dimanche 26 janvier 2025

Triomphal retour de Haendel au Théâtre du Châtelet avec un « Orlando » de grande classe

Paris. Théâtre du Châtelet. Samedi 25 janvier 2025 

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Photo : (c) Thomas Amouroux

Vu vendredi soir l’Orlando de Haendel présenté au Théâtre du Châtelet, que j’ai retrouvé avec plaisir après plusieurs années sans, en raison d’une programmation centrée sur un répertoire qui ne m’intéressait pas, alors que j’ai travaillé en ce lieu pendant dix ans, à l’époque où cette salle était vouée à la musique « savante » qu’elle ouvrait à tous. Le public mélomane a tant perdu l’habitude de fréquenter ce lieu que la jauge était loin d’être pleine, le soir de la deuxième représentation. Olivier Py, son directeur qui aime l’opéra au point d’écrire des livrets, a beaucoup de travail à faire s’il entend persister dans cette voie. Cet Orlando est aussi l’occasion de célébrer Les Talens Lyriques de Christophe Rousset, qui s’illustrent dans cette musique à satiété, dans une mise en scène élégante de Jeanne Desoubeaux qui a pour cadre un musée des Beaux-Arts type Musée du Louvre rénové, avec en tête d’une distribution idoine Katarina Bradić et Siobhan Stagg 

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Riccardo Novaro (Zoroastre). Photo : (c) Thomas Amouroux

Lorsque le premier Maire de Paris de l'histoire moderne, Jacques Chirac, fut élu à la tête de la Ville de Paris, il voulut faire du Châtelet le navire amiral du spectacle vivant parisien, lui attribuant le nom de Théâtre Musical de Paris/Châtelet, qu'il confia au compositeur Marcel Landowski alors directeur de la musique de la Ville de Paris. L'objectif, renouveler l’image et les missions du théâtre, avec pour mission de rivaliser avec l’Opéra de Paris qui, théâtre lyrique national, était alors la tête de proue de la politique culturelle des grands rivaux du maire à l’époque, les Présidents de la République Valéry Giscard d’Estaing puis François Mitterrand, et retrouver l’esprit de cette salle voulue par Napoléon III qui avait vu au tournant des XIXe et XXe siècles des créations de spectacles d'opéra (c'est le Châtelet qui fut le cadre de la création française de Salomé de Richard Strauss) et des chorégraphies des Ballets Russes, avant de se consacrer à des grands spectacles populaires puis de se tourner vers l’opérette grand public... C’est ainsi que de 1980, avec Jean-Albert Cartier, jusqu’en 2006, année du départ de Jean-Pierre Brossman et du changement d’objectifs imposé par la majorité municipale socialiste depuis 2001 qui voulut retourner au grand spectacle populaire jugeant la programmation précédente trop élitiste, le Châtelet aura été le cadre de productions lyriques et de concerts symphoniques et de musique de chambre de tout premier plan, attirant les plus grands artistes internationaux avec des saisons à thèmes et alternant des festivals d’orchestres sur instruments modernes et festivals de formations sur instruments anciens, ainsi que des concerts réunissant grands interprètes et jeunes talents…

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Kararina Bradić (Orlando). Photo : (c) Thomas Amouroux

Après une parenthèse de près de vingt ans, Olivier Py, son directeur depuis septembre 2023, relève le défi d’en (re)faire un « théâtre musical populaire de qualité, largement ouvert au public ». La production nouvelle de l’Orlando de Haendel, co-produit avec le Théâtre du Capitole de Toulouse, renvoie ainsi aux temps des représentations au Châtelet des Orlando furioso d’Antonio Vivaldi de l’équipe Claudio Scimone / Pier Luigi Pizzi et Ercole Amante de Francesco Cavalli de Michel Corboz / Jean-Louis Martinoty en 1980, Les Indes galantes de Philippe Herreweghe / Pier Luigi Pizzi pour le tricentenaire de la naissance de Jean-Philippe Rameau en 1983, Rinaldo de Georg Friedrich Haendel de Charles Mackerras / Pier Luigi Pizzi en 1985, Euridice de Jacopo Peri par Michel Amoric / Jean-Louis Thamin en 1987, King Arthur de Henry Purcell selon William Christie / Graham Vick en 1995… C’est dans cet héritage de quarante ans que se situe l’Orlando de Haendel que le Châtelet a confié à Christophe Rousset et Jeanne Desoubeaux, avec, dans la fosse, la formation baroque que le chef claveciniste avignonnais a fondé voilà trente-cinq ans, Les Talens Lyriques, rendus célèbres dans le grand public pour sa participation en 1994 au film Farinelli de Gérard Corbiau, Golden Globe 1995 du meilleur film étranger.

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Photo : (c) Thomas Amouroux

Opéra en trois actes créé au King’s Theatre de Londres le 27 janvier 1733, Orlando de Haendel repose sur un livret adapté de Carlo Sigismondo Capece  (1652-1728) à partir d’un texte d’un auteur inconnu qui puise dans l’Orlando furioso de l’Arioste (1474-1533) publié en 1516 et complété en 1532, parodie de poème chevaleresque dont s’inspire l’opéra éponyme qu’Antonio Vivaldi composa en 1727 sur un livret de Grazio Braccioli (1682-1752). L’argument, qui entremêle la guerre de Charlemagne contre les Sarrasins et la folie de son chevalier favori Roland de Roncevaux vainement amoureux, conte cette passion amoureuse que le grand serviteur de l’empereur carolingien voue à l’inconstante reine Angélique, compagne du Prince Médor, lui-même aimé par l’humble bergère Dorinda. L’intervention miraculeuse du magicien Zoroastre et de sa potion magique fera tout rentrer dans l’ordre. A partir de cet argument, Jeanne Desoubeaux conçoit un spectacle dont l’action se déroule dans un musée, la présentation des œuvres, tableaux et statuaire antique, rappelant le Musée du Louvre dont l’actualité est inquiétante puisque victime de son succès qui en ronge structures et œuvres. Quatre enfants (ce vendredi ils n'étaient que trois dans la seconde partie, l’un d’eux étant soudain malade) échappés d’un groupe scolaire en sortie culturelle s’égayent dans les salles, s’émerveillant devant les tableaux, prenant des notes, avant d’être rejoints par leurs camarades de classe écoutant leur professeur sous le regard mi amusé mi inquiet du gardien Zoroastre. Leurs camarades partis, les quatre enfants, qui se sont laissé enfermer dans les salles d’exposition, imaginent les personnages sortant des œuvres d’art exposées et se retrouvant la nuit venue pour jouer l’intrigue du poème de l’Arioste revue à travers l’imaginaire puéril des enfants, incapables dans le fond de comprendre les enjeux dont il est question dans l’opéra de Haendel, jusqu’à ce qu’à la fin, les protagoniste de l’opéra retournent à la vie réelle l’aube venue et endossent les vêtements de quatre mères venues récupérer leur progéniture, le tout au sein d’une fort belle scénographie de Cécile Trémolières mettant en valeur tableaux et sculptures, et les beaux costumes d’Alex Constantino, le tout mis en valeur de façon onirique par les lumières de Thomas Coux dit Castille.

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Photo : (c) Thomas Amouroux

Si le spectateur en a plein les yeux, ce sont surtout ses oreilles qui sont à la fête, même celles pour qui les opéras de Haendel ne sont qu’enchaînement d’arie qui se ressemblent tous plus ou moins, à l’exception d’une seule aria, qui surpasse et fait oublier toutes les autres. Ce qui est indubitablement le cas ici, bien qu’il s’agisse assurément de l’un des ouvrages scéniques les plus accomplis du compositeur saxon, surtout du point de vue de l’orchestration. Il est à noter qu’à l’exception de Zoroastre, la distribution ne compte que des femmes, le staff artistique, qui a le libre choix, ayant opté pour une mezzo-soprano et non pas pour un contre-ténor dans le rôle-titre. Et quelle mezzo ! La brillante et endurante cantatrice serbe Katarina Bradić, qui excelle dans tous les répertoires, ici en formidable androgyne au timbre de velours, registre grave riche et profond, au cantabile savamment maîtrisé, timbre moelleux et merveilleusement équilibré qui s’étaient imposés dans leur rayonnante évidence en septembre 2023 Théâtre de La Monnaie de Bruxelles lors de la création de Cassandra de Bernard Foccroule (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/grande-reussite-de-cassandra-drame-de.html), puis deux mois plus tard Salle Favart à la reprise de Macbeth de Pascal Dusapin (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/11/cree-bruxelles-en-2019-le-macbeth.html), et en janvier 2024 Grand Théâtre de Genève pour la création de Justice d’Hèctor Parra (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/01/avec-lopera-justice-hector-parra.html). 

Georg Friedrich Haendel (1685-1750), Orlando. Photo : (c) Thomas Amouroux

Autre personnage travesti, cette fois conformément à la création en 1733, Medoro est campé de façon tout aussi convaincante par à la mezzo-soprano états-unienne Elizabeth DeShong dont la présence rayonnante, le sens du théâtre en péréquation avec sa voix soyeuse au service d’un jeu d’un naturel impressionnant. Entendue entre autres à Genève dans Alcina de Haendel dans le rôle de Morgane en février 2016 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2016/02/geneve-alcina-de-haendel-tonifiee-par.html) et dans Elias de Mendelssohn-Bartholdy à la Philharmonie de Paris en décembre 2023 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/12/eblouissant-elias-de-mendelssohn.html), la soprano australienne Siobhan Stagg est une Angelica altière au timbre solaire et son jeu est d’une grande vérité dramatique,  tandis que, de sa voix fruitée et flexible aux aigus rayonnants, la soprano italienne Giulia Semenzato entendue à Innsbruck dans Il matrimonio secreto de Cimarosa en août 2016 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2016/08/il-matrimonio-secreto-de-cimarosa-dans.html), dans Ercole Amante (Vénus, Bellezza et Cinzia) de Cavalli en novembre 2019 au Théâtre des Champs-Elysées (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2019/11/passionnant-ercole-amante-de-cavalli.html), Idomeneo (Ilia) de Mozart à Genève en février 2024 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/02/energique-et-fragile-idomeneo-de-mozart.html) et dans Tolemeo (Seleuce) de Haendel au Théâtre des Champs-Elysées en mai dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/06/energique-tolemeo-de-haendel-de.htmlincarne une Dorinda élégiaque à la vocalité agile et aux aigus incandescents, tandis que l’unique chanteur de la troupe, le baryton italien Riccardo Novaro entendu notamment dans la trilogie Mozart / Da Ponte à la Monnaie de Bruxelles en février 2020 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2020/02/a-bruxelles-le-theatre-de-la-monnaie.html), s’échauffe peu à peu pour incarner un Zoroastre de sa voix agile et constante.

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Photo : (c) Thomas Amouroux

Dans la fosse au plancher surélevé à mi-hauteur, Christophe Rousset mène l’œuvre avec force et passion, veillant avec vigilance aux équilibres les plus fins entre les pupitres et dans les rapports fosse/scène, jouant en virtuose de son fabuleux instrument aux timbres délectables et aux sonorités polychromes d’une chaleur envoûtante qu’est son ensemble Les Talens Lyriques au riche nuancier. Le chef et son orchestre ont pris la mesure de la salle du Châtelet, dialoguant en parfaite intelligence avec les chanteurs, qu’ils soutiennent et enveloppent avec une attention chaleureuse et fusionnelle lorsque les instruments et les voix sont en entière collusion dans la partition, chaque pupitre chantant de concert avec les protagonistes vocaux avec une souplesse et une sagacité à toute épreuve.

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Photo : (c) Thomas Amouroux

Reste à espérer que le public mélomane retrouve en nombre au plus vite le chemin du Châtelet afin que l’opéra réintègre le plus possible les ors de ce beau théâtre.

Bruno Serrou

 

 

 

 

 

samedi 25 janvier 2025

Au Grand Théâtre de Genève, Salomé belle-fille déjantée d’un milliardaire hôte futur de la Maison Blanche dirigée avec maestria par Jukka-Pekka Saraste

Genève (Suisse). Grand Théâtre. Mercredi 22 janvier 2025

Richard Strauss (1864-1949), Salome. Olesya Golovneva (Salomé), Gábor Bretz (Hérode)
Photo : (c) Magali Dougados

Le Grand Théâtre de Genève présente une Salomé de Richard Strauss somptueusement dirigée pour la première fois par l’enthousiasmant Jukka-Pekka Saraste à la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande aux couleurs chatoyantes, avec de brillants Hérode (John Daszak), Jochanaan (Gábor Bretz), Narraboth (Matthew Newlin), Herodias (Tanja Ariane Baumgartner), Page (Ena Pongrac), quintette de Juifs, une Salomé féline mais criarde (Olesya Golovneva). Convaincante direction d’acteurs mais des points de vue contestables du metteur en scène Kornél Mundruczó qui transpose l’action à New York dans une sorte de Trump Tower où festoie Hérode-Donald, qui va jusqu’à violer sa belle-fille dans le réduit où est enfermé le prophète… Tandis que dans la scène finale les ouvertures de la tête du Baptiste sont pénétrées par sept Salomé… 

Richard Strauss (1864-1949), Salome. Photo : (c) Magali Dougados

Parmi les témoins qui ont assisté à la première représentation autrichienne de Salomé, dirigée par Strauss au Stadttheater de Graz le 16 mai 1906, sont toujours cités les noms de Gustav Mahler, Giacomo Puccini, Alexander Zemlinsky, Arnold Schönberg et ses disciples Alban Berg, Anton Webern et Egon Wellesz entre autres, ainsi que des écrivains comme Stefan Zweig ou Arthur Schnitzler, le scénographe Alfred Roller, il est un nom qui est généralement négligé, celui d’Adolph Hitler, ce que Richard Strauss rappelait en 1939, lorsqu’il apprit que toute représentation de sa Salomé était interdite sur tout le territoire du Reich, il écrit à son neveu, le chef d’orchestre Rudolf Moralt, qu’en 1934, à Bayreuth, Hitler lui parla à l’issue de la première de Parsifal qu'il venait de diriger. « L’idée que Salomé serait une ballade juive ne manque pas de sel. Le chancelier du Reich en personne a dit à mon fils, à Bayreuth, que Salomé était l’une de ses premières expériences dans le domaine de l’opéra, et qu’il avait obtenu l’argent du trajet pour aller assister à la première de Graz en sollicitant sa famille. Ce n’est pas une blague !!! » A n’en pas douter, comme le suppute Richard Strauss, c’est certainement la scène des Juifs qui aura à la fois le plus séduit et le plus choqué le futur Führer, malgré la teneur musicale annonciatrice du dodécaphonisme de ce passage… A ce propos, Strauss rappelait à Stefan Zweig alors qu’ils travaillaient tous deux sur Die schweigsame Frau (La Femme silencieuse) qu’ « en écrivant Salomé, je voulais faire du brave Jean-Baptiste plus ou moins un bouffon : pour moi un homme qui prêche ainsi dans le désert et qui par surcroît se nourrit de sauterelles a quelque chose d’indescriptiblement comique. Et c’est seulement parce que j’avais déjà persiflé les cinq juifs et copieusement caricaturé le père Hérode que j’ai dû me limiter pour le Baptiste, selon les lois du contraste, au ton philistin et maître d’école de quatre cors. »

Richard Strauss (1864-1949), Salome. Olesya Golovneva (Salomé)
Photo : (c) Magali Dougados

Certes, côté mise en scène, il faut libérer le premier authentique chef-d’œuvre scénique de Richard Strauss qui lui permit de faire bâtir sa villa de Garmisch-Partenkirchen, de ses clichés scénographiques, avec citerne centrale obligée enfermant le dernier prophète chargé de la venue du Messie, mais peu de conceptions sortant de cette proposition ont réussi à convaincre au point de prévaloir entre la création de l’œuvre au Staatsoper de Dresde le 9 décembre 1905 jusque dans les années 2000. La proposition du Grand Théâtre de Genève transpose l’action dans un décor et des costumes contemporains conçus par Monika Korpa, un vaste hall aux murs couverts de teck et de dorures avec rivières de lumière et vidéo-surveillance d’un très grand appartement new-yorkais occupant le sommet d’un building huppé où montent de temps à autres les cris de manifestants ou d’émeutiers hurlant dans les rues alentour, tandis que l’on assiste aux agapes de cette société de parvenus autour d’une longue table richement ornée. Sur ce hall donnent deux portes dotées de hublots qui permettent d’élargir l’action, celle côté jardin ouvrant sur la remise où est retenu Jochanaan, longue silhouette dégingandée à la chevelure indomptée, tandis que, actualisation oblige, Hérode adopte plus ou moins la stature et le comportement d’un certain Donald Trump, et que le page d’Herodias est un être androgyne (ou transgenre si l’on adopte la terminologie en vogue), robes courtes blanches pour les femmes, costumes trois pièces cravates pour les hommes et veste blanche pour les serviteurs, la décollation du Baptiste se faisant hors de portée de vue dans le cagibi du fond, et la tête coupée n’étant pas apportée à Salomé sur un plarteau mais apparaissant sans chevelure sous forme de sculpture géante de laquelle sept Salomé sortent et entrent sur le plateau par les yeux, les oreilles et le nez durant la scène finale, soulignant l'obsession de la jeune fille tandis qu’Hérode s’affole au sommet du crâne avant de hurler l’ordre de « tuer cette femme »

Richard Strauss (1864-1949), Salome. John Daszak (Hérode) et les cinq Juifs
Photo : (c) Magali Dougados

Quant à la danse, il serait peut-être bon que les metteurs en scène et chorégraphes qui se voient confiés l’ouvrage se plongent dans les écrits de Richard Strauss, même si leur mission est assurément la créativité donc l’obligation de proposer une conception personnelle et non pas de respecter dévotement les recommandations des auteurs. En effet, ce qu’ont donné à voir Kornél Mundruczó et Csaba Molnar est plutôt trash, allant jusqu’au viol effectif de Salomé par son beau-père devant les yeux de sa mère, là où le compositeur refusait tout aspect « théâtral ». « Pas de flirt avec Hérode, précisait-il à un metteur en scène en 1930, pas de comédie près de la citerne de Jochanaan. Juste un moment d’arrêt près de la citerne sur le dernier trille. La danse devrait être purement orientale, aussi sérieuse et mesurée que possible, et parfaitement décente, comme si elle était exécutée sur un tapis de prière. Le mouvement ne doit devenir plus soutenu qu’avec l’ut dièse mineur, et la dernière mesure à 2/4 devrait présenter une légère insistance orgiaque. »

Richard Strauss (1864-1949), Salome. Olesya Golovneva (Salomé) et ses six doubles
Photo : (c) Magali Dougados

Sur le plan musical, la soirée est réjouissante. Depuis l'estrade de la fosse, Jukka-Pekka Saraste donne à l’orchestre le rôle central qui agréerait au compositeur. De cet opéra de l’obsession, avec Narraboth qui ne songe qu’à Salomé, Salomé à Jochanaan, Jochanaan à sa haine pour Hérode, les Juifs par leur dogme religieux, Hérode par Salomé, Hérodias par son envie de vengeance et, pour finir, Salomé par la tête tranchée de Jochanaan, le chef finlandais explore avec la centaine de musiciens (Strauss réalisa une version pour soixante-cinq instrumentistes pour la fosse de l’Opéra de Graz) de l’Orchestre de la Suisse Romande réussit à dépeindre avec art cette sombre pathologie de tous les personnages qui, tel un flot de savoir, révèle ce qui est tapi dans le cœur et dans l’esprit des protagonistes avant même qu’ils en aient conscience. Saraste anime avec nuance et intensité dramatique un orchestre qui se plaît à relever les défis de la partition de Strauss, ne craignant pas de prendre quelque risque, particulièrement côté cuivres.

Richard Strauss (1864-1949), Salome. Les six doubles de Salomé sortant de la tête de Jochanaan
Photo : (c) Magali Dougados

Sur le plateau, la soprano russe Olesya Golovneva est une Salomé féline, fébrile, opiniâtre, mais la voix est tendue au point d’émettre une certaine acidité dans l’aigu qu’elle tend à crier. Le baryton-basse hongrois Gábor Bretz est un Jochanaan fataliste, vocalement impressionnant doté de graves amples et sûrs, le ténor britannique John Daszak au timbre bien trempé et puissant campe un hallucinant Hérode, la mezzo-soprano allemande Tanja Ariane Baumgartner une Herodias majestueuse et vindicative, le ténor états-unien Matthew Newlin un Narraboth solide et séduisant, la mezzo-soprano croate Ena Pongrac un excellent page d’Herodias, les cinq Juifs (Michael J. Scott, Alexander Kravets, Vincent Ordonneau, Emanuel Tomljenovic et Mark Kurmanbayev également premier soldat), ainsi que les deux Nazaréens (Nicolai Elsberg également second soldat, et Rémi Garin) et le Cappadocien (Peter Boekeun Cho) complètent la distribution de remarquable façon.

Bruno Serrou

 

 

vendredi 24 janvier 2025

Entrée nuancée de la version 1737 de «Castor et Pollux» de Rameau à l’Opéra de Paris

Paris. Opéra national de Paris. Palais Garnier. Lundi 20 janvier 2025 

Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Castor et Pollux. Marc Mauillon (Pollux), Reinoud Van Mechelen (Castor)
Photo : (c) Vincent ¨Pontet

Pour le cent-cinquantenaire du Palais Garnier, l’Opéra de Paris propose l’incunable de Castor et Pollux de Jean-Philippe Rameau. Ainsi, en moins de vingt-quatre heures ai-je été conduit à faire un bon en arrière de deux cent quatre vingt huit ans entre dimanche après-midi à l’Opéra de Lille avec Montag aus Licht de Karlheinz Stockhausen et lundi soir à l’Opéra Garnier avec Castor et Pollux mis en scène d’un geste universaliste par Peter Sellars et le chorégraphe Carl Hunt brillamment dirigé par Teodor Currentzis à la tête de l’Orchestre et du Chœur Utopia d’une souplesse et d’une richesse de timbres impressionnantes, avec une distribution d’une réjouissante homogénéité, la voix merveilleuse de Jeanne De Bique, la chaleureuse Stéphane d’Oustrac, et surtout une remarquable fratrie constituée de Reinoud Van Mechelen et Marc Mauillon. Seul regret pour ma part, cette tragédie lyrique a été traitée comme une tragédie-ballet, avec d’envahissants danseurs et danseuses hip-hop dans la première partie du spectacle 

Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Castor et Pollux. Stéphanie d'Oustrac (Phébé), Marc Mauillon (Pollux), Nicholas Newton (Jupiter), Reinoud Van Mechelen (Castor), Jeanine De Bique (Télaïre). Photo : (c) Vincent Pontet

Troisième grand opéra de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) après Hippolyte et Aricie (1733) et Les Indes galantes (1735) et avant Les Fêtes d’Hébé (1739), Castor et Pollux est la deuxième tragédie lyrique du compositeur français, et elle est encadrée par deux de ses opéras ballets. Créé à l’Académie royale de musique alors installée théâtre du Palais-Royal à Paris le 24 octobre 1737, cet ouvrage en un prologue et cinq actes sur un livret du Grenoblois Pierre-Joseph Bernard (1708-1775) appelé Gentil-Bernard par Voltaire sera révisé en 1754, enrichi de nombreux ajouts notamment d’ariettes et soumis à quantité de coupures dans les récitatifs, tandis que le prologue est remplacé par un premier acte entièrement nouveau et que les funérailles de Castor sont déplacées au deuxième acte. Bien que cette dernière réalisation soit plus courue de nos jours, l’Opéra de Paris a porté son dévolu sur la première version. Tandis qu’en 1754 Rameau explorera les spécificités de l’opéra-ballet hérité de Lully, Rameau dans l’original de 1737 creuse jusqu'aux limites de la tragédie lyrique, ce qui rend cette première mouture plus audacieuse que la seconde. Le titre de l’œuvre réunit deux héros de la mythologie grecque, les frères jumeaux spartiates Castor, le mortel, et Pollux, l’immortel, tous deux amoureux de Télaïre, « fille du Soleil » qui n’aime que Castor. Les jumeaux ont combattu contre les armées de Lyncée qui ont tué Castor.

Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Castor et Pollux. Jeanine De Bique (Télaïre), Marc Mauillon (Pollux)
Photo : (c) Vincent Pontet

Ecrit en l’honneur de la paix viennoise qui mettait un terme à la Guerre de succession de Pologne opposant l’Autriche à la France, le prologue de la version originale retenue par Teodor Currentzis et Peter Sellars pour la nouvelle production de l’Opéra de Paris, le contexte international s’y prêtant, tient de l'allégorie, nus, déesse de l’amour, soumet Mars, dieu de la guerre, avec l’aide de Minerve. Les signataires de la production offrent en outre l’opportunité de faire entendre des pages de musique plus ou moins méconnues et de souligner l’aspect politique de l’œuvre. Comment mettre un terme à la guerre, comment s’extraire des cycles vertigineux de la violence, tels sont les points de vue des auteurs de l'incunable de Castor et Pollux. Dans une cité en ruine, les arts, enchaînés, s"allient pour la paix espérant contenir la violence de leur propre cœur. Ils supplient Vénus de revenir sur Terre pour séduire Mars, dieu de la guerre, et de l’enchaîner pour l’empêcher de détruire l’humanité. Ne voulant pas avoir affaire à son mari, elle demande à leur fis Cupidon de décocher sur son père une flèche d’amour. Touché par le projectile, Mars se rend au milieu des humains, si bien que pendant quelques minutes la paix règne sur la Terre. Mais les sbires de Mars prennent peur, et tirent sur Cupidon en représailles qui git en sang sur le sol… L’action de l’opéra s’ouvre sur le tombeau de Castor, fils des mortels Léda et de Tindare qui vient d’être tué par son rival Lyncée autour duquel chante un chœur de Spartiates, « Que tout gémisse, que tout s’unisse », qui précède un récitatif entre la princesse de Sparte Phébé, amie de Pollux, et la fille du Soleil, Télaïre, amante de Castor qui se lamente sur la perte de ce dernier, ce passage culminant avec l’air de Télaïre « Tristes apprêts ». Réclamant à Jupiter le droit d’aller chercher son frère aux Enfers, Pollux apprend que leur immortalité en serait changée. Le ressort principal est le dilemme moral de Pollux qui doit choisir entre l’amour et le devoir, et plutôt que de quérir l’amour de Télaïre, il préfère sauver son frère. Après moult péripéties et vas et viens aux Enfers, Castor retrouve Sparte, rejoint Télaïre pour un seul jour, tandis que Jupiter descendu du ciel, déclare finalement Castor et Pollux immortels. L’opéra se termine alors sur la fête de l’univers au cours de laquelle soleil, étoiles et planètes célèbrent la décision du dieu et accueillent les frères dans la sphère céleste où ils forment dès lors la constellation des Gémeaux… L’ennui est que la production remanie le texte tout en ne l’adaptant pas toujours à la dramaturgie de Peter Sellars et aux situations des protagonistes, ce qui forme souvent hiatus.

Jean-P¨hilippe Rameau (1683-1764), Castot et Pollux. Nicholas Newton (Jupiter), Reinoud Van Mechelen (Castor), Jeanine De Bique (Télaïre), Stéphanie d'Oustrac (Phébé), Marc Mauillon (Pollux)
Photo : (c) Vincent Pontet

Dans un décor unique de Joëlle Aoun qui plante le cadre de l’action dans un loft où l’on voit séjour, cuisine, réfrigérateur, douche, sanitaires et balcon, qui donne tout d’abord sur des immeubles rappelant ceux de l’ouverture des Noces de Figaro dans la production de Peter Sellars dans les années 1990 (1), par le biais d’images vidéo réalisées par Alex MacInnis qui prennent de plus en plus de distance par rapport au lieu de l’action, les plans allant s’élargissant depuis l’environnement direct de l’immeuble, d’abord urbain, puis routier, un ensemble d’échangeurs d'autoroutes, un viaduc traversé par une circulation nocturne plus ou moins dense, puis des champs de bataille vus depuis des drônes, pour s’envoler dans les airs et aboutir dans la stratosphère, et au-delà de la planète Jupiter puis au sein de l’univers interstellaire, avant de revenir dans l’espace initial au dernier tableau. Pendant la première partie du spectacle, qui semble plus ou moins s’éterniser selon les moments, l’action est saturée de ballets pour le moins envahissants de postures déjà usées de mouvements saccadés et parfois vulgaires de flex dance de Carl Hunt, maître à penser de cette danse urbaine qui paraît-il renverrait le hip-hop au rang de vieillerie, plus importunes encore que ceux réglés par Bintou Dembélé en 2019 dans les Indes galantes à l’Opéra-Bastille (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2019/10/des-indes-galantes-de-rameau-mode-de.html), ce qui finit par interroger sur le genre précis de Castor et Pollux (s’agit-il de tragédie lyrique ou d’opéra ballet ?), fort heureusement infiniment plus discrètes dans la seconde partie du spectacle, qui, du coup, intéresse davantage tant il laisse enfin la primauté à la musique et au chant.

Jean-Philippe Rameau (

Car côté musical, le plaisir est au rendez-vous. Si d’aucuns reprochent à Jeanine De Bique une articulation plus ou moins aléatoire de la langue de Molière, j’ai pour ma part été particulièrement séduit par la beauté de son timbre, la plastique de sa ligne de chant ; sa noble stature, la crédibilité de son jeu, son engagement de chaque instant dans le rôle de Télaïre, allant crescendo dans son interprétation qui s’épanouit dans l'ariette de l’acte final, « Brillez, astres nouveaux ». Là où le bât blesse certains dans la prestation de la soprano trinidadienne est précisément contrebalancé par la performance de la mezzo-soprano française Stéphanie d’Oustrac qui s’illustre en merveilleuse tragédienne par la clarté et la précision de son articulation dans le personnage de Phébé. Mais les héros de cette distribution sont les détenteurs des rôles titres, les jumeaux Castor et Pollux, le ténor belge Reinoud Van Mechelen campant un Castor pénétrant et raffiné à la voix idéale, au legato d’une indicible délicatesse, au timbre d’une grâce infinie mais capable de tensions bouleversantes, à qui répond le noble Pollux du baryton franc-comtois Marc Mauillon à la diction irréprochable et au timbre toujours séduisant. Les seconds rôles sont fort bien tenus, à commencer par l’excellent ténor britannique Laurence Kilsby au timbre raffiné successivement Amour, Grand Prêtre et Athlète, le Jupiter tout en nuances de la basse états--unienne Nicholas Newton, qui campe également Mars et un Athlète, la soprano russe Natalia Smirnova en Vénus et Ombre heureuse, et la soprano française Claire Antoine en Minerve et Suivante d’Hébé…

Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Castor et Pollux
Photo : (c) Vincent Pontet

Dans la fosse, le chef athénien Teodor Currentzis dirige Castor et Pollux avec un sens singulièrement raffiné dans l'art de la nuance, s’appuyant pour ce faire sur un orchestre Utopia d’une dextérité exemplaire, donnant de la partition une interprétation au cordeau, les sonorités souples et colorées, le jeu précis et aux contrastes bien marqués, et j’ai été particulièrement séduit par les impressionnants pianissimi impeccablement conduits et jamais maniérés ni même exagérément tenus, il est vrai joués par des pupitres très homogènes et virtuoses, ménageant de superbes moments dans le deux derniers actes où l’oreille peut enfin être maître de l’écoute, la vue étant moins sollicitée par les ballets invasifs que dans les actes précédents. Quant au chœur, il manque assurément de dynamisme et de conviction, se faisant trop discret, il est vrai naviguant entre arrière-scène et fosse, et plus rarement sur le plateau. Plus contestable en revanche, les retouches portées sur l’orchestration de l’habile orchestrateur qu’est pourtant Jean-Philippe Rameaux, si précis dans son écriture et dans ses indications portées sur ses partitions, avec notamment une trompette dans la Chaconne du cinquième acte ou l’omniprésence d’un psaltérion et d'une harpe hors de propos dans le contexte de cet opéra.

Bruno Serrou

Opéra de Paris / Palais Garnier usqu’au 23 février 2025. Diffusion sur France Musique le 22 février 2025

1) Coffret de six DVD réunissant la trilogie Mozart / Da Ponte publié par Universal Classics / Decca


L’Orchestre de Paris et Frank Peter Zimmermann dirigés par Dima Slobodeniouk ont donné densité et poésie au long Concerto pour violon d’Elgar

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Jeudi 23 janvier 2025 

Dima Slobodeniouk, Frank Peter Zimmermann, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Concert au programme sans fil conducteur évident si ce n’est le lien british entre un compositeur germano-saxon fort apprécié à Londres et un compositeur anglo-saxon particulièrement marqué par ses confrères allemands, Felix Mendelssohn-Bartholdy, avec des extraits du Songe d’une nuit d’été en première partie, et Edward Elgar, avec le Concerto pour violon, beaucoup moins couru que celui pour violoncelle. Mais la musicalité inouïe de son interprète, le merveilleux Frank Peter Zimmermann, son expressivité, sa virtuosité naturelle, son archet d’une précision et d’une souplesse saisissantes ont donné de ces 55 minutes de musique, qui font de cette partition l’une des plus longues jamais écrite pour le pour violon concertant du répertoire, une ampleur inédite, l’Orchestre de Paris donnant sous la direction attentive et onirique de Dima Slobodeniouk la dimension d’une symphonie concertante. En bis, Frank Peter Zimmermann a donné un arrangement captivant du lied Le Roi des Aulnes de Franz Schubert par Heinrich Wilhelm Ernst 

Dima Slobodeniouk, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Tout d’abord, il convient de féliciter la Philharmonie de Paris de réunir de plus en plus de jeunes à ses concerts symphoniques. Celui de l’Orchestre de Paris ce jeudi a en effet compté un nombre impressionnant de jeunes gens qui se sont montrés très à l’écoute des œuvres qui étaient présentées et ont su se fondre dans le rituel des concerts classiques, retenant leur instinct naturel pour les applaudissements ne manifestant classiquement que raclements de gorge et toux intempestifs, et démontrant une concentration totale durant l’exécution des œuvres.

Dima Slobodeniouk, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Une fois n’est pas coutume, le concerto aura occupé la seconde partie du concert de la semaine de l’Orchestre de Paris, qui a commencé son programme par une demie heure de page d’orchestre. Des onze numéros que comptent les deux opus réunis, seuls cinq mouvements de la musique de scène de Felix Mendelqsohn-Bartholdy (1809-1847) pour la comédie de William Shakespeare Le Songe d’une nuit d’été opp. 21 et 61 ont été proposés, dont les plus fameux, l’Ouverture (op. 21) créée en 1827 qui occupait à elle seule le tiers de cette première partie, et de l’op. 61 de 1843 à la demande du roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV le Scherzo (n° 1) et la Marche nuptiale (n° 9) et deux pages intercalées, l’Intermezzo (n° 5) et le Nocturne (n° 7). A la tête de l’Orchestre de Paris qu’il connaît bien, Dima Slobodeniouk qui s’est déjà produit plusieurs fois à sa tête, l’Orchestre de Paris a joué en toute limpidité de ses qualités intrinsèques, sollicité par le souffle lyrique insufflé par des gestes larges et précis du chef russe, silhouette distinguée et concentré au service de la seule musique, sans jamais se mettre en avant auprès du public par quelque excès de mouvements que ce soit.

Frank Peter Zimmermann, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Dans le même esprit que le soliste, délicat, fluide, souple, exaltant un nuancier dense et amplement coloré, d’une musicalité subtile, Frank Peter Zimmermann a donné une interprétation d’une grande sensibilité du long Concerto pour violon et orchestre en si mineur op. 61 composé en 1909-1910. Sa présence rayonnante, sa vive intelligence permettant de saisir la moindre arcane de la partition dans laquelle le compositeur s’est mis tout entier, attentif à en attiser les moindres variations, le violoniste allemand a donné une interprétation sans faiblesse, annihilant les longueurs de l’œuvre tirant de son Stradivarius « Lady Inchiquin » de  1711 ex-Fritz Kreisler, créateur et dédicataire du concerto d’Elgar, sur lequel s’exprime superbement le classicisme épuré de Frank Peter Zimmermann, qui éblouit par la sobriété et l’autorité de son jeu, la pureté de sa sonorité. Fondée sur une technique si parfaite qu’elle confine au funambulisme, la virtuosité souple et naturelle et la musicalité rayonnante de Zimmermann suscitent un chant féerique, des pianissimi d’une tendresse délicieuse et d’une précision au cordeau (fabuleux Andante, où Zimmermann magnifie la citation du Tristan de Wagner), tandis que son jeu et sa sonorité se déploient par le biais d’un archet d’une pureté prodigieuse au service d’une grande liberté tant intellectuelle que spirituelle qui lui permet une simplicité surnaturelle. Finesse du timbre, légèreté de l’archet, sobriété du jeu, pureté d’exécution mettent en valeur les propriétés des œuvres qu’il joue, les élans lyriques et passionnés du concerto d’Elgar, que le violoniste conduit à la perfection dans l’Allegro molto en souveraine intelligence avec le chef et l’orchestre jusqu’à la plus touchante nostalgie avant de conclure dans une coda triomphale. Tant et si bien que Frank Peter Zimmermann a donné de lied Erlkönig (Le Roi des Aulnes) de Franz Schubert (1797-1828) une impressionnante paraphrase pour violon seul réalisée par Heunrich Wilhelm Ernst (1814-1865).

Bruno Serrou

mardi 21 janvier 2025

Un idyllique « Montag aus Licht » (Lundi de Lumière) en cinq scène (sur douze) de Karlheinz Stockhausen par Le Balcon de Maxime Pascal a enchanté l’Opéra de Lille

Lille (Nord). Opéra de Lille. Dimanche 19 janvier 2025 

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

Depuis 2018, Le Balcon  et son directeur artistique Maxime Pascal se sont engagés dans la première production réalisée en France de l’intégralité du cycle consacré aux sept jours de la semaine de Karlheinz Stockhausen, Licht, auquel il consacra vingt-cinq ans de sa vie, à raison d’un opéra par an, avec l’Opéra Comique, puis la Philharmonie de Paris et le Festival d’Automne à Paris, pour Donnerstag (1977-1980, 1981), Samstag (1977-1983, 25 mai 1984 ) et Dienstag (1977-1991, 28 mai 1993), Sonntag (1997-2002, créé en 2011, réalisé à la Philharmonie les 19 et 20 novembre 2023). L’Opéra de Lille, qui accueille Le Balcon en résidence, s‘est associé à cet imposant projet en donnant la création de Freitag (1991-1994, 12 septembre 1996) en 2022, et vient de donner des scènes de Montag, première étape de la création de ce volet dont l’intégralité sera proposée la saison prochaine à la Philharmonie de Paris dans le cadre du Festival d’Automne 2025. Il ne restera plus alors qu’à monter Mittwoch (1995-1997, 30 novembre 1998) et Sonntag (1997-2002, créé en 2011) 

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

Pour sa dernière saison à la tête de l’Opéra de Lille, Caroline Sonrier a tenu à y donner une partie de l’ultime travail que le chef d’orchestre Maxime Pascal et son ensemble Le Balcon ont élaboré durant leur résidence dans l’enceinte du théâtre lyrique de la capitale des Flandres françaises depuis la saison 2022-2023, Montag aus Licht de Karlheinz Stockhausen (1928-2007). Le projet de Maxime Pascal remonte à dix-huit ans, avec pour chronologie de production celle de la création de chacun des volets du cycle Licht. « Karlheinz Stockhausen est aujourd’hui un modèle pour les jeunes générations de musiciens, autant classiques que populaires, s’enthousiasmait en 2018 Maxime Pascal. Avec Pierre Henry, il a exploré la musique mixte, la sonorisation, l’électronique musicale. Il est pour nous un phare, et jouer son cycle autobiographique de sept opéras Licht: die sieben Tage der Woche (Lumière : les sept jours de la semaine) composé entre 1977 et 2003 est la concrétisation d’un rêve. » Le patron de l’ensemble Le Balcon a travaillé à Kürten, résidence du compositeur allemand aujourd’hui siège de la Fondation Stockhausen pour la musique où sont dispensées des master-classes par des proches de Stockhausen dont Suzanne Stephens. « J’ai eu la chance de travailler en 2007 avec elle, ainsi qu’avec Markus Stockhausen et Annette Meriweather, et, surtout Karlheinz Stockhausen en personne. Tous ont participé à la création du cycle entier », se félicite Pascal, qui rappelle avoir donné des extraits de Jeudi de Lumière lors du premier concert du Balcon, en 2008, pour le premier anniversaire de la mort du compositeur.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

Après Samstag aus Licht (Samedi de Lumière) (1981-1983) en 2019, Dienstag aus Licht (Mardi de Lumière) (1977-1991) en 2020, Donnerstag au Licht (Jeudi de Lumière) en 2021, Freitag aus Licht (Vendredi de Lumière) (1991-1994) en novembre 2022 à l’Opéra de Lille repris à la Philharmonie de Paris dans le cadre du Festival d’Automne, et Sonntag aus Licht à la Cité de la Musique et à la Philharmoinie de Paris en novembre 2023, Le Balcon poursuit sa progression a sein du cycle d’opéras Licht de Stockhausen consacré aux sept jours de la semaine avec Montag aus Licht (Lundi de Lumière). Il ne reste plus dès lors qu'une journée (Mittwoch aus Licht) pour conclure l’ensemble en 2028, selon le calendrier établi depuis l’origine par les porteurs du projet, Maxime Pascal et Le Balcon. Après Jupiter (Jeudi) (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2018/11/donnerstag-aus-licht-de-karlheinz.htm), Saturne (Samedi) dédié à l'union mystique de Michaël et Eve (http://brunoserrou.blogspot.com/2023/11/fascinant-et-hypnotique-le-rituel.htmlMars (Mardi), et Vénus, son savoir et sa raison (Vendredi, voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/11/a-lopera-de-lille-avec-la-creation.html), Lundi est une sorte de rituel musical de vénération de la mère, de la naissance et de la renaissance de l’Humanité, le jour d’Eve, la Mère cosmique symbole de la fertilité, de la séduction, de la sensualité. Sa couleur exotérique est le vert vif et ses couleurs ésotériques sont l’opale et l’argent. La journée se focalise sur le côté féminin de l’existence, sur la naissance. Le lundi est le jour de la lune, traditionnellement associée au féminin, face au soleil, considéré comme masculin, l’astre du jour étant symbole de fertilité tandis que celui de la nuit représente le culte du pouvoir productif de la nature, de la sagesse instinctive et des perceptions obscures, elle est aussi la forme démoniaque du principe féminin, la force aveugle d’éclipse, de destruction, de peur primordiale telle que personnifiée par la déesse grecque Hécate, image que Stockhausen évite ces aspects au profit d’une vision positive, créatrice et revigorante.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

Composé en 1984-1988 en trois actes précédés d’un Salut et suivis d’un adieu, Montag aus Licht est dans l’ordre de genèse le troisième volet du cycle d’opéras Licht. La partition est écrite pour vingt-et-un solistes comprenant quatorze voix, six instrumentistes et un acteur auxquels s’ajoutent des mimes, un chœur mixte, une maîtrise et un « orchestre moderne ». Pour sa production, Le Balcon a porté les effectifs à quatorze solistes, sept enfants solistes, vingt-et-une comédiennes, chœur mixte, chœur de filles, chœur d’enfants et « orchestre moderne ». L’œuvre a été créée à la Scala de Milan le 7 mai 1988 dans une mise en scène de Michael Bogdanov, des décors de Chris Deyer et des costumes de Mark Thompson, le compositeur étant à la diffusion sonore. Les deux dernières scènes du deuxième acte intitulé Deuxième enfantement d’Eve et les trois scènes du troisième acte titré Magie d’Eve, qui ont été présentées le week-end dernier à Lille.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

L’acte deux de Montag aus Licht au milieu duquel a commencé la représentation présentée à Lille le week-end dernier, compte trois scènes, et se subdivise en sous-scènes ou « situations », la Deuxième naissance d’Eve, Cortège des filles, Fertilisation avec morceau de piano, Renaissance et La chanson d’Eve. L’action conduit à assister à la naissance de sept garçons représentant chacun un jour de la semaine, tous musicalement surdoués à qui Cœur de basset apprend la musique qui « seule peut sauver le monde ». Ce sont ces deux derniers points qui ont été présentés à Lille, suivis du troisième acte entier, qui comprend quatre « situations », La magie d’Eve, Message, La Capture de l’enfant, Enlèvement. Cet acte final s’ouvre sur Eve qui interroge son miroir sur son degré de beauté par rapport à ses semblables, tandis que des femmes surviennent pour annoncer la venue d’un musicien de grande beauté. Il s’agit d’Ave, double inversé d’Eve, joueuse de flûte, les deux personnages s’associant pour jouer un duo cor de basset/flûte. Attirés par la présence d’Ave, les enfants surviennent et le joueur de flûte leur apprend à son tour la musique, ce qui les conduit à s’éloigner d’Eve. Ave et les enfants atteignent les mondes supérieurs et, disparaissant dans les nuages, se transforment en oiseaux chantants, tandis qu’Eve, vieillissante, se métamorphose en montagne… Entre les sept enfants et le miroir juge de la plastique des femmes, Stockhausen a assurément songé au conte des frères Grimm Blanche Neige, à sa marâtre de reine jalouse et aux sept nains. Le tout forme un spectacle de deux heures sur les trois heures trente que dure Montag aus Licht. Pour Maxime Pascal, deus machina de ce projet follement audacieux mais génial d’offrir les quelques vingt-trois heures de spectacle, Montag aus Licht est l’un des ouvrages du cycle les plus complexes à monter, si l’on tient à restituer le chaos originel dans lequel la déesse Eve enfante une multitude de créatures incroyables » (Les Inrockuptibles, 15 janvier 2025).

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

Silvia Costa, qui a déjà participé au cycle dans Freitag aus Licht en 2022 à l’Opéra de Lille, la metteur en scène italienne, qui signe également scénographie et costumes, propose un Montag aus Licht onirique, situé dans un japon imaginaire tout en évocation fantasmée, avec un imposant phare marin faisant songer à un Mont Fuji auquel il est accédé par un escalier en colimaçon en haut duquel est installée une femme enceinte qui domine l’action, assise de bout en bout telle un bouddha féminin, immobile et lumineuse, symbole maternel universel, tandis qu’au milieu de l’ère de jeu une piste de cirque est le point central de l’action délimitée côté jardin par une clôture en bois peinte en blanc d’où émerge l’imposante tuyauterie d’une fontaine tandis qu’une autre plus complexe sort d’un mur côté cour. La conception est en totale cohérence avec l’œuvre et la pensée du compositeur, tandis que des projections vidéo de Nieto et de Claire Pedot, ramène le spectateur dans la réalité d’une nature luxuriante digne d’un jardin d’Eden saturé de vie, en parfaite cohérence avec les projections sonores immersives réalisées par Florent Derex, qui, authentique instrumentiste, joue de chants d’oiseaux, de murmures de forêts, de courses de ruisseaux, de bruits industriels exprimés par le biais de trois claviers électroniques tenus par Bianca Chillemi, Sarah Kim et Alain Muller. Eve polycéphale, Iris Zerdoud joue sa part en virtuose accomplie de son cor de basset s’exprimant avec lui comme si elle usait de son propre langage naturel d’expression, sous le nom de « cœur de basset », comme le confirme le grand cœur argenté planté au-dessus de sa tête, tandis que, face à elle, Claire Luquiens campe Ave en tirant de sa flûte des sonorités d’une variété et d’une plénitude impressionnantes. Autres cors de basset, ceux de Busi et de Busa, extensions du personnage d’Eve, initiatrices des jeunes garçons, brillamment tenus par Alice Caubit et Joséphine Besançon. Autre part d’Eve, Muschi incarnée par la soprano Pia Davila a le timbre céleste, la diction parfaite, et sa ligne de chant singulièrement souple est idéalement adaptée aux difficultés de la partition. Les sept jeunes solistes du Trinity Boys Choir de Croydon (bourg londonien) impressionnent par leur maîtrise vocale et de la scène, à l’instar des membres du Jeune Chœur des Hauts-de-France, tandis que le Chœur de l’Orchestre de Paris s’illustre par sa grande cohésion, sa maîtrise de l’espace et de sa pigmentation vocale.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

La réussite de ce spectacle idyllique est telle que nous attendons avec hâte sa complétude qui sera présentée à la Philharmonie de Paris l’automne prochain

Bruno Serrou