dimanche 29 mars 2020

Krzysztof Penderecki, compositeur polonais "indépendant", est mort à Cracovie dimanche 29 mars 2020


Krzysztof Penderecki (1933-2020) à sa table de travail. Photo : (c) Warner Classics

« Je conçois ma musique pour qu’elle soit jouée dans tous les lieux de concert traditionnels, par tous les musiciens, pas dans un ghetto, fut-il d’avant-garde », martelait Krzysztof Penderecki, mort dimanche 29 mars 2020 à Cracovie à l’âge de 86 ans des suites d’une longue maladie. Il laisse plus d’une centaine de partitions, tous genres confondus, de l’opéra à la pièce pour instrument solo.

Krzysztof Penderecki (1933-2020) avec Mstislav Rostropovitch (1927-2007). Photo : (c) Europejskim Centrum Kultury Krzysztofa Pendereckiego

Chef de file de la musique polonaise depuis la mort de son grand aîné Witold Lutoslawski (1913-1994), Krzysztof Penderecki se considérait comme indépendant, bien qu’il se plaçât ouvertement à ses débuts dans la mouvance de l’avant-garde occidentale, pour terminer néanmoins sa vie créatrice dans l’héritage néoromantique germanique. « Nous avons tout détruit dans les années 1950 et 1960 - et je m’inclus dans le « nous », insistait-il. Mais je ne me suis jamais inféodé à quiconque, surtout pas à Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen. Pour autant, je ne recherche pas la solitude, puisque j’écris pour les interprètes et le public. La liberté est toujours préférable, et je pense qu’il est temps que se manifeste une nouvelle avant-garde, celle de l’après-guerre n’ayant que trop perduré. »

Krzysztof Penderecki (1933-2020) au milieu de son arboretum de Lusławice. Photo : (c) Europejskim Centrum Kultury Krzysztofa Pendereckiego

Krzysztof Penderecki n’en reniait pas pour autant ses premières œuvres, s’estimant fidèle à lui-même. Le cheveu rare, la barbiche argentée taillée de près, la physionomie irradiant une constante force tranquille, il était tel le granit et vivait pour la musique et pour ses amis les arbres, auxquels il consacrait beaucoup de son temps. Troublé par la dégradation de la nature par l’homme, il avait en effet créé dans sa résidence de Lusławice un arboretum de près de deux mille arbres plantés sur un millier d’hectares et qu’il enrichissait inlassablement. « La création d'un parc, disait-il, est comme la musique. Une seule génération ne parvient pas à terminer ce qu'elle a commencé. Mon jardin sera une symphonie inachevée. »

Krzysztof Penderecki (1933-2020) avec le pape Jean-Paul II, Karol Józef Wojtyła (1920-2005), ancien cardinal-archevêque de Cracovie. Photo : (c) Europejskim Centrum Kultury Krzysztofa Pendereckiego

Né à Dębica (Basses-Carpates) le 23 novembre 1933, Krzysztof Penderecki avait commencé très jeune l’étude de la musique par le violon et par le piano. A 18 ans, il se tournait vers la composition au conservatoire de Cracovie, où il enseignera plus tard avant d’en devenir le recteur en 1972. Ses débuts ont été fulgurants. Dès 1959, il s'affirme avec des œuvres d’obédience sérielle. Thrènes pour les victimes d’Hiroshima lui vaut le prix de l’UNESCO en 1961. « La Pologne des années cinquante n’avait aucun contact avec l’Europe de l’Ouest. La musique d’avant-garde était interdite, ainsi que toute forme de musique sacrée. Jeune compositeur, profondément catholique, je me suis rebellé contre « l’art officiel », la musique social-réaliste. Avec le début d’ouverture que fut le festival Automne Musical de Varsovie [NDR : créé entre autres par son aîné Witold Lutoslawski], nous avons pu découvrir les nouveaux langages et l’abstraction venus d’Europe occidentale alors prohibés en Pologne. »

Krzysztof Penderecki (1933-2020). Photo : DR

Parmi les œuvres significatives de cette première période de Krzysztof Penderecki, De Natura Sonoris et, surtout, l’un des sommets de cette décennie, le premier de ses cinq opéras, les Diables de Loudun, commande de Rolf Liebermann alors directeur l’Opéra de Hambourg où il a été créé en 1969 sous la direction de Marek Janowski. A partir de la  Passion selon saint Luc (1965-1966), l’œuvre de Penderecki est marquée par une forte inspiration religieuse, déjà présente en 1958 avec un Psaume de David. Sitôt après avoir achevé son chef-d’œuvre du genre, Utrenja - mise au tombeau et résurrection du Christ, en 1971, Penderecki effectue son retour au classicisme et au postromantisme dans l’héritage avoué d’Anton Bruckner et de Jean Sibelius, évolution critiquée par le milieu musical mais qui allait lui assurer une large diffusion. « Je me suis sauvé du piège formaliste spéculatif et dogmatique de l’avant-garde, plus destructeur que créatif, par le retour à la tradition », se félicitait-il en février 2006 lors de l’hommage qui lui rendait Radio France à Paris dans le cadre du festival Présences. « J’ai d’abord cherché une nouvelle écriture instrumentale, une nouvelle forme de notation musicale, un nouveau traitement sonore. Mais je ne pouvais pas faire cela toute ma vie. J’ai donc cherché à écrire une musique en rapport avec le passé, pour m’inscrire dans la tradition. »

Krzysztof Penderecki (1933-2020), chef d'orchestre. Photo : DR

Cet ancrage dans le passé a conduit Penderecki à l’extrême simplification de son langage, à l’instar de son Te Deum dédié en 1980 au pape Jean-Paul II et, surtout, de son imposant Requiem polonais, aux colorations brahmsiennes qu’il composa en 1984 et révisa en 1993 et en 2006, à la mort de Jean-Paul II, ainsi que de sa série de huit symphonies (1973-2005) qu’il se plaisait à diriger, malgré une gestique pas toujours claire et une battue peu précise, ce qui désorientait les musiciens. Il avait commencé à diriger dans les années 1950 ses musiques de scène et de film. Un certain nombre de ses œuvres de concert ont a été utilisées par des cinéastes comme Stanley Kubrick (Shining), Martin Scorsese (Shutter Island) et Andrzej Wajda (Katyn). « La France m’a longtemps été fermée, car on n’y jurait que par l’avant-garde, constatait-il en 2006. Ma musique n’a vraiment commencé à y être jouée qu’en 2002 ou 2003. Mais la littérature française m’a plusieurs fois inspiré, particulièrement dans mes deux derniers opéras, Alfred Jarry pour Ubu-Rex créé en 1991, et Jean Racine pour Phaedra sur lequel je travaille en ce moment. »

Krzysztof Penderecki et son épouse Elżbieta en 2015. Photo : (c) Europejskim Centrum Kultury Krzysztofa Pendereckiego

Pourtant, ce dernier opéra ne verra jamais le jour, Krzysztof Penderecki ayant renoncé à honorer cette commande de l’Opéra d’Etat de Vienne voilà deux ans, en mars 2018. « Tout au long de l’année dernière, j’ai essayé de concevoir cet opéra à plusieurs reprises et de façon intensive, écrivait-il à Dominique Meyer, directeur du premier théâtre lyrique autrichien. Mais en raison de circonstances défavorables, je n’ai d’autre choix que de demander d’être libéré de ce contrat. Ce fut une décision incroyablement difficile à prendre, car cette commande, passée par une maison aussi prestigieuse et prolifique que la vôtre, était la preuve d’une grande confiance mutuelle. Vous avez eu confiance en moi dès le début… »

Bruno Serrou

A écouter : 
Les Diables de Loudun (Opéra de Hambourg/Marek Janowski - DVD Arthaus Musik et 2 CD Decca), Utrenja (Orchestre Philharmonique de Varsovie/Antoni Wit - Naxos), Passion selon saint Luc (Orchestre Philharmonique de Varsovie/Antoni Wit - Naxos), Thrène/Canticum Sacrum/De Natura Sonoris (Orchestre Symphonique de Londres/ Krzysztof Penderecki - EMI), Requiem polonais (Orchestre Philarmonique de Varsovie/Antoni Wit - Naxos)

Voir aussi l’article sur le site du quotidien La Croix :

vendredi 6 mars 2020

La Dame de Pique de Tchaïkovski mis en scène par Olivier Py, première grande production d’Opéras au Sud (Région PACA)


Nice. Opéra de Nice Côte d’Azur. Vendredi 28 février 2020

Piotr Ilyich Tchaökovski (1840-1893), La Dame de Pique. Photo : (c) Dominique Jaussein

Afin de réaliser des nouvelles productions plus ambitieuses et à l'audience plus large tout en faisant des économies d'échelle, la région Provence Alpes Côte d’Azur, avec son opérateur culturel Arsud, a fédéré les quatre maisons d’opéra qui émaillent la région du nord au sud-est, Avignon, Marseille, Nice et Toulon, sous le label Opéras au Sud. L’objectif est de mutualiser les ressources, économiques et artistiques, de chaque structure de la région afin d’optimiser leurs capacités de production et de diffusion à l’échelle régionale, nationale et internationale.

Piotr Ilyich Tchaökovski (1840-1893), La Dame de Pique. Photo : (c) Dominique Jaussein

Après la petite forme avec Pomme d’Api d’Offenbach en 2019, la nouvelle structure élargit son appétence en s’attaquant à un ouvrage plus ambitieux, le chef-d’œuvre de Tchaïkovski aux côtés d’Eugène Oneguin, La Dame de Pique. Avec ce budget fédératif à la hauteur de ses ambitions, Opéras au Sud a pu faire appel au directeur du Festival d’Avignon, Olivier Py, dont chaque production lyrique est attendue, en France comme à l’étranger, au risque de choquer les publics conservateurs de la région Provence Alpes Côte d’Azur, comme l’a confirmé la première représentation niçoise, accueillie sous les broncas.

Piotr Ilyich Tchaökovski (1840-1893), La Dame de Pique. Photo : (c) Dominique Jaussein

C’est en effet à Nice, avant Toulon en avril, Marseille puis Avignon en octobre, que La Dame de Pique a commencé son périple provençal. Olivier Py intègre à ceux de Tchaïkovski et de Pouchkine, qui a inspiré le livret de Modest Tchaïkovski, le frère du compositeur et qui plonge dans le tragique de Dostoïevski avec les thématiques du meurtre, de la dérive morale, du jeu, de l’amour impossible et de l’absence du divin, une profondeur métaphysique aux élans fantastiques traitant des questionnements identitaires russes qui ne pouvait qu’inspirer le mysticisme de Py. Le metteur en scène, qui voit la Dame de pique comme « une leçon de ténèbres éclairée par des liturgies orthodoxes ou des chants folkloriques » et comme « un désespoir sans fin », plonge dans l’univers du compositeur en associant à l’opéra le ballet le Lac des cygnes, intégrant un danseur à l’action. Un danseur omniprésent sous l’aspect d’un cygne noir, remarquablement chorégraphié par Daniel Izzo, qui symbolise l’interdit que représentait à l’époque l’homosexualité pourtant secrète de Tchaïkovski. Véritable mise en abyme, le décor de Pierre-André Weitz représente un théâtre laissé en jachère hanté par des personnages vivant déjà dans l’ombre de la mort figurée par un crâne planté au milieu du proscénium du théâtre dans le théâtre. Les protagonistes prennent ainsi l’aspect de masques allégoriques personnifiant les personnages centraux, Hermann, Lisa, Yeletski, tandis que la Comtesse est une vieille femme décatie fumant le cigare et qui, tel Lazare, ressuscite d'entre les morts...

Piotr Ilyich Tchaökovski (1840-1893), La Dame de Pique. Photo : (c) Dominique Jaussein

L’action de La dame de Pique se situant dans une Russie en quête de sa propre identité, partagée entre sa passion pour tout ce qui vient de France (la mélodie de Grétry), pour le classicisme italien (Mozart) et son attrait pour les formes artistiques nationales (le pathos tchaïkovskien, le reproche de la gouvernante aux compagnes de Lisa de chanter à la façon russe), Olivier Py intègre son théâtre au cœur d’une place morne et sinistre entourée d’immeubles staliniens, après qu’ait apparu au début du spectacle une banderole portant les dates « 1812-1942 », années glorieuses de la résistance russe face aux invasions des armées françaises puis allemandes.

Piotr Ilyich Tchaökovski (1840-1893), La Dame de Pique. Photo : (c) Dominique Jaussein

A la tête d’un Orchestre Philharmonique de Nice sonnant fier, solide, le chef hongrois György G. Rath dirige avec un peu trop de la retenue et une lenteur dans les tempi qui aplanit légèrement les contrastes, la dynamique de l’œuvre, au risque parfois d'asphyxier orchestre et chanteurs, et atténuant surtout le symphonisme et le romantisme exacerbé de la partition, qui, au-delà de l’hommage au classicisme, plonge dans l’atmosphère de la Symphonie n° 6 « Pathétique » du compositeur russe. Mais les chœurs, constitués des effectifs des Opéras de Nice, Toulon et Marseille, quoique cachés derrière les portes fenêtres opaques du décor, s’illustrent par leur homogénéité et leur engagement constant. 

Piotr Ilyich Tchaökovski (1840-1893), La Dame de Pique. Photo : (c) Dominique Jaussein

A l’instar de la distribution, avec à sa tête l’excellent Hermann tout en retenue et d'une bouleversante 
humanité d’Oleg Dolgov à la voix rayonnante, Elena Bezgodkova, Lisa fraiche et spontanée mais à la voix d'une solidité à toute épreuve. En Pauline (rôle auquel Py ajoute celui de Milovzor), Eva Zaïcik est plus digne que ce que proposent trop de productions dans ce même rôle, Marie-Ange Todorovitch est une Comtesse exceptionnelle, autant vocalement que dramatiquement, exaltant une profonde nostalgie dans les couplets de Grétry, et Serban Vasile s’impose en Yeletski. Les emplois plus secondaires sont fort bien distribués. Seuls parmi les rôles principaux, Alexander Kasyanov, qui campe un Tomski un peu terne, et Anne Calloni, qui n’a pas le registe vocal que réclame Prilepa, détonnent un peu dans cette production aboutie.

Bruno Serrou

Reprises de cette production de La Dame de pique à l'Opéra de Toulon les 21, 24 et 26 avril 2020, à l'Opéra de Marseille les 2, 4, 7 et 9 octobre 2020, et à l'Opéra d'Avignon les 23 et 25 octobre. Chaque fois avec un chef et un orchestre différents