mercredi 13 mai 2020

Gabriel Bacquier, la plus célèbre voix d’homme de l’opéra français du XXe siècle, est mort 4 jours avant ses 96 ans


Gabriel Bacquier (1924-2020). Photo : DR

« Le soir où j’ai décidé de quitter la scène, je ne me suis pas demandé ce que j’allais devenir, sachant que je ferai toujours quelque chose de ma vie », se félicitait avec son énorme accent méridional qui le rendait irremplaçable Gabriel Bacquier, lorsque je le rencontrais à Paris en février 2010 en vue de ce portrait (1). Pas seulement son accent, mais aussi sa voix extraordinaire, sa stature, sa faconde, son humour, sa personnalité forte en gueule en faisaient un personnage unique, irremplaçable. A 90 ans (il est né à Béziers le 17 mai 1924), ayant retrouvé son cher Midi, la gouaille et le plaisir du bon mot étaient toujours là, singulièrement communicatifs, ce qui conduisait à des conversations sans fin et joyeuses, parfois surréalistes, mais toujours emplies d’anecdotes.

Gabriel Bacquier en Don Giovanni au Festival d'Aix-en-Provence 1960. Photo : (c) Festival d'Aix-en-Provence

La joie de vivre, la faconde en bandoulière, la gourmandise qu’il manifestait dès le rendez-vous pris chez l’un des plus fameux chocolatiers de Paris, son tempérament étaient inusables. L’œil était toujours rigolard, la malice en panache, les répliques fusaient à jet continu. Il aura été l’antidote de l’austère retraité. « J’ai décidé d’arrêter un soir de 1994, se souvenait-il. J’avais le cœur qui pétait [sic] chaque fois que je montais les escaliers de la scénographie du Don Pasquale, Salle Favart ! » Partagé durant sa longue semi-retraite d’un quart de siècle entre sa résidence du Val-de-Marne, sa propriété dans l’Yonne, ses villégiatures en Corse pour ses classes de maître et ses mémoires qu’il s’apprêtait à écrire, Bacquier aura coulé les dernières années de sa vie des jours paisibles et bien remplis. Derrière sa fine moustache blanche, il avait perdu de son embonpoint, mais il ne vieillissait pas. Sa mémoire sera restée infaillible jusqu’au bout, et il envisageait avec quiétude sa gloire qui a fait de lui, dès les années 1960, la plus célèbre voix d’homme de l’opéra français.

Gabriel Bacquier (1924-2020). Photo : DR

Sa carrière, qu’il envisageait tout d’abord comme dessinateur, Bacquier l’évoquait sans regrets, désamorçant d’une œillade toute remarque qui mettrait à mal sa modestie. Des remords, il n’en avait aucun. Sa vie et son itinéraire professionnel ont été foisonnants, heureux, mais il était passé à autre chose. D’autant plus aisément qu’il ne se sera privé de rien pour protéger sa voix, pas même « d’un bon canard au sang avant de chanter », et, pourvu qu’il soit amoureux, son hygiène de vie y trouvait son compte. De son vaste répertoire dont il ne gardera qu’une vingtaine de rôles, il concédait quelques erreurs, comme Boris Godounov dont il n’avait ni la tessiture ni la langue, et il avouait des occasions manquées, comme Wagner, loin de son univers, principalement français et italien. Ses personnages marquants se trouvent en effet chez Mozart (Don Giovanni, Leporello, Don Alfonso), Verdi (Iago, Falstaff, Posa) et l’opéra français (Golaud, Don Quichotte, etc.). Son personnage préféré était aussi celui qu’il a le plus souvent chanté, l’affreux Scarpia dans Tosca, « le plus jouissif de tous mes rôles », convenait-il : « Scarpia agit en policier sadique, c’est tout, sa seule envie est de coucher à n’importe quel prix avec Tosca. Don Giovanni va beaucoup plus loin. Antithèse de mon éducation, il m’obligeait à modifier mon comportement. »

Gabriel Bacquier (Scarpia, son rôle fétiche), et Albert Lance (Cavaradossi) dans Tosca de Puccini à l'Opéra de Paris en 1958. Photo : DR

Présent dès ses débuts, son sens du drame a donné à son timbre une autorité inaltérable. Son intelligence des rôles sertie d’une diction exemplaire tant il était attaché à l’intelligibilité du texte, sa noble stature mêlée de brutalité animale sont immédiatement palpables au disque.Mordante et corsée, sa voix a conservé une santé inoxydable jusqu’au milieu des années 1980. Puis, l’acteur-chanteur s’est tourné vers les barbons, Dr Dulcamara dans L’Elixir d’amour en 1987 aux côtés de Luciano Pavarotti, et Don Pasquale, sept ans plus tard. Il est alors revenu à la légèreté de ses débuts lorsqu’il chantait Les Cloches de Corneville dans la troupe de José Beckmans. Malgré ses records établis à l’étranger (dix-huit saisons au Metropolitan Opera de New York à partir de 1964), il n’a jamais abandonné la scène française, jusqu’à ses adieux à l’Opéra-Comique, au printemps 1994, à soixante-dix ans, à l’issue de son ultime Don Pasquale. Les vingt-cinq dernières années de sa vie, Gabriel Bacquier aura enseigné, signé des pétitions, fait le siège du ministère de la Culture pour que l’enseignement du chant retrouve sa dynamique d’antan, enregistré des disques de chansons populaires* et travaillé sur ses mémoires…

Gabriel Bacquier (Sir John Falstaff) entouré de Karen Armstrong (Alice Ford) et Marta Szirmay (Mrs Quickly) dans Falstaff de Giuseppe Verdi en 1979, dans une production dirigée par Sir Georg Solti. Photo : DR

Avec Bacquier, les anecdotes fusaient à jet continu. Ainsi,  à propos du chef hongrois Sir Georg  Solti. « Je m’entendais très bien avec lui. Je le faisais rire. Je croyais que tout m’était permis. Pendant l’enregistrement de Cosi fan tutte, il m’a imposé des fioritures qui édulcoraient mon Alfonso. Je les lui refusais, lui demandant : “Georg, vous croyez que ça plairait à Mozart ?” Il m’a répondu : “Gabrieeeeeeel !...”, et il m’a longtemps fait la gueule. Avec Georges Prêtre aussi qui voulait m’imposer des rubatos dans Don Quichotte de Massenet. Or, dans Massenet, le rubato n’existe pas, et encore moins dans cet opéra-là. Vous imaginez le chevalier à la triste figure en train de “rubatiser” continuellement ?... Finalement, on s’est réconcilié. Quant à Herbert von Karajan,  je n’ai pas eu le temps de le froisser. J’ai poliment décliné son invitation à chanter Don Giovanni avec lui. Il ne m’a jamais rappelé. Mais je ne le regrette pas ! »

Photo : DR

Gabriel Bacquier est mort à son domicile de Lestre, en Normandie non loin de Cherbourg, mercredi 13 mai 2020, quatre jours avant ses 96 ans. Ses parents, tous deux cheminots, l’avaient fait entrer dans les chemins de fer afin qu’il échappe au STO. C’est alors que pour se changer les idées, il décide de prendre des cours de chant auprès d’un professeur biterrois, Mademoiselle Bastard, qui, devant ses qualités vocales exceptionnelles, propose à ses parents de le présenter au Conservatoire de Paris, où il entre en 1945. Premier Prix de chant en 1950, il débute sa carrière dans des cabarets et dans des salles de cinéma, avant d’entrer dans la troupe du Théâtre de La Monnaie de Bruxelles puis, en 1956, dans celle de la Réunion des Théâtre Lyrique Nationaux, (RTLN) l’Opéra Comique et l’Opéra de Paris. Remarqué par Gabriel Dussurget, directeur de l’Opéra de Paris et fondateur du Festival d’Aix-en-Provence, il se voit confié le rôle de sa vie, Scarpia, face à la Fiora Tosca de Renata Tebaldi, puis le rôle-titre de Don Giovanni à Aix-en-Provence en 1960 sous la direction d’Alberto Erede. Captée par la télévision, cette production lance sa carrière. Eminent mozartien, appréciant aussi Rameau et Gluck, Gabriel Bacquier s’est imposé sur toutes les grandes scènes du monde en interprétant un large répertoire, Bellini, Berlioz, G. Charpentier, Debussy, Delibes, Donizetti, Dukas, Gounod, Honegger, Massenet, Meyerbeer, Offenbach, Prokofiev, Puccini, Ravel, Rossini, Thomas, Verdi, et a créé des œuvres de Daniel Lesur, Maurice Thiriet ; Jean-Michel Damase…

Bruno Serrou

Parmi les nombreux enregistrements de Gabriel Bacquier, il faut impérativement retenir La Damnation de Faust de Berlioz (Warner Classics), L’Etoile de Chabrier (Warner Classics), Louise de Charpentier (Sony Classical), Pelléas et Mélisande de Debussy (Sony/RCA), La Favorite de Donizetti (Decca), Mireille de Gounod (Warner), Don Quichotte de Massenet (Decca), Les Huguenots de Meyerbeer (Decca), Cosi fan tutte, Don Giovanni (Decca) et les Noces de Figaro (Warner) de Mozart, la Belle Hélène (Warner) et les Contes d’Hoffmann (Decca) d’Offenbach, Tosca de Puccini (Rodolphe), l’Heure espagnole de Ravel (DG), Falstaff (Decca) et la Force du Destin (Sony/RCA) de Verdi, des mélodies de Poulenc, Ravel, Satie (Warner), Séverac (Ariane), des chansons de Gilbert Bécaud, Jacques Brel, Charles Trénet et autres (Reader’s Digest)

Ce portrait de Gabriel Bacquier est paru sous sa forme initiale dans le quotidien La Croix en mars 2010

lundi 11 mai 2020

L’ONDIF (Orchestre National d’Ile-de-France) après la tempête Covid-19


Orchestre National d'Ile-de-France. Photo : DR

Pour un orchestre de quatre vingt quinze musiciens, la « distanciation sociale » est une gageure quasi insurmontable. D’autant plus lorsque sa mission est la propagation de la musique dans la région la plus peuplée de France, le bassin parisien. « Orchestre nomade », l’Orchestre National d’Ile-de-France ne manque pas d’idées pour reprendre son activité…

Case Scaglione et l'Orchestre National d'Ile-de-France. Photo : (c) ONDIF

Le dernier concert de l’ONDIF, orchestre dont le budget est assuré à soixante-dix pour cent par la région Ile-de-France (quinze pour cent d’apports par le ministère, le reste en recettes propres notamment les ventes de concerts aux villes de la région parisienne) remonte au 12 mars, à Rungis. Au milieu de sa deuxième saison de directeur musical, le chef texan Case Scaglione a dû interrompre subitement ses prestations à la tête de son orchestre dès le 31 janvier à l’issue d’un programme Sibelius. « Depuis lors, l’orchestre et moi essayons de garder le contact ensemble avec notre public, qui est le plus grand d’Europe, s’enthousiasme-t-il. Et nous sommes prêts à le retrouver dès que les pouvoirs publics nous donneront le feu vert. » Dans un premier temps, il faudra se limiter à un répertoire prévu pour vingt à cinquante musiciens, sans instruments à vent. « Il s’agit d’un ‘’plan B’’, sourit Case Scaglione, et il y a heureusement un riche répertoire pour cordes, avec ou sans claviers et percussion. Nous allons jusqu’à envisager de diffuser des concerts en direct et en streaming depuis notre salle de répétitions à Alfortville. »

Le siège social, studio et salle de répétition de l'ONDIF à Alfortville. Photo : DR

L’interruption soudaine de l’activité des salles de concert et de la totalité du spectacle vivant a marqué un coup brutal qui pourrait s’avérer fatal s’il devait perdurer et si les responsables d’orchestres ne trouvaient pas de mode de diffusion de substitution, même si rien ne saura jamais remplacer le concert public. Cette formation donne en effet cent-dix concerts par an dans soixante salles différentes, dont une saison complète à la Philharmonie de Paris. « Pour la reprise de notre activité, nous envisageons trois scénarios, énonce Fabienne Voisin, directrice générale de l’ONDIF. Le scénario béat que serait le retour à la normalité. Le deuxième tient compte de la distanciation qui nous oblige à revoir la proximité à la fois des musiciens sur le plateau et du public dans la salle, une révision de tous les programmes dans des théâtres ayant les reins assez solides pour supporter un taux de remplissage de moins de trente-cinq pour cents de leur jauge et, de ce fait, pour doubler les concerts. Enfin, troisième alternative, plus de concerts publics du tout jusqu’à une date indéterminée. Il nous faudra alors faire des propositions depuis la maison de l’orchestre. »

Le studio de l'ONDIF à Alfortville. Photo : (c) ONDIF

Ce dernier cas de figure est tout à fait envisageable, l’orchestre s’étant doté voilà trois ans de moyens audiovisuels et d’un studio d’enregistrement numérisés. « Nous espérons reprendre le 2 juin, confie Case Scaglione, avec quatre ou cinq rendez-vous depuis notre maison jusque fin juillet. Mais nous souhaitons une diffusion plus large que depuis notre site Internet et que YouTube. » « Pour ce faire, renchérit Fabienne Voisin, nous souhaitons mettre en place des partenariats avec des télévisions prêtes à participer à l’aventure, non seulement pour la diffusion mais aussi pour la logistique, car il nous avons besoin de réalisateurs, de cadreurs et de techniciens du son. Nous travaillons aussi depuis trois semaines sur les conditions sanitaires pour que chaque salarié soit protégé. Les musiciens, leurs représentants et les syndicats sont prêts à tout mettre en œuvre pour que l’activité reprenne dans les meilleures conditions. »

Tout cela aura un impact sur la saison 2020-2021, les scènes reportant leur programmation de cette longue période d’arrêt sur les mois suivants. « Nous attendons la mi-juin et les premiers résultats du déconfinement pour adapter notre stratégie et redonner confiance au public », convient Fabienne Voisin. En outre, l’ONDIF, à l’instar de tous les professionnels de la Culture, attend du gouvernement une parole forte, un « Plan Macron de la Culture » plutôt qu’un « Plan Marshall », car il manque dans les annonces faites par le pouvoir exécutif une vision forte et porteuse, parce que ce qui est pour le moment demandé aux acteurs culturels, innovation, inventivité, proximité, est ce qui constitue précisément son ADN. « Quand je pense que le premier concert après-confinement du Philharmonique de Berlin a été introduit par le ministre allemand de la Culture, cela fait rêver », relève Case Scaglione.

Le projet participatif Zerballodu, conte musical sur le thème de l'écologie interprété le 8 juin 2019 à la Philharmonie de Paris par 270 collégiens de toute l'Ile-de-France. Photo : (c) ONDIF

Pour l’ONDIF, le point le plus sensible est l’aspect pédagogique de son activité. Ce qui est une véritable mission pour l’orchestre, qui a été contraint d’annuler quatre-vingt pour cents de son action annuelle auprès de trente mille enfants. « Le problème est que le confinement est intervenu en pleine période de restitution des projets, regrette Fabienne Voisin. Afin de ne pas anéantir ce travail, nous allons interviewer les enfants filmés par leurs professeurs, interviews diffusées sur le site de l’orchestre. »

Hélène Giraud, flûte solo de l'ONDIF. Photo : (c) ONDIF

Les musiciens de l’ONDIF sont au chômage partiel. Comme tous les artistes professionnels, ils continuent de travailler chez eux, d’où ils participent aussi à des capsules musicales qu’ils enregistrent eux-mêmes avant diffusion sur le site de l’orchestre. Flûte solo de la phalange francilienne depuis seize ans, Hélène Giraud n’est pas hésité une seconde à entrer dans l’action. Elle a même mis ses deux enfants à contribution, sa fille à la harpe et son fils au trombone. « J’ai adoré participer à l’ouverture Les Noces de Figaro de Mozart avec mes collègues confinés chez eux, chacun jouant sa partie sous la direction de Case Scaglione, lui-même confiné, l’ensemble étant monté et mixé par les techniciens son et image de l’orchestre depuis son siège d’Alfortville. »

Bruno Serrou
Directs et streaming : www.orchestre-ile.com et YouTube