Paris. Librairie 7L. Studio photo de Karl Lagerfeld. Jeudi 28 novembre 2024
Soirée lyrico-littéraire intimiste (une centaine personnes) dans un lieu magique de la Librairie 7L, lieu de rencontre littéraire et artistique de Chanel, ex-studio photo-bibliothèque de Karl Lagerfeld situé au cœur du Quartier latin, consacrée à Franz Schubert et les merveilleuses transcriptions réalisées par Bernard Cavanna pour soprano et trio violon, violoncelle et accordéon, avec quatorze lieder transcrits mis en résonance avec le Trio n° 1 pour violon, violoncelle et accordéon (1995) de Cavanna, avec Julie Cherrier Hoffmann (soprano), François Marthouret (récitant), Saskia Lethiec (violon), David Louwerse (violoncelle) et Pascal Contet (accordéon), initiateur du concert
Depuis une vingtaine d’années,
Bernard Cavanna (né en 1951) s’est attaché aux lieder de Franz Schubert (1797-1828).
Mais, contrairement à ses confrères qui s’y sont attachés, ce n’est pas une
extension, ni une adaptation, pas même une transposition qu’il propose, mais
une intégration à sa propre créativité, à l’esprit au fond assez proche de son
modèle, tous deux musiciens de l’intime confession alors que chacun donne l’impression
d’une pudique réserve dissimulée par un humour ravageur. Ainsi, tandis que son
modèle s’exprimait principalement avec le piano pour la mélodie, Bernard Cavanna
a fait avec les lieder qu’il a sélectionnés œuvre personnelle, choisissant
trois de ses instruments fétiches, le violon, le violoncelle et l’accordéon,
qui « conjuguent les expressions des deux instruments à archet, ’’nobles’’
et chargés d’histoire et de répertoire, à celui plus désuet, populaire, d’un ’’instrument
à vent’’, jouant aussi tirer-pousser, l’accordéon », ce dernier ayant fait
son apparition au début du XIXe siècle tandis que le brevet est déposé
à Vienne quelques mois après la mort de Schubert.
L’environnement sonore créé par Bernard
Cavanna ne trahit en rien les intimes confidences et la nostalgique pensée de Franz
Schubert. Bien au contraire, car le choix de l’instrumentation instille une
connotation à la fois plus fluide, plus contrastée, plus dense et diversifiée
que le dialogue voix-piano, dont la percussion des touches sur les cordes,
aussi délicate soit-elle, est beaucoup moins fusionnelle avec le flux naturel de
la voix portée par la respiration du chanteur que peut l’être le trio retenu
par l’adaptateur qui, pour sa part, le rend plus prégnant, y compris dans les
nombreux passages pizzicati. Parmi
les plus de six-cents lieder de Franz Schubert, Bernard Cavanna a porté son
dévolu sur des pages d’un jeune homme de moins de dix-huit ans, les célèbres Gretchen am Spinnrade (Marguerite au rouet) et Erlkönig (le Roi des aulnes), et des mélodies moins courues comme Die Tauberpost (Le Pigeon voyageur), qui appartient à l’ultime maturité du
Viennois, intégré de façon posthume au recueil intitulé de façon apocryphe Der Schwanengesang (Le Chant du cygne). Quant à Meeres
Stille, il est le lied de Schubert préféré de Cavanna, à l’instar de Gretchen am Spinnrade et d’Am Flusse. Ce sont ainsi treize lieder
qui ont été offerts jeudi soir dans le cadre chaleureux à l’acoustique
parfaitement adaptée à la musique de chambre, qui sonne de façon claire et
analytique, donnant à chaque note sa juste place, aux instruments et à la voix
leur définition et couleur exactes. Pascal Contet a construit le programme tel
un peintre de l’âme, commençant par le célèbre An die Musik (A la musique)
publié en 1818 sur un texte de Franz von Schober (1796-1882) - Ô noble art, que de fois dans les heures
tristes -, instaurant ainsi sans attendre le climat délicatement désespéré
de la soirée. Ce lied était suivi d’Im
Frühling (Au printemps) o. 101/1 D. 882 de 1826 sur un poème d’Ernst
Schulze (1789-1817) - Le bonheur de l’amour
s’enfuit, et seul l’amour reste, l’amour et la souffrance -, puis Das Wandern D. 795 (1823) sur un poème
publié par Wilhelm Müller (1794-1827), avant un interlude purement
instrumental, les deux mouvements initiaux du somptueux Trio n° 1 pour accordéon et cordes composé en 1995 par Bernard
Cavanna dont on retrouve des éléments dans son douloureux Concerto pour violon n° 1 (1998-1999) et auquel Pascal Contet
participa à la création en janvier 1996 à Brest puis dans sa version définitive
dans le cadre du Festival Musica en septembre 1997, les deux fois au sein du
Trio Allers-Retours aux côtés de Noëmie Schindler (violon) et de Christophe Roy
(violoncelle).
A l’issue de cet intermède, l’acteur metteur en scène et réalisateur François Marthouret, qui s’est vu confier le rôle du narrateur, a lu en français le poème de Johann Gabriel Seidl (1804-1875) Die Taubenpost (Le pigeon voyageur) auquel le quatuor a enchaîné le lied de Schubert/Cavanna D. 957 (1828) intégré dans Der Schwanengesang (Le Chant du Cygne) que les quatre musiciens ont enchaîné avec Die Junge Nonne (La jeune nonne) D. 828 op. 43/1 sur un poème de Jocob Nicolaus Craigher de Jachelutta (1797-1855) - « Comment la tempête hurlante rugit à travers la cime des arbres » -, le Lied der Mignon (Lied de Mignon) et Gretchen an Spinnrad (Marguerite au rouet) D. 118, premier des soixante-douze poèmes de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) mis en musique par Schubert, avant d’être de nouveau rejoint par François Marthouret, qui a lu le poème de Goethe Heidenröslein (Petite rose des bruyères) avant d’interpréter le lied op. 3/3 D. 257, avant le second intermède durant lequel le trio d’instrumentistes a offert une interprétation onirique des deux derniers mouvements du Trio n° 1 pour accordéon et cordes de Bernard Cavanna qui se conclut sur une longue et tendre plainte d’une durée comparable aux trois morceaux initiaux de l’œuvre. Les quatre lieder de la troisième et dernière partie enchaînaient lecture du poème par Marthouret et exécution du lied par les quatre musiciens, concluant en un merveilleux bouquet de pages au lyrisme intense, les quatre de 1815 sur des vers de Johann Wolfgang von Goethe, An den Mond (A la lune) D. 193, qui aborde les thèmes de la perte, de la mort, du deuil et explore les liens mystérieux de l’inspiration entre les modes des vivants et des morts, Am Flusse (Au bord de la rivière) D. 160, Meeres Stille (Mer tranquille) op. 3/2 D. 216 où l’angoisse se fait toujours plus prégnante, et le merveilleux Erlkönig (Le Roi des Aulnes) op. 1 D. 328.
La soprano nancéenne Julie Cherrier Hoffmann après un moment d’échauffement
nécessaire à l’équilibre de sa voix, a donné de ces lieder des interprétations authentiques
de sa voix feutrée à la diction claire, se fondant avec grâce dans les
sonorités moelleuses des archets de la violoniste Saskia Lethiec, membre
fondateur du Trio Hoboken, et du violoncelliste David Louwerse, soliste de l’Ensemble
Variances épris de création, tandis que Pascal Contet donnait un liant discret
mais tendrement évocateur à l’ensemble de ses sonorités délicieusement troublantes
ouvrant les portes au rêve. Rêve d’autant plus présent que les quatre musiciens
ont donné en bis le divin Ständchen (Sérénade) D. 889 de
Schubert composé en juillet 1826 sur les mots bien en situation en fin de
soirée de la chanson tirée de la scène 3 de l’acte II de la pièce Cymbeline, King of Britain de William
Shakespeare - Bonne nuit, bonne nuit, ma
bien-aimée. Que les anges du paradis veillent sur toi. Mais, se trouvant
dans les locaux où vécut le couturier de Chanel Karl Lagerfeld et tenant à lui
rendre hommage, Pascal Contet a voulu qu’artistes et public chantent en cœur La Paloma (La Colombe), chanson d’inspiration cubaine du compositeur espagnol
Sebastian Iradier (1809-1865) rendue célèbre par Nana Mouskouri et Mireille
Mathieu…
Pour en revenir à l’essentiel, il émane
des pages de Franz Schubert d’une profonde mélancolie magnifiées par Bernard
Cavanna une intime affliction, et l’émotion point à tout moment dans ces poèmes
musicaux au temps suspendu. Reste à souhaiter de la part de Bernard Cavanna,
qui en annonce un certain nombre d’autres, qu’il poursuive au plus vite - tempo
qui n’est pas évident de sa part pour composer - son remarquable travail sur
les lieder de son aîné viennois dont il sait si bien saisir contours et élans
avec une bouleversante humanité qu’il partage avec son inspirateur de façon si pénétrante.
Bruno Serrou
1) 1 CD NoMadMusic (2018) avec Isa
Lagarde (soprano), Noëmie Schindler (violon), Anthony Millet (accordéon),
Atsushi Sakai (violoncelle)