samedi 28 avril 2018

Louis Andriessen, entretien avec le compositeur hollandais (1995)


Louis Andriessen (né en 1939). Photo : (c) Francesca Patella

Compositeur hollandais, né à Utrecht le 6 juin 1939, fils, neveu et petit-fils de compositeurs, Louis Andriessen reste peu connu en France. Le 10 mars 1995, sa musique faisait sa première apparition dans une salle de concert française, grâce à l’Ensemble Intercontemporain qui donnait De Staat, œuvre des années 1970 inspirée de La République de Platon écrite par un musicien encore engagé dans la protestation politique. Le label Nonesuch publiait au même moment De Stijl, partition dans la généalogie de Steve Reich. Je profitais de ce double événement pour le rencontrer une première fois.

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Photo : DR

Bruno Serrou : Vous êtes francophile. Pourtant, au moment de votre naissance, voilà cinquante-cinq ans [NDR : en 1995], vos confrères hollandais étaient plutôt sous influence germanique.
Louis Andriessen : L’ascendance allemande en Hollande est moins forte au XX° siècle qu’au XIX°. En revanche, après la Seconde Guerre mondiale, l’influence américaine en Hollande a été très forte. Mon père était contre la culture romantique germanique. Ce qui n’était pas seulement dû au fait que nous soyons catholiques dans un pays à majorité protestante. Il appréciait l’élégance française dans la musique. Il est l’auteur d’un ouvrage sur César Franck, il a pris le thé avec Albert Roussel, il parlait d’Ernest Chausson, recevait Igor Stravinski... Son frère, autre compositeur important en Hollande, est de la génération Francis Poulenc, Darius Milhaud. En fait, mon père a exercé une sorte de dictature sur la musique batave : chef d’orchestre, tout le monde faisait ce qu’il voulait. .

B.S. : De ce fait, votre père a-t-il eu quelque influence sur vos débuts de compositeur ?
L.A. : J’étais l’un des premiers compositeurs sériels de Hollande. Le successeur de mon père, directeur du Conservatoire de La Haye, était une sorte de René Leibowitz hollandais, le premier à y promouvoir la Seconde École de Vienne. Jusqu’en 1963, j’écrivais de la musique sérielle. En 1958, mon frère est revenu des Etats-Unis avec un stock de disques de jazz. Cette musique, pour moi, a rapidement compté davantage que celle d’Arnold Schönberg. Anton Webern était à part. La première de mes œuvres que j’ai gardée est un Rondo pour piano. Il a été édité dans un collectif de pièces pour piano en 1954. J’avais quatorze ans.

Louis Andriessen entouré de Paul McCartney (à gauche) et de Luciano Berio (à droite). Photo : DR

B.S. : Qu’est-ce qui vous a incité à vous rendre en Italie et à travailler avec Luciano Berio ?
L.A. : En 1961-1962, trois grands noms régnaient sur la musique nouvelle : Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, Luciano Berio. Boulez enseignait à Bâle. L’un de mes amis était déjà son élève. Travaillant à Cologne, Stockhausen était trop près de chez moi. Finalement, mon éducation latine m’a poussé à opter pour Milan. Luciano [Berio] n’avait guère d’expérience de pédagogue à l’époque. Tout en jouant beaucoup aux cartes avec lui, j’ai rencontré l’écrivain Umberto Ecco, avec qui j’ai parlé politique, émancipation de la femme... Nous avons cependant bien avancé sur le plan technique, grâce aux analyses de Berio. Mais ce que je retiens surtout de cette époque, c’est la culture générale que j’ai pu acquérir, et le fait d’avoir travaillé avec l’épouse de Berio, la cantatrice Cathy Berberian, dont j’ai été l’accompagnateur. Un peu plus tard, j’arrangeais quatre petites chansons dans différents styles : style Fauré, style Ravel, style Purcell. Notre génération avait alors tendance à se focaliser sur la citation, le collage d’œuvres d’origines diverses dont l’une des apothéoses devait être la Sinfonia  de Berio. A La Haye, j’avais acheté un disque du groupe 66, que j’ai fait écouter à Luciano en lui disant : « Ce sont les chanteurs dont nous avons besoin ». C’était en 1964, à Berlin, où une bourse américaine avait conduit Luciano et où je le suivais. Peu après, je décidais de rentrer en Hollande.

B.S. : C’est alors que vous avez découvert les Etats-Unis, grâce à votre frère. Qu’est-ce que ce séjour vous a amené ?
L.A. : George Gershwin, Leonard Bernstein, Nat King Cole, Charlie Parker... Nous avions connu le jazz à la Libération, deux programmes de la radio hollandaise lui étaient consacrés. Mon père était un homme très progressiste, qui nous laissait toute latitude d’écouter ce que nous voulions, notamment le tout nouveau be-bop.

B.S : Vous sentez-vous particulièrement marqué par les Etats-Unis ?
L.A. : Je ne pense pas que ma musique ait été particulièrement marquée par l’Amérique. Lorsque l’on écoute par exemple De Staat, il n’y a pas la moindre trace de jazz. Seule particularité par rapport aux compositeurs européens de l’époque, une écriture qui n’a que peu à voir avec la complexité moderniste de Schönberg. Il y a aussi l’influence du gamelan, d’Edgar Varèse, de temps en temps, de Stravinski aussi.

Un proche de Louis Andriessen, le clarinettiste compositeur de jazz américain Evan Ziporyn 

B.S. : De quel Stravinski s’agit-il ?
L.A. : Il n’y en a qu’un... j’ai écrit un livre avec un ami sur Stravinski, L’horloge apollinienne, où je dis que faire la différence entre les périodes de Stravinski diminue l’intérêt, la connaissance de sa musique. On a toujours eu la même attitude face à la musique, un comportement « classique ». La musique est considérée comme un objet. Certains de ses éléments permettent de concevoir des pièces plus plastiques qu’expressives, comme l’ont fait Henry Purcell, Wolfgang Amadeus Mozart, Jean-Sébastien Bach... Cela diverge complètement de la ligne romantique allemande, essentiellement expressionniste. Dans De Staat, ce qui est peut-être américain, c’est la mesure répétitive. Mais la thématique politique est fondamentalement européenne. Il ne se trouve pas de compositeur américain qui ose penser utiliser des textes aussi lourds que ceux de Platon. J’utilise des extraits de La République  dans lesquels Platon se demande ce que la musique a à faire avec l’État. La cité de Platon totalitaire, mais le totalitarisme n’a pas d’exclusive.

B.S. : Comment vous situez-vous par rapports aux différents courants contemporains ?
L.A. : Une anecdote : je donne chaque année des cours à l’Université de Yale. Un jour, durant une discussion, est venue la question suivante : Andriessen est-il moderniste ou postmoderniste ?... Voilà deux ans, j’assistais à un concert à Vancouver. Dans un magasin, j’étais appelé « le compositeur post-moderne ». C’est ridicule ! Le sens du terme post-moderne est complexe... Les post-modernes ont l’ambition d’être plus modernes que les modernistes. C’est anecdotique. En fait, je me sens bien avec les compositeurs qui, dans l’histoire, ont toujours été ouverts sur leur environnement, qui utilisent ce dont ils ont besoin pour exprimer leur propre personnalité. Dans la musique, il y a toujours eu continuité historique. Elle avance certes grâce à la polémique avec le passé. Mais, si l’on apprécie ma musique aux États-Unis, c’est peut-être en raison d’une combinaison de l’avant-garde américaine, notamment les répétitifs, que je rejette désormais - De Staat  a déjà vingt ans ! -, avec un chromatisme européen. Mes pièces sont beaucoup plus chromatiques que celles des Américains.

Photo : DR

B.S. : Ne pensez-vous pas que, après une certaine dictature tonale, l’arrivée de la dictature postsérielle, qui s’imposait aux dépends de la précédente, la nouvelle génération s’affirme au fond tout aussi excessive que les précédentes, rejetant catégoriquement l’avant-garde qu’elle juge désormais académique ? Ne pensez-vous pas que chaque école, chaque style, chaque philosophie s’enrichissent les unes les autres et permettent ensemble d’avancer ?
L.A. : Au fond, l’important est de savoir que dans tous les mouvements il y a de bons et de mauvais compositeurs. Dans l’histoire, il est facile de dénombrer les pièces qui sont vraiment au cœur des choses. Compositeur, l’on est obligé de renouveler la musique. Parfois, nous donnons le sentiment que tout est plus simple qu’avant. Mais les choses finissent par évoluer différemment. Un exemple : après le maniérisme de Carlo Gesualdo, qui confine au génie, la tonalité est apparue plus simple, notamment avec le premier opéra écrit en ré mineur. Ainsi, de temps en temps, il apparaît des paliers qui permettent de respirer, à la manière des cages d’escalier.

B.S. : La « nouvelle musique » est-elle pour vous davantage une question de vocabulaire qu’un mode de pensée ?
L.A. : Une langue, puisqu’elle possède vocabulaire, matériau, mots, phrases, technique... C’est aussi un nouveau comportement. Ce qui choque le plus les modernistes est que la musique est beaucoup plus terrienne, physique, concrète, naturelle. Que je me sois développé sur cette voie n’a que peu à faire avec l’américanisme. Il s’agit en fait davantage d’une intuition naturelle en réaction contre l’expressionnisme allemand. Ce qui ne veut pas dire que ma musique n’est pas passionnée. Il s’y trouve au contraire une grande expressivité, beaucoup d’émotion, de passion, comme chez Bach.

Louis Andriessen avec Mariss Jansons en répétition au Concertgebouw d'Amesterdam. Photo : DR

B.S. : Ne trouvez-vous pas que le jazz s’est un peu assoupi, aujourd’hui ?
L.A. : Pas tant que cela. Du moins pas en Hollande. A Amsterdam, beaucoup de musiciens improvisent. Le free jazz devient presque aussi moderniste que l’avant-garde musicale. Des compositeurs écrivent pour des groupes de jazz. Nous vivons aussi une réelle renaissance du be-bop, des formes authentiques du jazz. Ces deux tendances se battent un peu l’une contre l’autre.

B.S : Le théâtre compte aussi beaucoup pour vous…
L.A. : J’ai toujours écrit pour le théâtre. A quatorze ans, j’écrivais pour une pièce de marionnettes. J’ai constamment travaillé pour la danse, le théâtre dramatique.  Je pense que la musique se déploie pleinement quand elle est entourée des autres modes d’expression, d’un environnement culturel : l’église, le théâtre, la danse. Le concert est une invention de la bourgeoisie allemande, c’est pourquoi ce concept ne peut être bien [rires]. J’ai cessé d’écrire pour grand orchestre en 1968. En Hollande, ma génération a changé les habitudes des musiciens. De nombreux ensembles, y compris d’improvisation et de jazz, se consacrent à la musique nouvelle. Une vingtaine à Amsterdam. Petits et grands. Ils sont mes amis, et aiment jouer ma musique. Si je décide d’écrire de grandes pièces pour cinquante musiciens, par exemple pour l’Opéra, avec Peter Greenaway, dans Rosa créé en novembre dernier [1994], je  mets deux orchestres ensembles.

B.S. : Dans vos œuvres, vous utilisez guitares électriques, synthétiseurs. Que pensez-vous de l’immixtion des instruments rock au sein de l’orchestre classique ? La rock music est-elle importante pour vous ?
L.A. : Elle l’est, en effet... Je pense avoir personnellement contribué au développement de la guitare basse. En Hollande, il y a d’excellents bassistes. J’en suis heureux. On peut dire que j’ai beaucoup aidé à l’émancipation des instruments rock. En France, vous avez des saxophonistes formés dans vos conservatoires, mais leur tort, à mon avis, est leur articulation fondamentalement différente de celle dont j’ai besoin, parce qu’ils sont loin de l’influence des musiciens de jazz afro-américains. Maintenant, en Hollande, dans les conservatoires, on étudie le saxophone et les gens sont parfaitement capables de jouer à la fois dans cet esprit et dans le style français.

Rosa, la mort d'un compositeur de Louis Andriessen et Peter Greenaway. Photo : DR

B.S. : Vous travaillez beaucoup avec  le cinéaste Peter Greenaway.
L.A. : Pas au cinéma. Je suis un peu méfiant vis à vis du cinéma. Je n’aime pas le son des films et des salles. Je n’apprécie pas davantage le disque. Ce que j’aime, ce sont les musiciens qui jouent live. L’aspect physique du jeu, surtout si l’œuvre est difficile, est très important. Dans les groupes que j’ai fondés dans les années 1970, j’étais pianiste, mais il n’y avait pas de chef. Maintenant, s’il y en a, ce sont toujours les musiciens qui décident. A Amsterdam, je suis entouré d’improvisateurs incroyables. Nul besoin d’écrire ! C’est moi qui ai poussé Peter Greenaway vers le théâtre. J’ai appris à l’Opéra de Hollande qu’il avait l’intention de mettre des opéras en scène. Lorsque je reçus en Angleterre la commande d’un film vidéo consacré à Mozart, c’est Greenaway qui en était le réalisateur. Je lui demandais alors s’il serait intéressé par un opéra. Nous avons parlé de divers sujets, avant d’aboutir sur Rosa. Il s’agit de l’histoire d’un compositeur qui servira de fil conducteur d’une série d’ouvrages lyriques. C’est Greenaway qui en a eu l’idée du sujet. Notre héros est un compositeur d’avant-garde qui devient spécialiste de la musique de westerns [NDR : à l’instar d’Ennio Morricone].

B.S. : Vous qui êtes francophile, pourquoi ne venez-vous pas plus souvent en France ?
L.A. : Cette question est pour un peu pénible. Je pense que la cause principale est le règne du modernisme, c’est-à-dire la ligne Wagner, Schönberg, Boulez. Tandis qu’ailleurs, par exemple en Hollande, au Canada, en Pologne, il est clair qu’il y a autre chose à faire maintenant. Aux États-Unis, j’enseigne à l’université de Princeton, et l’université Columbia vient de me proposer un poste. Que souhaiter de plus ? Etre joué par l’Ensemble Intercontemporain m’honore et me surprend à la fois. Depuis vingt ans, je ne suis plus répétitif. Rosa, créé à Amsterdam, dure cent minutes et se fonde sur un leitmotiv de quatre notes. Pour moi, il s’agissait de faire l’expérience de l’accessibilité tout en composant une œuvre longue.

                                                                                                                                              Recueilli par Bruno Serrou
                                                                                                                                               Paris, le 9 mars 1995


vendredi 27 avril 2018

Devenir musicien professionnel (1995)


Chanteurs solistes, musiciens d'orchestre et musisiens choristes réunis  sur un même plateau de salle de concert. Photo : DR

Je prends aujourd’hui l’initiative de publier ici une enquête que j’ai réalisée en 1995 pour le magazine Info Spectacle destinés aux professionnels du spectacle aujourd’hui disparu consacrée à la formation des musiciens professionnels. Malgré le sort divers des personnes interrogées, l’actualité du sujet reste constante, et peut même servir à constater si évolution il y a ou pas, et peut servir de base pour des débats.

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Le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. Photo : (c) CNSMDP

Plus de deux millions d’apprentis musiciens pour quelques centaines d’emplois vacants par an. Plus encore que toute autre discipline artistique, la musique connaît un engouement considérable auprès du grand public. En son sein, beaucoup souhaitent aborder le métier de musicien. Mais il en est de ce secteur comme des autres professions artistiques : beaucoup d’appelés, peu d’élus. D’autant que la concurrence n’est pas seulement d’ordre hexagonal, mais aussi mondial, la musique étant le langage universel par excellence. Mais il en est heureusement de la musique comme de la philosophie, de l’histoire ou des mathématiques : tout le monde n’entend pas devenir un professionnel de chacune des matières du cursus scolaire. La musique est aussi question de culture générale, de plaisir, de divertissement.

Si le spectacle vivant ne connaît guère en France les faveurs du grand public, surtout la musique (soixante et onze pour cent des Français n’ont jamais assisté de leur vie à un concert de musique classique, soixante-seize pour cent à un spectacle de danse), les conservatoires ne désemplissent pas. Au point que les infrastructures apparaissent pour le moins inadaptées, sinon insuffisantes. S’il est recommandé d’éviter les petits établissements privés, Ecoles municipales, Conservatoires nationaux de région, les deux Conservatoires nationaux supérieurs de musique et de danse constituent en France la filière naturelle de tout apprenti musicien. Et les listes d’attente sont sans fin, au point que si les capacités d’accueil étaient doublées, elles ne suffiraient pas pour répondre à la demande. Pourtant, et tous les apprentis musiciens le disent, la notion d’étudiant en musique est loin d’être entrée dans les mœurs. Peu de gens en effet conviennent que les études musicales débouchent sur des métiers, comme l’attestent quantité de témoignages d’adolescents qui, lorsqu’ils disent étudier dans un conservatoire, ne reçoivent pour toute réponse de leur interlocuteur : « A part ça, que faites-vous comme études ?... »

Motivation

Instrumentiste, chef d’orchestre, chef de chœur, chanteur, chef de chant, accompagnateur, compositeur, professeur, musicien intervenant en milieu scolaire, répétiteur, régisseur, administrateur, directeur artistique, directeur de conservatoires et autres institutions, ingénieur du son, informaticien, musicologue, impresario, journaliste... Les métiers de la musique ne manquent pas. Certains requièrent davantage de compétences que d’autres, trop souvent confiés à des amateurs plus ou moins éclairés, y compris à quelques énarques en mal d’affectation. Si les études musicales ne sont généralement pas considérées comme sérieuses, les candidats aux professions musicales s’avèrent de plus en plus nombreux. Le désir de l’enfant dès son plus jeune âge et celui de ses parents de faire de la musique est à parité. « Les motivations des familles sont la volonté de donner à l’enfant la possibilité de s’exprimer par le biais de la musique. Mais elles ne savent généralement pas par quel instrument commencer, constate Gérard Torgomian, violoniste à l’Opéra de Paris, professeur au Conservatoire municipal du XI° arrondissement de Paris. Les parents ne réalisent pas combien le travail de l’instrument est exigeant. Lorsque je constate que l’enfant n’est pas motivé, je lui conseille après un an d’étude de changer d’instrument. Il n’y a donc pas d’échec total dans ma classe. Ce n’est surtout pas aux parents de dire que leur progéniture souhaite devenir musicien professionnel mais aux enfants eux-mêmes d’en exprimer la volonté. »

Le Conservatoire municipal Charles Münch du XI° arrondissement de Paris. Photo : (c) Mairie de Paris

La base des structures pédagogiques de toute formation professionnelle est le conservatoire municipal. Au nombre de huit cents en France, ils réunissent chacun plus d’un millier d’élèves. A cela s’ajoutent quelques deux mille cinq cents écoles de musique. « Sur deux cents élèves, seuls un ou deux peuvent éventuellement devenir professionnels, avertit Gérard Torgomian. Sans donner de faux espoirs à ceux que j’estime capables de poursuivre leur apprentissage au-delà des classes enfantines, je les prépare aux auditions et concours d’admission aux Ecoles nationales de musique et Conservatoires nationaux de région. » Pour Torgomian, la France dispose d’un système éducatif performant apte à fournir de bons professionnels. Le seul vrai problème, c’est que l’Education nationale n’offre pas assez de temps aux enfants pour travailler la musique. « Si les élèves avaient la possibilité de travailler davantage, les résultats seraient bien meilleurs. Et plus les apprentis musiciens sont nombreux, plus on décèle de gens valables. Les listes d’attente dans les conservatoires s’allongent, et ceux qui ont la chance d’y être n’ont pas les moyens de travailler, car les classes à horaires aménagés sont quasi inaccessibles parce que trop rares. Cours, devoirs, instrument, chorale, solfège, orchestre deux à trois fois par semaine... L’activité du jeune musicien est aussi chargée que celle d’un ministre, sourit Torgomian. Du coup, l’outil pédagogique a beau être bien adapté et performant, les enfants sont trop occupés par ailleurs par les études générales. En Allemagne, Grande-Bretagne, Italie, Russie, les cours sont dispensés par demi-journées ce qui permet à l’enfant de poursuivre à l’extérieur de l’école une activité quasi professionnelle. »

Ne pas retarder l’échéance de l’échec

Le Conservatoire à rayonnement régional de Paris, rue de Madrid. Photo : CRRP

Riche de onze cents élèves, dirigé par Jacques Taddei, pianiste, organiste titulaire de la tribune de l’église Sainte-Clotilde à Paris, directeur du Festival d’Art Sacré de la Ville de Paris, membre du comité d’organisation du Concours Long-Thibaud dont il fut lauréat en 1973, le Conservatoire de Région de Paris propose une formation scolaire et artistique complète aux enfants du cours élémentaire deuxième année jusqu’au cycle de formation professionnelle qui, à terme, « favorise leur insertion dans la vie active ». « Nous avons signé des contrats avec des classes à horaires aménagés. Quatre cents enfants en bénéficient, note Jacques Taddei. Tous ne feront pas une carrière, mais nous leur donnons la possibilité d’essayer d’y parvenir. Mais, s’ils ne réussissent pas dans la musique, ils peuvent réintégrer à tout moment le cursus scolaire normal, car ils en savent au moins autant que leurs amis qui ont suivi une scolarité classique. Nous agissons comme s’ils devaient devenir des professionnels. Leurs professeurs les font travailler dans les mêmes conditions que s’ils étaient en cycle supérieur. Et comme notre conservatoire marche bien, nous avons les meilleurs professeurs du marché. Que les enfants réussissent ou non, je n’y suis pour rien. Il faut être clair avec parents et enfants : s’ils n’ont pas les capacités, ce n’est pas la peine d’insister. On n’ose pas toujours dire la vérité. C’est tragique, car c’est repousser l’échéance de l’échec. »

Comme pour le CNSM qui est accessible à tous pourvu qu’ils satisfassent aux exigences du concours d’entrée, le CNR [aujourd’hui CRR] de Paris recrute ses élèves de cycle supérieur par voie de concours, sans exiger les moindres diplômes ou récompenses d’école de musique ou de conservatoire municipal. « Si l’on m’a nommé ici c’est pour que les conservatoires municipaux parisiens aient pour vocation de remplir le CNR, rappelle Jacques Taddei. Ce qui n’est pas tout à fait le cas. En fait, leur vocation est de dispenser une formation musicale au plus grand nombre. Pour ma part, je ne regarde pas qui se présente ici. Les trois quarts de nos candidats ont déjà une médaille d’or d’un CNR de la région parisienne ou de province. Ils viennent chercher ici un enseignement, un perfectionnement, un prolongement à leurs études musicales, en raison de la qualité de notre enseignement. Je leur signe un diplôme qui est le même que celui qu’ils ont déjà en poche, puisque tous les CNR sont logés à la même enseigne. C’est tout de même une attitude intelligente de leur part puisque, finalement, c’est pour eux-mêmes qu’ils se présentent chez nous. » Lorsqu’on lui demande s’il n’y a pas de concurrence, de « doublonnage » entre le CNSMD de Paris et le CNR de Paris, qui lui a succédé dans les murs de la rue de Madrid, Jacques Taddei répond que les « étudiants choisissent un conservatoire pour la qualité de l’enseignement qui y est dispensé. Quand Marie-Claire Alain enseignait au Conservatoire de Rueil-Malmaison, poursuit-il [Taddei en était alors le directeur], les élèves venaient pour elle, pas parce que Rueil est la plus belle ville du monde ! Au CNSMD, ils ont d’autres moyens que nous. Si j’ai pour ma part mis en place un cycle de Formation professionnelle, c’est parce que le cycle supérieur terminé, je pense que ces jeunes ne sont pas encore prêts à entrer dans la vie professionnelle. Nous leur proposons une formation aux métiers de l’orchestre, de direction de chœur, des départements de musique ancienne, de pédagogie et d’instrument. Certes, notre ambition d’aider les gens à entrer dans la vie professionnelle est comparable à celle du CNSMD. Le département instrumental est cependant beaucoup plus petit chez nous. Si j’ai choisi harpe, orgue, piano, quatuor à cordes, c’est parce que j’ai voulu profiter de la présence de grands professeurs pour préparer des élèves aux concours internationaux. » 

Humanités

« L’embouteillage dans les conservatoires est considérable, ne peut que constater le compositeur Michel Decoust, inspecteur de la Musique au ministère de la Culture. Mais il ne faut pas se bercer d’illusions : seuls quatre pour cent des prix de conservatoires, y compris ceux du CNSMD, pourront envisager de se destiner à une carrière de musicien. Quelques autres enseigneront. » Autre constat, le niveau de qualification des diplômes n’a pas évolué ces vingt dernières années. Mais les débouchés s’élargissent, notamment grâce à l’Europe. « Aujourd’hui encore, la moitié des candidats aux concours de recrutement organisés par les orchestres sont des médaillés d’or de conservatoires régionaux, rappelle Michel Decoust. Mais le niveau de qualification s’avère de plus en plus élevé, car l’on voit se présenter de plus en plus de Premier prix de Conservatoire National de Musique et de Danse de Paris et de Lyon, et les appels d’offre sont désormais largement ouverts à l’échelle internationale. »

Si l’image des professeurs de conservatoire est un peu brouillée, il ne faut cependant pas sous-estimer ce métier dont l’importance est capitale. Les titres ne sont pas légion, et l’organisation des concours se fait en fonction des besoins des conservatoires en professeurs. Il faut parfois attendre jusqu’à cinq ans pour certains instruments. La France ne dispose que de quelques CEFEDEM (Centres d’études et de formation à l’enseignement musical, qui faillirent être supprimés). « Ce qui serait d’autant plus regrettable qu’ils ne sont ouverts qu’aux bacheliers titulaires d’une médaille d’or de conservatoire et proposent un cursus diplômant fixé selon le modèle universitaire », regrettait voilà quelques mois Simone Dubreuil, alors présidente de la FNAPEC, Fédération nationale des associations de parents d’élèves des conservatoires et écoles de musique, qui regroupe plus de deux cent cinquante associations de parents d’élèves de France et des DOM-TOM. Cette fédération s’est donnée entre autres pour mission la restructuration et la professionnalisation de l’enseignement dans les écoles de musique. C’est elle qui a œuvré pour la création d’un second Conservatoire national supérieur de musique et de danse à Lyon, pour l’obtention de la sécurité sociale des étudiants musiciens et danseurs, pour la mise en place du Diplôme d’Etat (D.E.) des professeurs de musique, etc. L’Association se bat aujourd’hui pour que les musiciens professionnels puissent acquérir un bagage intellectuel incontestable. « Qu’est-ce qu’un Premier prix de Paris ? C’est un papier sur une carte de visite, déclarait Simone Dubreuil en avril 1995 (1). En Belgique, en Grande-Bretagne, en Allemagne, il faut le baccalauréat. Pas pour entrer au CNSMD de Paris. Combien de professeurs disent encore à leurs élèves de ne pas passer le bac, qui prend trop de temps à la musique ? On a trop peur de rater le génie... Or, à 14 ans, il est très rare d’avoir le bac ! Chez la majorité de nos voisins, les écoles de musique ne sont ouvertes qu’à ceux qui ont leur diplôme de fin de scolarité. Et en définitive, ils forment d’aussi bons musiciens que la France ! »

Le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon. Photo : (c) CNSMDL

Diversifier l’enseignement

Pourtant, sur le modèle établi par le CNSMD de Lyon qui se conforme depuis sa création au modèle universitaire, adoptant le système des unités de valeur, obligatoires et facultatives, le CNSMD de Paris, qui fête en ce mois de décembre 1995 son bicentenaire, vient de voir son diplôme homologué par l’Education nationale qui l’assimile à un niveau bac+4. Ainsi, les mille deux cents élèves du Conservatoire sont-ils désormais considérés comme des étudiants à part entière. « Ce qui est bien pour les équivalences universitaires, se félicite son directeur, le compositeur Marc-Olivier Dupin. Il faut être sérieux à l’égard de la formation des musiciens et danseurs professionnels parce que l’Europe n’a plus les capacités d’absorber de musiciens moyens ! » Sortant de sa tour d’ivoire depuis son installation au cœur de la Cité de la Musique, et devant la forte concurrence internationale à laquelle sont confrontés les musiciens, le CNSMD de Paris, avec ses mille huit cents candidats venus du monde entier pour deux cents à trois cents places disponibles par an, ambitionne de devenir l’institut de formation à tous les métiers de la musique et de la danse, si l’on en croit l’ambitieux projet de son directeur. « Si nous ne demandons pas à nos étudiants d’avoir leur baccalauréat, nous pensons que c’est important. Soixante-cinq pour cent de nos élèves sont bacheliers, soit davantage que la moyenne nationale. Mais certains sont trop jeunes pour l’avoir. C’est pourquoi nous avons signé un partenariat avec un collège de proximité pour des classes à horaires aménagés destinés à nos élèves en âge scolaire. Nous avons aussi mis en place l’enseignement des langues. Nous diversifions également nos enseignements. Après avoir ouvert des départements jazz, musique ancienne, danse contemporaine et une formation d’ingénieur du son, nous devenons d’une grande exigence dans les classes d’instrument pour obtenir un juste équilibre entre la spécialisation, la culture musicale et la culture générale. Nous avons également mis en place un département pédagogie qui prend de plus en plus d’importance et permet de former des enseignants pourvus du C.A. A terme, nous avons aussi l’ambition de former des directeurs de conservatoire et, éventuellement, des administrateurs d’orchestres et d’institutions musicales. »

Autre préoccupation majeure de Marc-Olivier Dupin, l’insertion professionnelle des élèves du Conservatoire. « Cela comprend, dit-il, des éléments de formation et de sensibilisation qui, dans un contexte professionnel difficile, doivent se placer avant l’obtention du prix, et des actions après le diplôme à l’échelon du perfectionnement, voire de façon plus informelle pour nos anciens élèves. Dans le cadre de l’apprentissage, nous avons beaucoup insisté pour que les interprètes aient une plus forte expérience de la scène. Nous nous sommes en effet aperçus que beaucoup de jeunes musiciens et danseurs se trouvaient handicapés dans leur relation au public. Nous avons aussi entrepris diverses actions comme les résidences de compositeurs, de chefs d’orchestre, de chanteurs, des collaborations avec des théâtres, etc. Nous initions des actions ponctuelles qui permettent d’ouvrir des portes, de créer des passerelles avec l’univers professionnel. Nous essayons de développer l’information interne, en restructurant les services administratifs et documentaires de la maison dans le but de créer un pôle susceptible d’informer, renseigner, former nos étudiants à une approche professionnelle. Ainsi, nous avons commencé à organiser des rencontres avec agents artistiques, spécialistes des questions de droits d’auteur. Nous voulons ramener la pédagogie vers la profession. Il ne s’agit cependant pas d’enseignements au sens propre du terme, mais d’une offre de services mettant à disposition un ensemble de documents sur les concours, les stages, les places disponibles dans les orchestres, les conservatoires, etc. Nous avons aussi une mission de conseil dans les choix des institutions internationales, et nous souhaitons aider nos étudiants à trouver concerts et engagements dans les compagnies chorégraphiques. »

Bref, ce que souhaite Marc-Olivier Dupin pour les années à venir, ce n’est pas une croissance de la qualité des musiciens qui se maintient à un niveau d’autant plus élevé que le réservoir d’apprentis musiciens est plus important que jamais, mais une augmentation de la durée des études au sein de son établissement afin d’élargir le cursus scolaire afin d’étoffer les matières indispensables à la formation complète du futur musicien. « Les études durent actuellement entre trois et cinq ans auxquels s’ajoutent deux ans de cycle de perfectionnement, précise Marc-Olivier Dupin. Nous sommes en train d’étudier la possibilité d’une homologation de niveau I, c’est-à-dire de niveau doctorat, comme c’est déjà le cas dans les universités américaines ou allemandes. Mais, devant la diversité des connaissances et des compétences demandées aux jeunes musiciens, il nous faut envisager un allongement des études au sein du Conservatoire. » Marc-Olivier Dupin pense en effet que, face à la diversité croissante des possibilités offertes à un musicien de s’exprimer (multiplication des orchestres baroques ou des ensembles de musique contemporaine par exemple), il n’est pas utile de renforcer la sélection et de réduire les effectifs du Conservatoire, mais plutôt de renforcer la formation générale, donc de la déployer sur davantage d’années.

Ecole normale de musique de Paris. Photo : (c) ENM

Technique de plus en plus solide, musicalité toujours rare

Fondée en 1919 par le pianiste Alfred Cortot, qui la dirigea jusqu’à sa mort en 1961, riche aujourd’hui de mille quatre cents élèves, l’Ecole normale de musique a une réputation internationale qui n’a rien à envier à celle du CNSMD de Paris. Son directeur, Pierre Petit, compositeur critique musical au Figaro, a supprimé peu à peu les classes enfantines pour ne garder qu’une classe d’initiation qui s’adresse aux enfants de quatre à six ans, et ne plus consacrer l’activité de son école qu’à la formation d’amateurs et de professionnels de haut rang. Les plus jeunes de ses élèves ont entre douze et treize ans, les plus âgés de trente à trente-cinq ans. A la différence du CNSMDP, il n’y a pas de limite d’âge à l’ENM, et le nombre d’étrangers est illimité, pour atteindre sept cents personnes, soit la moitié des effectifs, dont trois cent cinquante d’origine asiatique. « Connue en France, l’ENM l’est surtout à l’étranger, notamment en Allemagne, en Amérique et en Orient, constate Pierre Petit. Bien que nous enseignions tous les types d’instruments, c’est surtout le piano qui fait notre réputation. Voilà dix ou douze ans, lorsque nos jeunes diplômés n’étaient pas encore atteints par la limite d’âge, ils se présentaient au CNSMDP. Aujourd’hui, c’est le contraire. Chaque année, quatre ou cinq Premiers Prix du CNSMDP viennent ici pour essayer d’obtenir leur Diplôme supérieur d’exécution. Longtemps porté par le bouche à oreille, ce diplôme est depuis deux ans reconnu par l’Etat. Ce qui permet à ceux de nos élèves qui se destinent à l’enseignement de se présenter au D.E. ou au C.A. sans avoir à passer l’épreuve d’instrument. »

Conservatoire privé, donc privé de subventions publiques, l’ENM, contrairement à ses concurrents, n’est pas gratuite. Les frais de scolarité sont proportionnels au niveau d’études. Les élèves sont assimilés étudiants à partir du « Brevet », qui peut s’obtenir à la fin du quatrième des six degrés d’études professionnelles. Lorsqu’on lui demande quelles sont les motivations de ceux qui choisissent l’ENM plutôt qu’un conservatoire, Pierre Petit répond que ceux qui se présentent sont issus d’un conservatoire de province ou d’arrondissement de Paris qui décident de terminer leurs études musicales à l’ENM, soit parce qu’ils ont dépassé la limite d’âge, soit parce qu’ils ont été attirés par le renom de l’école. « Depuis toujours, et bien avant le CNSMDP, qui n’a longtemps formé que des exécutants sans inciter ses élèves à faire autre chose que leur instrument, nous nous préoccupons de forger des musiciens complets, s’enorgueillit Pierre Petit. Nous n’accordons nos diplômes qu’à ceux qui ont satisfait à toutes les disciplines obligatoires où ayant obtenu des équivalences dans leur conservatoire d’origine : histoire de la musique, histoire de la pédagogie de l’instrument étudié, analyse, harmonie, déchiffrage, musique de chambre.»

A l’instar des conservatoires, l’Ecole normale de musique se préoccupe de l’avenir du métier de musicien. Son directeur se flatte de voir son diplôme d’exécution de plus en plus difficile à obtenir, comme l’atteste la présence d’anciens élèves du CNSMD. « Sur le plan technique, un pianiste qui a obtenu son diplôme en 1938 ne serait plus aujourd’hui qu’au quatrième ou au cinquième degré, constate Pierre Petit. Nous n’y pouvons rien. Il y a une sorte de surenchère, comme chez les sportifs. Mais si les apprentis musiciens ont une technique de plus en plus solide, il y a heureusement toujours la même proportion de gens qui ont quelque chose à dire. Seulement, le fait de posséder une excellente technique leur permet de s’exprimer avec davantage d’aisance. Sans technique, on se retrouve le bec dans l’eau ! »

Quoique préoccupant, l’afflux de musiciens de valeur ne semble pas alarmer Pierre Petit. « Voilà douze ans, je créais un degré supérieur de concertiste réservé à ceux ayant obtenu leur diplôme d’exécution un ou deux ans plus tôt, avec une moyenne élevée. Aujourd’hui, comme au CNSMD, nous avons chaque année huit à dix pianistes qui sortent pourvus de ce diplôme. Ils sont quatre-vingt à vouloir se présenter. Je les écoute, et je n’en garde que trente-trois. Les places sont donc chères ! Et comme le CNSMD en sort autant... C’est là que, les classes terminées, les études commencent ! D’où l’utilité des concours internationaux. Les gens qui passent chez nous ont autant de chances de réussir que ceux du CNSMD. Nous essayons de les aider au début de leur carrière. Mais ce n’est pas facile, car on ne les attend pas. C’est un véritable drame ! Il y a de plus en plus de musiciens qui jouent bien, le niveau général est de plus en plus élevé. Pour les instrumentistes à cordes et à vent il y a plus de champ, grâce aux orchestres... Quoique les flûtistes sont beaucoup trop nombreux. »
                                                                         
Apprendre à apprendre

Pour Pascal Gallois, à l’époque l’un des deux bassonistes de l’Ensemble Intercontemporain, dédicataire de plusieurs pièces pour son instrument, professeur au CNSMD de Paris, le conservatoire apprend à apprendre. « Ce qui compte c’est la connaissance de l’évolution du marché comme du répertoire... Les pays latins ont trop longtemps mis l’accent sur l’expression individuelle aux dépends de la réalité professionnelle, rappelle Gallois. La plupart des étudiants n’ont pas la vocation d’être concertistes. C’est pourquoi les relations conservatoire/orchestres et chefs d’orchestre sont capitales. C’est ce que nous faisons à l’Intercontemporain, notamment par les stages d’été à la Cité de la Musique au cours desquels les musiciens de l’ensemble encadrent les étudiants. Ma priorité c’est l’emploi. » Pascal Gallois estime que le temps du musicien ne se consacrant qu’à l’enseignement est révolu. « La plupart des professeurs du CNSMD sont solistes ou chefs de pupitre de grandes formations. Ainsi, l’enseignement s’adapte-t-il mieux aux exigences de la vie de l’orchestre. C’est par son propre exemple, par ses choix personnels que l’on enseigne le mieux. La pédagogie est science vivante, évolutive, pas statique. La stimulation vient de l’exemple du professeur. La motivation est le moteur de tout métier ! »

Pour Pascal Gallois, l’avenir semble assuré pour les musiciens ayant choisi les instruments à vent, les débouchés s’avérant fort nombreux l’activité s’étant beaucoup diversifiée ces vingt dernières années : enseignement, soliste, musicien d’orchestre, notamment avec la multiplication des formations baroques et contemporaines. « Les profils de carrière se sont multipliés. C’est à cela qu’il me faut préparer mes élèves, qui doivent se montrer plus éclectiques, avoir une vision plus large qu’autrefois. » Quant à la sélection qui se fait de plus en plus internationale, Pascal Gallois s’en félicite. « L’Ecole française des instruments à vent est l’une des meilleures au monde ! C’est affaire de culture. La France a une forte tradition en ce domaine. Tradition qui remonte au XIX° siècle, à l’époque de la révolution industrielle. Les régions minières ont alors vu l’éclosion d’harmonies de toutes sortes. La base de la pyramide de l’enseignement est très large, puisqu’elle puise dans un immense réservoir d’amateurs. L’école française des vents a été forgée par des musiciens venant des régions minières du nord, de l’est et du sud de la France. C’est d’ailleurs souvent l’exemple des parents qui modèle l’avenir des enfants. La tradition chorale britannique donne de grands chanteurs ; l’école américaine des cuivres est née des “bands” universitaires... La pratique amateur entraîne les éléments les plus motivés vers l’enseignement professionnel de la musique. »

Décloisonner

Pianiste virtuose new-yorkais installé à Paris, membre de jurys de conservatoires français et de concours internationaux, professeur de jeunes pianistes « triés sur le volet », Jay Gottlieb a en quinze ans multiplié les opportunités d’analyser la formation des musiciens français. S’il reconnaît des spécificités à la formation des musiciens français, particulièrement des pianistes, il se félicite de la standardisation heureuse de l’enseignement à l’échelle planétaire. « Ainsi peut-on écouter ce qui se fait de mieux où que l’on aille, à Moscou, Caracas, New York, Londres ou Paris. La Russie, la Chine s’ouvrent au monde et envoient leurs jeunes musiciens étudier dans les conservatoires occidentaux. Tant mieux ! Le CNSMD invite de grands artistes à dispenser des masters classes... Ces échanges sont salubres à la fois pour les élèves et pour leurs professeurs. Loin d’être polluant, ce brassage des cultures est nourrissant. » Ce que Jay Gottlieb regrette cependant encore en France, c’est cette barrière quasi infranchissable entre les enseignements artistiques et la formation universitaire. « Ce qui est merveilleux pour les apprentis musiciens aux Etats-Unis, c’est d’être à l’université, de pouvoir apprendre non seulement la musique, mais aussi l’anthropologie, la sociologie, la philosophie à un niveau élevé. Alors qu’ici, c’est uniquement “école de musique”, et l’éducation générale passe à la trappe. En fait, c’est la séparation des éléments qui, en France, est nocive. Ce problème est fondamental, y compris au cœur de l’enseignement musical lui-même : l’idée d’enseigner le solfège avant d’aborder l’instrument est monstrueuse. C’est une faille considérable dans l’éducation musicale française, qui a aussi des avantages, comme cette extraordinaire capacité d’analyse, qui se fait malheureusement au détriment de la synthèse. » Jay Gottlieb reconnaît cependant que l’évolution va dans le bon sens. La France, qui ne visait qu’à forger des virtuoses, s’est enfin rendu compte que l’on pouvait faire de la bonne musique en se consacrant à l’accompagnement, à la musique de chambre, à la pédagogie. « C’est une façon d’affronter le problème de la surproduction de musiciens. Avant, ils devenaient des professeurs amers qui gâchaient les meilleurs élèves. Aujourd’hui, si la France compte de grands pédagogues, ce sont tous de bons pianistes, et ils forment de bons musiciens. » Le pianiste américain insiste sur le fait que les jeunes doivent savoir trouver de bons maîtres. « C’est un peu la loterie. En France, trop de talents, trop de superbes natures de musiciens sont gâchés par leurs professeurs. L’organisation du travail est aussi trop laissée au hasard. Mais c’est la même chose partout. Huit heures de travail fait n’importe comment, c’est parfaitement inutile ! »

Ralentir les flux

Jay Gottlieb constate qu’il se trouve en France autant de bons musiciens que partout ailleurs, même si a priori le pays est moins musicien que d’autres. « Encore une fois grâce à ce brassage, à ces moyens de communication élargis, insiste-t-il. Si les Français les plus intéressants sont plus nombreux, c’est parce qu’ils sont désormais confrontés à tout ce qui se passe dans le monde. » Marc-Olivier Dupin renchérit en insistant sur le fait que la formation des musiciens et danseurs professionnels doit être abordée avec le plus grand sérieux. « L’Europe n’a plus les capacités d’absorber les musiciens moyens. J’ai pas mal de contacts avec mes collègues étrangers afin de mener cette réflexion de façon très intense. Si nous ne le faisions pas, si nous négligions ce problème, ce serait criminel ! Il faut peut-être en former un peu moins, mais les former mieux. Ce qui ne veut pas dire que l’on prendra moins d’étudiants, mais qu’on les gardera un peu plus longtemps. Il nous faut ralentir les flux pour rendre nos étudiants plus performants sur le marché de l’emploi plutôt que d’en faire des pléthores. Prenez un pianiste. Même s’il est très jeune et très doué, que lui arrive-t-il ? Le répertoire de l’instrument est si complexe, si vaste, qu’il a tout intérêt à rester un moment au conservatoire, même s’il a le niveau d’un Premier prix. Aujourd’hui, il lui faut prendre son temps, sinon il n’aura en sa possession qu’un répertoire limité. Je pense que la mission d’un établissement comme le CNSMD est de donner la possibilité à ses étudiants de suivre une formation extrêmement pointue et complète. »

D’autant que le diplôme n’est pas gage d’emploi. « Le curriculum-vitae d’un artiste joue peut-être au début... et encore, concède Marc-Olivier Dupin. En fait, c’est surtout la qualité du travail qui compte. Le Conservatoire a beaucoup d’exemples célèbres de gens extrêmement compétents qui ont finalement fait leur carrière dans des disciplines fort éloignées de celles que laissait envisager leur formation initiale. L’institution est porteuse de paradoxes... »

« Chaque ouverture de poste à l’Orchestre de l’Opéra suscite un nombre de plus en plus grand de candidatures, se félicite Gérard Torgomian. Ces concours attirent de plus en plus d’étrangers. Ce qui crée une émulation. Mais on ne demande pas aux postulants quels sont les prix ou médailles dont ils sont titulaires. Là où l’Opéra recevait trente-cinq dossiers de candidature pour un poste de violon, aujourd’hui on en compte soixante-dix. Il y a désormais davantage de violonistes sur le marché qui jouent de mieux en mieux. Il n’y en a certes pas de meilleurs que David Oïstrakh, mais il y a beaucoup plus d’excellents violonistes du fait de la multiplication des concours, des stages, des possibilités de devenir un musicien complet, avec l’alternative de poursuivre sa formation à l’étranger. »

L'ancien Conservatoire régional de la rue Lallemand à Montpellier. Photo : (c) Le Midi Libre

Le projet élaboré en 1993 par Michel Decoust à la demande de Georges Frêche, alors Maire de Montpellier, aurait-il toujours un sens ? Mis en sommeil pour cause de pénurie budgétaire, le projet de Michel Decoust avait pour ambition la création d’un conservatoire européen d’excellence, une véritable Conservatoire Supérieur de Musique d’Europe, dont le concours d’admission aurait été fortement sélectif, à la manière des concours d’entrée dans les grandes écoles d’ingénieurs ou de commerce. « Dispensé à six cents élèves de très haut niveau, l’enseignement de type master classes se ferait par sessions de trois ou quatre semaines déléguées la première année à des assistants choisis par les professeurs titulaires et liés à eux (2), confiait Michel Decoust. Le cursus s’échelonnerait sur six semestres, quatre étant dispensés à Montpellier, deux à l’étranger. Une quatrième année obligatoire serait vouée à la pédagogie. »

Mais, quelles que soient les structures et la durée des études, il faut bien un jour que le musicien finisse par aborder la vie professionnelle. Lui proposer une formation la plus complète possible pour lui donner toutes les chances de s’imposer, soit. Mais il lui faudra bien arrêter un jour... Comme pour toute activité professionnelle, la loi de l’offre et de la demande, le travail personnel, l’expérience font tout le reste.

Bruno Serrou

1) L’Ecole de l’Art n°3, mai/juin/juillet 1995.
2) Magazine Crescendo n°4, janvier/février 1994.

mardi 24 avril 2018

Portrait de Béla Bartók (1881-1945) par son disciple pianiste hongrois György Sándor (1912-2005)


György Sándor (1912-2005) et Béla Bartók (1881-1945). Photo : DR

Pianiste hongrois naturalisé américain, né à Budapest le 21 septembre 1912, mort à New-York le 9 décembre 2005, je rencontrais György Sándor pour le quotidien La Croix en septembre 1995 quelques jours avant un récital au Théâtre des Champs-Elysées le 26 septembre 1995, jour du cinquantième anniversaire de la mort du compositeur hongrois et peu après la parution de ses seconds enregistrements consacrés à la musique pour piano de son maître Béla Bartók. C’est ainsi que je recueillais le témoignage d’un musicien de premier plan à propos de celui qui fut son professeur, Béla Bartók.

 Béla Bartók et György Sándor. Photo : DR
               
Bruno Serrou : Disciple de Béla Bartók, comment avez-vous fait la connaissance de votre maître ?
György Sándor : Elève de Kodaly en classe de composition à l’Académie Franz Liszt de Budapest, et n’ayant pu entrer dans la classe de piano d’Ernö Dohnanyi – il y avait deux ans d’attente ! –, je me suis tourné vers celle Bartók.

B.S. : A-t-il eu beaucoup d’élèves ?
G.S. : Oui, mais aucun n’a été concertiste. La plupart sont devenus professeurs de piano. Je suis le seul à avoir fait une carrière soliste.

B.S. : Quel était son enseignement ?
G.S. : Pas de technique. Aucune explication. Sa façon de jouer était si particulière qu’il n’a jamais cherché à l’imposer. Il nous aidait à découvrir les moyens sans donner de solution, se contentant de montrer, notamment comment le corps humain fonctionne. Je lui dois beaucoup, car je me perdais alors en conjectures, ne comprenant pas pourquoi Rachmaninov jouait de telle façon, Horowitz de telle autre. En fait, ils faisaient la même chose : recherche de l’équilibre, économie de mouvements au service de leur propre constitution. J’écoutais ce qu’il faisait. Il jouait Mozart, Brahms, Bach comme personne. Mais il n’a jamais trahi les compositeurs. Le compositeur Bartók avait assimilé l’art de Bach, Beethoven ou Brahms. Il n’allait pas contre eux. Il nous disait qu’il fallait connaître les “urtext” pour comprendre ce que voulait l’auteur. Quant à ses propres partitions, il nous disait « Faites comme moi, vous devez interpréter à ma façon ». L’écoute de ses rares enregistrements est donc capitale.

Béla Bartók (1881-1945). Photo : DR

B.S. : Outre Bach, Beethoven, Brahms, quels étaient ses compositeurs de prédilection ?
G.S. : Tous ! Avant d’écrire son Concerto n°1 pour piano, il a étudié tous les baroques italiens... Il jouait magnifiquement Petrouchka. Bartók était un pianiste colossal. 

B.S. : Parmi ses œuvres quelles étaient ses favorites ?
G.S. : Toutes, sans doute. Bartók n’a écrit que des chefs-d’œuvre. Son style est toujours très direct. Malgré l’emploi des folklores roumains, yougoslaves, tchèques, arabes, turcs, sa musique reste immédiatement identifiable. Pour lui, cet univers multicolore et multi ethnique était la source de sa propre thématique. Mikrokosmos est une anthologie, pas une méthode de piano.

B.S. : Dans son exil new-yorkais vivait-il isolé ?
G.S. : Habitant moi-même New York, je le voyais régulièrement. Mais nous voyagions tous deux beaucoup. Les Etats-Unis connaissaient alors une invasion de génies. Schönberg, Hindemith, Stravinski, Rachmaninov, Horowitz, Einstein... Ils ne pouvaient tous les assimiler ! Bartók est mort alors qu’il commençait à être reconnu. Koussevitzky, Menuhin, Primrose lui avaient commandé des concertos. En fait, il n’a pas eu assez de temps.

György Sándor (1912-2005). Photo : DR

B.S. : Comment était l’homme Bartók ?
G.S. : Délicat, mesuré, très civilisé. Il n’a jamais crié. Il n’était ni barbare, ni agressif. Le titre Allegro barbaro est une galéjade. A Paris, en 1911, est paru un article consacré aux deux jeunes “compositeurs barbares hongrois”, Bartók et Kodaly. Lisant cela, Bartók a décidé de changer le titre de son Allegro en fa dièse : « Je suis barbare... Va pour Allegro barbare. » Il ne s’agit en fait que d’un clin d’œil à la critique française. S’il signe des œuvres agressives, il ne frappe jamais le piano au point de le casser. 

B.S. : Aurait-il pu vivre décemment comme pianiste ?
G.S. : Il n’aurait vraiment pu s’imposer aux Etats-Unis. Il y avait trop de virtuoses. Horowitz, Rachmaninov étaient célèbres. Pas Bartók. Il était connu des seuls musiciens.

 B.S. : Bartók serait-il le premier grand de la musique hongroise...
G.S. : ... Et Liszt ?!

B.S. : Oui, mais il est plus cosmopolite que Bartók !
G.S. : Et que croyez-vous que l’on trouve chez Bartók ? Tout Debussy ! Les œuvres qui ne s’appuient pas sur la musique populaire sont souvent proches de l’esprit français. Il a éliminé le dodécaphonisme. Sa musique n’est pas même bitonale. Il me l’a dit : « Nos contemporains ne comprenant pas ce que j’ai écrit, et ils me classent comme “bitonal” ». L’écriture moderne remonte à Liszt ! Bartók n’a fait qu’ajouter ses propres gammes et le folklore danubien.

B.S. : Bartók était-il croyant ?
G.S. : On dit que Bartók était athée. C’est faux. Il était plutôt panthéiste, et il croyait mais ne pratiquait pas. Sa musique n’est que le reflet de sa pensée : tonale, pas bitonale ! Il croyait en un Dieu unique, en un univers unique. Mais, pour lui, Dieu est une chose, la religion une autre.

Propos recueillis par
Bruno Serrou
Paris, septembre 1995

Trente ans après une première intégrale Bartók parue chez Vox, György Sándor venait au moment où je l’interviewais d’en achever une seconde chez Sony Classical, Concertos pour piano (Orchestre d’Etat Hongrois / Adam Fischer, 1 CD), Mikrokosmos (3 CD), pièces pour piano, sonate, sonatine, bagatelles, suites, etc. (4 CD).