jeudi 26 juin 2025

Festive soirée de la saint Jean Baptiste par l’Orchestre Métropolitain de Montréal et son directeur artistique Yannick Nézet-Séguin avec un éblouissant Alexandre Kantorow

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mardi 24 juin 2025 

Orchestre Métropolitain de Montréal, Yannick Nézet-Séguin, Alexandre Kantorow
Photo : (c) C. d'Hérouville

Superbe soirée à la Philharmonie de Paris mardi avec l’Orchestre Métropolitain de Montréal et son directeur musical Yannick Nézet-Séguin, à la fois festif et grave, commençant par La Valse de Ravel d’une force tellurique plus sous la menace de missiles de 2025 que d’obus de 1918, une création d’une Québécoise, Barbara Assiginaak, disciple d’Helmut Lachenmann mais sauce américaine, puis le Concerto pour piano n° 2 de Saint-Saëns par un fantastique Alexandre Kantorow sur vitaminé chantant avec délice, suivi d’un bis, un arrangement pour piano du dernier pas de deux de Casse-Noisette de Tchaïkovski formant transition avec une hallucinante Pathétique aux sonorités virevoltantes, malgré un effectif de cordes limité (14, 12, 10, 8, 6), en bis, pour célébrer la fête de la saint Jean-Baptiste chère aux Québécois, l’orchestre et le chef ont donné l’hymne d’anniversaire « Gens du pays » de Gilles Vigneault dont le refrain a été repris par le public accompagné par l’orchestre sous la direction de Nézet-Séguin tenant un fanion aux couleurs du Québec en guise de baguette  

Yannick Nézet-Séguin
Photo : (c) C. d'Hérouville

Cent-cinquantenaire Maurice Ravel oblige, comme pour rappeler l’ancrage de l’orchestre québécois dans l’héritage français, c’est sur une Valse dantesque que l’Orchestre Métropolitain de Montréal a ouvert son programme. Un flux sonore étourdissant mené avec une précision remarquable par Yannick Nézet-Séguin commencé sur un pianissimo quasi inaudible pour conduire en un crescendo vertigineux sur l’apocalypse finale, démontrant ainsi les malléables qualités sonores et techniques et l’homogénéité de la phalange canadienne, dans les soli comme dans les tutti. Après un intermède contemporain, qui humait l’obligation tant elle arrivait comme « un cheveu dans la soupe », avec une pièce de six minutes créée en 2021 dans laquelle il était difficile de s’installer en raison de sa brièveté et de sa conception fuyante comme l’eau qu’elle décrit, Eko-Bmijwang (Aussi longtemps que la rivière coule) de la Canadienne de l’île Manitoulin sur le lac Huron Barbara Assiginaak (née en 1966), élève d’Helmut Lachenmann (l’on trouve dans sa pièce entendue mardi des froissements de feuille de papier et autres « bruits ») et de Peter Maxwell Davies, ainsi que du Centre Acanthes et de la Haute Ecole de Musique de Munich. Mais le moment de choix de la soirée aura été la fantastique prestation d’Alexandre Kantorow dans le plus célèbre des concertos de Camille Saint-Saëns, le Deuxième pour piano et orchestre en sol mineur op. 22. Ecrit en moins de trois semaines pour l’ami et confrère russe de son auteur Anton Rubinstein, qui en dirigea la création à Paris le 13 mai 1868 tandis que le compositeur était au piano, ce concerto adopte des tempi allant croissant en chacun des trois mouvements, commençant par un Andante sostenuto et se concluant sur un Presto après un mouvement médian marqué Allegro scherzando, le moment le plus fameux de la partition. Une forme qui ravit Franz Liszt, qui félicita son cadet en lui écrivant en 1869 que « la forme en est neuve, et très heureuse ; l’intérêt des trois morceaux va croissant, et vous tenez un juste compte de l’effet du pianiste sans rien sacrifier des idées du compositeur - règle essentielle pour ce genre d’ouvrage ». 

Alexandre Kantorow, Yannick Nézet-Séguin, Orchestre Métropolitain de Montréal
Photo : (c) C. d'Hérouville

C’est Alexandre Kantorow, manches relevées dégageant les avant-bras ce qui aura permis de voir les longs doigts du pianiste survoler le cavier qui a établi d’entrée l’atmosphère et la vision solaire, introduisant l’œuvre seul en instillant à la cadence initiale une densité organistique prodigieuse emplie de lumière dès l’abord tout en restant d’une austérité certaine, avant de se faire fauréen à l’entrée de l’orchestre avant de souligner la dette du compositeur envers Chopin, avant la cadence conclusive plus lumineuse. Introduit aux timbales seules (idée que reprendra notamment Richard Strauss dans sa Burleske), l’Allegro scherzando atteint sous les doigts d’un Kantorow grandiose dialoguant avec malice avec un orchestre tenu avec flamme par un Nézet-Séguin clairement admiratif de son soliste exaltant des sonorités enivrantes, une variété de couleurs et de climats éblouissante, avant de conclure sur un Presto effréné dans laquelle Kantorow emporte l’auditoire saisi par sa virtuosité étourdissante, à l’instar du chef, qui ne peut retenir à la première seconde après la fin d’applaudir son soliste. Ce dernier, qui suscita sur le champ une ovation debout ne pouvait refuser un bis, qu’il choisit non seulement assez long mais aussi en rapport avec la suite du concert, puisqu’il s’est agi du dernier Pas de deux du ballet Casse-Noisette de Tchaïkovski, emportant la Salle Pierre Boulez de la Philharmonie entière dans les cimes du ravissement…   

Alexandre Kantorow
Photo : (c) C. d'Hérouville

La Sixième Symphonie en si mineur op. 74 « Pathétique » de Piotr Ilyich Tchaïkovski est l’une des pages du genre les plus populaires du répertoire. Avec ses deux mouvements vifs encadrés par deux adagios, sa structure annonce celle de la Neuvième Symphonie de Mahler, aux climats plus ou moins comparables. Mais, contrairement à l’effet produit par cette dernière, qui appelle inéluctablement sa conclusion Adagissimo, l’auditeur se laisse tellement porter par le tournoiement fou du second allegro, qu’il en oublie généralement le finale, incapable de réfréner son émotion devant la vitalité foudroyante, la scansion rythmique étourdissante, à perdre haleine, qui emporte cet Allegro molto vivace. Pourtant, la « Pathétique » est en fait une introspection autobiographique entreprise en 1893 qui se présente tel un requiem pour le compositeur en personne, comme une prémonition qu’il aurait eue de sa propre mort, poussé au suicide par un scandale d’origine privée. Cheval de bataille de tous les orchestres du monde, plus particulièrement russes, naturellement, mais aussi et surtout nord-américains. Ce qu’est bien évidemment l’Orchestre Métropolitain de Montréal, qui a ainsi voulu le démontrer au public parisien après l’avoir convaincu dans la musique française en première partie. Malgré un effectif de cordes limité, Yannick Nézet-Séguin est parvenu au parfait équilibre entre les instruments à archets et ceux à vent, conformes à la quantité indiquée sur la partition. Le public a pu admirer la gestique précise et l’indépendance des bras et des mains du chef canadien, tout en souplesse, en régularité et en netteté. Un régal pour l’œil autant que pour l’oreille et l’expressivité des œuvres. Une Pathétique sonnant emportée telle une bourrasque étourdissante, une course vers l’abîme aboutissant dans un Adagio tragique et noir proprement suffocant, l’orchestre canadien témoignant de sa virtuosité et de son homogénéité impressionnantes. A noter que, pour échapper aux habituels applaudissements qui suivent l’exécution du Scherzo, Nézet-Séguin a enchaîné le finale sans attendre, après une simple levée.


Yannick Nézet-Séguin tenant un fanion québécois en guise de baguette, Denise Lupien (Premier violon honoraire), Orchestre Métropolitain de Montréal. Photo : (c) Bruno Serrou

Touché par l’accueil fervent du public parisien, et rebondissant sur la fête de la saint Jean-Baptiste en cette soirée du 24 juin, jour célébrant à la fois la lumière et l’illumination divine, chef et musiciens ont sorti fanions et drapeau québécois pour célébrer avec leurs cousins français la Fête Nationale du Québec instaurée en 1694 par l’Eglise catholique en Nouvelle-France, importance confirmée en 1830 et, surtout, en 1977 après l’arrivée au pouvoir du Parti Québécois qui, sous l’impulsion du gouvernement Lévesque, lui confère le statut juridique de fête nationale et la déleste de sa dimension religieuse. Considérée par beaucoup de Québécois comme l’hymne national du Québec, cette chanson de Gilles Vigneault pour se substituer au trop fameux Happy Birthday a été chantée pour la première fois par son auteur le 20 juin 1975, puis reprise devant quatre cent mille spectateurs le 23 juin 1976 sur le Mont-Royal par Gilles Vigneault, Claude Léveillée, Jean-Pierre Ferland, Yvon Des champs et Robert Charlebois. Après avoir fait retentir l’hymne par l’orchestre, Yannick Nézet-Séguin se retourna vers l’assistance pour expliquer l’origine de cette mélodie et les circonstances de sa création et de son exécution, et de donner les paroles du refrain : « Gens du pays, c’est votre tour / De vous laisser parler d’amour », ainsi que le rythme et la mélodie, afin que l’ensemble du public chante en chœur à son signal, et lui-même de diriger tenant à la main droite en guise de baguette un fanion aux couleurs du Québec, tandis qu’entre deux reprises du refrain, la Premier violon honoraire Denise Lupien, qui aura brillé de ses brulantes sonorités tout le concert durant, donne de la mélodie une incandescente interprétation. Une soirée du solstice d’été que les heureux témoins ne sont pas près d’oublier…

Bruno Serrou

mercredi 25 juin 2025

La Liederabend enchanteresse de deux dive du chant, Diana Damrau et Jonas Kaufmann, en osmose autour du piano céleste de Helmut Deutsch

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Lundi 23 juin 2025 

Diana Damrau au centre entourée d'Helmut Deutsch à sa droite et Jonas Kaufmann à sa gauche
Photo : (c) Bruno Serrou

Lundi soir, la Philharmonie de Paris proposait une Liederabend d’une tenue exemplaire avec deux chanteurs de très grande classe qui s’entendent à merveille, la soprano Diana Damrau et le ténor Jonas Kaufmann, avec en partenaire le piano magnétique de Helmut Deutsch. Une première partie entièrement consacrée à Richard Strauss avec neuf lieder sur des poèmes d’Hermann von Gilm (op.10 et 84a) et huit autres lieder tirés de divers recueils, les deux chanteurs alternant de façon un peu trop monochrome, avant une sublime seconde partie, commençant par neuf lieder de Mahler, les trois premiers chantés par Diana Damrau, puis Jonas Kaufmann s’est fait déchirant puis bouleversant dans d’intenses Quatre Rückert Lieder à tirer les larmes, avant un retour à Strauss par Damrau, puis Kaufmann dans de merveilleux Heimliche Aufforderung et Ruhe, meine Seele, et Damrau de conclure sur …Morgen… et Cäcilie. Trois bis en duos, un Wunderhorn Lied de Mahler (Trost im Unglück), Wiener Blut de Johann Strauss fils, et un musical (Spring Wind) du britannique Eric Harding Thiman 

Diana Damrau
Photo : (c) Bruno Serrou

Salle comble pour une soirée de lieder. Au point que l'on se serait cru à Salzbourg pour une Liederabend d'exception. Plus de deux mille trois cents personnes particulièrement attentives ont assisté à un moment d’intimité partagée entre deux voix et un piano, le récital de mélodies germaniques chanté par deux des chanteurs parmi plus réputés de la scène lyrique contemporaine, la soprano Diana Damrau et le ténor Jonas Kaufmann pour une soirée digne de celles du Festival de Salzbourg. Deux Bavarois chantant deux des compositeurs les plus fameux du répertoire postromantique germanique nés à quatre ans de distance et à quelques kilomètres l’un de l’autre en terre catholique, le Juif converti au catholicisme Gustav Mahler (1860-1911) et le catholique athée Richard Strauss (1864-1949), qui furent tous deux directeurs de l’Opéra de Vienne, le premier de 1897 à 1907, le second de 1919 à 1925. Mais si le premier introduisit le lied dans la symphonie en puisant l'essence de ses premières œuvres du genre dans les trois volumes de poèmes populaires du Des Knaben Wunderhorn (Du cor merveilleux de l’enfant) collectés et publiés entre 1805 et 1808 par Clemens Brentano et Achim von Arnim, le second forgea dans le lied sa verve lyrique que le conduisit à composer quinze opéras complets, tandis que tous deux ont écrit directement pour la voix et l’orchestre quelques-uns des plus beaux lieder du genre, le premier dès ses jeunes années avec les quatre Lieder eines fahrenden Gesellen (Chants d’un compagnon errant) pour baryton en 1884-1885, le second à la toute fin de sa vie, réunis de façon posthume sous le titre Vier letzte Lieder (Quatre derniers Lieder) pour soprano en 1948.

Jonas Kaufmann et Helmut Deutsch
Photo : (c) Bruno Serrou

S’ils sont venus à deux autour du piano-orchestre de Helmut Deutsch, ce n’est pas pour autant que Diana Damrau et Jonas Kaufmann se sont donné la réplique, au plus se sont-ils pris à témoin dans chacun des lieder en parfaite connivence, se connaissant et s’appréciant en authentiques partenaires à la scène, et il faudra attendre les bis pour qu’ils chantent ensemble en duo pour brosser d’authentiques saynètes. Mais en vérité, des saynètes, il y en aura eu tout le récital durant. En effet, avec art, raffinement et cohérence, chaque lied a été choisi pour faire écho au précédent et pour préluder au suivant comme s’il s’agissait de conter une histoire d’amour et de mort et constituer un opéra miniature, chacun des protagonistes enchaînant plusieurs lieder avant de laisser le chant à son/sa partenaire, chacun chantant avec simplicité, délicatesse et élégance, créant un dialogue entre deux personnages, qui, d’une page à l’autre, s’interpellent, se répondent, flirtent, badinent, exprimant leur trouble, leurs peurs et leur joie de façon d’autant plus crédible que le timbre de heldentenor de Jonas Kaufmann, riche en harmoniques, a une suprême aptitude aux colorations de baryton, tandis que le spectateur peut suivre les circonvolutions de leur ressenti en suivant les surtitres. C’est à Richard Strauss que la première partie était entièrement consacrée. Ainsi, tandis que les chanteurs apparaissent tour à tour sur le plateau pour chanter, les huit Lieder op 10 fondés sur des vers du poète autrichien Hermann von Gilm (1812-1864) auquel a été ajouté le lied Wer hat’s getan op. 84a, un premier bouquet étant chanté par Diana Damrau avant d’être relayée par Jonas Kaufmann, tandis que le lien musical est maintenu vaillamment dans sa continuité par le céleste et pénétrant Helmut Deutsch, suivi  de lieder opp. 29, 32, 37, 48 (Ich liebe dich délicieusement enchaîné à Freundliche Vision, et 69, et de conclure avec Wir sollten wir geheim sie halten (Comment pourrions-nous la garder secrète) op. 19/4 sur un texte d’Adolf Friedrich von Schack. Malgré cette organisation judicieusement agencée, cette première partie est apparue légèrement monochrome, peut-être en raison de l’absence de partenariat entre les deux chanteurs, chacun apparaissant sur le plateau le temps de quelques lieder avant de se retirer pour céder la place à l’autre.

Diana Damrau au centre entourée d'Helmut Deutsch à sa droite et Jonas Kaufmann à sa gauche
Photo : (c) Bruno Serrou

En effet, la seconde partie allait être plus diverse et vivante, la scène étant cette fois partagée en permanence par les trois protagonistes, ce qui leur a permis d’instaurer de véritables saynètes construites à partir de lieder de deux compositeurs que tout rapproche et que tout sépare… A Diana Damrau sont revenus la joie juvénile des cinq lieder extraits du Knaben Wunderhorn (deux lieder) et des Lieder und Gesänge aus der Jugendzeit (Lieder et chants de Jeunesse, trois lieder) de Gustav Mahler auxquels elle a donné un charme contagieux, et à Jonas Kaufmann quatre déchirants Rückert Lieder (il aura manqué Um Mitternacht) d’une gravité lugubre et nue dans la voix aux sombres nuances du ténor allemand (Ich leb’ allein in meinem Himmel, / In meinem Lieben, in meinem Lied! - Je vis seul dans mon paradis, Dans mon amour, dans mon chant !), chant de douleur d’une profonde et authentique humanité aux contours proprement vertigineux dans l’interprétation de Kaufmann qui saisit d’émotion l’auditoire entier. C’est au même Heldentenor que reviennent les Strauss héroïques, tandis que la soprano lyrique s’empare du bouquet final, arrêtant le cours du temps dans des …Morgen… (…Demain…) op. 27/4 et Cäcilie (Cécile) op. 27/2 d’anthologie, se plaçant dans la continuité des hautes sphères atteintes par son partenaire dans de merveilleux Heimliche Aufforderung (Invitation secrète) op. 27/3 et Ruhe, meine Seele (Calme-toi, mon âme) op. 27/1.

Diana Damrau et Jonas Kaufmann, Helmut Deutsch au piano
Photo : (c) Bruno Serrou

Diana Damrau et Jonas Kaufmann, en réponse au tonnerre d’applaudissements que leur Liederabend venait de susciter, se retrouvent rapidement devant le coffre du Steinway joué par Helmut Deutsch pour un ultime bouquet de trois mélodies, cette fois en authentique duo, se répondant avec esprit et grâce dans « Trost im Unglück » (Consolation dans le malheur) extrait du Knaben Wunderhorn de Gustav Mahler, puis le rafraîchissant « Wiener Blut » (Sang viennois) op. 354 de Johann Strauss fils (1825-1899), à l’origine valse symphonique composée pour le mariage de la princesse Gisèle d’Autriche et du prince Léopold de Bavière avant d’être intégrée dans l’opérette du même nom arrangée par Adolf Müller Jr sur des paroles de Victor Léon et Leo Stein, « Des eine kann ich nicht verzehen » (Je ne peux pardonner à aucun d’entre eux), enfin une courte mélodie anglaise, « Spring Wind » d’Eric Harding Thiman (1900-1975) sur un texte de Christina Georgina Rossetti.

Bruno Serrou

lundi 23 juin 2025

Festival ManiFeste de l’IRCAM, l’Apocalypse selon Heiner Goebbels

Festival ManiFeste de l’IRCAM/Centre Pompidou. Grande Halle de La Villette. Salle Boris Vian. Vendredi 20 juin 2025 

Heiner Goebbels (né en 1952), Everything That Happened and Would Happen 
Photo : (c) Thanasis-deligiannis

Spectacle apocalyptique dans tous les sens du terme ce soir Grande Halle de la Villette salle Boris Vian dans le cadre du Festival ManiFeste de l’IRCAM, « Everything That Happened and Would Happen » de Heiner Goebbels. Quatre musiciens, ondiste, guitariste, saxophoniste et percussionniste (on se met à plaindre la peau d’une timbale frottée avec la lame d’une cymbale quatre minutes durant) et douze performeurs « ressuscitent » pendant une centaine de minutes une humanité déterminée à sa propre disparition. Texte de Heiner Goebbels qui l’élimine d’entrée du Nobel de littérature, avec des passages philosophiquement contestables, musique de rumeur du même auteur aux sonorités profondes, amplifications saturant l’espace au point de provoquer des acouphènes… Spectateurs désertant en cours de route…  

Heiner Goebbels (né en 1952), Everything That Happened and Would Happen
Photo : (c) Thanasis-deligiannis

Compositeur, interprète, scénographe, l’Allemand Heiner Goebbels est une sorte de Kurt Weill fin de siècle, iconoclaste et populaire. Il se félicite volontiers du fait que sa musique combine Hanns Eisler, free jazz, rock, pop music, rap, bruitage, avant-garde, classicisme. « Je viens de l’improvisation, rappelle Gœbbels. Etudiant, je dirigeais un groupe rock, les Cassiber, avant de travailler avec de grands improvisateurs, Don Cherry et Arlo Lindsay. Mes œuvres n’ont cependant rien d’improvisé. Car, au jazz, au hard rock se mêle à ma culture l’histoire de la musique, de Bach à Schönberg. Je n’apprécie guère le romantisme, que je trouve trop sombre, mes propres textures étant liquides, transparentes. »

Heiner Goebbels (né en 1952), Everything That Happened and Would Happen
Photo : (c) Thanasis-deligiannis

Hôte privilégié du Festival d’Automne à Paris depuis plus de trente ans, compositeur, dramaturge, scénographe, interprète cosmopolite, admirateur de Prince, Luigi Nono, Helmut Lachenmann, Steve Reich, ami de Daniel Cohn Bendit, l’Allemand Heiner Goebbels est à soixante-douze ans une sorte de Kurt Weill contemporain, iconoclaste et populaire. Né le 17 août 1952 à Neustadt an der Weinstraße en Rhénanie-Palatinat, vivant depuis près de cinquante ans à Francfort-sur-le-Main, membre de l’Académie des Arts de Berlin depuis 1994, professeur à l’European Graduate School à Saas-Fee (Suisse) et à l’Institut d’Etudes Théâtrales Appliquées de Gießen, Goebbels est depuis les années soixante-dix l’un des compositeurs vivants d’outre-Rhin les plus joués, sans doute parce que son œuvre résonne des sons de la ville, de la vie de la cité, son incontestable univers. « Je ne veux pas être illustratif, prévient-il cependant. Mon propos tient plutôt du subjectif. Je m’intéresse à l’architecture des villes. Tout comme le tissu urbain, ma musique est en constante évolution. Qu’on l’aime ou qu’on la déteste, qu’elle soit menaçante ou protectrice, la cité est plus fascinante que la campagne. Elle ne peut néanmoins pas tout donner, et elle n’est souvent qu’un succédané. » Goebbels se félicite volontiers du fait que sa musique soit un melting-pot de celle de son aîné Hanns Eisler, du free jazz, du hard rock, de la pop’ music, du rap, du bruitage, de l’avant-garde, du classicisme... « Je viens de l’improvisation, rappelle Goebbels. Etudiant, je dirigeais un groupe rock, les Cassiber, avant de travailler avec les grands improvisateurs Don Cherry et Arlo Lindsay. Mes œuvres n’ont cependant rien d’improvisé. Car, au jazz, au hard rock se mêle à ma culture toute l’histoire de la musique, de Bach à Schönberg. Je n’apprécie guère le romantisme, que je trouve trop sombre, mes propres textures étant liquides, transparentes. » Heiner Goebbels se flatte d’écrire non pas pour les spécialistes et connaisseurs, mais pour le grand public. En Allemagne, il s’est forgé une réputation enviable pour son théâtre musical, ses musiques de scène, film et ballet, et pour ses pièces radiophoniques, bien que son catalogue couvre tous les genres, de la musique de chambre au grand orchestre. Sa collaboration avec le dramaturge Heiner Müller l’a conduit à considérer la musique comme moyen d’expression et de communication lié à tous les arts, ce qui engendre un langage personnel, en dépit d’un éclectisme ouvertement revendiqué, tenant principalement du théâtre d’improvisation. 

Heiner Goebbels (né en 1952), Everything That Happened and Would Happen 
Photo : (c) Thanasis-deligiannis

Parmi ses œuvres les plus significatives, citons la pièce de théâtre musical Ou bien le débarquement désastreux créé à Paris en 1993, Surrogate Cities, sa première partition pour grand orchestre donnée en première mondiale par la Junge Deutsche Philharmonie, La Reprise (1995) sur des textes de Soren Kierkegaard, Alain Robbe-Grillet et Prince, ou Industrie & Idleness créé en 1996 à la Radio Hilversum. Durant la saison 2000-2001, il a donné simultanément en création mondiale deux grandes partitions, l’une à Munich,…Même Soir.- commande des Percussions de Strasbourg, l’autre à Lausanne, Hashirigaki, pièce de théâtre musical sur des textes de Gertrude Stein dont le compositeur signe également la mise en scène. En 2002, il réalise son premier opéra, Paysage avec des parents éloignés, en 2004 c’est Théâtre de l’Odéon Eraritjaritjaka sur un texte d’Elias Canetti, suivi en 2007 par l'installation performative Stifters Dinge qui a été jouée plus de trois cents fois sur tous les continents, le concert mis en scène Songs of Wars I have seen sur un texte de Gertrude Stein, commande du London Sinfonietta et de l'Orchestre the Age of Enlightenment, en 2008 Je suis allé à la maison mais je n’y suis pas entré sur des textes de Maurice Blanchot et Samuel Beckett. En 2012, il crée When the Montain change dits clothings et il met en scène Europeras 1 & 2 de John Cage, en 2013, Delusion of the Fury d’Harry Partch et De Materie de Louis Andriessen. A Paris, le Festival d’Automne aura présenté l’essentiel de sa production depuis 1992, La Jalousie / Red Run / Befreiung / Herakles (1992), Surrogate Cities (1994), Schwarz auf Weiss (1997), Walden (1998), Eislermaterial (1999 et 2004), Les Lieux de là (1999), La Jalousie / Red Run (2002), Eraitjiaritjaka (2004), Paysage avec parents éloignés (2004), Fields of Fire (2005), I went to the House But Did not Enter (2009), When the Mountain changed its Clothing (2012), puis, après dix ans d’absence, une création inspirée du peintre poète franco-belge Henri Michaux (1899-1984), Liberté d’action. Ce monodrame pour comédien, deux pianistes amplifiés et électronique live de soixante-quinze minutes se termine sur un beau texte de Michaux tiré du Plaisir d’être une ligne dédié au peintre suisse Paul Klee (1879-1940) (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/09/pour-ses-70-ans-heiner-goebbels.html).

Heiner Goebbels (né en 1952), Everything That Happened and Would Happen
Photo : (c) Bruno Serrou

Avec son nouveau spectacle créé à Manchester le 10 octobre 2018, Heiner Goebbels, qui signe le texte qu’il a arrangé exprimés en anglais, en espagnol et en français, la musique, la scénographie et les lumières, qu’il a réalisées avec John Brown, s’est donné pour mission de raconter l’histoire du XXe siècle - mais aussi le XXIe avec des images montrant le président ukrainien Volodymyr Zelensky entouré de dignitaires déposant une gerbe de fleurs rouges contre la façade d’un immeuble éventré -, à travers un OSEMNI (Objet scénique et musical non identifiable) laissant libre cours à l’imaginaire du spectateur. Intitulée Everything That Happened and Would Happen (Tout ce qui s’est passé et se passerait), l’œuvre s’inspire d’un livre de Patrick Ouřednik, Europeana, qui évoque de façon absurde et métaphorique l’Europe du siècle dernier. Dans le vaste espace de la Salle Boris Vian de La Villette, les personnages déplacent d’énormes objets qui proviendraient pour l’essentiel d’un opéra de John Cage, Europeras 1&2, conçus par Klaus Grünberg pour une mise en scène de Heiner Goebbels en 2012, et disposés conformément au lieu de la création, une gare désaffectée de Manchester partiellement détruite. A chaque angle d’un « couloir », quatre musiciens (un percussionniste et un saxophoniste côté jardin, une ondiste et un guitariste côté cour) encadrent douze protagonistes-danseurs réduits le plus souvent à l’état d’ombres qui se meuvent au centre du dispositif manipulant des accessoires aux teintes variant du noir à une chaude polychromie aux couleurs arc-en-ciel qui vont du cube au voile en passant par des pierres de toutes tailles, colonnades, drapeaux, lambeaux de cartes IGN, tables lumineuses poussées en tous sens et formant des figures géométriques diverses jusqu’à ce qu’à la fin le tout finisse en ruine sous une épaisse fumée. Le texte dit par des comédiens ou inscrit sur les voiles tient de l’absurde, et sont censés susciter le rire, sans y parvenir vraiment, cumule poncifs et clichés, parfois à la limite de l’acceptable face à des situations des plus terrifiantes, voire abjectes. Car il s’agit ici de raconter les horreurs d’un siècle singulièrement violent au sein d’un dispositif scénique d’une grande efficacité permettant d’exposer de belles images qui magnifient les atrocités qu’il illustre, notamment à travers les vidéos tirées de la chronique sans commentaires No Comment de la chaîne de télévision européenne d’informations en continu, Euronews, tandis que la musique plus ou moins onirique, amplifiée et spatialisée, enveloppe la salle entière et pénètre les corps des spectateurs, qui, conduit jusqu’à l’envoûtement, au point de ne plus être sur ses gardes dans les moments où la sonorisation est poussée à l’extrême, au point d’être victime d’acouphènes. Les quatre musiciens donnent à la partition de Goebbels toute son énergie et sa poésie, à commencer par Camille Emaille dont on admire la vigilance tandis que de sa main il frotte la peau d’une timbale le rebord d’une cymbale pour obtenir des sons fantomatiques, ainsi que Cécile Lartigau qui joue une partie d’ondes Martenot qui n’a rien de ringard bien que l’on ne puisse éviter de penser à Olivier Messiaen, d’autant moins que Goebbels cite la Louange à l’Eternité de Jésus, cinquième mouvement du Quatuor pour la fin du Temps, mais aussi le saxophoniste Gianni Gebbia, qui enchante l’oreille des sonorités profondes de son saxophone basse alternant avec un ténor, sans oublier le guitariste Nicolas Perrin.

Bruno Serrou

dimanche 22 juin 2025

La Traviata de Verdi explosée façon puzzle à Genève par la metteuse en scène allemande Karin Henkel

Genève (Suisse). Grand Théâtre. Mercredi 18 juin 2025 

Giuseppe Verdi (1813-1901), La Traviata. Ruzan Mantashyan (Violetta), Enea Scala (Alfredo Germont)
Photo : (c) GTC / Carole Parodi

Pour sa dernière production de la saison 2024-2025, le Grand Théâtre de Genève a porté son dévolu sur La Traviata de Verdi. Ok, l’Orchestre de la Suisse Romande dirigé par Paolo Carignani est au top. Ok, le Chœur du GTG excelle. Ok, la distribution est homogène avec une brillante Ruzan Mantashyan en « Violetta principale », à qui répondent les solides Germont père et fils de Luca Micheletti et Enea Scala… Mais comment ont-ils tous pu accepter l’horripilant tripatouillage de la partition et du livret selon la volonté de la metteuse en scène allemande Karin Henkel, qui a tout restructuré, mettant l’œuvre géniale de Verdi et Piave sens dessus dessous, inversant les scènes, déplaçant des numéros dans l’un ou l’autre actes que ceux prévus par les auteurs, multipliant les Violetta par quatre (une chanteuse principale, une chanteuse numéro deux, une danseuse et une fillette), plaçant d’entrée l’héroïne dans un cercueil pour introduire l’idée de flash-back, transformant le casino en salle de boxe, le tout se passant dans les locaux des urgences d’un hôpital… 

Giuseppe Verdi (1813-1901), La Traviata. Les quatre Violetta Valery
Photo : (c) GTG / Carole Parodi

Opéra parmi les plus joués du répertoire, La Traviata de Giuseppe Verdi est considérée par les institutions lyriques comme une œuvre acquise par le grand public. Tant et si bien qu’elle est victime de toutes sortes de traitements, de tous les outrages, généralement sur le plan scénique en dépit des didascalies et de la traduction en langue vernaculaire par le biais du sur-titrage. Mais la partition était encore généralement respectée, les metteurs en scène n’osant pas s’y opposer, du moins pas affronter les chefs d’orchestre ou retenus par les directeurs des institutions qui programment l’un des chefs-d’œuvre du répertoire mondial. Cette fois, l’Opéra de Genève présente une « relecture » qui dénature La Traviata. Impossible en effet de se retrouver en ce qui tient carrément de la révision dans ce que propose le Grand Théâtre de Genève qui trahit l’idée-même du drame inspiré de la Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils - la pute au grand cœur qui accepte son triste sort et se rachète dans la rédemption par l’amour - remarquablement mis en musique par Verdi, la metteuse en scène allemande signant pour la circonstance une véritable galimatias, texte et partition, du mythe de la mondaine au cœur pur qui n’a cependant rien d’une actualisation stricto sensu. Il s’agit en effet d’une réinterprétation de l’œuvre par une metteuse en scène allemande, Karin Henkel, qui, pour sa première production lyrique, signe ici ce qui restera espérons-le comme l’un des pires spectacles vus sur la scène du théâtre genevois. Dans la série « plutôt que de commander une œuvre nouvelle qu’il faudra vendre exploitons le filon de l’œuvre la plus populaire possible et faisons-lui exprimer nos propres fantasmes et perdre le mélomane pour convaincre à l’art lyrique un public vierge en lui faisant raconter quelque chose de notre temps ». Cette fois, les limites ont carrément explosé, au point que même le mélomane le plus averti perd pied dans le développement et le sens de l’intrigue. A force de chercher par tous les moyens à dénaturer un chef-d’œuvre, la « régisseuse », dans l’acception allemande du terme, en oublie sa mission première, la direction d’acteur, chacun des protagonistes semblant pétrifié par une atmosphère glaciale où toute communication est impossible au milieu d’un fatras d’accessoires lugubres (chaises en plastique, tag sur le mur du fond « Mon cadavre préféré », perfusion sur déambulatoire, table d’opération, tables métalliques où reposent des cadavres, cercueils le tout géré par le docteur Grenvil et son assistante Annina) d’un vaste espace à la fois morgue, salle d’urgences d’hôpital, hall de gare puis salle de boxe où se déroule la fête de chez Flora conçu par le décorateur serbe Aleksandar Denić, parcouru par des protagonistes vêtus de costumes sans charme signés Teresa Vergho.

Giuseppe Verdi (1813-1901), La Traviata.
Photo : (c) GTG / Carole Parodi

En effet, qu’importe le livret de Francesco Maria Piave ! Qu’importe la musique de Giuseppe Verdi ! Qu’importe l’amour ! « Tout cela est d’un ringard, Ma Chère !... Faisons ’’moderne’’ ! Déstructurons pour perdre le Bourgeois et son confort intellectuel ! Surtout qu’il est Suisse… » Qu’importent aussi l’émotion, la compassion, l’empathie du public pour les personnages. Karen Henkel fonde sa conception de la tragédie vécue par la bouleversante Violetta, qui sacrifie son amour par respect des conventions au point d’en mourir. Utilisons le flash-back pour évoquer le triste sort de la généreuse Violetta qui revoit toutes les femmes qu’elle a été, depuis son enfance où elle était « à vendre », jusqu’à son ultime état de cadavre, après avoir été la courtisane que son double regarde courtiser, et intervertissons scènes et numéros musicaux, qui commencent par la fin avec le second couplet (« Le gioie, i dolori… ») de l’air « Addio del passato » précédé du prélude du troisième acte que chante Violetta numéro deux, tandis que le brindisi sera chanté à trois reprises, susurré dans un micro par la Traviata-enfant puis à la fin, et que des pages d’orchestre, au lieu de venir de la fosse, sortiront d’un haut-parleur de magnétophone posé dans le décor. Tout cela a dû décontenancer les interprètes, bloquant la continuité de l’intrigue et la fluidité musicale. Mais l’on est encore loin d’avoir touché le fond. Le pire se trouve ailleurs, avec cette Violetta-enfant qui apparaît avec, accroché au cou, le panneau « A vendre » comme exposée aux inanités de pédophiles et de mâles toxiques, tandis qu’elle déambule dans la morgue d’un hôpital au milieu de cadavres et de cercueils et qu’elle est achetée par Germont père. Car Valérie n’est pas seulement dédoublée mais triplée, voire quadruplée, avec deux cantatrices, une adolescente qui lit à haute voix devant un micro la lettre en français d’Alfredo Germont à Violetta, et une ballerine, la chorégraphe Sabine Molenaar, qui se déhanche en tous sens en des mouvements saccadés qui donnent l’impression d’une poupée désarticulée se dispersant en long, en large et en travers du plateau. Quant à la seconde titulaire du rôle de Violetta, on se demande plus encore que les autres ce qu’elle apporte de plus à ce déchirant personnage, si ce n’est de retirer de la voix de la première une fraction de la partition, mais qui permet d’entrée de goûter la voix brûlante aux sombres coulorations de Martina Russomanno.

Giuseppe Verdi (1813-1901), La Traviata. Ruzan Mantashyan (Violetta), Elsa Bédénes (Annina)
Photo : (c) GTG / Carole Parodi

La soprano dédouble à la perfection, voire en mieux, la Violetta Valery numéro un, la soprano arménienne Ruzan Mantashyan, scéniquement la plus crédible du plateau tant elle est engagée dans son personnage, mais vocalement apparemment en-deçà de son potentiel, sans doute paralysée par le défi lancé par la metteuse en scène, et malgré un timbre au grain fort séduisant, elle n’a pu exprimer tout son potentiel vocal, notamment lorsque, debout sur une chaise, elle lance à son amant planté à plus de mètres d’elle le déchirant « Amami, Alfredo ! » Ce dernier est campé par le ténor italien Enea Scala, qui, sans forcer son talent, s’avère un Alfredo Germont solide mais peu nuancé, clairement négligé par la metteuse en scène, tandis que son compatriote Luca Micheletti excelle en Giorgio Germont, faisant de son timbre séduisant un personnage à la fois noble et sombre, malgré le geste sidérant que lui fait faire Henkel en renversant un plein bol de sang sur la tête de Violetta. Le reste de la distribution est homogène, avec notamment le baryton-basse britannique David Ireland en baron Douphol, tandis que le chœur, vêtu de costumes d’une laideur inqualifiable, essaye de s’exprimer au sein de cette production déstructurée qui les laisse trop souvent dériver sans indication scénique évidente, et à hurler dans les ensembles. Dans la fosse, l’Orchestre de la Suisse Romande est délectable, avec ses cordes chaleureuses, ses bois onctueux et ses cuivres feutrés, dirigé par le chef italien Paolo Carignani, qui manque d’énergie tout en s’appliquant au mieux à défendre l’indéfendable, en acceptant de trahir une partition pourtant irréprochable.

Bruno Serrou

samedi 21 juin 2025

Soirée d’une bouleversante spiritualité à la Philharmonie avec l’émouvante «Musikalische Exequien» d’Heinrich Schütz par la Los Angeles Master Chorale et Peter Sellars le soir de la mort d’Alfred Brendel

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mardi 16 juin 2025 

Heinrich Schütz (1585-1672), Musikalische Exequien
Photo : (c) Brian Feinzimer 

Peter Sellars a proposé mardi soir à la Philharmonie de Paris un spectacle de circonstance en cette triste soirée où l’on apprenait le décès de l’immense Alfred Brendel, les Musikalische Exequien d’Heinrich Schütz. Ce premier requiem écrit en langue vernaculaire de l’histoire est une œuvre introspective d’une douceur et d’une spiritualité envoûtantes chantée par les vingt-quatre voix admirables de la Los Angeles Master Chorale dirigée avec une intime émotion par Grant Gershon simplement accompagnés d’un orgue positif et d’une viole de gambe, la mise en scène de Peter Sellars ayant la dimension de témoignage 

Heinrich Schütz (1585-1672), Musikaclische Exequien. Grant Gershon (directeur de la Los Angeles Master Chorale)
Photo : (c) Brian Feinzimer

Un chef-d’œuvre comme les Musikalische Exequien (Funérailles musicales) d’Heinrich Schütz (1585-1672) était-il envisageable dans la vaste enceinte de la Salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris ? En effet, les effectifs sont des plus réduits, avec un simple chœur mixte d’où émergent quelques solistes accompagné d’un continuo de deux instrumentistes, donc plus limités encore que ceux d’un Jean-Sébastien Bach, un siècle plus tard. Les Musikalische Exequien SWV 279–281 (op. 7) appartiennent au répertoire sacré pour voix et basse continue (orgue positif et viole de gambe). Elles ont été composées pour l'enterrement de son suzerain Heinrich II de Reuss-Gera surnommé « le Posthume » (1572-1636) le 4 février 1636 en l’église Saint-Jean de Gera, et ont été éditées à Dresde la même année. Le mot latin ex(s)equiae couramment utilisé à l’époque, signifie « funérailles ». Il s’agit donc d’un Requiem proprement dit.

Henrich Schütz (1585-1672), Musikalische Exequien. Los Angeles Master Chorale, Lisa Edwards (orgue positif), Eva Lymenstull (viole de gambe). Photo : (c) Bruno Serrou

Le chant funèbre Canticum B. Simeonis célébré le jour de l’enterrement du suzerain, qui l’avait voulu ainsi, est au cœur de la partition de Schütz. Cependant, le règlement de la cour de Gera, qui aura souhaité une cérémonie plus économique qu’initialement prévu en raison de la guerre de Trente Ans, de la peste, du froid et de la famine, ne donne aucune indication d'une exécution de la musique de Schütz. Il est peu probable qu'elle ait été réellement jouée. Dans le cadre de la représentation royale et du culte du souvenir, les gravures musicales et les inscriptions funéraires revêtaient une signification symbolique importante au-delà du jour du décès. Schütz lui-même considérait les Exequies en musique non seulement comme une œuvre occasionnelle, mais les incluait en tant qu'opus 7 parmi ses autres recueils. De son vivant, le prince avait compilé un recueil de versets bibliques et de textes de chants qui devaient être gravés sur son cercueil. Après sa mort, sa veuve offrit ce même recueil à Schütz, qui l'utilisa comme base de la première partie des Exequies, avant le sermon. Après l’homélie sur le texte « Seigneur, si seulement je t'avais » (Psaume LXXIII, 25-26), Schütz ouvre la seconde partie des Exequies en reprenant ce même texte sous forme de motet. Lors de la dépose du cercueil dans la crypte familiale sous l'église, le motet final à cinq voix se fonde sur le chant de louanges de Siméon, « Seigneur, laisse maintenant ton serviteur partir en paix ». Schütz précisait dans sa préface aux Exequien qu’il avait « rassemblé et mis en musique en une œuvre concertante les citations bibliques et les versets d’hymnes gravés sur le cercueil unique du prince ».

Heinrich Schütz (1585-1672), Musikalische Exequien. Peter Sellars (midse en scène)
Photo : (c) Brian Feinzimer

Les Musikalische Exequien pour voix et basse continue, se subdivisent en trois parties qui adoptent autant de formes différentes. La première, qui compte vingt-sept numéros alternant soli et capella précédés d’un Concert en forme de Messe allemande SWV 279 , est à six voix (deux sopranos, alto, deux ténors, basse, bien qu’il soit indiqué une seconde basse dans la partie d’alto). Dans la préface de l'édition imprimée, Schütz explique que des chanteurs ripieno supplémentaires peuvent se joindre à chaque partie dans les sections marquées « Capella ». La deuxième partie, le motet Herr, wenn ich nur dich habe SWV 280 (Seigneur, si seulement je t’avais), requiert une subdivision en deux ensembles, chacun composé de soprano, alto, ténor et basse. La troisième partie, le motet tiré de l’Evangile selon saint Luc Canticum B. Simeonis « Herr, nun lässest du deinen Diener in Frieden fahren » SWV 281 (Seigneur, maintenant tu laisses ton serviteur partir en paix), oppose un ensemble « a Capella » à cinq voix (soprano, alto, 2 ténors, basse) un autre à trois voix solistes (2 sopranos et un baryton jouant deux séraphins dans le Beata Anima), qui doivent être spatialisés, chaque ensemble vocal étant réparti en un maximum de trois lieux différents de la salle. Les textes allemands soigneusement choisis par Schütz, qui, compte tenu du contexte de son existence (guerres, épidémies), savait combien la mort appartient au processus de la vie, évoquent le salut de l’âme du défunt vouée au réconfort des vivants restés dans la « vallée des larmes » qui lui inspire une musique que Peter Sellars décrit avec justesse comme « réservée, sobre, exquise, tendre, sincère et très modeste, bien loin des tendances sentimentales et mélodramatiques de notre époque », annonçant à deux cent trente deux ans de distance le climat d’Un Requiem allemand de Johannes Brahms.

Heinrich Schütz (1585-1672), Musikalische Exequien
Photo : (c) Bruno Serrou

Considérant l’espace dégagé par le vaste plateau de la Philharmonie de Paris, l’ensemble vocal à qui a été confié l’exécution de cette œuvre magistrale a compté vingt-quatre chanteurs venus de Californie, la Los Angeles Chorale dirigé par son directeur artistique depuis vingt-trois ans, le chef d’orchestre états-unien Grant Gershon. Le dispositif scénique s’appuyait sur des chaises disposées tout d’abord à la façon d’une église, les chanteurs personnifiant l’assemblée des fidèles assistant à l’office funèbre, les deux instrumentistes installés côté cour. Le chœur à 24 chanteuses et chanteurs à trois ou quatre par voix, pas moins de dix-huit d’entre eux assurent des parties solistes à divers moments de l’œuvre afin de transmettre le « sentiment de deuil collectif et de partage d’histoires personnelles qui caractérise l’œuvre », comme le précise le chef de chœur Grant Gershon. Le rituel que ce dernier donne à entendre et Sellars à voir est en effet d’une spiritualité à la fois introvertie, tendre, douloureuse et résignée portée par un souffle d’une poésie aussi évanescente que profondément authentique et emplie d’humanité. Le metteur en scène pennsylvanien ne cherche pas à tirer du requiem de Schütz un spectacle fourre-tout fait de ses fantasmes et de ses obsessions personnelles, mais en souligne l’humble ferveur, proposant un véritable office liturgique non pas marqué par la terreur de la mort mais exaltant les tournures consolatrices, donnant la primauté à la musique, introspective, d’une douceur et d’une spiritualité envoûtantes, remarquablement interprétée par les voix somptueuses de couleurs, de ton, d’homogénéité, de nuances, de musicalité de la Los Angeles Master Chorale dirigée avec compassion et délicatesse par Grant Gershon, qui s’avère aussi discret qu’efficace, à l’instar des continuistes Isa Edwards (orgue positif) et Eva Lymenstull (viole de gambe).

Bruno Serrou

 

 

mardi 17 juin 2025

Alfred Brendel est mort... L'immense pianiste autrichien s'est éteint à Londres mardi 17 juin 2025

Alfred Brendel (1931-2025)
Photo : DR

Disparition d’un Géant, artiste incomparable, Alfred Brendel est mort à l’âge de 94 ans… Perte irréparable d’un artiste hors normes, d’une force intellectuelle sans pareil, philosophe, poète, essayiste, conférencier doué d’un sens de l’humour contagieux, professeur couru, il avait remis plusieurs fois sur le métier ses œuvres de prédilection. Élève d’Edwin Fischer, né en Moravie en 1931, il excellait dans Bach, Haydn, Beethoven, Schubert, Schumann, Liszt, Brahms, Busoni, Schönberg, il avait eu pour élèves entre autres Till Fellner, Anne Queffélec… Il est mort à Londres, sa ville de résidence depuis 1971, dans la matinée de mardi 17 juin 2025.  

Alfred Brendel était le dernier des géants du piano de sa génération. Sans doute le plus polymorphe car artiste complet, érudit, spirituel, non seulement comme pianiste, musicien, musicologue, pédagogue, mais aussi comme peintre, comme écrivain, comme poète et comme « collectionneur de kitsch ». Luciano Berio (1925-2003), dont le monde de la musique s'apprête à célébrer le centenaire de la naissance, utilise l'un de ses poèmes dans son œuvre ultime, la cantate Stanze créée par Dietrich Fischer-Dieskau - autre centenaire et un proche de Brendel -, trois petits chœurs d'hommes de l'Armée Française et l’Orchestre de Paris dirigés par Christoph Eschenbach en janvier 2003. Européen citoyen du monde, au point de ne se revendiquer d’aucune origine particulière, homme de vaste culture et à l’humour malicieux et corrosif se moquant volontiers de lui-même - il jugeait son humour « involontaire -, Brendel était un commentateur (im)pertinent de l’absurdité du monde, voyant en l’humour le trait distinctif de l’humanité. En tant que pianiste, il était célébré dans le monde entier comme le plus grand interprète de Beethoven, aux côtés des Edwin Fischer, son maître, Arthur Schnabel, Wilhelm Kempff et Claudio Arrau, Brendel signant trois admirables intégrales discographiques qui font toutes dates (1961-1965, 1970-1977, 1991-1996). Il excellait aussi comme chambriste et comme partenaire d’une sensibilité fabuleuse de lieder.

Né le 5 janvier 1931 à Wiesenberg en Moravie du Nord (aujourd’hui en Tchéquie, à cent quarante kilomètres au sud de Hukvaldy où naquit Leoš Janáček), dans une famille non-musicienne, il disait à qui voulait l’entendre qu’il n’avait aucune prédisposition pour la musique et que son premier souvenir en la matière remontait à un vieux gramophone jouant des disques d’opérettes tandis qu’il essayait de chanter dessus. Il attribuait sa conception du monde qu’il considérait quelque peu absurde à ses nombreux déplacements avec ses parents dans une Autriche déchirée par la guerre - à force de courir le monde, il finira par s’installer définitivement à Londres en 1971, tout en gardant son passeport autrichien, mais il n’aura jamais passé son permis de conduire -, et prit ses premiers cours de piano alors que sa famille s’était installée en Yougoslavie, d’abord sur une île croate de l’Adriatique, puis à Zagreb où son père dirigeait une salle de cinéma. La guerre conduit la famille à retourner en Autriche, à Graz, où il entre au conservatoire, puis ce sera Vienne dont il retiendra l’insolence raffinée et prend en grippe l’académisme bourgeois. Il se rend à Lucerne, en Suisse, où enseigne Edwin Fischer, le musicien qui aura le plus d’influence sur lui. Pourtant, à 16 ans, il décide de quitter son maître pour suivre des master-classes avec d’autres pianistes et pour les écouter, mais aussi pour explorer seul les possibilités de l’instrument, à tel point qu’il se revendiquera toute sa vie comme autodidacte. « Un enseignant peut être trop influent, jugera-t-il. Etant autodidacte, j’ai appris à me méfier de tout ce que je n’avais pas compris par moi-même. » A 17 ans, en 1948, il donne à Graz son premier récital. Il s’impose très vite comme spécialiste de Franz Liszt, avant de s’ouvrir rapidement aux compositeurs d’Europe centrale, d’abord romantiques (Beethoven, Schubert, Schumann, Liszt, Brahms (avec Abbado (Concerto n° 1) et Haitink (Concerto n° 2)), Moussorgski) dans un premier temps, puis des XVIII e et XXe siècles, avec J. S. Bach et les deux Ecoles de Vienne (Haydn, Mozart, et Schönberg, Berg, Webern), Ferruccio Busoni. Plutôt que l’exploration des répertoires, Brendel préfèrera toute sa vie se concentrer sur la création de ses compositeurs favoris, dont il ne cessera de creuser les spécificités. Tant et si bien qu’il n’acquiert sa pleine stature internationale qu’à l’âge de 45 ans, enregistrant tout Beethoven, compositeur pour qui son « admiration grandissait de jour en jour, sinon d’heure en heure », notamment quatre intégrales des concertos - la dernière à Vienne avec Simon Rattle en 1999 - et trois des sonates de Beethoven auxquelles il convient d’ajouter les Bagatelles, les Variations Diabelli et le cycle de lieder An die ferne Geliebte op. 78. Outre Beethoven, ce sont ses Schubert qu’il faut à tout prix connaitre, une très large sélection de sonates, mais aussi les Fantaisies, les Impromptus, les Moments musicaux, la Wanderer Fantasie, les Klavierstücke, la Sonate « Grand Duo » op. 140, mais aussi les lieder qu’il a enregistrés avec Dietrich Fischer-Dieskau et Matthias Goerne. Ainsi que ses Franz Liszt de la maturité, indispensables (Concertos, Totentanz, Sonate en si mineur, transcriptions d’opéras de Verdi, Années de pèlerinage, Fantaisie et Fugue sur B.A.C.H., Harmonies poétiques et religieuses, Isoldes Liebestod, La Lugubre Gondole, deux Légendes de saint François, Funérailles, Valse oubliée n° 1, Weinen, Sorgen, Zagen). Ses Mozart (Concertos n° 9, 20,  21, 23 et 24, Sonates, Fantaisie en ut mineur KV. 397) sont tout aussi essentiels, et j’avoue un faible pour ses Schumann (Kinderszenen, Kreisleriana, Fantasiestücke, Fantaisie op. 17, Concerto),  son Concerto pour piano de Schönberg, la Sonate op. 1 de Berg, sa Fantasia Contrappunctistica et sa Toccata de Busoni, ses onze Sonates de Haydn, ses disques de musique de chambre comme le Quintette « La Truite » de Schubert, le Quatuor en sol mineur KV. 478 de Mozart…

Alfred Brendel a donné son dernier concert public en décembre 2008, à Vienne, mettant avec le Concerto n° 9 « Jeunehomme » KV. 271 de Mozart un terme à soixante ans de carrière. En décembre de cette même année, il reçoit à Baden-Baden, ville d’eau de la Forêt Noire, le Prix Herbert von Karajan pour l’ensemble de sa carrière. Peu après, une chaîne de radiotélévision publique allemande révèle qu’il souffre d’une perte auditive et ne perçoit plus que des sons déformés. Il se consacre dès lors à donner dans le monde des conférences, des lectures, et à animer des master-classes.

Son allure dégingandée, ses grosses lunettes de vue, son humour primesautier ne l’empêchaient pas de glorifier les œuvres qu’il interprétait par son jeu raffiné, suprêmement équilibré, brûlant de spiritualité et de sensibilité se distinguant par son intensité émotionnelle et par son évidente empathie avec les intentions des compositeurs, sa maîtrise hors du commun des proportions, la tenue naturelle de ses bras et de ses mains courant sur le clavier l’air de rien, sans jamais donner l’impression d’efforts tant il y mettait d’aisance naturelle, toute note se trouvant à sa juste place chaque fois que les doigts se posaient sur la touche, le visage planant vers l’horizon, ne regardant guère le clavier mais l’intérieur du coffre du piano, où plutôt les marteaux frappant les cordes et les effets des pédales sur le son, le souci du détail primant sur toute chose afin de transmettre davantage encore de vérité et de spontanéité intellectuelle à ses interprétations

Son premier livre d’essais, publié en France Réflexions faites chez Buchet/Chastel en 1979, a été suivi de Musique côté cour, côté jardin chez Buchet/Chastel en 1994, dix-huit ans après sa publication en Angleterre, Le voile et l’ordre chez Christian Bourgois en 2002, L’abécédaire d’un pianiste : Un livre pour les amoureux du piano en 2014 chez Christian Bourgois, le poète avec son recueil tout simplement intitulé Poèmes paru chez Christian Bourgois en 2001, tendres, drôles, sombres, voire parfois nietzschéens, auxquels s’ajoute un second volume de poèmes paru au Royaume-Uni en 2011 sous le titre Playin the Human Game. Surtout célébré par les mélomanes du monde entier pour ses enregistrements réalisés entre 1969 et 2008 (le dernier, « The Farewell Concerts » réalisé en 2008 a été publié en 2009) sous étiquette Philips désormais distribués sous le label Decca, trois autres éditeurs phonographiques se partagent l’héritage sonore d’Alfred Brendel, Vox, Turnabout et Vanguard, ses disques chez ces trois derniers labels ayant été repris en un coffret Brillant Classics. Decca a réuni pour sa part en un coffret unique de 114 CD la totalité de ses enregistrements Philips et Decca.

Bruno Serrou

Deux témoignages de pianistes

Till Fellner, avril 1998 :

« Brendel essaie toujours d’approcher les œuvres du point de vue du compositeur, il se demande toujours “qu’est-ce que le compositeur a voulu dire avec son œuvre, comment l’œuvre est construite et l’interprète sert l’œuvre. Mais si on regarde très clairement même des morceaux très connus, le résultat est souvent complètement différent de ce que font les autres pianistes, alors même qu’il n’a pas pour objectif premier de se démarquer de ses confrères, contrairement à Glenn Gould, par exemple. » 

Hélène Grimaud, le 17 mars 1997 :

« Un jour que je me produisais avec l’Orchestre Symphonique de la Radio bavaroise, un collaborateur de la Herkulensaal, résidence de l’orchestre qui, comme toujours en Allemagne, dispose en permanence de trois excellents pianos, me proposa d’essayer celui réservé à Alfred Brendel. Bien que j’aie toujours eu la chance à Munich de disposer d’un piano magnifique, cette fois je touchais un instrument d’un niveau que je n’avais jamais imaginé, un piano sur lequel on finissait son récital aussi frais qu’avant de le commencer, au point de pouvoir le refaire immédiatement. Tout sortait si facilement... C’était un piano qui avait une rondeur de son, un volume incroyables. Lorsque l’on suggérait une couleur, elle était perceptible, alors que c’est très souvent l’inverse, c’est-à-dire que l’on croit faire quelque chose qui, en fait, ne se passe pas tout à fait. Cet instrument était absolument extraordinaire. Je ne veux pas dire que les interprètes n’ont pas de mérite à bien jouer quand ils bénéficient de tels instruments, mais presque. En fait, il était réglé pour Brendel et en fonction de lui… »