux airs provençaux, La Marche des Rois rejointe sous forme de canon par la Danse du Cheval fou, le tout exposé au fifre et à la clarinette repris par l’orchestre entier sur un rythme ostinato de tambourin en un mouvement enivrant fondant les deux thèmes qui se superposent en une véritable allégresse instrumentale. Etait-ce l’acoustique trop sèche de la salle qui aura amenuisé les résonances et la polychromie instrumentale ainsi que les rebonds rythmiques, la vision globale de l’orchestre et de son chef est apparue un rien trop raide et pas assez flamboyante, d’où le saxophone a su néanmoins extraire ses sonorités de braise et son expression mélancolique, le tout affaiblissant l’évocation des climats, des parfums et de la carnation provençaux, ce qui n’a pas empêché le public de réagir chaleureusement pour exprimer le plaisir suscité par ce qu’il venait d’entendre.

Bruno Serrou

1) Parmi les prochains concerts de Georgia Koumentakou, le 11 octobre à Bruxelles, Palais Royal à 11h00 avec la pianiste Katsura Mizumoto et à Zaventem, Skyhall à 22h00 avec le violoncelliste Jorge Gimenez, artiste en résidence à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth

 

 

mardi 27 août 2024

CD : « Surgir », impressionnant hommage en douze œuvres de la Radio de Cologne (WDR Köhln) au compositeur français Hugues Dufourt pour ses 80 ans

Compositeur, musicologue, philosophe, esthéticien né à Lyon le 28 septembre 1943, Hugues Dufourt est l’un des grands penseurs de sa génération. La musique de cet agrégé de philosophie entré au CNRS en 1973, généreuse, sincère, profonde, est le reflet de sa touchante personnalité. Le compositeur entre dans le son pour s’y immerger et en jouir à satiété, au point de s’enfermer avec lui dans une caisse de résonance façon timbales dont il ne tient pas à  s’arracher. A 80 ans, il apparaît plus jeune que jamais, avec son regard d’enfant étonné. Dufourt est un franc-tireur, quoiqu’un temps proche du mouvement spectral de Gérard Grisey, Michaël Levinas et Tristan Murail, formant avec eux le collectif L’Itinéraire dont aura la responsabilité de 1976 à 1981. La grande forme aux vigoureuses pulsions dramatiques est pour lui le seul question artistique qui vaille.

Hugues Dufourt (né en 1943). Photo : (c) Bastille Musique/WDR

D’où des œuvres aux vastes proportions où le temps se dilate plus ou moins au cœur de larges et bouillonnantes respirations aux opulents et denses mouvements se renouvelant constamment, mues par des accords flottant au ralenti, grondant en permanence telle la lave en fusion au point de ne n’engendrer à aucun moment une quelconque impression de longueur. Il faut dire que la palette sonore de Dufourt est d’une ampleur et d’une diversité prodigieuse, dont la polychromie se déploie dans l’art d’engendrer les timbres les plus inouïs digne de tous les grands peintres de la création, particulièrement de ceux, fort nombreux, dont il se sent proche, de Bruegel à Pollock, de Tiepolo à Rothko. Créateur infatigable, Hugues Dufourt ne cesse de composer et de se renouveler. Beaucoup jouée en terres germaniques, davantage qu’en France, sa musique est riche à foison et ne cesse de fasciner. L’art de ce maître de la grande forme aux résonances abondantes, aux harmonies somptueuses et à l’énergie éruptive s’éteignant subitement pour laisser place à de grandes plages apaisées, qui s’exprime pleinement avec la percussion et le grand orchestre.

Photo : (c) Editions Lemoine / WDR

C’est précisément ce que confirme en le développant le somptueux coffret proposé par l’éditeur berlinois Bastille Musique (bm) en collaboration avec la WDR (Westdeutsche Rundfunk) de Cologne, commanditaire et créateur de la majorité des pages réunies dans un boitier à la présentation graphique aussi originale qu’énigmatique de trois CD enveloppés dans une boite de carton brut partiellement recouverte au recto d’une étiquette blanche illustrée d’un énorme numéro d’ordre - « 27 » - qui correspond apparemment à la chronologie des parutions de l’éditeur prussien, tandis que le nom du compositeur français et le titre du disque sont discrètement inscrits en haut du boitier…

Hugues Dufourt (*1943), manuscrit de L'Enclume du rêve d'après Chillida (2022). Photo : (c) Editions Lemoine / WDR

Sept premières mondiales sur les douze œuvres enregistrées et composées entre 1980 et 2022, telle est le parcours éminemment représentatif de l’art fascinant, à la fois exigeant, profond et d’une enivrante expressivité, d’Hugues Dufourt. Surgir (1980-1984) qui ouvre et donne son titre à l’album, est la partition la plus ancienne du coffret, la première grande page d’orchestre (bois et cuivres par quatre, cinq percussionnistes pour trente-six instruments) de Dufourt qui avait suscité à sa création à Paris l’un des plus fameux scandales de l’histoire de la musique déclenchant une symphonie de sifflets de plus d’une demie heure, tandis que la plus récente est L’Enclume du rêve d’après Chillida de 2022, deux œuvres pour grand orchestre à quarante ans de distance. Au centre du coffret, le cycle pour ensembles de chambre inspiré des quatre continents des fresques de Giambattista Tiepolo (1696-1770) peintes en 1751-1753 pour la décoration de la Résidence de Würzburg composé entre 2004-2005 et 2015-2016 (L’Afrique d’après Tiepolo, L’Asie d’après Tiepolo, L’Europe d’après Tiepolo, L’Amérique d’après Tiepolo) dans lequel Hugues Dufourt développe l’idée d’« instabilité morphologique du son » et dont les quatre vingt douze minutes occupent un CD entier. S’ajoutent à ce cursus deux pièces pour piano et orchestre (L’Origine du monde de 2004 et On the wings of the morning: the pornography of death de 2011-2012, premier grand concerto pour piano de Dufourt, fruit d’une commande de la WDR pour le pianiste Nicolas Hodges, qui tient ici la partie soliste, ainsi que l’intégralité des pages avec guitare électrique (1986-2022) (1), instrument qui peut surprendre de la part d’un compositeur qui s’exprime principalement avec un instrumentarium traditionnel. Ces douze œuvres sont le reflet de la passion du compositeur pour les arts plastiques et pour l’Antiquité, Tiepolo, Gustave Courbet (l’Origine du monde), Henri  Matisse (L’atelier rouge d’après Matisse), la sculpture (L’Enclume du rêve d’après Chillida et ses « ramifications de métal torturé »), l’art grec antique (On the wings of the morning), la photographie (Hommage à Charles Nègre) et pour la littérature (L’Île sonnante). Contrairement à ce que suggèrent les titres, la musique de Dufourt n’est jamais descriptive, mais traduit émotions et impressions suscitées par l’ombre et la lumière, le chatoiement des couleurs et des timbres, la matière, la perspective, profondeur de champs et reliefs, tensions et détentes, le tout avec un art consommé du timbre et des spécificités des instruments de l’orchestre qu’il connaît intimement. Permanence dans la totalité des pièces réunies ici, à l’exemple de L’Asie d’après Tiepolo de 2008-2009 avec parmi la percussion rins japonais, gongs des Philippines, de l’Opéra de Pékin et de Thaïlande. Une musique raffinée, parfois planante, moirée, spacieuse (La Cité des saules dédiée au guitariste compositeur Claude Pavy), exotique avec une influence rock évoquée par mugissements et pleurs (L’Île sonnante), mystérieuse et bruissant (le concerto L’Enclume du rêve d’après Chillida), mais vertébrée qui donne à l’auditeur envie de se laisser porter par son flux voluptueux, son extrême mobilité et sa gestion du temps singulière.

Enregistré live à Baden-Baden, Cologne et Witten, ce  passionnant programme, qui s’adresse à tous les mélomanes tant la musique d’Hugues Dufourt est d’une force et d’une expressivité saisissantes, est défendu avec virtuosité, élan et assurance par de merveilleux musiciens réunis au sein des Ensemble Recherche, Nikel et Remix, et du WDR Sinfonieorchester dirigés par Sylvain Cambreling, Mariano Chiacchiarini, Johannes Kalitzke, Peter Rundel, Ilan Volkov avec en solistes Yaron Deutsch (guitare électrique) et Nicolas Hodges (piano).

Bruno Serrou

3 CD Bastille Musique BM27 EAN 4270003477253. Durée : 4h 03mn 10s. Enregistrements : 2009-2023. DDD (www.bastillemusique.com)

1) Hommage à Charles Nègre pour sextuor (flûtes, hautbois, clarinettes, bassons, vibraphone et guitare électrique, 1986), L’Île sonnante pour percussion et guitare électrique (1990), La Cité des saules pour guitare électrique et transformation du son (1997), L’Atelier rouge d’après Matisse pour guitare électrique, piano, saxophones et percussion (2019-2020) et L’Enclume du rêve d’après Chillida pour guitare électrique et orchestre de chambre (2022)

 

mercredi 14 août 2024

Festival Pablo Casals de Prades, de la musique de chambre à l'orchestre symphonique sous la dynamique impulsion de Pierre Bleuse, son directeur artistique

Prades (Pyrénées Orientales). Grottes des Canalettes ; Abbaye Saint-Michel-de-Cuxa. Jeudi  8 août 2024

Abbatiale romane de Saint-Michel-de-Cuxa. Photo : (c) Bruno Serrou

Seule manifestation estivale à laquelle j’ai pu assister cet été 2024, le Festival Pablo Casals de Prades a pris depuis 2021 une nouvelle dimension, sous la dynamique impulsion du chef d’orchestre violoniste Pierre Bleuse, actuel directeur de l’Ensemble Intercontemporain (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/entretien-avec-pierre-bleuse-directeur.html) et de l’Orchestre Symphonique d’Odense au Danemark qui a rétabli en Conflent les concerts d’orchestre dès sa nomination en 2021, à l’instar du fondateur de la manifestation 

Eglise Saint-Pierre de Prades. Photo : (c) Bruno Serrou

Fondé en 1950 par le violoncelliste chef d’orchestre catalan dont il porte le nom, le Festival Pablo Casals de Prades a retrouvé voilà trois ans l’esprit universel de son initiateur en accueillant sous l’impulsion de Pierre Bleuse, son actuel directeur artistique, non seulement les grands chambristes internationaux dans la tradition instaurée par son prédécesseur Michel Lethiec, mais aussi les concertistes les plus éminents de notre temps, lui donnant ainsi un nouvel essor, renouvelant chaque été les artistes invités, qu’ils soient célèbres ou en début de carrière internationale, et couvrant un répertoire allant du soliste à l’orchestre symphonique, de la musique ancienne à la création contemporaine.

Le retable de l'église Saint-Pierre de Prades. Photo : (c) Bruno Serrou

L’élément le plus caractéristique du festival de Prades formule Pierre Bleuse est la présence d’un orchestre de quarante-cinq musiciens spécialement constitué pour la manifestation et réunissant musiciens à l’aube de leur carrière encadrés par des titulaires de pupitres solistes de grandes phalanges d’Europe. Cela grâce au mécénat réuni au sein du Fonds de Dotation du Festival, qui représente près de trente pour cent du budget, et avec le soutien de l’International Menuhin Music Academy « Esmuc » (Escola Superior de Musica de Catalunya) pour les concerts Jeunes Talents & Friends. Le tout en synergie avec les écoles de musique européennes les plus réputées afin d’accompagner les jeunes talents en favorisant les échanges intergénérations à travers master classes et ateliers, accueillant des musiciens émergeant en résidence. En douze jours, vingt-deux concerts ont été proposés cet été dans la diversité du riche patrimoine architectural et historique du Conflent au pied du mont Canigou qui culmine à 2785 mètres d’altitude, le point de ralliement central étant depuis l’origine l’emblématique église abbatiale bénédictine romane millénaire de Saint-Michel-de-Cuxa, tandis que l’église Saint-Pierre de Prades érigée sur les bases d’une église de style lombard du XIIe siècle et son somptueux retable baroque doré du XVIIe siècle, le plus grand d’Europe (1), réalisation du sculpteur catalan Josep Sunyer (1673-1751), accueille trop peu de concerts, distribués en outre entre les églises d’Eus, de Catllar, Codalet, Collioure, Molitg-les-Bains, Ria, Saint-Vincent-d’En-Haut-d’Eus, de Vernet-les-Bains et de Villefranche-de-Conflent, ainsi qu’au Prieuré de Marcevol, dans les Grottes des Canelettes, et au Mémorial de Rivesaltes, tous lieux auxquels il faut ajouter le Parc du Château Pams de Prades pour les nocturnes de jazz et d’improvisation.

Grottes des Canelettes. Photo : (c) Bruno Serrou

Une fois n’est pas coutume pour moi, qui me déplaçais toujours dans les premiers jours des manifestations estivales afin d’en rendre compte au plus tôt, j’ai choisi d’assister à la toute fin des festivités pradoises, avec deux concerts présentant des œuvres contemporaines, dont une en création. Le premier dans la fraicheur et l’humidité des grottes des Canelettes à l’aplomb de la Têt dont les eaux descendent du massif du Canigou jusqu’à la Méditerranée à une centaine de kilomètres en aval. Un lieu peu recommandable en vérité pour les instruments de musique en raison d’une forte hygrométrie et d’une fraicheur extrême. Il s’est agi cette fois d’un récital de la brillante accordéoniste catalane Fanny Vicens, membre de l’Ensemble Flashback et qui se produit régulièrement avec les meilleurs ensembles de musique contemporaine, comme l’Intercontemporain, le Modern Ensemble, 2e2m et l’Instant Donné, mais aussi avec des formations instrumentales « historiquement informées ». 

Fanny Vicens. Photo : (c) Bruno Serrou

Cette fois c’est en soliste qu’elle se produisait avec son accordéon microtonal XAMP, dans un programme créé à Toulouse le 2 novembre 2021 et qui a déjà fait l’objet d’un disque intitulé Turn On, Tune In, Drop Out (1) réunissant quatre œuvres avec électronique en temps réel et dispositif lumineux d’autant de compositeurs d’aujourd’hui conçues en étroite collaboration avec l’accordéoniste et l’artiste vidéaste suisse Thomas Köppel pour un spectacle immersif qui met en résonance la corporalité des œuvres musicales, la spatialisation sonore et l’imaginaire visuel concrétisé par le corps à corps de la soliste avec son instrument. Cette tétralogie est constituée de Cantiga (Chanson) qui allie fragilité sonore de l’instrument et puissance du flux électronique composé en 2006 par le Brésilien installé en France Aurelio Edler-Copes (né en 1976), qui fut l’élève de Georges Aperghis à Berne et de Yann Maresz à l’IRCAM, membre fondateur de l’Ensemble Krater en Pays Basque espagnol, suivi de Something Out of Apocalypse, hommage au film Apocalypse Now de Francis Ford Coppola du compositeur toulousain Pierre Jodlowski (né en 1971), directeur artistique associé du studio éOle et du Festival Novelum de Toulouse, compositeur associé au cursus de composition de l’IRCAM, qui fait entendre coups de canons, cris et guitares saturés avec de vieux fragments d’accordéons récupérés dans de bals de villages d’où s'exrait avec difficulté une voix off. Troisième partie, De l’intérieur, pièce délicate et furtive pour accordéon microtonal et bande magnétique composée en 2021 par la Catalane Nuria Giménez-Comas (née en 1980), élève de l’Esmuc, de Helmut Lachenmann, Michaël Levinas, Klaus Huber, et à Genève de Michael Jarrell et Luis Naon qui travaille régulièrement à l’IRCAM, dont elle a suivi le cursus voilà quelques années, enfin la pièce qui donne le titre à la soirée, la puissante et énergique Turn On, Tune In, Drop Out conçu en 2014 par le  « compositeur polyvalent » Alexander Vert, directeur de l’ensemble Flashback, professeur de composition au Conservatoire de Perpignan, le tout étant interprété avec raffinement et flexibilité mettant remarquablement en exergue la richesse des coloris de son instrument.

Abbaye Saint-Michel-de-Cuxa et ce qui reste de son cloître, la ville de New York d'étant octroyé l'autre partie qu'elle a remontée au musée The Cloisters de l'île de Manhattan en 1907

Fort couru,  comme l’a attesté la nef de l’abbatiale archi-comble, le concert de clôture du festival réunissait la totalité des jeunes musiciens en résidence et leurs aînés des grandes phalanges européennes au sein de l’Orchestre de Chambre du Festival Pablo Casals de Prades sous la direction solide et lyrique du directeur artistique de la manifestation, Pierre Bleuse, qui a emporté le concert dans les hautes sphères, dirigeant avec un plaisir et un engagement communicatifs un programme dédié habituellement à des phalanges symphoniques plus étoffées côté cordes mais sous la direction ample et souple du chef toulousain a sonné ample, large, dense et contrastée faisant résonner dans l’enceinte de l’abbaye Saint-Michel-de-Cuxa un orchestre de chambre sonnant tel un grand orchestre au complet dans une acoustique incroyablement équilibrée, l’entente chef/orchestre étant totale. En prologue d’un programme axé sur Tchaïkovski, une création mondiale de Jean-Frédéric Neuburger (né en 1986).

Jean-Frédéric Neuburger (né en 1986), f'élicite Pierre Bleuse et l'Orchestre de Chambre du Festival Pablo Casals de Prades. Photo : (c) Bruno Serrou

Célébré par le public mélomane du monde pour ses immenses qualités de pianiste, excellant dans un vaste répertoire courant de la fin du XVIIIe siècle jusqu'à nos jours, professeur d’accompagnement au Conservatoire de Paris (CNSMDP), Neuburger est également l’un des compositeurs les plus brillants de sa génération. Elève de Michaël Jarrell et Luis Naon à la Haute Ecole de Musique de Genève, il publie sa première œuvre en 2010, une Sinfonia pour deux pianos et percussion suivie de Souffle sur les cendres pour violoncelle et piano. Cinq ans plus tard, le Boston Symphony Orchestra donne sous la direction de Christoph von Dohnanyi la création mondiale d’Aube. Pierre Bleuse a fait sonner pour la première fois en public son Prélude pour cordes, commande du NDR Elbphilharmonie Orchester de Hambourg dont la création programmée le 7 mai 2021 n’a pu avoir lieu pour cause de pandémie de Covid-19. Composée pendant les confinements et couvre-feux décrétés par les autorités publiques et sanitaires, ce prélude est placé sous le signe de la solitude, de l’isolement. Comme en convient le compositeur, il s’agit d’une musique sur le thème du manque : l’orchestre manque, il n’y a que les cordes. La musique manque, il y a beaucoup de silence. « Cette pièce est faite pour qu’au milieu de ce silence, chaque personne qui en a envie puisse se rappeler quelque chose d’elle-même, un souvenir, un manque ou encore d’autres choses. » De fait, l’œuvre s’ouvre sur de courtes expositions de quintes à vide de cordes dans le grave entrecoupées de longs silences, jusqu’à ce que le discours s’élabore en une tension extrême au sein duquel se fait entendre un motif éruptif confié au premier violoncelle. L’œuvre se déploie sur un large ambitus dont l’assise est le registre sombre des contrebasses qui résonne dans l’aigu des violons d’une rare expressivité débouchant sur un mouvement où le temps s’étire dans la douleur et la désolation, tonalité que l’on retrouvera à la fin du concert dans l’Adagio lamentoso de la « Pathétique » de Tchaïkovski. Comme en convient Neuburger, la partition mérite amplement d’être développée et sans doute étoffée sur le plan instrumental par l’ajout d’instruments à vent, bois et cuivres confondus. 

Anastasia Kobekina, Pierre Bleuse et l'Orchestre de Chambre du Festival Pablo Casals de Prades. Photo : (c) Bruno Serrou

Plus souriantes, en dépit de passages plus ou moins introspectifs, l’hommage à Mozart que constituent les Variations Rococo pour violoncelle et orchestre de Tchaïkovski ont été remarquablement servies par la violoncelliste russe vivant à Paris Anastasia Kobekina aux sonorités larges, tour à tour brillantes et feutrées, d’une musicalité extrême servie par une technique infaillible auquel l’orchestre dirigé avec allant par Pierre Bleuse a serti un écrin chamarré. En bis, la soliste a été rejointe par sa sœur pianiste mais jouant ce soir-là des castagnettes pour un joyeux Fandango de Luigi Boccherini, où la violoncelliste traite son instrument telle une guitare (il s’agit d’une transcription d’un passage du quintette avec guitare) tout en tapant du pied tandis qu’elle joue de son archet avec une vélocité hallucinante. La seconde partie de ce concert de clôture était entièrement occupée par l’ultime symphonie de Tchaïkovski, la Sixième en si mineur « Pathétique » op. 74, l’une des pages du genre les plus populaires du répertoire. Avec ses deux mouvements vifs encadrés par deux adagios, sa structure annonce celle de la Neuvième Symphonie de Mahler, aux climats plus ou moins comparables. Mais, contrairement à l’effet produit par cette dernière, qui appelle inéluctablement sa conclusion Adagissimo, l’auditeur se laisse tellement porter par le tournoiement fou du second allegro, qu’il en oublie le finale, incapable de réfréner son émotion devant la vitalité foudroyante, la scansion rythmique étourdissante qui emporte cet Allegro molto vivace. Pourtant, la « Pathétique » est en fait une introspection autobiographique entreprise en 1893 qui se présente tel un requiem pour le compositeur-même, comme une prémonition qu’il aurait eue de sa propre mort, poussé au suicide par un scandale privé. 

Pierre Bleuse et l'Orchestre de Chambre du Festival Pablo Casals de Prades. Photo : (c) Bruno Serrou

Malgré un effectif de cordes réduit, Pierre Bleuse a réussi à donner toutes les couleurs, l’élan, l’énergie vitale d’une course folle vers l’abîme (éblouissant Molto vivace), la nostalgie, les angoisses fiévreuses et la désolation contenus dans cette œuvre déchirante, avec des pupitres solistes d’une dextérité exemplaire, bois et cuivres confondus, tandis que les cordes, à l’exemple des deux contrebasses à quatre cordes (Ivy Wong et Blanche Inacio) qui ont ouvert et conclu magistralement la symphonie entière, ont paru si étoffées, charnelles et fusionnelles qu’elles ont fait oublier leur nombre limité (dix premiers et huit seconds violons, six altos, cinq violoncelles), tandis que Pierre Bleuse a montré combien il a d’affinité avec cette partition si souvent dénigrée par le monde de la création musicale contemporaine.  

Bruno Serrou

1) Réalisé entre 1695 et 1699, le retable de l’église de Prades mesure dix-huit mètres de haut sur treize mètres de large, tandis que le personnage central, saint Pierre revêtu et porteur de ses attributs pontificaux, mesure quatre mètres.

2) CD Eole Records

 

 

lundi 29 juillet 2024

Le Festival de Bayreuth et le « Loup » du IIIe Reich

Le Festspiehaus de Bayreuth aux couleurts d''Adolf Hitler et du Parti national socialiste. Photo : DR

Singulière aventure que celle du Festival de Bayreuth sous le régime nazi, qui en fit le centre culturel de l’Allemagne sous un double héritage, celui suscité par la fascination d’un dictateur fou et sanguinaire cherchant à enraciner sa propre mythologie dans la tradition germanique, et celui inspiré par la volonté farouche d’une famille tenant à sauvegarder à tout prix le patrimoine légué à l’Humanité par l’illustre ancêtre à qui elle était en train d’élever un véritable culte, Richard Wagner, au risque de détruire à jamais la réputation de ce dernier en mettant en exergue ce qu’il y avait de pire en lui, inspiré par la volonté de réussir dans son entreprise de pérennisation de son œuvre dramatico-musicale quel qu’en soit le coût, notamment à travers ses pamphlets ravageurs contre ceux - particulièrement après la découverte de l’opéra Le Prophète de Giacomo Meyerbeer en 1850 à l’origine du terrible pamphlet Das Judenthum in der Musik (Du Judaïsme dans la Musique) - qu’il ressentait comme des entraves à la réalisation de ses propres rêves et à leur propagation, notamment le Festspielhaus dont il posait la première pierre le 22 mai 1872 à onze heures du matin, le financement du bâtiment n’étant bouclé qu’en 1874 grâce au prêt finalement accordé par Ludwig II de Bavière et tandis qu’il mettait le point final au Ring des Nibelungen en novembre de cette même année… Tandis que le Festival de Bayreuth 2024 bat son plein, je propose de revenir quatre vingt dix ans en arrière, tandis que cette manifestation était devenue la vitrine culturelle du régime nazi...

Arrivée d'Adolf Hitler en uniforme descendant du train gare de Bayreuth en 1936. Photo : DR

Dès leur conception-même, le Festspiehaus (Palais du Festival) de Bayreuth et son festival ont attiré têtes couronnées, personnalités politiques, décideurs, banquiers, industriels et artistes venant du monde entier. A commencer par les Allemands, bien sûr, le prince à en avoir soutenu l’idée étant le roi de Bavière Ludwig II (1845-1886), Richard Wagner (1813-1883), son initiateur, étant conscient dès le début de la nécessité d’un mécénat pour que son projet soit entrepris par l’architecte de son choix, Gottfried Semper (1803-1879) puisse sortir de terre et perdure. Dès l’ouverture le 13 août 1876 avec Das Rheingold, prologue du Ring des Nibelungen, s’y précipitent les empereurs d’Allemagne Guillaume Ier, du Brésil Dom Pedro II (1825-1891), les rois Alphonse XII d'Espagne (1857-1885) et Guillaume III de Hollande (1817-1890)… « On va à Bayreuth comme on veut, écrira le musicologue français Albert Lavignac en 1897, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, en chemin de fer, et le vrai pèlerin devrait y aller à genoux. » Par ailleurs, la famille Wagner, à l’instigation de Cosima, épouse du Maître qui dirigera le festival de 1883 à 1908, s’allie à celle de Winifred Williams-Klindworth (1897-1980), fille adoptive d’un musicien proche du compositeur dramaturge. Ses parents, ouvertement antisémites, l’emmènent avec eux en 1914 à Bayreuth, où elle est présentée aux Wagner, dont elle épousera l’année suivante le fils légitime du maître, Siegfried, lui-même compositeur qui succèdera à sa mère Cosima à la tête du Festival de Bayreuth jusqu’à sa mort en 1930. Winifred allait devenir l’amie intime d’Adolf Hitler dès le premier pèlerinage que ce dernier effectuera à Wahnfried en 1923, un an avant la réouverture du festival au terme d’une décennie d’inactivité due au premier conflit mondial. Ainsi, est-ce tout naturellement qu’Hitler se rendra officiellement à Bayreuth sitôt nommé chancelier. « On m'a accusée de mettre le festival au service du national-socialisme. C’est un pur non-sens, s’insurgera en 1978 Winifred Wagner dans une longue interview filmée par le cinéaste Hans-Jurgen Syberberg. Et je dois admettre que j’ai immédiatement eu une très grande et profonde impression de cet homme. En tant que personnalité, son regard était avant tout incroyablement attirant. »

Winifred Wagner et Adolf Hitler en vêtements civils. Photo : DR

Après la mort de Richard Wagner, ses « disciples » autoproclamés, regroupés dans ce que la postérité a qualifié de « cercle de Bayreuth », qui comptait parmi ses membres Hans von Wolzogen (1848-1938) et Houston Stewart Chamberlain (1855-1927), créateurs en 1919 du journal Völkischer Beobachter (L’Observateur Populaire) - racheté par le parti nazi dès 1920 -, qui élèveront le message de Wagner au rang d’évangile en transformant ses idées et écrits en doctrine germanique du Salut allant contre les quatre Evangiles chrétiens. Dans la formulation de leur concept de « wagnérisme allemand » en tant qu’idéologie völkisch pagano-germanique foncièrement raciste, ils se concentrent davantage sur les textes en prose de Wagner que sur sa musique, mettant plus particulièrement en avant son antisémitisme. Ce cercle jouera un rôle crucial dans le développement et la propagation de l’idéologie de l’« antisémitisme rédempteur », vision du monde dans laquelle « la lutte contre les Juifs est l’aspect dominant » et « les autres thèmes raciaux ne sont que des appendices ». Hitler allait être l’invité privilégié de Bayreuth pendant une décennie. Winifred Wagner, avec le concours de l’Intendant chef d’orchestre metteur en scène Heinz Tietjen (1881-1967), reprendra en 1930, à la mort prématurée de son mari, la direction du festival. Après la fin du régime nazi, comme des centaines de milliers de ses compatriotes, elle sera soumise au processus de dénazification. Au cours de l'été 1947, la Chambre d’arbitrage de Bayreuth, tribunal présidé par un juriste professionnel, décidera de son sort, en la classant comme coupable principale, accusée, accusée mineure, suiveuse ou si elle peut être disculpée. Le tribunal a entendu des témoins et lu des lettres qui s’exprimaient pour ou contre Winifred Wagner, ainsi qu’une lettre anonyme qui rapportait le fait que « Madame la conseillère principale du gouvernement Brandner a voulu demander de l’aide pour une femme juive qui était une amie de Mme Wagner. Celle-ci a refusé de recevoir Mme Brandner. La femme s’est ensuite suicidée pour éviter l’expulsion ordonnée. »

Public acclamant Adolf Hitler apparaissant à une fenêtre du foyer du Festspielhaus de Bayreuth le 23 juillet 1940, après la défaite de la France. Photo : DR

1933, année du cinquantenaire de la mort de Richard Wagner, Adolf Hitler est Chancelier du Reich depuis le 30 janvier, son parti, le National Socialiste des Travailleurs allemands (NSDAP) venant de remporter les élections législatives. Le 13 février, les cadres du parti nouvellement élus célèbrent le cinquantième anniversaire de la mort de Wagner en organisant une cérémonie commémorative solennelle à Leipzig, ville qui avait vu naître le Maitre de Bayreuth cent-vingt ans plus tôt. Hitler a pour invités d’honneur la veuve de Siegfried Wagner et leur fils aîné Wieland âgé de seize ans. Cet hommage des nazis à leur beau-père et grand-père cimente l’amitié du Führer et de la famille Wagner qui établit ainsi un lien entre la nouvelle Allemagne et le compositeur au renom planétaire. Ainsi, deux semaines après avoir été nommé Reichskanzler par le président Paul von Hindenburg, Hitler s’approprie officiellement Richard Wagner et en fait le référent culturel de la nouvelle Allemagne, dont il devient lui-même l’omnipotent Reich Führer le 2 août 1934, au beau milieu du Festival de Bayreuth auquel il assiste. « A l’âge de douze ans, j’ai vu le premier opéra de ma vie, Lohengrin, écrivait Hitler dix ans plus tôt dans Mein Kampf. En un instant, j’étais accro. Mon enthousiasme juvénile pour le Maître de Bayreuth ne connaîtra pas de limites. » De fait, une fois au pouvoir, chaque été de 1933 à 1939, Hitler allait assister au festival de Bayreuth, et faire des propriétés des Wagner, la Villa Wahnfried et le Festspielhaus, sa seconde demeure. Avec le concours de Joseph Goebbels (1897-1945), ministre de la Propagande d’Hitler, Richard Wagner devient la voix légendaire et idéologique du NSDAP et le parangon musical par le spectre duquel tous les compositeurs sont dès lors jugés.

Winifred Wagner accueille Adolf Hitler en habit civil Villa Wahnfried en juillet 1937. Photo : DR

Richard Wagner, en effet, est, à son corps défendant - il est mort six ans avant la naissance d’Hitler et un demi-siècle avant son arrivée au pouvoir -, l’inspirateur du Führer, par ses écrits, des éléments de ses livrets, ses idées pangermanistes et antisémites indépendamment de sa musique, les compositeurs favoris du Reichkanzler étant Franz Lehar (1870-1948) et Johann Strauss Jr (1825-1899), dont il s’échinera jusqu’à la fin de sa vie à chercher les « preuves » déniant la judaïté du maître de la valse viennoise. Preuve en est aussi la déclaration du chancelier au soir de la représentation du premier Parsifal de l’édition 1933 dirigée par Richard Strauss (1864-1949), séduit par la vivacité des tempi du compositeur chef d’orchestre bavarois que seuls Clemens Krauss (1893-1954) en 1953 et Pierre Boulez (1925-2016) en 1966 surpasseront : « Le Parsifal de Richard Strauss est merveilleux, il ressemble à une valse tout du long, impossible de dormir », se félicitera Hitler… Pour autant, ce dernier était plus mélomane que la plupart de ses comparses, et ses goûts étaient plus sûrs. Avant qu’il fût au pouvoir, il se plaisait à Vienne à assister à concerts et opéras, y compris les plus audacieux, comme Wozzeck d’Alban Berg (1885-1935). Führer, il ne laissera à personne le soin de contrôler les finances du Festival de Bayreuth, et il assurera de ses propres deniers la promotion de la musique de l’Autrichien Anton Bruckner (1824-1896), né comme lui à Linz. Tout en le jugeant incontrôlable, il admirait Richard Strauss, qu’il considérait comme le successeur de Wagner. Au point de se rendre à Graz pour assister à la première autrichienne de Salomé en 1906, à l’instar de Gustav Mahler, Alexandre Zemlinsky, Franz Schrecker, Arnold Schönberg, Anton Webern, Alban Berg…. C’est pourquoi, alors que Richard Strauss allait s’attirer le mépris de Joseph Goebbels et susciter quelque embarras au régime nazi, Hitler, conscient de la réprobation que de tels agissements pourraient valoir à son régime, répugnera toujours à prendre des mesures contre l’un des rares grands hommes de l’Allemagne culturelle de renommée internationale restés sur sa terre natale. C’est pourquoi, lorsqu’en 1939, Salomé fut mis à l’index, Strauss écrivit à son neveu, le chef d’orchestre Rudolf Moralt (1902-1958) : « L’idée que Salomé serait une ballade juive ne manque pas de sel. Le Reichskanzler en personne a dit à mon fils à Bayreuth qu’elle était l’une de ses premières expériences dans le domaine de l’opéra, et qu’il avait obtenu l’argent du trajet pour aller assister à la première de Graz en sollicitant sa famille. Ce n’est pas une blague !!! » 

Bayreuth juillet 1937, Adolf Hitler en habit converse avec Heinz Tietjen et Wilhelm Furtwängler en présence de Winifred Wagner à l'issue d'une représentation des Maîtres Chanteurs de Nüremberg. Photo : DR

Tandis que Bayreuth avait attribué la direction de Parsifal à Arturo Toscanini (1867-1957), ce dernier prévint Wahnfried sitôt l’arrivée d’Hitler au pouvoir qu’il renonçait à son contrat. Fritz Busch (1890-1951) fut aussitôt sollicité, mais il dut renoncer à son tour, cette fois parce qu’il avait été expulsé par les sbires nazis de son poste de directeur de l’Opéra de Dresde, si bien qu’il décida à son tour de renoncer à Bayreuth et de s’exiler sans attendre au Royaume-Uni, où il allait participer à la fondation du Festival de Glyndebourne. Ce sera finalement Richard Strauss qui se proposera de remplacer à Bayreuth les deux chefs précédemment retenus. A la demande expresse de Heinz Tietjen, il dirigera également la IXe Symphonie de Beethoven, seule œuvre admise à Bayreuth aux côtés de celles du maître des lieux, exécutée cette année-là en souvenir de Siegfried Wagner mort le 4 août 1930 des suites d’une crise cardiaque. Les représentations du Parsifal de 1933 furent programmées les 22 et 31 juillet, 2, 10 et 19 août. La scénographie était la même que celle de la création, en 1882. En 1934, lorsque Strauss âgé de soixante-dix ans - âge de Wagner à sa mort le 13 février 1883 - reviendra une ultime fois à Bayreuth, ce sera pour diriger une nouvelle production de Parsifal, qui, dans la mise en scène de Tietjen et, côté décors, malgré le choix d’Alfred Roller effectué par Hitler en personne, allait susciter de vives réactions de la part des fidèles du culte wagnérien, particulièrement des deux filles adultérines de Richard et Cosima, Eva Bülow-Chamberlain et Daniela Bülow-Thode, qui lancèrent une pétition en faveur du maintien des décors originels. Richard Strauss partagera cet été 1934 le pupitre de la « fosse mystique » avec Franz von Hoesslin (1885-1946), ami des peintres Paul Klee (1879-1940), Vassily Kandinsky (1866-1944) et de l’architecte Walter Gropius (1883-1969)… A la demande de Winifred Wagner, Richard Strauss, alors président de la Chambre de la Musique du Reich, plaide auprès de Goebbels la cause de Parsifal afin que l’ouvrage redevienne l’apanage du seul Festspielhaus de Bayreuth. Cette édition 1934 fut à peine troublée par la mort le 2 août du maréchal Paul von Hindenburg, dernier président de la République de Weimar, suivie de ses funérailles deux semaines plus tard, une mort qui donnait à Hitler les mains totalement libre pour assumer un pouvoir sans partage avec le titre de Führer.

Winifred Wagner accueille en juillet 1939 Adolf Hitler en uniforme à Bayreuth tandis que d'autres font le salut nazi. Photo : DR

Hitler était depuis dix ans un familier de Bayreuth, assistant à chaque fois au premier cycle du festival. Il était même devenu dès son premier séjour de la cité franconienne un proche de la famille, au point de se mêler de sa vie à force de fréquenter la veuve de Siegfried Wagner, Winifred, mère des quatre petits-enfants du fondateur de la dynastie, Wieland, Friedelind, Wolfgang et Verena. Durant ces années, la belle-fille de Richard Wagner se sera imprégnée des idées nauséabondes du théoricien du nazisme britannique Houston Stewart Chamberlain, mari depuis 1908 d’Eva von Bülow, fille adultérine de Richard et Cosima Wagner. Fin septembre 1923, lors de la première visite de l’ex-caporal de l’armée autrichienne à Bayreuth, Chamberlain l’accueille tel le Messie, tandis que Winifred tombe rapidement sous son charme. Il est l’hôte de la demeure familiale, la Villa Wahnfried dans le parc de laquelle reposent pour l’Eternité Richard et Cosima ainsi que leur chien terre-neuve Russ. Elle est aussitôt fascinée par cet homme « hors du commun » qu’elle considère comme un « saint ». 

Bayreuth, Adolf Hitler salue le public depuis une fenêtre du Festspielhaus, juillet 1938. Photo : DR

« Mère parlait [de lui] à notre père sur un ton exalté, lui expliquant combien le jeune homme attendu était extraordinaire, rapporte en 1944 (vingt-et-un ans après les faits) la petite fille de Richard Wagner, Friedelind, dans ses mémoires parues sous le titre Nacht über Bayreuth (Nuit sur Bayreuth). Un jeune homme sauta de la voiture et vint à nous. Il avait l’air plutôt vulgaire avec sa culotte de cuir bavaroise, ses bas en grosse laine, sa chemise rayée de bleu et de rouge, et sa courte veste bleue qui flottait autour de son torse maigre. Ses pommettes saillaient au-dessus de ses joues creuses, mais on remarquait surtout ses yeux bleus qui luisaient d’un éclat extraordinaire. Il avait aussi l’air à demi affamé. De toute sa personne émanait une sorte de rayonnement fanatique. […] Dans le jardin, il parla à mes parents du ’’coup’’ que son parti préparait pour la fin de l’année et qui devait, en cas de succès, lui assurer le pouvoir. Tandis qu’il développait ses plans, sa voix s’amplifiait, se colorait, devenait de plus en plus profonde. Bientôt nous nous trouvâmes tous assis autour de lui, tel un vol d’oisillons charmés par cette musique. Pourtant le sens de ses paroles nous échappait complètement. Enfin, le jeune homme au teint de cadavre nous quitta, et l’on nous permit de reprendre nos jeux. Au déjeuner, mère parlait encore de Hitler et racontait à père comment Frau Edwin Bechstein avait pris soin de le nourrir et vêtir, de lui apprendre les rudiments des bonnes manières. » Moins de trois mois plus tard, le 9 novembre 1923, la tentative de putsch d’Hitler à Munich ayant échoué la veille au soir, le chef des putschistes est incarcéré dans la citadelle de Landsberg am Leech à Munich où il allait écrire son livre-programme Mein Kampf sur du papier que lui fournira Winifred Wagner… Hitler retournera à Bayreuth pour les funérailles de Chamberlain en janvier 1927. juillet 

Adolf Hitler en 1936 entouré des petits-fils de Richard Wagner, Wieland à sa froite et Wolfgang à sa gauche. Photo : DR

Mort brutalement d’une crise cardiaque à 61 ans le 4 août 1930, Siegfried Wagner laisse une veuve avec quatre enfants trop jeunes pour lui succéder. Winifred prend donc la direction du festival, conformément au testament laissé par son mari. Ce qui lui vaut l’hostilité des wagnériens traditionnalistes qui dénoncent en elle une femme étrangère sans compétence musicale. De 1931 à 1944 elle dirigera d’une main de fer le festival en s’appuyant entre autres sur Heinz Tietjen, Generalmusikdirektor des théâtres lyriques de Berlin, Wilhelm Furtwängler (1886-1954), directeur des Berliner Philharmoniker et vice-président de la Chambre de la Musique du Reich (1933-1934), et surtout Arturo Toscanini, directeur musical du Metropolitan Opera de New York et du NBC Symphony Orchestra, ce dernier jusqu’en 1933 seulement, le chef d’orchestre italien refusant de retourner à Bayreuth sitôt Hitler au pouvoir. « Je brûle ou je gèle, la tiédeur je ne sais pas ce que c’est », dira Toscanini à la suite de son refus de se produire à Bayreuth. Cette sombre période marque en effet le triomphe du nazisme et de ses idéaux mortifères qui ont définitivement conquis Winifred dès 1926, date de son adhésion comme membre du parti national socialiste. Dès lors, la veuve trentenaire transforme Bayreuth en vitrine artistique du nazisme avec les conséquences désastreuses que cela impliquera durablement dans la perception de l’œuvre de son beau-père. Jamais un festival musical n’aura été si étroitement lié à un pouvoir politique. Winifred, amie intime d’Hitler, encourage ses enfants à appeler ce dernier « Onkel Wolf » (Oncle Loup). Certains murmurent même que le Führer était amoureux de sa fervente admiratrice et qu’il aurait songé un moment à l’épouser…

Adolf Hitler dans les jardins de Wahnfried le 26 juillet 1938 entouré de Winifred et de Wieland Wagner, suivis de Heinz Tietjen, Wolfgang Wagner et de deux hauts officiers SS. Photo : Keystone

Tandis qu’elle prépare l’édition de 1933 du Festival de Bayreuth, Winifred Wagner mesure le désastre financier qui s’annonce en constatant que la plupart des réservations venues de l’étranger sont annulées. En effet, en raison de la radicalisation politique de l’Allemagne, les visiteurs étrangers se détournent de Bayreuth au profit de Salzbourg, tandis que, malgré de nouvelles mises en scène, les demandes émanant de l’Allemagne-même sont loin de combler les défaillances de la riche clientèle internationale. En juin, une conversation avec Hitler permet à Winifred de régler le problème « en moins d’un quart d’heure ». Sur décision personnelle d’Hitler, les subventions publiques commencent donc à affluer sur Bayreuth. En cette année 1933, le ministère de la Propagande par le biais de son titulaire Joseph Goebbels, le Land de Bavière et l’Association nationale socialiste des enseignants achètent des billets. En 1934, l’enveloppe accordée par le ministère de la Propagande s’élèvera à trois cent soixante quatre mille reichsmarks. Adolf Hitler et son ministre de l’Economie Hermann Göring (1893-1946) suggèrent cette année-là qu’il soit acheté des billets au Festival via le Reich et les Länder, afin de les donner à des « personnes dignes ». Ainsi, le gouvernement du Reich et le Parti nazi appliquent cette idée d’Hitler en payant des places et en les distribuant sous forme de récompenses. Outre les achats de billetterie, le Festival reçoit de l’argent pour des radiodiffusions des spectacles de Bayreuth. De plus, la chancellerie d’Hitler verse directement entre cinquante mille et cent mille reichsmarks par an pour de nouvelles mises en scène. Montants auxquels il convient d’ajouter l’exemption de toute taxe accordée au Festival par le ministère des Finances. En compensation, dès l’édition 1933, aucune décision importante concernant le festival ne peut plus être prise sans l’assentiment d’Hitler. Pour le cinquantenaire de la mort de Richard Wagner, Bayreuth est pavoisée en l’honneur du chancelier, avec profusion d’oriflammes marqués de croix gammées, les portraits du Führer voisinent les innombrables effigies de Wagner, la nouvelle Allemagne étale naïvement son audace et ses espoirs. Pendant le séjour d’Hitler, Bayreuth devient un poste d’observation de choix pour le culte nazi. 

Bayreuth 1944, balcon du Festspielhaus. Appel de fin d'entracte joué par la fanfare militaire SS. Photo : DR

« La réception des artistes par Hitler le soir de la première représentation de Das Rheingold constituait le grand événement de la semaine, consigne Friedelind Wagner dans ses mémoires. La première année, elle fut organisée sans aucune étiquette, mais les années suivantes elle était connue officiellement comme ’’Empfang’’ (Accueil) du Führer. Cette importante affaire avait lieu à Wahnfried, organisée par mère qui recevait officiellement en qualité de maîtresse de maison. En envoyant les invitations, elle dut résoudre un problème compliqué : devait-elle ou non, convier les artistes juifs ou qui avaient des épouses ou des maris juifs ? Elle décida d’inviter tout le monde, en espérant que les époux juifs auraient le bon esprit de ne point venir. Un certain nombre des plus courageux parmi les artistes, dont Herbert Janssen, quittèrent la ville pour la journée : à leur retour ils étaient inscrits dans le ’’livre’’ de Hitler. Le Führer n’aimait pas être ’’snobé’’. Mère, les Goebbels, mes frères et ma sœur, recevaient et présentaient les invités au Führer. Il était d’abord resté assis parmi les artistes, mais il ne pouvait supporter plus de cinq minutes une conversation normale. S’étant levé, il avait transformé une discussion banale en une péroraison de deux heures dans laquelle il était question de sujets artistiques ou de politique mondiale. » Dans l’enceinte du Festspielhaus, dans les salles de restaurant où les tables sont prises d’assaut pendant les longs entractes se montrent des personnalités de haut rang comme le roi d’Espagne (1886-1941), le roi Ferdinand de Bulgarie (1861-1948), la princesse Mafalda de Savoie (1902-1944), les ambassadeurs de France et d’Italie, le prince Auguste-Guillaume de Hohenzollern (1887-1949), la famille princière de Bavière et nombre de personnalités de choix. « Un peloton d’infanterie, baïonnette au fusil, rend les honneurs au dictateur, acclamé, chaque fois qu’il apparaît, avec une violence ardente, mais contenue, constatait l’ingénieur militaire Jules-Louis-Gaston Pastre (1880-1939) en 1933 dans les colonnes du magazine français La Revue hebdomadaire. Auprès du dictateur nazi, assez vulgaire, le prince Auguste-Guillaume, fils de Guillaume II, en uniforme de général hitlérien ; les femmes font la révérence, les officiers baisent la main du prince. Ce geste n’est peut-être pas très démocratique, mais l’Allemagne de Hitler se moque de la démocratie comme d’une noix vide. Un certain jour, le Führer ayant dû s’absenter, la représentation de Siegfried fut retardée d’une heure sans explication, parce que tel était le bon plaisir de Son Excellence ; les Allemands s’exécutèrent ’’sans hésitation ni murmure’’ comme il est dit dans nos règlements militaires. Jamais les Wittelsbach [NDR : famille régnante de Bavière] n’auraient osé prendre de telles libertés vis-à-vis de leurs sujets. Autre temps, autres mœurs ! » Pastre poursuit : « Ah ! On ne ménage guère les Juifs ! On les accuse de tous les méfaits possibles et imaginables ; destructeurs, négateurs, révolutionnaires-nés, usuriers, transportant en tous lieux le désordre intellectuel et moral, éternels colporteurs de la révolution humaine… J’en passe. En revanche, plusieurs Allemands m’ont affirmé que si on avait pris de strictes mesures pour préserver l’Allemagne du ’’virus juif’’ (sic), il n’y avait eu ni violences ni sévices. Opinion que, naturellement, je n’ai pu contrôler. De même on a expulsé d’Allemagne les ’’brutes intellectuelles’’ : entendez les écrivains soupçonnés de quelque sympathie pour Israël. »

Bayreuth 1937, Villa Wahnfried, Winifred Wagner et ses fils entourant Adlof Hitler, accompagnés de représentants de la SA et des SS. Photo : DR

Loin de souffrir du second conflit mondial, Bayreuth ne connaitra aucun problème pendant toute la durée du joug nazi, le festival bénéficiant de l’entier et constant soutien du Führer. Exonérée de toute taxe, la manifestation profite des largesses personnelles du Führer. Le Festspielhaus est assuré d’être toujours plein grâce à la billetterie que distribue généreusement le parti à ses affidés et sympathisants, qu’ils soient officiers, soldats méritants, employés ou héros de guerre. A partir de 1936, l’année des Jeux Olympiques de Garmisch-Partenkirchen et de Berlin, le festival affermit son statut de manifestation annuelle pour satisfaire Hitler qui ne saurait passer un été sans entendre un opéra de Wagner à Bayreuth. En 1937, Hitler, pour assister aux représentations, quitte son uniforme kaki pour revêtir l’habit sombre et la queue de pie. L’écrivain Thomas Mann (1875-1955), fervent wagnérien exilé volontaire se désole de constater que ce temple de l’art absolu est devenu le théâtre de cour du Führer. Etonnement, quelques artistes juifs comme les basses Alexander Kipnis (1891-1978) ou Emanuel List (1888-1967), continuent d’y chanter, à l’instar du ténor Max Lorenz (1901-1975) dont l’épouse est juive. Contrairement à ce que l’on pourrait croire a priori, la période Winifred Wagner a été synonyme d’un certain renouveau sur le plan artistique. Le chef d’orchestre et metteur en scène Heinz Tietjen se révèle en effet un directeur artistique novateur aux côtés du décorateur Emil Preetorius (1883-1973). Il opère une modernisation certes prudente mais qui tente de rompre avec l’historicisme auquel le public wagnérien demeure fermement attaché. Durant ces années, Wieland Wagner, fils aîné de Siegfried et de Winifred, s’impatiente et supporte mal d’être soumis à la gestion de Tietjen. C’est en effet à lui que doit revenir la direction du festival et il aimerait prendre le pouvoir au plus tôt en renversant « la vieille génération ». Les événements lui permettront bientôt de donner une nouvelle impulsion au Festival de Bayreuth...

Bayreuth 1941,  « La Ville de Richard Wagner salue les invités du Führer ». Photo DR

Mais en attendant, si Wieland est exempté de toute obligation militaire, les contacts personnels de sa mère avec le Führer n’ont pas empêché son frère Wolfgang d'être enrôlé dans le service du travail puis dans la Wehrmacht, une fois ses études secondaires terminées. Le fils cadet servira donc dans l’armée, sans grand enthousiasme patriotique cependant, comme il rappellera plus tard l’intéressé. Au cours de la campagne de Pologne en 1939, il est grièvement blessé à la main et à la cuisse par une salve de mitrailleuse. Le 23 juillet 1940, fort de sa victoire sur la France, Hitler se rend à Bayreuth. Ce sera pour la dernière fois… Lors de la première grande manifestation culturelle après la campagne de France, le Führer assiste au seul Götterdämmerung. A l’issue de la représentation, il salue Winifred Wagner en disant : « J’entends bruisser les ailes de la déesse de la victoire ! » Puis il quitte Bayreuth en train blindé… De ce jour, Winifred ne reverra plus jamais son cher « Wolf »… 

Bayreuth, soldats nazis dans le hall du Festspielhaus. Photo : DR

Néanmoins, le festival perdure sous la bannière nazie jusqu’au 9 août 1944, date à laquelle il est interrompu par l’état de « guerre totale » décrété par Goebbels au terme d’une série de douze représentations des Meistersinger von Nürnberg dirigées tour à tour par Wilhelm Furtwängler puis par Hermann Abendroth (1883-1956), avec pour spectateurs des invités du Führer et du ministère de la Propagande, tous membres de la Wehrmacht et ouvriers des usines d’armement. Le 5 avril 1945, une bombe américaine détruit en partie la Villa Wahnfried, tandis que le Festspielhaus échappe miraculeusement à la destruction et que l’avenir du festival est fortement compromis… 

Bruno Serrou

Sources : Friedelind Wagner, Heritage of Fire (Harper Edition, 1946/version française Héritage de feu, Editions Plon 1947) ; Brigitte Hamann, Winifred Wagner oder Hitlers Bayreuth (Piper Edition, 2002)