Le Festspiehaus de Bayreuth aux couleurts d''Adolf Hitler et du Parti national socialiste. Photo : DR
Singulière aventure que celle du Festival de Bayreuth sous le
régime nazi, qui en fit le centre culturel de l’Allemagne sous un double
héritage, celui suscité par la fascination d’un dictateur fou et sanguinaire
cherchant à enraciner sa propre mythologie dans la tradition germanique, et
celui inspiré par la volonté farouche d’une famille tenant à sauvegarder à tout
prix le patrimoine légué à l’Humanité par l’illustre ancêtre à qui elle était
en train d’élever un véritable culte, Richard Wagner, au risque de détruire à
jamais la réputation de ce dernier en mettant en exergue ce qu’il y avait de
pire en lui, inspiré par la volonté de réussir dans son entreprise de
pérennisation de son œuvre dramatico-musicale quel qu’en soit le coût, notamment
à travers ses pamphlets ravageurs contre ceux - particulièrement après la
découverte de l’opéra Le Prophète de Giacomo Meyerbeer en 1850 à l’origine du
terrible pamphlet Das Judenthum in der Musik (Du Judaïsme dans la Musique)
- qu’il ressentait comme des entraves à la réalisation de ses propres rêves et à
leur propagation, notamment le Festspielhaus dont il posait la première pierre le
22 mai 1872 à onze heures du matin, le financement du bâtiment n’étant bouclé qu’en
1874 grâce au prêt finalement accordé par Ludwig II de Bavière et tandis qu’il
mettait le point final au Ring des Nibelungen en novembre de cette même année… Tandis que le Festival de Bayreuth 2024 bat son plein, je propose de revenir quatre vingt dix ans en arrière, tandis que cette manifestation était devenue la vitrine culturelle du régime nazi...
Arrivée d'Adolf Hitler en uniforme descendant du train gare de Bayreuth en 1936. Photo : DR
Dès leur conception-même, le
Festspiehaus (Palais du Festival) de Bayreuth et son festival ont attiré têtes
couronnées, personnalités politiques, décideurs, banquiers, industriels et
artistes venant du monde entier. A commencer par les Allemands, bien sûr, le
prince à en avoir soutenu l’idée étant le roi de Bavière Ludwig II (1845-1886),
Richard Wagner (1813-1883), son initiateur, étant conscient dès le début de la
nécessité d’un mécénat pour que son projet soit entrepris par l’architecte de
son choix, Gottfried Semper (1803-1879) puisse sortir de terre et perdure. Dès
l’ouverture le 13 août 1876 avec Das
Rheingold, prologue du Ring des Nibelungen,
s’y précipitent les empereurs d’Allemagne Guillaume Ier, du Brésil Dom
Pedro II (1825-1891), les rois Alphonse XII d'Espagne (1857-1885) et Guillaume III de Hollande (1817-1890)… « On va à Bayreuth comme on veut,
écrira le musicologue français Albert Lavignac en 1897, à pied, à cheval, en
voiture, à bicyclette, en chemin de fer, et le vrai pèlerin devrait y aller à
genoux. » Par ailleurs, la famille Wagner, à l’instigation de Cosima, épouse
du Maître qui dirigera le festival de 1883 à 1908, s’allie à celle de Winifred Williams-Klindworth
(1897-1980), fille adoptive d’un musicien proche du compositeur dramaturge. Ses
parents, ouvertement antisémites, l’emmènent avec eux en 1914 à Bayreuth, où
elle est présentée aux Wagner, dont elle épousera l’année suivante le fils légitime
du maître, Siegfried, lui-même compositeur qui succèdera à sa mère Cosima à la
tête du Festival de Bayreuth jusqu’à sa mort en 1930. Winifred allait devenir
l’amie intime d’Adolf Hitler dès le premier pèlerinage que ce dernier effectuera
à Wahnfried en 1923, un an avant la réouverture du festival au terme d’une
décennie d’inactivité due au premier conflit mondial. Ainsi, est-ce tout
naturellement qu’Hitler se rendra officiellement à Bayreuth sitôt nommé chancelier.
« On m'a accusée de mettre le festival au service du
national-socialisme. C’est un pur non-sens, s’insurgera en 1978 Winifred Wagner
dans une longue interview filmée par le cinéaste Hans-Jurgen Syberberg. Et je
dois admettre que j’ai immédiatement eu une très grande et profonde impression
de cet homme. En tant que personnalité, son regard était avant tout
incroyablement attirant. »
Winifred Wagner et Adolf Hitler en vêtements civils. Photo : DR
Après la mort de Richard Wagner, ses
« disciples » autoproclamés, regroupés dans ce que la postérité a
qualifié de « cercle de Bayreuth », qui comptait parmi ses membres Hans
von Wolzogen (1848-1938) et Houston Stewart Chamberlain (1855-1927), créateurs en
1919 du journal Völkischer Beobachter (L’Observateur Populaire) - racheté par le parti nazi dès 1920 -, qui
élèveront le message de Wagner au rang d’évangile en transformant ses idées et
écrits en doctrine germanique du Salut allant contre les quatre Evangiles
chrétiens. Dans la formulation de leur concept de « wagnérisme allemand »
en tant qu’idéologie völkisch pagano-germanique
foncièrement raciste, ils se concentrent davantage sur les textes en prose de
Wagner que sur sa musique, mettant plus particulièrement en avant son
antisémitisme. Ce cercle jouera un rôle crucial dans le développement et la
propagation de l’idéologie de l’« antisémitisme rédempteur », vision
du monde dans laquelle « la lutte contre les Juifs est l’aspect
dominant » et « les autres thèmes raciaux ne sont que des
appendices ». Hitler allait être l’invité privilégié de Bayreuth
pendant une décennie. Winifred Wagner, avec le concours de l’Intendant chef
d’orchestre metteur en scène Heinz Tietjen (1881-1967), reprendra en 1930, à la mort prématurée de son mari, la
direction du festival. Après la fin du régime nazi, comme des centaines de
milliers de ses compatriotes, elle sera soumise au processus de dénazification.
Au cours de l'été 1947, la Chambre d’arbitrage de Bayreuth, tribunal présidé
par un juriste professionnel, décidera de son sort, en la classant comme
coupable principale, accusée, accusée mineure, suiveuse ou si elle peut être
disculpée. Le tribunal a entendu des témoins et lu des lettres qui s’exprimaient
pour ou contre Winifred Wagner, ainsi qu’une lettre anonyme qui rapportait le
fait que « Madame la conseillère principale du gouvernement Brandner a
voulu demander de l’aide pour une femme juive qui était une amie de Mme Wagner.
Celle-ci a refusé de recevoir Mme Brandner. La femme s’est ensuite suicidée pour
éviter l’expulsion ordonnée. »
Public acclamant Adolf Hitler apparaissant à une fenêtre du foyer du Festspielhaus de Bayreuth le 23 juillet 1940, après la défaite de la France. Photo : DR
1933, année du cinquantenaire de
la mort de Richard Wagner, Adolf Hitler est Chancelier du Reich depuis le 30
janvier, son parti, le National Socialiste des Travailleurs allemands (NSDAP)
venant de remporter les élections législatives. Le 13 février, les cadres
du parti nouvellement élus célèbrent le cinquantième anniversaire de la mort de
Wagner en organisant une cérémonie commémorative solennelle à Leipzig, ville
qui avait vu naître le Maitre de Bayreuth cent-vingt ans plus tôt. Hitler a pour
invités d’honneur la veuve de Siegfried Wagner et leur fils aîné Wieland âgé de
seize ans. Cet hommage des nazis à leur beau-père et grand-père cimente l’amitié
du Führer et de la famille Wagner qui établit ainsi un lien entre la nouvelle
Allemagne et le compositeur au renom planétaire. Ainsi, deux semaines après
avoir été nommé Reichskanzler par le président Paul von Hindenburg, Hitler
s’approprie officiellement Richard Wagner et en fait le référent culturel de la
nouvelle Allemagne, dont il devient lui-même l’omnipotent Reich Führer le 2
août 1934, au beau milieu du Festival de Bayreuth auquel il assiste. « A
l’âge de douze ans, j’ai vu le premier opéra de ma vie, Lohengrin, écrivait Hitler dix ans plus tôt dans Mein Kampf. En un instant, j’étais
accro. Mon enthousiasme juvénile pour le Maître de Bayreuth ne connaîtra pas de
limites. » De fait, une fois au pouvoir, chaque été de 1933 à 1939, Hitler
allait assister au festival de Bayreuth, et faire des propriétés des Wagner, la
Villa Wahnfried et le Festspielhaus, sa seconde demeure. Avec le concours de Joseph
Goebbels (1897-1945), ministre de la Propagande d’Hitler, Richard Wagner
devient la voix légendaire et idéologique du NSDAP et le parangon musical par
le spectre duquel tous les compositeurs sont dès lors jugés.
Winifred Wagner accueille Adolf Hitler en habit civil Villa Wahnfried en juillet 1937. Photo : DR
Richard Wagner, en effet, est, à
son corps défendant - il est mort six ans avant la naissance d’Hitler et un
demi-siècle avant son arrivée au pouvoir -, l’inspirateur du Führer, par ses
écrits, des éléments de ses livrets, ses idées pangermanistes et antisémites
indépendamment de sa musique, les compositeurs favoris du Reichkanzler étant
Franz Lehar (1870-1948) et Johann Strauss Jr (1825-1899), dont il s’échinera
jusqu’à la fin de sa vie à chercher les « preuves » déniant la
judaïté du maître de la valse viennoise. Preuve en est aussi la déclaration du
chancelier au soir de la représentation du premier Parsifal de l’édition 1933 dirigée par Richard Strauss (1864-1949),
séduit par la vivacité des tempi du
compositeur chef d’orchestre bavarois que seuls Clemens Krauss (1893-1954) en
1953 et Pierre Boulez (1925-2016) en 1966 surpasseront : « Le Parsifal de Richard Strauss est
merveilleux, il ressemble à une valse tout du long, impossible de dormir »,
se félicitera Hitler… Pour autant, ce dernier était plus mélomane que la
plupart de ses comparses, et ses goûts étaient plus sûrs. Avant qu’il fût au
pouvoir, il se plaisait à Vienne à assister à concerts et opéras, y compris les
plus audacieux, comme Wozzeck d’Alban
Berg (1885-1935). Führer, il ne laissera à personne le soin de contrôler les
finances du Festival de Bayreuth, et il assurera de ses propres deniers la
promotion de la musique de l’Autrichien Anton Bruckner (1824-1896), né comme
lui à Linz. Tout en le jugeant incontrôlable, il admirait Richard Strauss,
qu’il considérait comme le successeur de Wagner. Au point de se rendre à Graz
pour assister à la première autrichienne de Salomé en 1906, à l’instar
de Gustav Mahler, Alexandre Zemlinsky, Franz Schrecker, Arnold Schönberg, Anton
Webern, Alban Berg…. C’est pourquoi, alors que Richard Strauss allait s’attirer
le mépris de Joseph Goebbels et susciter quelque embarras au régime nazi, Hitler,
conscient de la réprobation que de tels agissements pourraient valoir à son
régime, répugnera toujours à prendre des mesures contre l’un des rares grands
hommes de l’Allemagne culturelle de renommée internationale restés sur sa terre
natale. C’est pourquoi, lorsqu’en 1939, Salomé fut mis à l’index,
Strauss écrivit à son neveu, le chef d’orchestre Rudolf Moralt (1902-1958) :
« L’idée que Salomé serait une ballade juive ne manque pas
de sel. Le Reichskanzler en personne a dit à mon fils à Bayreuth qu’elle était
l’une de ses premières expériences dans le domaine de l’opéra, et qu’il avait
obtenu l’argent du trajet pour aller assister à la première de Graz en
sollicitant sa famille. Ce n’est pas une blague !!! »
Bayreuth juillet 1937, Adolf Hitler en habit converse avec Heinz Tietjen et Wilhelm Furtwängler en présence de Winifred Wagner à l'issue d'une représentation des Maîtres Chanteurs de Nüremberg. Photo : DR
Tandis
que Bayreuth avait attribué la direction de Parsifal à Arturo Toscanini
(1867-1957), ce dernier prévint Wahnfried sitôt l’arrivée d’Hitler au pouvoir
qu’il renonçait à son contrat. Fritz Busch (1890-1951) fut aussitôt sollicité,
mais il dut renoncer à son tour, cette fois parce qu’il avait été expulsé par
les sbires nazis de son poste de directeur de l’Opéra de Dresde, si bien qu’il décida
à son tour de renoncer à Bayreuth et de s’exiler sans attendre au Royaume-Uni,
où il allait participer à la fondation du Festival de Glyndebourne. Ce sera finalement Richard
Strauss qui se proposera de remplacer à Bayreuth les deux chefs précédemment
retenus. A la demande expresse de Heinz Tietjen, il dirigera également la IXe
Symphonie de Beethoven, seule œuvre admise à Bayreuth aux côtés de celles
du maître des lieux, exécutée cette année-là en souvenir de Siegfried Wagner
mort le 4 août 1930 des suites d’une crise cardiaque. Les représentations du Parsifal
de 1933 furent programmées les 22 et 31 juillet, 2, 10 et 19 août. La scénographie
était la même que celle de la création, en 1882. En 1934, lorsque Strauss âgé
de soixante-dix ans - âge de Wagner à sa mort le 13 février 1883 - reviendra
une ultime fois à Bayreuth, ce sera pour diriger une nouvelle production de Parsifal,
qui, dans la mise en scène de Tietjen et, côté décors, malgré le choix d’Alfred
Roller effectué par Hitler en personne, allait susciter de vives réactions de
la part des fidèles du culte wagnérien, particulièrement des deux filles adultérines
de Richard et Cosima, Eva Bülow-Chamberlain et Daniela Bülow-Thode, qui
lancèrent une pétition en faveur du maintien des décors originels. Richard Strauss
partagera cet été 1934 le pupitre de la « fosse mystique » avec Franz von Hoesslin (1885-1946), ami des peintres Paul Klee
(1879-1940), Vassily Kandinsky (1866-1944) et de l’architecte Walter Gropius
(1883-1969)… A la demande de Winifred Wagner, Richard Strauss, alors président
de la Chambre de la Musique du Reich, plaide auprès de Goebbels la cause de Parsifal afin que l’ouvrage redevienne
l’apanage du seul Festspielhaus de Bayreuth. Cette édition 1934 fut à peine
troublée par la mort le 2 août du maréchal Paul von Hindenburg, dernier
président de la République de Weimar, suivie de ses funérailles deux semaines
plus tard, une mort qui donnait à Hitler les mains totalement libre pour assumer
un pouvoir sans partage avec le titre de Führer.
Winifred Wagner accueille en juillet 1939 Adolf Hitler en uniforme à Bayreuth tandis que d'autres font le salut nazi. Photo : DR
Hitler était depuis dix ans un
familier de Bayreuth, assistant à chaque fois au premier cycle du festival. Il
était même devenu dès son premier séjour de la cité franconienne un proche de
la famille, au point de se mêler de sa vie à force de fréquenter la veuve de
Siegfried Wagner, Winifred, mère des quatre petits-enfants du fondateur de la
dynastie, Wieland, Friedelind, Wolfgang et Verena. Durant ces années, la
belle-fille de Richard Wagner se sera imprégnée des idées nauséabondes du théoricien
du nazisme britannique Houston Stewart Chamberlain, mari depuis 1908 d’Eva von
Bülow, fille adultérine de Richard et Cosima Wagner. Fin septembre 1923, lors
de la première visite de l’ex-caporal de l’armée autrichienne à Bayreuth,
Chamberlain l’accueille tel le Messie, tandis que Winifred tombe rapidement sous
son charme. Il est l’hôte de la demeure familiale, la Villa Wahnfried dans le
parc de laquelle reposent pour l’Eternité Richard et Cosima ainsi que leur
chien terre-neuve Russ. Elle est aussitôt fascinée par cet homme « hors du
commun » qu’elle considère comme un « saint ».
Bayreuth, Adolf Hitler salue le public depuis une fenêtre du Festspielhaus, juillet 1938. Photo : DR
« Mère
parlait [de lui] à notre père sur un ton exalté, lui expliquant combien le
jeune homme attendu était extraordinaire, rapporte en 1944 (vingt-et-un ans
après les faits) la petite fille de Richard Wagner, Friedelind, dans ses
mémoires parues sous le titre Nacht über
Bayreuth (Nuit sur Bayreuth). Un
jeune homme sauta de la voiture et vint à nous. Il avait l’air plutôt vulgaire
avec sa culotte de cuir bavaroise, ses bas en grosse laine, sa chemise rayée de
bleu et de rouge, et sa courte veste bleue qui flottait autour de son torse maigre.
Ses pommettes saillaient au-dessus de ses joues creuses, mais on remarquait
surtout ses yeux bleus qui luisaient d’un éclat extraordinaire. Il avait aussi
l’air à demi affamé. De toute sa personne émanait une sorte de rayonnement
fanatique. […] Dans le jardin, il parla à mes parents du ’’coup’’ que son parti
préparait pour la fin de l’année et qui devait, en cas de succès, lui assurer
le pouvoir. Tandis qu’il développait ses plans, sa voix s’amplifiait, se
colorait, devenait de plus en plus profonde. Bientôt nous nous trouvâmes tous
assis autour de lui, tel un vol d’oisillons charmés par cette musique. Pourtant
le sens de ses paroles nous échappait complètement. Enfin, le jeune homme au
teint de cadavre nous quitta, et l’on nous permit de reprendre nos jeux. Au
déjeuner, mère parlait encore de Hitler et racontait à père comment Frau Edwin
Bechstein avait pris soin de le nourrir et vêtir, de lui apprendre les
rudiments des bonnes manières. » Moins de trois mois plus tard, le 9
novembre 1923, la tentative de putsch d’Hitler à Munich ayant échoué la veille
au soir, le chef des putschistes est incarcéré dans la citadelle de Landsberg
am Leech à Munich où il allait écrire son livre-programme Mein Kampf sur du papier que lui fournira Winifred Wagner… Hitler
retournera à Bayreuth pour les funérailles de Chamberlain en janvier 1927. juillet
Adolf Hitler en 1936 entouré des petits-fils de Richard Wagner, Wieland à sa froite et Wolfgang à sa gauche. Photo : DR
Mort brutalement
d’une crise cardiaque à 61 ans le 4 août 1930, Siegfried Wagner laisse une veuve
avec quatre enfants trop jeunes pour lui succéder. Winifred prend donc la
direction du festival, conformément au testament laissé par son mari. Ce qui
lui vaut l’hostilité des wagnériens traditionnalistes qui dénoncent en elle une
femme étrangère sans compétence musicale. De 1931 à 1944 elle dirigera d’une
main de fer le festival en s’appuyant entre autres sur Heinz Tietjen, Generalmusikdirektor
des théâtres lyriques de Berlin, Wilhelm Furtwängler (1886-1954), directeur des
Berliner Philharmoniker et vice-président de la Chambre de la Musique du Reich
(1933-1934), et surtout Arturo Toscanini, directeur musical du Metropolitan
Opera de New York et du NBC Symphony Orchestra, ce dernier jusqu’en 1933
seulement, le chef d’orchestre italien refusant de retourner à Bayreuth sitôt
Hitler au pouvoir. « Je brûle ou je gèle, la tiédeur je ne sais pas ce que
c’est », dira Toscanini à la suite de son refus de se produire à Bayreuth.
Cette sombre période marque en effet le triomphe du nazisme et de ses idéaux mortifères qui ont définitivement
conquis Winifred dès 1926, date de son adhésion comme membre du parti
national socialiste. Dès lors, la veuve trentenaire transforme Bayreuth en
vitrine artistique du nazisme avec les conséquences désastreuses que cela
impliquera durablement dans la perception de l’œuvre de son beau-père. Jamais
un festival musical n’aura été si étroitement lié à un pouvoir politique.
Winifred, amie intime d’Hitler, encourage ses enfants à appeler ce dernier « Onkel
Wolf » (Oncle Loup). Certains murmurent même que le Führer était amoureux
de sa fervente admiratrice et qu’il aurait songé un moment à l’épouser…
Adolf Hitler dans les jardins de Wahnfried le 26 juillet 1938 entouré de Winifred et de Wieland Wagner, suivis de Heinz Tietjen, Wolfgang Wagner et de deux hauts officiers SS. Photo : Keystone
Tandis qu’elle prépare l’édition de 1933 du Festival de Bayreuth,
Winifred Wagner mesure le désastre financier qui s’annonce en constatant que la
plupart des réservations venues de l’étranger sont annulées. En effet, en raison
de la radicalisation politique de l’Allemagne, les visiteurs étrangers se
détournent de Bayreuth au profit de Salzbourg, tandis que, malgré de nouvelles
mises en scène, les demandes émanant de l’Allemagne-même sont loin de combler
les défaillances de la riche clientèle internationale. En juin, une
conversation avec Hitler permet à Winifred de régler le problème « en
moins d’un quart d’heure ». Sur décision personnelle d’Hitler, les
subventions publiques commencent donc à affluer sur Bayreuth. En cette année 1933,
le ministère de la Propagande par le biais de son titulaire Joseph Goebbels, le
Land de Bavière et l’Association nationale socialiste des enseignants achètent
des billets. En 1934, l’enveloppe accordée par le ministère de la Propagande s’élèvera
à trois cent soixante quatre mille reichsmarks. Adolf Hitler et son ministre de
l’Economie Hermann Göring (1893-1946) suggèrent cette année-là qu’il soit
acheté des billets au Festival via le
Reich et les Länder, afin de les donner à des « personnes dignes ».
Ainsi, le gouvernement du Reich et le Parti nazi appliquent cette idée d’Hitler
en payant des places et en les distribuant sous forme de récompenses. Outre les
achats de billetterie, le Festival reçoit de l’argent pour des radiodiffusions
des spectacles de Bayreuth. De plus, la chancellerie d’Hitler verse directement
entre cinquante mille et cent mille reichsmarks par an pour de nouvelles mises
en scène. Montants auxquels il convient d’ajouter l’exemption de toute taxe
accordée au Festival par le ministère des Finances. En compensation, dès l’édition
1933, aucune décision importante concernant le festival ne peut plus être prise
sans l’assentiment d’Hitler. Pour le cinquantenaire de la mort de Richard
Wagner, Bayreuth est pavoisée en l’honneur du chancelier, avec profusion
d’oriflammes marqués de croix gammées, les portraits du Führer voisinent les
innombrables effigies de Wagner, la nouvelle Allemagne étale naïvement son
audace et ses espoirs. Pendant le séjour d’Hitler, Bayreuth devient un poste
d’observation de choix pour le culte nazi.
Bayreuth 1944, balcon du Festspielhaus. Appel de fin d'entracte joué par la fanfare militaire SS. Photo : DR
« La réception des artistes par
Hitler le soir de la première représentation de Das Rheingold constituait le grand événement de la semaine,
consigne Friedelind Wagner dans ses mémoires. La première année, elle fut
organisée sans aucune étiquette, mais les années suivantes elle était connue
officiellement comme ’’Empfang’’ (Accueil) du Führer. Cette importante affaire
avait lieu à Wahnfried, organisée par mère qui recevait officiellement en
qualité de maîtresse de maison. En envoyant les invitations, elle dut résoudre
un problème compliqué : devait-elle ou non, convier les artistes juifs ou
qui avaient des épouses ou des maris juifs ? Elle décida d’inviter tout le
monde, en espérant que les époux juifs auraient le bon esprit de ne point
venir. Un certain nombre des plus courageux parmi les artistes, dont Herbert
Janssen, quittèrent la ville pour la journée : à leur retour ils étaient
inscrits dans le ’’livre’’ de Hitler. Le Führer n’aimait pas être ’’snobé’’. Mère,
les Goebbels, mes frères et ma sœur, recevaient et présentaient les invités au
Führer. Il était d’abord resté assis parmi les artistes, mais il ne pouvait
supporter plus de cinq minutes une conversation normale. S’étant levé, il avait
transformé une discussion banale en une péroraison de deux heures dans laquelle
il était question de sujets artistiques ou de politique mondiale. » Dans l’enceinte
du Festspielhaus, dans les salles de restaurant où les tables sont prises d’assaut
pendant les longs entractes se montrent des personnalités de haut rang comme le
roi d’Espagne (1886-1941), le roi Ferdinand de Bulgarie (1861-1948), la
princesse Mafalda de Savoie (1902-1944), les ambassadeurs de France et
d’Italie, le prince Auguste-Guillaume de Hohenzollern (1887-1949), la famille
princière de Bavière et nombre de personnalités de choix. « Un
peloton d’infanterie, baïonnette au fusil, rend les honneurs au dictateur, acclamé,
chaque fois qu’il apparaît, avec une violence ardente, mais contenue,
constatait l’ingénieur militaire Jules-Louis-Gaston Pastre (1880-1939) en 1933
dans les colonnes du magazine français La
Revue hebdomadaire. Auprès du dictateur nazi, assez vulgaire, le prince
Auguste-Guillaume, fils de Guillaume II, en uniforme de général
hitlérien ; les femmes font la révérence, les officiers baisent la main du
prince. Ce geste n’est peut-être pas très démocratique, mais l’Allemagne de Hitler
se moque de la démocratie comme d’une noix vide. Un certain jour, le Führer ayant
dû s’absenter, la représentation de Siegfried fut retardée d’une
heure sans explication, parce que tel était le bon plaisir de Son
Excellence ; les Allemands s’exécutèrent ’’sans hésitation ni murmure’’
comme il est dit dans nos règlements militaires. Jamais les Wittelsbach [NDR :
famille régnante de Bavière] n’auraient osé prendre de telles libertés
vis-à-vis de leurs sujets. Autre temps, autres mœurs ! » Pastre
poursuit : « Ah ! On ne ménage guère les Juifs ! On les
accuse de tous les méfaits possibles et imaginables ; destructeurs,
négateurs, révolutionnaires-nés, usuriers, transportant en tous lieux le
désordre intellectuel et moral, éternels colporteurs de la révolution humaine…
J’en passe. En revanche, plusieurs Allemands m’ont affirmé que si on avait pris
de strictes mesures pour préserver l’Allemagne du ’’virus juif’’ (sic),
il n’y avait eu ni violences ni sévices. Opinion que, naturellement, je n’ai pu
contrôler. De même on a expulsé d’Allemagne les ’’brutes intellectuelles’’ :
entendez les écrivains soupçonnés de quelque sympathie pour Israël. »
Bayreuth 1937, Villa Wahnfried, Winifred Wagner et ses fils entourant Adlof Hitler, accompagnés de représentants de la SA et des SS. Photo : DR
Loin
de souffrir du second conflit mondial, Bayreuth ne connaitra aucun problème
pendant toute la durée du joug nazi, le festival bénéficiant de l’entier et
constant soutien du Führer. Exonérée de toute taxe, la manifestation profite
des largesses personnelles du Führer. Le Festspielhaus est assuré d’être
toujours plein grâce à la billetterie que distribue généreusement le parti à ses
affidés et sympathisants, qu’ils soient officiers, soldats méritants,
employés ou héros de guerre. A partir de 1936, l’année des Jeux Olympiques de Garmisch-Partenkirchen
et de Berlin, le festival affermit son statut de manifestation annuelle pour
satisfaire Hitler qui ne saurait passer un été sans entendre un opéra de Wagner
à Bayreuth. En 1937, Hitler, pour assister aux représentations, quitte son
uniforme kaki pour revêtir l’habit sombre et la queue de pie. L’écrivain Thomas
Mann (1875-1955), fervent wagnérien exilé volontaire se désole de constater que
ce temple de l’art absolu est devenu le théâtre de cour du Führer. Etonnement,
quelques artistes juifs comme les basses Alexander Kipnis (1891-1978) ou
Emanuel List (1888-1967), continuent d’y chanter, à l’instar du ténor Max Lorenz
(1901-1975) dont l’épouse est juive. Contrairement à ce que l’on pourrait
croire a priori, la période Winifred Wagner a été synonyme d’un certain
renouveau sur le plan artistique. Le chef d’orchestre et metteur en scène Heinz
Tietjen se révèle en effet un directeur artistique novateur aux côtés du
décorateur Emil Preetorius (1883-1973). Il opère une modernisation certes
prudente mais qui tente de rompre avec l’historicisme auquel le public wagnérien
demeure fermement attaché. Durant ces années, Wieland Wagner, fils aîné de Siegfried
et de Winifred, s’impatiente et supporte mal d’être soumis à la gestion de Tietjen.
C’est en effet à lui que doit revenir la direction du festival et il aimerait
prendre le pouvoir au plus tôt en renversant « la vieille génération ».
Les événements lui permettront bientôt de donner une nouvelle impulsion au
Festival de Bayreuth...
Bayreuth 1941, « La Ville de Richard Wagner salue les invités du Führer ». Photo DR
Mais en attendant, si Wieland est exempté de toute obligation
militaire, les contacts personnels de sa mère avec le Führer n’ont pas empêché
son frère Wolfgang d'être enrôlé dans le service du travail puis dans la
Wehrmacht, une fois ses études secondaires terminées. Le fils cadet servira donc
dans l’armée, sans grand enthousiasme patriotique cependant, comme il rappellera
plus tard l’intéressé. Au cours de la campagne de Pologne en 1939, il est
grièvement blessé à la main et à la cuisse par une salve de mitrailleuse. Le 23 juillet 1940, fort de sa victoire sur la France,
Hitler se rend à Bayreuth. Ce sera pour la dernière fois… Lors de la
première grande manifestation culturelle après la campagne de France, le Führer
assiste au seul Götterdämmerung. A
l’issue de la représentation, il salue Winifred Wagner en disant : « J’entends
bruisser les ailes de la déesse de la victoire ! » Puis il quitte Bayreuth en
train blindé… De ce jour, Winifred ne reverra plus jamais son cher « Wolf »…
Bayreuth, soldats nazis dans le hall du Festspielhaus. Photo : DR
Néanmoins, le festival perdure sous la bannière nazie jusqu’au 9 août 1944, date
à laquelle il est interrompu par l’état de « guerre totale » décrété
par Goebbels au terme d’une série de douze représentations des Meistersinger
von Nürnberg dirigées tour à tour par Wilhelm Furtwängler puis par Hermann
Abendroth (1883-1956), avec pour spectateurs des invités du Führer et du
ministère de la Propagande, tous membres de la Wehrmacht et ouvriers des usines
d’armement. Le 5 avril 1945, une bombe américaine détruit en partie la Villa
Wahnfried, tandis que le Festspielhaus échappe miraculeusement à la destruction
et que l’avenir du festival est fortement compromis…
Bruno
Serrou
Sources :
Friedelind Wagner, Heritage of Fire (Harper
Edition, 1946/version française Héritage
de feu, Editions Plon 1947) ; Brigitte Hamann, Winifred Wagner oder Hitlers Bayreuth (Piper Edition, 2002)