Paris. Théâtre du Châtelet. Samedi 25 janvier 2025
Vu vendredi soir l’Orlando de Haendel
présenté au Théâtre du Châtelet, que j’ai retrouvé avec plaisir après plusieurs
années sans, en raison d’une programmation centrée sur un répertoire qui ne
m’intéressait pas, alors que j’ai travaillé en ce lieu pendant dix ans, à
l’époque où cette salle était vouée à la musique « savante » qu’elle ouvrait à
tous. Le public mélomane a tant perdu l’habitude de fréquenter ce lieu que la jauge était loin d’être pleine, le soir de la deuxième représentation. Olivier Py,
son directeur qui aime l’opéra au point d’écrire des livrets, a beaucoup de
travail à faire s’il entend persister dans cette voie. Cet Orlando est aussi
l’occasion de célébrer Les Talens Lyriques de Christophe
Rousset, qui s’illustrent dans cette musique à satiété, dans une mise en scène élégante de
Jeanne Desoubeaux qui a pour cadre un musée des Beaux-Arts type Musée du Louvre
rénové, avec en tête d’une distribution idoine Katarina Bradić et Siobhan Stagg
Lorsque le premier Maire de Paris de l'histoire moderne,
Jacques Chirac, fut élu à la tête de la Ville de Paris, il voulut faire du Châtelet le
navire amiral du spectacle vivant parisien, lui attribuant le nom de Théâtre Musical de
Paris/Châtelet, qu'il confia au compositeur Marcel Landowski alors
directeur de la musique de la Ville de Paris. L'objectif, renouveler l’image et les missions du théâtre, avec pour mission de rivaliser avec l’Opéra de Paris
qui, théâtre lyrique national, était alors la tête de proue de la politique culturelle des
grands rivaux du maire à l’époque, les Présidents de la République Valéry Giscard d’Estaing puis François Mitterrand, et
retrouver l’esprit de cette salle voulue par Napoléon III qui avait vu au
tournant des XIXe et XXe siècles des créations de spectacles d'opéra (c'est le Châtelet qui fut le cadre de la création française de Salomé de Richard Strauss) et des chorégraphies des Ballets Russes, avant de se consacrer à des grands spectacles
populaires puis de se tourner vers l’opérette grand public... C’est ainsi que
de 1980, avec Jean-Albert Cartier, jusqu’en 2006, année du départ de Jean-Pierre
Brossman et du changement d’objectifs imposé par la majorité municipale socialiste depuis 2001 qui voulut retourner au grand spectacle populaire jugeant la
programmation précédente trop élitiste, le Châtelet aura été le cadre de productions
lyriques et de concerts symphoniques et de musique de chambre de tout premier
plan, attirant les plus grands artistes internationaux avec des saisons
à thèmes et alternant des festivals d’orchestres sur instruments modernes et festivals de formations sur instruments anciens, ainsi que des concerts réunissant
grands interprètes et jeunes talents…
Après une parenthèse de près de
vingt ans, Olivier Py, son directeur depuis septembre 2023, relève le défi d’en
(re)faire un « théâtre musical populaire de qualité, largement ouvert au
public ». La production nouvelle de l’Orlando
de Haendel, co-produit avec le Théâtre du Capitole de Toulouse, renvoie ainsi aux temps des représentations au Châtelet des Orlando
furioso d’Antonio Vivaldi de l’équipe Claudio Scimone / Pier Luigi Pizzi et Ercole Amante de Francesco Cavalli de Michel
Corboz / Jean-Louis Martinoty en 1980, Les
Indes galantes de Philippe Herreweghe / Pier Luigi Pizzi pour le
tricentenaire de la naissance de Jean-Philippe Rameau en 1983, Rinaldo de Georg Friedrich Haendel de
Charles Mackerras / Pier Luigi Pizzi en 1985, Euridice de Jacopo Peri par Michel Amoric / Jean-Louis Thamin en
1987, King Arthur de Henry Purcell selon William Christie / Graham Vick en 1995… C’est dans cet héritage de quarante ans que se situe l’Orlando de Haendel que
le Châtelet a confié à Christophe Rousset et Jeanne Desoubeaux, avec, dans la
fosse, la formation baroque que le chef claveciniste avignonnais a fondé voilà
trente-cinq ans, Les Talens Lyriques, rendus célèbres dans le grand public pour
sa participation en 1994 au film Farinelli
de Gérard Corbiau, Golden Globe 1995 du meilleur film étranger.
Opéra en trois actes créé au King’s
Theatre de Londres le 27 janvier 1733, Orlando
de Haendel repose sur un livret adapté de Carlo Sigismondo Capece (1652-1728) à partir d’un texte d’un auteur inconnu
qui puise dans l’Orlando furioso de l’Arioste
(1474-1533) publié en 1516 et complété en 1532, parodie de poème chevaleresque dont
s’inspire l’opéra éponyme qu’Antonio Vivaldi composa en 1727 sur un livret de
Grazio Braccioli (1682-1752). L’argument, qui entremêle la guerre de Charlemagne
contre les Sarrasins et la folie de son chevalier favori Roland de Roncevaux vainement amoureux, conte
cette passion amoureuse que le grand serviteur de l’empereur
carolingien voue à l’inconstante reine Angélique, compagne du Prince Médor,
lui-même aimé par l’humble bergère Dorinda. L’intervention miraculeuse du
magicien Zoroastre et de sa potion magique fera tout rentrer dans l’ordre. A
partir de cet argument, Jeanne Desoubeaux conçoit un spectacle dont l’action se
déroule dans un musée, la présentation des œuvres, tableaux et statuaire
antique, rappelant le Musée du Louvre dont l’actualité est inquiétante puisque
victime de son succès qui en ronge structures et œuvres. Quatre enfants (ce vendredi ils n'étaient que trois dans la seconde partie, l’un d’eux étant soudain malade) échappés
d’un groupe scolaire en sortie culturelle s’égayent dans les salles, s’émerveillant
devant les tableaux, prenant des notes, avant d’être rejoints par leurs camarades
de classe écoutant leur professeur sous le regard mi amusé mi inquiet du
gardien Zoroastre. Leurs camarades partis, les quatre enfants, qui se sont laissé
enfermer dans les salles d’exposition, imaginent les personnages sortant des œuvres
d’art exposées et se retrouvant la nuit venue pour jouer l’intrigue du poème de
l’Arioste revue à travers l’imaginaire puéril des enfants, incapables dans le fond de comprendre
les enjeux dont il est question dans l’opéra de Haendel, jusqu’à ce qu’à la
fin, les protagoniste de l’opéra retournent à la vie réelle l’aube venue et
endossent les vêtements de quatre mères venues récupérer leur progéniture, le tout
au sein d’une fort belle scénographie de Cécile Trémolières mettant en valeur
tableaux et sculptures, et les beaux costumes d’Alex Constantino, le tout mis
en valeur de façon onirique par les lumières de Thomas Coux dit
Castille.
Si le spectateur en a plein les yeux, ce sont surtout ses oreilles qui sont à la fête, même celles pour qui les opéras de Haendel ne sont qu’enchaînement d’arie qui se ressemblent tous plus ou moins, à l’exception d’une seule aria, qui surpasse et fait oublier toutes les autres. Ce qui est indubitablement le cas ici, bien qu’il s’agisse assurément de l’un des ouvrages scéniques les plus accomplis du compositeur saxon, surtout du point de vue de l’orchestration. Il est à noter qu’à l’exception de Zoroastre, la distribution ne compte que des femmes, le staff artistique, qui a le libre choix, ayant opté pour une mezzo-soprano et non pas pour un contre-ténor dans le rôle-titre. Et quelle mezzo ! La brillante et endurante cantatrice serbe Katarina Bradić, qui excelle dans tous les répertoires, ici en formidable androgyne au timbre de velours, registre grave riche et profond, au cantabile savamment maîtrisé, timbre moelleux et merveilleusement équilibré qui s’étaient imposés dans leur rayonnante évidence en septembre 2023 Théâtre de La Monnaie de Bruxelles lors de la création de Cassandra de Bernard Foccroule (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/grande-reussite-de-cassandra-drame-de.html), puis deux mois plus tard Salle Favart à la reprise de Macbeth de Pascal Dusapin (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/11/cree-bruxelles-en-2019-le-macbeth.html), et en janvier 2024 Grand Théâtre de Genève pour la création de Justice d’Hèctor Parra (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/01/avec-lopera-justice-hector-parra.html).
Autre personnage travesti, cette fois conformément à la création en 1733, Medoro est campé de façon tout aussi convaincante par à la mezzo-soprano états-unienne Elizabeth DeShong dont la présence rayonnante, le sens du théâtre en péréquation avec sa voix soyeuse au service d’un jeu d’un naturel impressionnant. Entendue entre autres à Genève dans Alcina de Haendel dans le rôle de Morgane en février 2016 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2016/02/geneve-alcina-de-haendel-tonifiee-par.html) et dans Elias de Mendelssohn-Bartholdy à la Philharmonie de Paris en décembre 2023 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/12/eblouissant-elias-de-mendelssohn.html), la soprano australienne Siobhan Stagg est une Angelica altière au timbre solaire et son jeu est d’une grande vérité dramatique, tandis que, de sa voix fruitée et flexible aux aigus rayonnants, la soprano italienne Giulia Semenzato entendue à Innsbruck dans Il matrimonio secreto de Cimarosa en août 2016 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2016/08/il-matrimonio-secreto-de-cimarosa-dans.html), dans Ercole Amante (Vénus, Bellezza et Cinzia) de Cavalli en novembre 2019 au Théâtre des Champs-Elysées (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2019/11/passionnant-ercole-amante-de-cavalli.html), Idomeneo (Ilia) de Mozart à Genève en février 2024 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/02/energique-et-fragile-idomeneo-de-mozart.html) et dans Tolemeo (Seleuce) de Haendel au Théâtre des Champs-Elysées en mai dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/06/energique-tolemeo-de-haendel-de.html) incarne une Dorinda élégiaque à la vocalité agile et aux aigus incandescents, tandis que l’unique chanteur de la troupe, le baryton italien Riccardo Novaro entendu notamment dans la trilogie Mozart / Da Ponte à la Monnaie de Bruxelles en février 2020 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2020/02/a-bruxelles-le-theatre-de-la-monnaie.html), s’échauffe peu à peu pour incarner un Zoroastre de sa voix agile et constante.
Dans
la fosse au plancher surélevé à mi-hauteur, Christophe Rousset mène l’œuvre avec
force et passion, veillant avec vigilance aux équilibres les plus fins entre
les pupitres et dans les rapports fosse/scène, jouant en virtuose de son fabuleux
instrument aux timbres délectables et aux sonorités polychromes d’une chaleur
envoûtante qu’est son ensemble Les Talens Lyriques au riche nuancier. Le chef
et son orchestre ont pris la mesure de la salle du Châtelet, dialoguant en
parfaite intelligence avec les chanteurs, qu’ils soutiennent et enveloppent
avec une attention chaleureuse et fusionnelle lorsque les instruments et les
voix sont en entière collusion dans la partition, chaque pupitre chantant de
concert avec les protagonistes vocaux avec une souplesse et une sagacité à
toute épreuve.
Reste
à espérer que le public mélomane retrouve en nombre au plus vite le chemin du
Châtelet afin que l’opéra réintègre le plus possible les ors de ce beau théâtre.
Bruno Serrou