samedi 30 novembre 2024

Emouvante soirée de poésie musicale, fruit de la magique rencontre de deux compositeurs à deux siècles de distance, Franz Schubert et Bernard Cavanna

Paris. Librairie 7L. Studio photo de Karl Lagerfeld. Jeudi 28 novembre 2024

Julie Cherrier Hoffmann (soprano), Saskia Lethiec (violon), Pascal Contet (accordéon), David Louwerse (violoncelle)
Photo : (c) Bruno Serrou

Soirée lyrico-littéraire intimiste (une centaine personnes) dans un lieu magique de la Librairie 7L, lieu de rencontre littéraire et artistique de Chanel, ex-studio photo-bibliothèque de Karl Lagerfeld situé au cœur du Quartier latin, consacrée à Franz Schubert et les merveilleuses transcriptions réalisées par Bernard Cavanna pour soprano et trio violon, violoncelle et accordéon, avec quatorze lieder transcrits mis en résonance avec le Trio n° 1 pour violon, violoncelle et accordéon (1995) de Cavanna, avec Julie Cherrier Hoffmann (soprano), François Marthouret (récitant), Saskia Lethiec (violon), David Louwerse (violoncelle) et Pascal Contet (accordéon), initiateur du concert 

Saskia LMethiec (violon), François Marthouret (récitant), Julie Cherrier Hoffmann (soprano), Pascal Contet (accordéon), David Louwerse (violoncelle). Photo : (c) Dominique Bentejac

Depuis une vingtaine d’années, Bernard Cavanna (né en 1951) s’est attaché aux lieder de Franz Schubert (1797-1828). Mais, contrairement à ses confrères qui s’y sont attachés, ce n’est pas une extension, ni une adaptation, pas même une transposition qu’il propose, mais une intégration à sa propre créativité, à l’esprit au fond assez proche de son modèle, tous deux musiciens de l’intime confession alors que chacun donne l’impression d’une pudique réserve dissimulée par un humour ravageur. Ainsi, tandis que son modèle s’exprimait principalement avec le piano pour la mélodie, Bernard Cavanna a fait avec les lieder qu’il a sélectionnés œuvre personnelle, choisissant trois de ses instruments fétiches, le violon, le violoncelle et l’accordéon, qui « conjuguent les expressions des deux instruments à archet, ’’nobles’’ et chargés d’histoire et de répertoire, à celui plus désuet, populaire, d’un ’’instrument à vent’’, jouant aussi tirer-pousser, l’accordéon », ce dernier ayant fait son apparition au début du XIXe siècle tandis que le brevet est déposé à Vienne quelques mois après la mort de Schubert.

Saskia Lethiec (violon), Pascal Contet (accordéon), David Louwerse (violoncelle), Bernard Cavanna
Photo : (c) Gérard Touren

L’environnement sonore créé par Bernard Cavanna ne trahit en rien les intimes confidences et la nostalgique pensée de Franz Schubert. Bien au contraire, car le choix de l’instrumentation instille une connotation à la fois plus fluide, plus contrastée, plus dense et diversifiée que le dialogue voix-piano, dont la percussion des touches sur les cordes, aussi délicate soit-elle, est beaucoup moins fusionnelle avec le flux naturel de la voix portée par la respiration du chanteur que peut l’être le trio retenu par l’adaptateur qui, pour sa part, le rend plus prégnant, y compris dans les nombreux passages pizzicati. Parmi les plus de six-cents lieder de Franz Schubert, Bernard Cavanna a porté son dévolu sur des pages d’un jeune homme de moins de dix-huit ans, les célèbres Gretchen am Spinnrade (Marguerite au rouet) et Erlkönig (le Roi des aulnes), et des mélodies moins courues comme Die Tauberpost (Le Pigeon voyageur), qui appartient à l’ultime maturité du Viennois, intégré de façon posthume au recueil intitulé de façon apocryphe Der Schwanengesang (Le Chant du cygne). Quant à Meeres Stille, il est le lied de Schubert préféré de Cavanna, à l’instar de Gretchen am Spinnrade et d’Am Flusse. Ce sont ainsi treize lieder qui ont été offerts jeudi soir dans le cadre chaleureux à l’acoustique parfaitement adaptée à la musique de chambre, qui sonne de façon claire et analytique, donnant à chaque note sa juste place, aux instruments et à la voix leur définition et couleur exactes. Pascal Contet a construit le programme tel un peintre de l’âme, commençant par le célèbre An die Musik (A la musique) publié en 1818 sur un texte de Franz von Schober (1796-1882) - Ô noble art, que de fois dans les heures tristes -, instaurant ainsi sans attendre le climat délicatement désespéré de la soirée. Ce lied était suivi d’Im Frühling (Au printemps) o. 101/1 D. 882 de 1826 sur un poème d’Ernst Schulze (1789-1817) - Le bonheur de l’amour s’enfuit, et seul l’amour reste, l’amour et la souffrance -, puis Das Wandern D. 795 (1823) sur un poème publié par Wilhelm Müller (1794-1827), avant un interlude purement instrumental, les deux mouvements initiaux du somptueux Trio n° 1 pour accordéon et cordes composé en 1995 par Bernard Cavanna dont on retrouve des éléments dans son douloureux Concerto pour violon n° 1 (1998-1999) et auquel Pascal Contet participa à la création en janvier 1996 à Brest puis dans sa version définitive dans le cadre du Festival Musica en septembre 1997, les deux fois au sein du Trio Allers-Retours aux côtés de Noëmie Schindler (violon) et de Christophe Roy (violoncelle).

Julie Cherrier Hoffmann (soprano), Saskia Lethiec (violon), Pascal Contet (accordéon), David Louwerse (violoncelle)
Photo : (c) Bruno Serrou

A l’issue de cet intermède, l’acteur metteur en scène et réalisateur François Marthouret, qui s’est vu confier le rôle du narrateur, a lu en français le poème de Johann Gabriel Seidl (1804-1875) Die Taubenpost (Le pigeon voyageur) auquel le quatuor a enchaîné le lied de Schubert/Cavanna D. 957 (1828) intégré dans Der Schwanengesang (Le Chant du Cygne) que les quatre musiciens ont enchaîné avec Die Junge Nonne (La jeune nonne) D. 828 op. 43/1 sur un poème de Jocob Nicolaus Craigher de Jachelutta (1797-1855) - « Comment la tempête hurlante rugit à travers la cime des arbres » -, le Lied der Mignon (Lied de Mignon) et Gretchen an Spinnrad (Marguerite au rouet) D. 118, premier des soixante-douze poèmes de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) mis en musique par Schubert, avant d’être de nouveau rejoint par François Marthouret, qui a lu le poème de Goethe Heidenröslein (Petite rose des bruyères) avant d’interpréter le lied op. 3/3 D. 257, avant le second intermède durant lequel le trio d’instrumentistes a offert une interprétation onirique des deux derniers mouvements du Trio n° 1 pour accordéon et cordes de Bernard Cavanna qui se conclut sur une longue et tendre plainte d’une durée comparable aux trois morceaux initiaux de l’œuvre. Les quatre lieder de la troisième et dernière partie enchaînaient lecture du poème par Marthouret et exécution du lied par les quatre musiciens, concluant en un merveilleux bouquet de pages au lyrisme intense, les quatre de 1815 sur des vers de Johann Wolfgang von Goethe, An den Mond (A la lune) D. 193, qui aborde les thèmes de la perte, de la mort, du deuil et explore les liens mystérieux de l’inspiration entre les modes des vivants et des morts, Am Flusse (Au bord de la rivière) D. 160, Meeres Stille (Mer tranquille) op. 3/2 D. 216 où l’angoisse se fait toujours plus prégnante, et le merveilleux Erlkönig (Le Roi des Aulnes) op. 1 D. 328.

Julie Cherrier Hoffmann (soprano), Saskia Lethiec (violon), Pascal Contet (accordéon), David Louwerse (violoncelle), 
Bernard Cavanna. Photo : (c) Pierre Brévignon

La soprano nancéenne Julie Cherrier Hoffmann après un moment d’échauffement nécessaire à l’équilibre de sa voix, a donné de ces lieder des interprétations authentiques de sa voix feutrée à la diction claire, se fondant avec grâce dans les sonorités moelleuses des archets de la violoniste Saskia Lethiec, membre fondateur du Trio Hoboken, et du violoncelliste David Louwerse, soliste de l’Ensemble Variances épris de création, tandis que Pascal Contet donnait un liant discret mais tendrement évocateur à l’ensemble de ses sonorités délicieusement troublantes ouvrant les portes au rêve. Rêve d’autant plus présent que les quatre musiciens ont donné en bis le divin Ständchen (Sérénade) D. 889 de Schubert composé en juillet 1826 sur les mots bien en situation en fin de soirée de la chanson tirée de la scène 3 de l’acte II de la pièce Cymbeline, King of Britain de William Shakespeare - Bonne nuit, bonne nuit, ma bien-aimée. Que les anges du paradis veillent sur toi. Mais, se trouvant dans les locaux où vécut le couturier de Chanel Karl Lagerfeld et tenant à lui rendre hommage, Pascal Contet a voulu qu’artistes et public chantent en cœur La Paloma (La Colombe), chanson d’inspiration cubaine du compositeur espagnol Sebastian Iradier (1809-1865) rendue célèbre par Nana Mouskouri et Mireille Mathieu…

Saskia Lethiec (violon), Bernard Cavanna, François Marthouret (récitant), Julie Cherrier Hoffmann (soprano), Pascal Contet (accordéon), David Louwerse (violoncelle). Photo : (c) Dominique Bentejac

Pour en revenir à l’essentiel, il émane des pages de Franz Schubert d’une profonde mélancolie magnifiées par Bernard Cavanna une intime affliction, et l’émotion point à tout moment dans ces poèmes musicaux au temps suspendu. Reste à souhaiter de la part de Bernard Cavanna, qui en annonce un certain nombre d’autres, qu’il poursuive au plus vite - tempo qui n’est pas évident de sa part pour composer - son remarquable travail sur les lieder de son aîné viennois dont il sait si bien saisir contours et élans avec une bouleversante humanité qu’il partage avec son inspirateur de façon si pénétrante.

Bruno Serrou

1) 1 CD NoMadMusic (2018) avec Isa Lagarde (soprano), Noëmie Schindler (violon), Anthony Millet (accordéon), Atsushi Sakai (violoncelle)

vendredi 29 novembre 2024

Tout espoir en la Résurrection annihilé, l’Orchestre de Paris dirigé par Esa-Pekka Salonen a présenté à Paris la «Symphonie n° 2» de Mahler mise en espace par Romeo Castellucci à Aix-en-Provence

Paris. Grande Halle de La Villette. Philharmonie de Paris, Festival d’Automne à Paris. Mardi 26 novembre 2024 

Esa-Pekka Salonen, Choeur et Orchestre de Paris
Photo : (c) Denis Allard

Assisté mardi soir à la répétition générale publique de la Symphonie « Résurrection » de Gustav Mahler Grande Halle de La Villette sombrement mise en images par Romeo Castellucci avec solistes, Chœur et Orchestre de Paris dirigés avec un sens du détail convainquant par Esa-Pekka Salonen dans une acoustique précise et analytique mais trop sèche et manquant de relief si bien que l’on admire sans entrer vraiment dans l’œuvre. Salle pleine, public jeune très à l’écoute gardant le silence durant l’unique pause entre les deux premiers mouvements 

Esa-Pekka Salonen
Photo : (c) Denis Allard

C’était avec cette Symphonie n° 2 en ut mineur « Résurrection » de Gustav Mahler (1860-1911) que les Berliner Philharmoniker avaient « baptisé » la Philharmonie de Paris le mercredi 18 février 2015 sous la direction de son directeur musical d’alors, Sir Simon Rattle. Cette œuvre, sans doute la plus célèbre du compositeur, attire constamment les foules. Cette fois encore, malgré trois représentations, toutes ont été archi-combles, entre les 28 et 30 novembre. Au point que les organisateurs, l’Orchestre de Paris, la Grande Halle de La Villette, la Philharmonie et le Festival d’Automne, ont réparti les journalistes jusque dans les générales, acceptant les comptes-rendus, ce qui n’est guère dans les habitudes ni de la presse ni des organisateurs de concerts et d’opéras. Et même les générales auront été fort courues, et le placement étant libre il ne fallait surtout pas être en retard… Le public est-il venu pour l’œuvre, pour le metteur en scène ou pour le chef et pour l’orchestre ?... En vérité, sûrement les quatre éléments ont-ils influé à parité, puisque trois entités se sont associées pour l’occasion, la Grande Halle de La Villette, le Festival d’Automne, l’Orchestre de Paris/Philharmonie.

Orchestre de Paris, Romeo Castellucci  (mise en scène, scénographie, lumières)
Photo : (c) Denis Allard

Pour ma part, j’ai assisté au premier des rendez-vous de cette « Semaine Résurrection » donnée dès mardi 26 novembre. Une « générale » qui avait tout d’un concert puisque l’œuvre a été donnée dans les conditions conformes à une représentation. Tandis que le nombreux public s’installait, à l’instar des musiciens plongés dans le noir et placés entre le plateau aménagé d’un côté de la Grande Halle tandis que le public l’était sur de vastes gradins en amphithéâtre, et les effectifs choraux étaient des deux côtés de l’orchestre, le couple de cantatrices installé au milieu des bois, tandis que les instruments à vent « hors scène » étaient dissimulés derrière les parois sur les côtés et derrière les spectateurs.

Orchestre de Paris
Photo : (c) Denis Allard

Il s’agit de la reprise du spectacle concocté pour le Festival d’Aix-en-Provence 2022 par Romeo Castellucci, dramaturge, metteur en scène, plasticien, scénographe italien de renom signataire en 2011 d’un splendide Parsifal de Richard Wagner au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles. En 2015, à l’Opéra de Paris Bastille, c’est un Moses und Aron en noir et blanc qu’il proposait, ce qui dès l’abord laissait présumer d’une approche manichéenne de cet opéra biblique. En 2019, à l’Opéra Garnier, il réalisait Il primo omicidio (Le premier meurtre) d’Alessandro Scarlatti. Entrepris la saison dernière, son Ring pour le Théâtre de La Monnaie de Bruxelles restera inachevé, puisqu’il a passé la main à Pierre Audi à mi-parcours. Avec la Résurrection de Mahler, Castelucci réussit la gageure d’un spectacle d’une grande beauté plastique, mais l’effet n’emporte pas l’adhésion, en raison de la noirceur désespérée de sa conception qui annihile le concept-même de résurrection, impression amplifiée par le décalage permanant entre ce que l’on voit et ce que l’on entend, la distance entre la « fosse » et le plateau pentu annihilant tout effet de cohésion. Est-ce le lot inévitable des œuvres conçues pour la salle de concert ou des lieux particuliers comme une église, mais une fois de plus le transfert d’une œuvre conçue pour le concert ou la prière n’apparaît guère convainquant sur une scène de spectacle, l’action véritable se déroulant au sein de l’orchestre, des masses chorales et des solistes vocaux à qui les compositeurs confient le visible et l’invisible, le dit et le non-dit, attribuant ainsi un rôle central à l’imaginaire des interprètes et à celui du public. Montrer anéantit cet aspect capital de l’œuvre musicale et la force de l’écoute, l’œil captant trois cents fois plus rapidement que l’oreille.

Esa-Pekka Salonen, Solistes, Choeur et Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

C’est un spectacle de quatre vingt dix minutes - dont quatre-vingt avec musique - d’un tragique funeste d’où tout espoir est englouti que Castellucci a réalisé à partir de cette partition élaborée entre 1888 et 1894 et créée en 1895 à Berlin par les Berliner Philharmoniker dirigés par le compositeur. Une vaste étendue de terre défoncée par des obus de tous calibres d’une guerre éternelle, sur laquelle au début un superbe étalon blanc vaque solitaire en quête de quelque trace d’herbe pour étancher sa faim, bientôt rejoint par un enfant de blanc vêtu qui le prend par son harnachement avant de quitter les lieux avec lui tandis que commence l’exécution de l’œuvre. Pendant la Totenfeier arrivent des ambulances d’où sont sortis par des infirmiers et des médecins des monceaux de cadavres en très mauvais état qui sont peu à peu alignés côte à côte à même le sol avant d’être glissés dans des linceuls blancs, comme s’il s’agissait de mettre de l’ordre dans un amoncellement de corps difficiles à identifier, malgré les investigations qui sont faites, les restes humains réunis, ils sont déposés dans les linceuls, qui sont refermés puis rassemblés dans les ambulances tandis que, le plateau nu derrière les interprètes, la terre apparaît comme libérée de toute humanité, le chœur entier entonne la dernière strophe « Aufersteh’n, ja aufersteh’n wirst du » (Tu ressusciteras, oui, tu ressusciteras ) qui termine l’œuvre en formant hiatus avec la lumineuse apothéose finale composée par Mahler sur un poème de Friedrich Gottlieb Klopstock (1724-1803), Auferstehung (Résurrection) que le compositeur avait entendu en février 1894 durant les funérailles de son confrère et aîné Hans von Bülow, le fondateur des Berliner Philharmoniker mort au cours d’un voyage en Egypte, après que les trois mouvements centraux conduisaient peu à peu vers la lumière, le centre de la partition, bref et sublime, illustrant le poème Urlicht (Lumière originelle) pour mezzo-soprano et orchestre tiré du Des Knaben Wunderhorn (Du cor merveilleux de l’enfant), « Ô rose rouge : / l’homme est dans la misère la plus grande, / l’homme est dans la plus grande souffrance / ah, combien je préfèrerais être au ciel !… »

Orchestre de Paris, Choeur de l'Orchestre de Paris
Photo : (c) Denis Allard

A la tête d’un Orchestre de Paris aux sonorités feutrées à l’instar de l’acoustique dont l’homogénéité s’est immédiatement imposée dans un Allegro maestoso initial d’une unité convaincante mais laissant néanmoins percer les marbrures déchirantes du mouvement, Esa-Pekka Salonen a donné de la Résurrection une lecture plus apollinienne que dramatique, étirant judicieusement les tempi tout en maintenant une souplesse qui lui a permis d’éviter pathos et emphase, pour instiller à l’œuvre un certain élan, mais aussi la virulence, l’ampleur, l’onirisme bien que manquant de lustre et d’éclat en raison d’une acoustique guère réverbérée. Dans l’Urlicht, la mezzo-soprano Marie-Andrée Bouchard-Lesieur a exposé un chant vibrant de sa voix de velours, la soprano Julie Roset, abstraction faite d’un vibrato un peu prononcé, lui a donné une réplique chaleureuse dans le finale, où le Chœur de l’Orchestre de Paris s’est naturellement montré à la hauteur de la vision du chef et de la plastique de l’orchestre, cohérent, engagé et au large nuancier, hélas altéré par l’acoustique sèche du lieu.

Richard Wilberforce (chef du Choeur), Esa-Pekka Salonen, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Julie Roset, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Une belle idée que cette œuvre monumentale pour ouvrir au plus grand nombre la musique la plus profonde, exigeante et expressive.

Bruno Serrou

mardi 26 novembre 2024

Succès parisien pour l’hymne symphonique universel de Heiner Goebbels « A House of Call »

Paris. Festival d’Automne. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 25 novembre 2024 

Vimbayi Kaziboni, Ensemble Modern Orchestra. Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Les relations de Heiner Gobbels et du Festival d’Automne remontent à 1992, avec un programme monographique réunissant quatre œuvres. Depuis lors, le compositeur allemand a été l’hôte de la manifestation parisienne à dix reprises. Pour cette douzième participation, il s’agit d’une co-commande de neuf institutions européennes réunies autour de l’Ensemble Modern, A House of Call, achevé en mars 2020. Ce n’est pas un sujet sur une maison de rendez-vous au sens trivial du terme que le compositeur allemand a mis en musique mais au sens noble de foyer multiculturel. 

Vimbayi Kaziboni, Ensemble Modern Orchestra. Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Compositeur, interprète, scénographe, l’Allemand Heiner Goebbels est à soixante-douze ans comme un Kurt Weill contemporain, iconoclaste et populaire. Il se félicite volontiers du fait que sa musique soit un melting-pot de la musique de son aîné Hanns Eisler, du free jazz, du hard rock, de la pop’ music, du rap, du bruitage, de l’avant-garde, du classicisme... « Je viens de l’improvisation, rappelle Goebbels. Etudiant, je dirigeais un groupe rock, les Cassiber, avant de travailler avec les grands improvisateurs Don Cherry et Arlo Lindsay. Mes œuvres n’ont cependant rien d’improvisé. Car, au jazz, au hard rock se mêle à ma culture l’histoire de la musique, de Bach à Schönberg. Je n’apprécie guère le romantisme, que je trouve trop sombre, mes propres textures étant liquides, transparentes. » Admirateur de Prince, Helmut Lachenmann, Luigi Nono et Steve Reich, proche de Daniel Cohn-Bendit, Goebbels se flatte d’écrire non pas pour les spécialistes, mais pour le grand public. En Allemagne, il s’est forgé une réputation enviable pour son théâtre musical, ses musiques de scène, film et ballet, et pour ses pièces radiophoniques, mais son catalogue couvre tous les genres, de la musique de chambre au grand orchestre en passant par la scène et l’écran. Né le 17 août 1952 à Neustadt an der Weinstraße en Rhénanie-Palatinat, vivant depuis un demi-siècle à Francfort-sur-le-Main, membre de l’Académie des Arts de Berlin depuis 1994, professeur à l’European Graduate School à Saas-Fee (Suisse) et à l’Institut d’Etudes Théâtrales Appliquées de Gießen, Goebbels est depuis les années soixante-dix l’un des compositeurs vivants d’outre-Rhin les plus joués dans le monde, sans doute parce que son œuvre entier résonne des sons de la ville, son indubitable univers. « Je ne veux pas être illustratif, tempère-t-il cependant. Mon propos tient plutôt du subjectif. Je m’intéresse à l’architecture des villes. Tout comme le tissu urbain, ma musique est en constante évolution. Qu’on l’aime ou qu’on la déteste, qu’elle soit menaçante ou protectrice, la cité est plus fascinante que la campagne. Elle ne peut néanmoins pas tout donner, et elle n’est souvent qu’un succédané. » Sa collaboration avec le dramaturge Heiner Müller a conduit Goebbels à considérer la musique comme mode d’expression et de communication inextricablement lié à tous les arts, ce qui l’a conduit à créer un langage qui lui est personnel, en dépit de son éclectisme, tenant principalement du théâtre d’improvisation. Parmi ses œuvres les plus significatives, la pièce de théâtre musical Ou bien le débarquement désastreux créé à Paris en 1993, Surrogate Cities, sa première partition pour grand orchestre donnée en première mondiale par la Junge Deutsche Philharmonie, La Reprise (1995) sur des textes de Soren Kierkegaard, Alain Robbe-Grillet et Prince, ou Industrie & Idleness créé en 1996 à la Radio Hilversum. En ce début de saison 2000-2001, Heiner Goebbels a donné simultanément en création mondiale deux grandes partitions, l’une à Munich le 28 septembre 2018, …Même Soir. - commande des Percussions de Strasbourg -, l’autre à Lausanne la semaine suivante, Hashirigaki, pièce de théâtre musical sur des textes de Gertrude Stein dont le compositeur conçoit également la mise en scène.

Vimbayi Kaziboni, Ensemble Modern Orchestra. Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

A House of Call est selon son auteur un cycle d’appels, d’invocations, de prières, d’actes discursifs, de poèmes et de mélodies pour grand orchestre. Mais ce n’est pas l’orchestre qui est décisionnaire, il est confronté aux voix. Il les présente, les soutient, les accompagne, leur répond ou s’y oppose, comme dans un « répons » laïque en tant que réponse collective d’un orchestre aux nombreuses voix individuelles avec leurs propres sons et langages. Ils ont un rapport avec le passé et avec l’environnement personnel du compositeur, voix particulières, matériau populaire traditionnel, rituels, littérature. « House of Call n’est pas une archive de média académique mais plutôt une collection photographique de mon carnet imaginaire indépendant de tout système. » Les sources proviennent de nombreux voyages, de rencontres fortuites, de recherches éparses pour des projets artistiques. La moitié des voix qui ont touché, perturbé, impressionné et aliéné le compositeur ont été captées à l’aide de phonogrammes historiques sur des cylindres de cire et leur origine est souvent floue, bien qu’il s’agisse de recherches ethnomusicologiques, linguistique, sociologique, anthropologique ainsi que de motivations racistes que les contextes coloniaux ont pu façonner. Il s’y trouve un chanteur d’opéra arménien enregistré dans les années 1910 à Paris associé à des enregistrements de voix de prisonniers de guerre géorgiens dans les camps de Mannheim à la même époque, les enregistrements du musicien Samuel Baud-Bovy durant son voyage dans les îles grecques, d’un anthropologue « autoproclamé » qui convoquait des gens dans un commissariat du sud-ouest africain, les formes rituelles d’un discours chamanique de Luciano et Victor Martinez avec celles de Heiner Müller, Gertrude Stein et Samuel Beckett. Le propos de Heiner Goebbels ajoute la confrontation entre les sources sonores, des cylindres historiques aux échantillons numériques, de ces derniers au concert, du concert au livre qui a découlé de la genèse de l’œuvre sonore.

Vimbayi Kaziboni, Ensemble Modern Orchestra. Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Achevé en mars 2020, créé le 30 août 2021 à la Philharmonie de Berlin dans le cadre des Berliner Festspiele - Musikfest Berlin par l’Ensemble Modern Orchestra dirigé par Vimbrayi Kaziboni, sous-titré My imaginary notebook (Mon carnet de notes imaginaire),  A House of Call est un recueil de chansons (Songbook) pour orchestre en quatre mouvements ou « chapitres » : Pierre Ciseaux Papier ; Grain de la Voix ; Cire et Violence ; Quand les Mots ont disparu. Commande de l’Ensemble Modern de Francfort, en collaboration avec le Festival de Berlin / Berliner Musikfest, l’Elbphilharmonie de Hambourg, Musica Viva de la Radio Bavaroise, la Philharmonie de Cologne, Wien Modern / Wiener Konzerthaus, beuys2021 et la Casa da Musica de Porto, cette partition de plus d’une centaine de minutes est écrite pour un orchestre de bois par trois (avec piccolo, flûte basse, cor anglais, clarinettes basses et contrebasse, saxophone, contrebasson), quatre cors, trompettes et trombones par trois, tuba, timbales, quatre percussionnistes, cymbalum, harpe, accordéon, guitare électrique, piano, synthétiseur et cordes (8, 7, 6, 5, 4). Pour souligner l’ancrage de sa partition dans la tradition du répons venue des premiers siècle de la chrétienté, Heiner Goebbels commence A House Call avec la citation littérale de l’introduction de Répons (1981, 1982, 1984) de Pierre Boulez, passage que le compositeur allemand identifie comme « Introïtus (Une réponse à Répons) », tandis que le troisième volet du triptyque initial se fonde sur l’enregistrement de sons provenant d’un chantier dans le voisinage du studio berlinois du compositeur.  Le deuxième mouvement compte quatre composants, « Nu Stiri » (Ne pleure pas) enregistré dans un camp de prisonniers de Mannheim en 1916, « Agash Ayak » (Jambe de bois) capté à Moscou vers 1925 où l’on entend le chanteur-acteur Amre Kashaubayev (1888-1934) assassiné dans les rues d’Almaty la veille de la création de l’opéra Kyz Jibek du compositeur kazakh Yevgeny Brusilovsky (1905-1981) dont il devait tenir le rôle principal, « (ghazal) 1346 » où l’on entend le chanteur et directeur de la Maison iranienne de musique Hamidreza Nourbakhsh (né en 1966) exposer un poème d’amour du poète mystique Jalâl al-Din Rûmi (1207-1273), « Krunk » (La grue) interprété par deux chanteurs arméniens Armenak Shahmuradian (1878-1939) enregistré à Paris en 1914, et Komitas Vardapet enregistré à New York en 1917. Commençant par une Toccata, le troisième mouvement, Wax and Violence (Cire et violence) compte quatre volets, Voyelles qui fait entendre la voix du philosophe psychologue et musicologue allemand Carl Stumpf, fondateur de la Phonogramm-Archiv de Berlin entendu ici en train de tester en 1916 l’aptitude à enregistrer du phonographe pour des recherches sur les formants. Il s’y trouve aussi des éléments de voix de l’ethnomusicologue autrichien Erich von Hornbostel criant et sifflant l’hymne national allemand en 1907, et la voix de deux femmes, Judith Barseleysen et Abigael Bolars captées chez les Inuits du Groenland la même année. Achtung Aufnahme (Attention enregistrement) se fonde sur les bandes réalisées en 1931 par Hans Lichtenecker dans des colonies du sud-ouest africain, ainsi que les deux éléments qui suivent, Nun danket alle Gott (Maintenant rendez tous grâces à Dieu) qui fait entendre des écoliers de Berseba, et Ti gu go i nigami (Certains disent) où l’on entend la voix de l’assistant de Lichtenecker, Haneb évoquant une menace imminente. Enfin, le mouvement final compte lui aussi quatre parties, Bakaki - (Dialogo) (Narration – (Dialogue)) avec les voix de deux membres de la communauté des Uitoto en Colombie enregistrés en 1980, Schläft ein Lied in allen Dingen (Un chant dort en toutes choses) où l’on entend la mère du compositeur, Margret Goebbels, lire des vers du poème La Baguette de Joseph von Eichendorff, Kalimerisma (Je dis bonjour) chant aux contours funèbres de femmes de l’île grecque de Kalymnos du Dodécanèse enregistré enj 1930, et se conclut sur What When Words Gone (Quoi lorsque les mots ont disparu), l’un des derniers textes de Samuel Beckett sur lequel le compositeur retourne à la musique pure…

Vimbayi Kaziboni et Heiner Goebbels. Photo : (c) Bruno Serrou

Cette grande partition a nécessité une disposition de l’orchestre longitudinale peu usitée à la Philharmonie de Paris, ce qui a permis d’ajouter une vingtaine de rangs de chaises supplémentaires entre le plateau et les fauteuils. Ce qui est remarquable, outre les sons parasites, particulièrement ceux venant des craquements des vieux rouleaux enregistreurs, est le fait qu’un certain nombre de musiciens circulent parmi les rangs de l’orchestre et hors scène, et il convient de saluer l’extraordinaire performance non seulement des instrumentistes mais surtout du chef zimbabwéen Vimbayi Kaziboni dont l’endurance exceptionnelle et la précision de ses gestes ont conquis musiciens et public, grâce à la fois à son indéniable talent mais aussi à l’expérience intime de l’œuvre, qu’il dirige sur toutes les scènes des commanditaires de la partition, confirmant ici ses évidentes qualités de chef qu’il avait démontrées voilà vingt mois (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/03/avec-le-week-end-ligeti-100-la_6.html) à la tête de l’Ensemble Intercontemporain dans le cade du week-end Ligeti 100.

Bruno Serrou

lundi 25 novembre 2024

Le Budapest Festival Orchestra, Iván Fischer et Sir András Schiff ont célébré les sources hongroises de Johannes Brahms

Philharmonie de Paris. Salle Pierre Boulez. Samedi 23 novembre 2024  

Iván Fischer, András Schiff, Budapest Festival Orchestra
Photo : (c) István Kurcsák

Des Johannes Brahms symphoniques de rêve. Soirée magique à la Philharmonie de Paris avec le BFO - Budapest Festival Orchestra et son patron le lumineux Iván Fischer dans une Danse hongroise en début de chaque partie, une sublime Symphonie n° 1 d’une densité et d’une énergie inouïes, un feu d’artifice sonore des pupitres de l’orchestre dans le Concerto n° 1 avec un András Schiff hélas peu concerné et fade en sonorités, largement compensées par les virtuoses du BFO, des cordes fabuleuses constituées en majorité de tziganes. Parfait pour les résonances graves de Brahms, les contrebasses alignées au fond du plateau, violons 1 et 2 se faisant face, bois au centre devant les contrebasses entourés des cors à gauche et des trompettes et trombones à droite. Deux bis de Schiff (Brahms Intermezzo (andante teneramente) op. 118/2, et Albumblatt en la mineur) et un de l’orchestre, qui a chanté un chœur à quatre voix de Brahms (Es geht ein Wahen op. 62/6 - Il se passe quelque chose - sur un poème de Paul Heyse) merveilleusement chanté par tous les musiciens de l’orchestre 

Iván Fischer, András Schiff, Budapest Festival Orchestra
Photo : (c) Bruno Serrou

Un concert monographique consacré à Johannes Brahms (1833-1897), jusques et y compris dans les bis exécutés en fin de chaque partie portant toutes le chiffre « 1 ». Deux premières œuvres avec orchestre, le Concerto n° 1 (1858) et la Symphonie n° 1 (1854/1874-1876), et deux Danses hongroises (n° 1 et n° 11). Les deux premières ont en commun le fait que longtemps l’amorce du concerto fut considérée par le compositeur comme celle d’une première symphonie avant de devenir le mouvement initial du concerto, d’où cette longue introduction de l’orchestre seul, et que Brahms, intimidé par le poids de la Symphonie n° 9 de Beethoven n’osait pas se lancer dans le gigantesque défi que représentait cette aventure qui consistait à se mesurer et de tenter de surpasser le Titan Beethoven…

Iván Fischer, András Schiff, Budapest Festival Orchestra
Photo : (c) István Kurcsák

A ces deux œuvres, que le préprogramme annonçait dans l’ordre inverse de la chronologie de leur genèse (la symphonie en première partie, le concerto en seconde partie), s’ajoutaient deux des 21 Danses hongroises (1868, orchestrées en 1873), la première en sol mineur et la onzième en ré mineur… Pourquoi Brahms par un orchestre hongrois ? Simplement parce que le compositeur hambourgeois a toujours été attiré par la musique tzigane, qu’il a pratiquée dès l’âge de dix-neuf ans en accompagnant le violoniste hongrois Ede Reményi dans ses tournées à travers l’Allemagne. Outre la découverte des richesses de la culture de son pays, ce dernier lui présenta Joseph Joachim, qui allait à la fois devenir l’un de ses proches mais aussi le dédicataire et créateur de son Concerto pour violon en ré majeur op. 77 (1878), sinon son co-auteur. C’est cette proximité avec Reményi qui finit par lui inspirer sa série de vingt-et-une Danses hongroises pour piano à quatre mains puisées pour la plupart dans des airs de danses populaires et folkloriques, verbunkos (danses de recrutement militaire) et csardas, arrangées avec des mélodies tziganes en vogue à l’époque caractérisées entre autres par de brusques changements de tempi lents et rapides. Les dix premières furent publiées en 1869, les dernières en 1880. Si elles ne portent pas de numéro d’opus c’est parce que Brahms ne le considérait pas comme des œuvres originales mais comme de simples adaptations de musiques traditionnelles, même si certaines, comme la onzième, sembleraient se fonder sur des thèmes originaux, et seules les première, troisième et dixième ont été orchestrées par Brahms lui-même en 1873, d’autres dont la onzième par Albert Parlow, le reste par d’autres mains encore, tandis que les cinq dernières l’ont été par Antonín Dvořák. De la première, Iván  Fischer et son Budapest Symphony Orchestra ont donné tout le charme scintillant et sensuel soulignée par la place importante accordée au triangle, de la seconde la douce nostalgie. 

Iván Fischer, András Schiff, Budapest Festival Orchestra
Photo : (c) István Kurcsák

Les quatre concertos de Johannes Brahms - deux pour piano, un pour violon, un pour violon et violoncelle - sont en fait autant de symphonies concertantes avec soliste(s) obligé(s). Le premier d’entre eux plus encore. En effet, commençant par une sonate pour piano, envisageant ensuite d’en orchestrer le mouvement initial comme amorce d’une symphonie en 1854, se rendant finalement compte qu’il n’était pas encore suffisamment mûr pour affronter une telle ambition, le compositeur de vingt ans finit par opter pour une œuvre orchestrale avec piano, instrument qu’il maîtrisait à la perfection, reprenant le matériau de ce mouvement pour en faire le Maestoso initial du Concerto n° 1 pour piano et orchestre en ré majeur op. 15, avant de composer une musique nouvelle pour les deux mouvements suivants. Brahms attendra vingt années encore pour écrire et achever la première de ses symphonies, et à l’instar du second, terminé en 1881, ce premier concerto pour piano se présente davantage comme une symphonie concertante avec piano obligé que comme une partition pour soliste et orchestre, le piano sonnant à lui seul comme un orchestre entier tandis que l’orchestre est traité en virtuose. D’une vigoureuse jeunesse, noble et généreux de souffle, grondant avec une énergie chatoyante et féline, les trois mouvements de ce vaste vaisseau forment un incomparable chef-d’œuvre. Trop sage et au jeu suscitant des sonorités trop monochromes, András Schiff, se déplaçant avec une canne, regardant le chef et les solistes de l’orchestre avec parcimonie, utilisant peu la pédale tonale, les doigts courant sans élasticité sur le clavier, présence imposante, le pianiste hongrois n’a pas réussi à donner la quintessence de cette partition qu’il a jouée avec distance et détachement. Calme et serein, certes, mais loin du souvenir enchanteur que je garde chèrement à l’esprit de ce que pouvait offrir son confrère roumain, Radu Lupu, qui, en avril 2012 avec l’Orchestre de Paris (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2012/04/radu-lupu-offert-avec-lorchestre-de.html),  en avait offert une lecture souveraine mais bouillonnante, toucher étincelant et fluide de ses doigts d’airain galvanisant de chaudes et profondes sonorités en parfaite adéquation avec les couleurs polychromes et tout en reliefs marbrés de l’écriture brahmsienne, la respiration ample, mobile et aérienne, mais ferme et percussive, en péréquation avec la longue respiration des phrases en état d’apesanteur caractéristiques du style de Brahms. Tant et si bien que la froideur du soliste a déteint sur l’orchestre, Iván  Fischer étant de toute évidence contraint de réfréner ses élans pour ne pas susciter de décalages, tandis que le jeu et les timbres du Budapest Festival Orchestra n’ont pas pu se présenter comme le prolongement naturel de ceux du piano. Après un court moment d’hésitation, pour répondre à l’accueil enthousiaste du public, András Schiff a donné en bis deux autres pages de Brahms, l’Intermezzo (andante teneramente) op. 118/2 d’une discrète mélancolie sous les doigts de Schiff, et l’Albumblatt (Feuillet d’album) en la mineur op. posthume composé en 1853 en réponse à une commande pour l’Album Amicorum d’Arnold Wehner.

Iván Fischer, Budapest Festival Orchestra
Photo : (c) Bruno Serrou

Fruit d’une genèse longue et particulièrement difficile, la Symphonie n° 1 en ut mineur op. 68 a été emportée avec éloquence par un Iván Fischer énergique et virevoltant qui a offert une interprétation à couper le souffle et à qui le Budapest Festival Orchestra qu’il a créé avec Zoltan Kocsis a donné la pareille en répondant comme un seul homme à la moindre de ses sollicitations, magnifique de cohésion, de cantabile. Comme sur-vitaminés, tous les pupitres seraient à citer, tant la virtuosité et la fusion ont été absolues. Le chef hongrois a remarquablement mis en évidence le fait que chacun des mouvements de la symphonie ne semble jamais naître mais être là de toute éternité, l’auditeur ayant le sentiment d’immiscer son oreille au beau milieu d’un discours dont il n’a pas entendu le début mais qui le saisi dès l’abord, comme le fera plus tard Richard Strauss dans son lied … Morgen… op. 27/4.

Iván Fischer, Budapest Festival Orchestra
Photo : (c) Bruno Serrou

D’une ampleur épique et suprêmement séduisante, l’approche d’Iván  Fischer s’est imposée par l’unité du discours, l’opulence du phrasé, les tensions tour à tour inflexibles et domptées, la force conquérante du mouvement initial dont la matière est impérieusement exposée par les timbales (Roland Dénes), le raffinement du mouvement lent, la sereine et candide poésie du Poco allegretto, surtout côté violons et bois solistes, hautbois et clarinette, qui se répondaient gaiement, la diversité des climats du finale dont la progression s’est avérée limpide et naturelle en dépit des structures particulièrement élaborées du morceau, tandis que le thème solennel au cor repris à la flûte sur un tremolo de cordes est exposé avec ductilité. Orchestre admirable de nuances, de précision, de feu et de braise, virtuosité au cordeau, avec des flèches dardant comme des fusées. Le violon solo est d’une beauté charnelle (Alanasy Chupin), le hautbois (Dudu Carmel) bruit comme une forêt entière, flûte (Gabriella Pivon), clarinette (Akos Acs), basson (Bence Boganyi), cor (Zoltan Szöke), trompette (Gergely Cskota), les trois trombones… Et que dire de ces contrebasses de velours sombre alignées en fond de scène, sinon qu’elles n’ont cessé d’impressionner par leurs couleurs ombrées et leur sonorité brûlante...

L'Orchestre(-Choeur) du Festival de Budapest dirigé par Iván  Fischer
Photo : (c) Bruno Serrou 

En bis, les musiciens de l’orchestre se sont transformés en choristes aux voix somptueuses et à l’homogénéité exemplaire dans le lied pour chœur à quatre voix mixtes a capella de Johannes Brahms « Es geht ein Wahen » op. 62/6 (Il se passe quelque chose) sur un poème de Paul Heyse tiré de la Jungbrunnen (Fontaine de jouvence) que le compositeur arrangera par la suite pour soprano et piano mais publiée plus tôt sous le numéro d’opus 48/6.

Bruno Serrou

 

 

dimanche 24 novembre 2024

Sur les faîtes avec Daniil Trifonov et l’Orchestre Symphonique de Montréal et son directeur musical Rafael Payare

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 22 novembre 2024 

Rafael Payare, Orchestre Symphonique de Montréal
Photo (c) C. D'Hérouville / Philharmonie de Paris

Somptueux programme de tournée de quatre vingt dixième anniversaire de l’Orchestre Symphonique de Montréal vendredi soir à la Philharmonie de Paris dirigé par son directeur musical, le vénézuélien Rafael Payare, issu de la même filière que Gustavo Dudamel. Chef élégant, dynamique, geste large et nerveux, il a dirigé une impressionnante Symphonie alpestre de Richard Strauss à laquelle il a manqué les magiques pianissimi qui ouvrent et ferment l’œuvre et d’unité dans les épisodes les plus telluriques, mais un magistral dialogue avec le magnétique piano de Daniil Trifonov dans le Concerto pour piano de Robert Schumann. Œuvre hollywoodienne sans véritable consistance en ouverture de programme du compositeur irano-canadien Iman Habibi 

Rafael Payare. Photo : (c) C. D'Hérouvelle / Philharmonie de Paris

Comme tout orchestre nord-américain en tournée, l’Orchestre Symphonique de Montréal et son directeur musical vénézuélien Rafael Payare, successeur du chef californien Kent Nagano, ont ouvert leur concert parisien avec une œuvre d’un compositeur contemporain vivant au Canada. Cette fois il s’est agi d’une œuvre d’un irano-canadien de 39 ans, Iman Habibi (né en 1985). Une courte pièce au titre allemand, Jeder Baum spricht (Chaque arbre parle) parce qu’écrite pour le deux cent cinquantième anniversaire de la naissance de Beethoven dans le cadre duquel elle a été créée par l’Orchestre de Philadelphie dirigé par le Canadien Yannick Nézet-Séguin. Cette pièce de sept minutes qui se veut « une réflexion dérangeante » n’a pas d’autre attrait que celui d’une « mise en bouche sur la catastrophe climatique écrite en dialogue avec les Symphonies n° 5 et n° 6 de Beethoven », collant à l’actualité du moment, la Cop29 à Bakou, et préparant au vif du sujet de la soirée.

Daniil Trifonov, Orchestre Symphonique de Montréal
Photo : (c) C. D'Hérouville / Philharmonie de Paris

Retrouver Daniil Trifonov suscite à chaque fois un véritable plaisir de gourmet. Le vainqueur du Concours Tchaïkovski 2011 est un « géant » qui, depuis près de dix ans, est pour la plus grande joue du public mélomane l’un des hôtes privilégiés de la Philharmonie de Paris. Après le Philadelphia Orchestre et Yannick Nézet-Séguin voilà un an dans le quatrième concerto et la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Serge Rachmaninov (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/11/dirige-par-yannick-nezet-seguin-le.html) et dix mois après l’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä dans le premier concerto de Frédéric Chopin (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/01/daniil-trifonov-lorchestre-de-paris-et.html), le magicien russe a proposé du célébrissime Concerto en la mineur op. 54 que Robert Schumann composa en 1845 une interprétation d’un lyrisme et d’une fluidité exceptionnelles, jouant avec une aisance stupéfiante de ses longues mains courant sur le clavier sans même donner l’impression d’y poser les doigts tant il effleure les touches d’un geste aérien tout en en tirant des sonorités miraculeusement pleines, charnues, ardentes comme la braise. Dans le mouvement initial, qui reprend une Fantaisie antérieurement écrite par le compositeur, l’Orchestre Symphonique de Montréal a dialogué et soutenu le soliste avec une ductilité enchanteresse, à commencer par le hautbois solo (Alex Liedtke) à qui Schumann a confié l’exposition du thème d’Eusébius et de tous les pupitres des bois, tandis que l’Intermezzo central est une oasis d’intime poésie de Florestan-Schumann aux élans lyriques d’un Adagio de concerto de Mozart, débouchant sur un finale dont Trifonov et les canadiens ont exalté la force conquérante. Au terme de cette  performance d’une splendeur vertigineuse jouée dans des tempi parfaitement maîtrisés qui ont permis de goûter pleinement les sublimes beautés de la partition, Daniil Trifonov aurait pu en rester là, mais il n’a pu résister aux appels insistants du public, à qui il finir par offrir une transcription pour piano d’une délicate spiritualité de Jesu bleibet meine Freude (Jésus que ma joie demeure), choral final de la Cantate Herz und Mund und Tat und Leben BWV 147 (Cœur et bouche et action et vie) pour la fête de la Visitation de Johann Sebastian Bach par Myra Hess.

Daniil Trifonov, Orchestre Symphonique de Montréal
Photo : (c) Bruno Serrou

Depuis 1908, la résidence principale de Richard Strauss et de sa famille est la villa qu’il a faite construire à Garmisch avec les émoluments qu’il a tirés son opéra Salomé, son premier grand succès au théâtre lyrique. Cette demeure est dressée aux abords de cette commune de Haute-Bavière aux confins des Alpes bavaroises et du Tyrol autrichien, sur la route de Munich à Innsbruck, plantée à sept cent huit mètres d’altitude dans la vallée de l’un des affluents de l’Isar, qui arrose Munich, le Loisach, et de ses propres affluents, les Partnach et Kankerbach. Construite pour que le compositeur puisse retrouver sa chère Bavière sitôt que l’occasion se présente et y composer autant qu’il le veut tout en acceptant quelques invitations à diriger, cette villa est au couple Strauss pour les quarante années qui suivent sa construction ce qu’a été Wahnfried à Bayreuth pour Richard et Cosima Wagner. Garmisch est le témoin de batailles de boules de neige de Strauss avec sa femme Pauline et leur fils Franz puis leurs petits-fils, Richard et Christian, jeux qu’il met en musique en 1924 dans Intermezzo. Alors qu’il vit dans une commune dont les ressources émanent principalement des sports d’hiver, le seul exercice que Strauss pratique est le patinage, aux côtés de sa femme, et plus encore la luge, au grand bonheur de ses deux petits-enfants. Jeune homme, il aime monter à cheval, mais il y renonce la quarantaine venue. En fait, ce qui compte le plus pour lui, depuis son enfance, ce sont les randonnées ; les excursions en montagne le détendent et l’inspirent, comme l’atteste sa Symphonie alpestre ou les cors des Alpes de son opéra Daphné. Depuis son bureau, Strauss peut contempler le Zugspitze et les Wettersteingebirge qui l’entourent. En 1915, il conte en musique par le menu une ascension en vingt-trois étapes du Zugspitze, le plus haut sommet d’Allemagne avec ses deux mille neuf cent douze mètres d’altitude, qui marque la frontière avec l’Autriche, entouré d’une vallée gorgée de lacs et d’une dizaine de cimes de plus de deux mille mètres. Intitulée Une Symphonie alpestre, cette partition aux vastes proportions est esquissée dès 1902 sous le titre l’Antéchrist : Une symphonie alpestre, en référence au livre éponyme de Friedrich Nietzsche, philosophe qui lui a déjà inspiré Also sprach Zarathustra en 1895-1896. A l’instar de Nietzsche, Strauss considère que le christianisme ne peut se montrer prolifique que pendant un certain temps, ce pourquoi la nation allemande se doit de s’en affranchir pour retrouver une vigueur nouvelle. « J’appellerai ma Symphonie alpestre l’Antéchrist, car on y trouve la purification morale de ses propres forces, la libération par le travail, le culte de la nature glorieuse et éternelle. » Composée à partir de 1911, peu après la mort de Mahler, le 18 mai, achevée à Berlin le 8 février 1915, à la mort du père de Strauss, Une Symphonie alpestre est dédiée au comte von Seebach, intendant de l’Opéra de Dresde où tous ses opéras sont créés depuis Feuersnot, et à l’Orchestre de la Hofkapelle de Dresde, qui en donne la première exécution mondiale le 28 octobre 1915 à la Philharmonie de Berlin sous la direction du compositeur.

Le Zugspitze et la chaîne du Wettersteingebirge vus de Garmisch-Partenkirchen qui oint inspiré la Symphonie alpestre
Photo : DR

L’action de cette immense page d’orchestre dont la genèse est parallèle à celle des opéras Ariane à Naxos et la Femme sans ombre, Strauss composant sa symphonie pour tuer le temps en attendant que Hofmannsthal lui livre les actes du second ouvrage et le prologue de la deuxième version d’Ariane, se déroule sur une journée, de l’aube au crépuscule, et conte en vingt-trois étapes, regroupées en quatre parties constituant autant de mouvements de symphonie (Nuit, L’ascension, Au sommet, La descente), l’escalade et la descente du faîte des Alpes bavaroises. La partition est écrite pour un orchestre colossal : au moins cent vingt trois instruments (4 flûtes (2 aussi piccolo), 3 hautbois (1 aussi cor anglais) et Heckelphone (hautbois baryton un octave plus bas que le hautbois), 2 clarinettes en si bémol, 1 clarinette en ut, 1 clarinette basse, 4 bassons (1 aussi contrebasson), 4 cors, 4 tubas Wagner, 4 trompettes, 4 trombones, 2 tubas, 2 timbaliers, machine à vent, machine à tonnerre, glockenspiel, cymbales, grosse caisse, caisse claire, triangle, cloches de vaches, tam-tam, 2 harpes, orgue, célesta, cordes (minimum 18, 16, 12, 10, 8), auxquels il convient d’ajouter hors scène 12 cors, 2 trompettes et 2 trombones, pour l’évocation de la partie de chasse peu après le début de l’œuvre et qui ne seront plus utilisés par la suite, ce pourquoi sans doute Strauss admet que ces parties soient, si nécessaire, jouées par les musiciens de l’orchestre sans musiciens supplémentaires. Pareil effectif, néanmoins, ne constitue pas une exception, puisque, à l’époque, Mahler venait de composer sa Huitième Symphonie, et Schönberg de parachever ses Gurrelieder, et, tandis que Strauss optait pour la composition d’un opéra à l’orchestration allégée, Ariane à Naxos, il se plongeait aussi dans le sommet de sa production lyrique, la Femme sans ombre, à l’orchestration foisonnante. « J’ai enfin appris à orchestrer ! », déclarera Strauss au cours des répétitions de sa symphonie.

Rafael Payare, Orchestre Symphonique de Montréal
Photo : (c) Bruno Serrou

Cette escapade montagnarde musicalisée a inspiré à Strauss une structure en miroir, la description de la descente commençant au beau milieu de l’orage comme une récapitulation à revers de la montée. Les premières mesures de la symphonie mettent en évidence la présence d’un très grand nombre de cordes, Strauss usant d’une gamme ascendante de si bémol mineur dont chaque note est tenue, ce qui engendre un immense cluster, qui relève le choral solennel des trombones, ce qui suscite une impression tangible de ténèbres. La partition se conclut comme elle a commencé, dans la nuit, « comme si l’œil devait s’habituer à l’obscurité » précisait Strauss, enveloppée sur l’accord initial de si bémol mineur. Au centre de l’œuvre, Au sommet, au lieu du grand apogée attendu, Strauss lance un fugitif instant de victoire, éblouissant de lumière, auquel participe pourtant moins de la moitié de l’effectif instrumental. Triomphe qui cède sans attendre à un solo de hautbois hésitant qui se déploie sur un délicat tapis de tremolo de cordes, et s’évapore devant le voile énigmatique de la section Vision. S’enchâsse une longue péroraison, puissante mais sobre, dont l’apogée, soutenu et majestueux, est promptement interrompu par le coucher du soleil dans la brume qui ouvre la nuit.

Orchestre Symphonique de Montréal, au premier plan les cuivres ayant joué hors scène dans la Symphonie alpestre
Photo : (c) Bruno Serrou

Longtemps ignorée par les orchestres, cette œuvre devient en ce XXIe siècle l’une des pages pour très grandes formations les plus programmées du répertoire symphonique. Le corps plongé dans l’Orchestre Symphonique de Montréal comme faisant partie de la formation, dirigeant le geste souple, large, précis, chantant avec un bonheur évident avec ses musiciens, Rafael Payare est apparu clairement dans son élément dans cette immense pièce d’orchestre singulièrement évocatrice, dernière grande partition purement orchestrale de Richard Strauss. Seul réserve que je puisse émettre ici de cette exaltante exécution, un certain manque de précision et d’intensité dans les passages nocturnes du début et de la fin de l’œuvre, et des pianissimi trop sonores, tandis que l’on ne peut que féliciter l’ensemble des musiciens pour la puissance, l’homogénéité, l’intensité des couleurs et l’onctuosité des textures des fortissimi qui ont toujours sonné clair et aéré, tous les pupitres restant constamment identifiables au sein d’une polyphonie pourtant foisonnante, servant ainsi avec magnificence le génie d’orchestrateur de Richard Strauss.  

Bruno Serrou