samedi 18 janvier 2025

Pierre Boulez 100 : L’Orchestre National de France a rendu un hommage somptueux à Pierre Boulez à la Philharmonie sous la direction magistrale de Thomas Guggeis

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 17 janvier 2025 

Pierre Boulez (1925-2016)
Photo : (c) DG

Soirée hommage à Pierre Boulez, Philharmonie de Paris, de l’Orchestre National de France dirigé de main de maître par le chef allemand Thomas Guggeis, avec une création mondiale de Maelström (Hommage à Boulez) de Philippe Manoury à partir du matériau de Notation VIII non orchestré, précédant les cinq Notations achevées de Boulez (I-IV, VII) données de façon énergique et fluide, suivies de l’acte I de Die Walküre de Richard Wagner, que Boulez a si bien servie au Festival de Bayreuth de 1976 à 1980 avec Patrice Chéreau dans le « Ring du Centenaire », en plus avec un Sigmund ressemblant au sien (Peter Hofmann), ici un ardent Klaus Florian Vogt et une magnifique Sieglinde de Johanni van Oostrum, avec à leur côté un impressionnant Hunding de Falk Struckmann, devant un Orchestre National de France éclatant, une section de violoncelles de toute beauté, parmi d’autres merveilles instrumentales transportées par la vison de braise du chef, héros de la soirée

Thomas Guggeis, Orchestre National de France
Photo : (c) Bruno Serrou

L’on sait les relations de Pierre Boulez avec les deux formations orchestrales de Radio France, particulièrement avec le plus ancien, l’Orchestre National de France, qui fut la première phalange symphonique française qu’il dirigea au point qu'elle est devenue sa formation parisienne favorite, jusqu’à ce que son ami Daniel Barenboïm soit nommé à la tête de l’Orchestre de Paris en 1975. Témoignent de cette relation privilégiée avec l’ONF plusieurs enregistrements discographiques, en particulier deux versions du Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky réalisées en 1963, l’une live au Théâtre des Champs-Elysées, l’autre en studio, ou de la Sinfonia de Luciano Berio, son exact contemporain dont le centenaire est étonnamment négligé en France où il fut pourtant très présent de son vivant. Mais dès le 18 juillet 1950, c’est le compositeur qui était programmé, avec la création de Le Soleil des eaux pour soprano, ténor, basse, chœur et orchestre sous la direction de Roger Désormière, chef référent de Pierre Boulez, œuvre dont la RTF avait créé la version originale le 1er avril 1948 à l’initiative d’Henri Dutilleux alors responsable des illustrations musicales de la radio du service public. A la fin des années 1980, le National avait confié au fondateur de l’Ensemble Intercontemporain les « opérations spéciales », le dirigeant notamment à ce titre lors de l’inauguration de la Pyramide du Louvre le 3 juillet 1988, avant de diriger en 1990 une nouvelle version de son Soleil des eaux dans le cadre du Festival d’Avignon. C’est donc tout naturellement que l’ONF a été associé aux célébrations du centenaire de la naissance de Pierre Boulez, dans un programme remarquablement conçu, tour à tour le compositeur, le promoteur des jeunes compositeurs, et le chef d’orchestre qui, à force de se plonger dans les grandes partitions de ses compositeurs du passé favoris, devint un éminent orchestrateur.  

Philippe Manoury, Thomas Guggeis, Orchestre National de France
Photo : (c) Bruno Serrou

C’est sur une partition nouvelle du compositeur le plus proche de Pierre Boulez, qui le considérait comme son fils spirituel qu’il écoutait volontiers dans sa propre quête de l’évolution continue de l’outil informatique et de l’électroacoustique en temps réel, Philippe Manoury (né en 1952), que s’est ouvert le concert. Intitulée Maelström (Hommage à Boulez), cette œuvre pour grand orchestre composée entre septembre et mi-octobre 2024 à la suite d’une commande de Radio France, puise son matériau dans le recueil des Notations pour orchestre de son dédicataire, la Huitième sur laquelle ce dernier travaillait au moment de sa mort en dépit de sa cécité qui l'empêchait de lire, écrire et diriger. En fait, ce volet du cycle pour orchestre était complet et son auteur était en train de l’orchestrer, si bien que le projet initial de Philippe Manoury a été de parachever cette grande page d’orchestre. Lorsque je l’interrogeais en 2000 sur la genèse de cette seconde version des Notations et sur son choix de la réaliser dans le désordre plutôt que de parachever la Cinquième, Boulez me précisait : « Simplement parce que je souhaitais travailler sur un mouvement lent. La cinquième Notation est un autre mouvement lent, et je l’ai totalement écrite en petite partition [particelle], mais il me reste encore à la reporter au propre, si bien que je n’ai plus désormais qu’à réaliser les sixième et huitième Notations, deux mouvements rapides. Je vais mettre la cinquième de côté pour réaliser la sixième, puis je retournerai probablement à la cinquième, enfin je m’attacherai à la huitième. » Bref, la genèse de ce cycle est un véritable maelström, qui démontre combien ce cycle était capital aux yeux de son auteur.

Luc Héry (violon solo), Philippe Manoury, Thomas Guggeis, Orchestfre National de France
Photo : (c) Bruno Serrou

Philippe Manoury, à qui il avait été demandé d’achever Notations VIII, en a tiré l’idée de son propre Maelström en création au début de ce concert du 17 janvier dans lequel il fait plusieurs citations, partant d’un matériau issu de cette huitième Notation (un intervalle de quarte tourbillonnant sur lui-même tel que conçu par Boulez mais transformé en quinte), mais aussi de Béla Bartók (Musique pour cordes, percussion et célesta) et de Richard Wagner (le Ring) clairement perceptibles, à contrario de la pensée boulézienne qui était réfractaire à cet exercice. Il me disait, en 1998 : « J’ai horreur de cela. Si vous pensez à Luciano Berio, ce sont chez lui des collages. J’ai dirigé plusieurs fois sa Sinfonia, et je trouve qu’il utilise la citation d’une façon extraordinairement astucieuse, élégante et enlevée. Je ne serais pas capable d’en faire autant. Je suis incapable de m’approprier quelque chose, ou plutôt de laisser quelqu’un s’exprimer à ma place. Ou alors mes citations sont extrêmement remaniées, si bien que l’on ne peut plus les identifier comme telles. En particulier dans Dialogue de l’ombre double, j’ai non pas cité mais évoqué Berio, évoqué Stockhausen, mais avec des éléments impossibles à percevoir. Dans Rituel in memoriam Bruno Maderna, j’ai évoqué Igor Stravinsky. Personne ne s’en aperçoit, car c’est un élément infime qui, dans l’original, ne dure qu’une mesure. Il faut donc être capable de le repérer. Et ça, oui, j’aime beaucoup. Dans Notations, à un moment donné, je fais une fausse citation d’Alban Berg, chez qui j’emprunte des intervalles qui s’en rapprochent, mais cela n’a rien à voir, finalement. Ce genre d’emprunt, oui, quelquefois, je laisse passer dans une pièce ce qui a donné une certaine couleur à un passage ou une intention, mais cela reste à l’état d’intention, de transposition, d’absorption. » Il n’en demeure pas moins que cette pièce d’un peu plus de cinq minutes est remarquable d’intensité, d’onirisme sonore et une rythmique serrée sollicités par un orchestre virtuose qui suscite une véritable fête pour les oreilles, ce qui laisse espérer que Philippe Manoury finira par obtenir l'autorisatuon de compléter l’orchestration de Notation VIII au plus tôt.

Thomas Guggeis, Orchestre National de France. Dispositif des Notations de Pierre Boulez
Photo : (c) Bruno Serrou

C’est sur l’idée d’un développement pour orchestre de son cycle de douze Notations pour piano composé en 1945 que Pierre Boulez, qui avait tout juste vingt ans lors de la conception de cette première mouture, entreprit trente-cinq ans plus tard de composer son grand-œuvre symphonique des Notations pour orchestre, projet qui allait l’accaparer en partie jusqu’à la fin de sa vie, terminant les quatre premières en 1980 et la septième en 1998. « En fait, j’aurais dû réaliser les deux versions de Notations de façon plus rapprochée, convenait-il (1). Le projet remonte à Bayreuth, dans les années 1976-1977, au moment du Ring du Centenaire. Comme les préparatifs de cette production étaient très accaparants, il ne m’était guère possible de me concentrer sur autre chose. Si bien que, me retrouvant subrepticement en présence de ces pièces pour piano que quelqu’un m’avait remises, les ayant moi-même perdues à la suite d’un concours de circonstances, je me suis dit : ''Puisque je n’ai pas la liberté d’inventer et composer quelque chose de nouveau, je vais orchestrer ces pièces.'' Et lorsque j’ai commencé à les instrumenter, j’ai réalisé que je ne pouvais pas utiliser un grand orchestre pour des morceaux ne durant qu’une trentaine de secondes, en dépit d’Alban Berg et de ses Altenberg-Lieder dont chacun des quatre volets ne dépasse pas deux pages. Mes Notations pour piano ne sont pas exagérément longues non plus, mais elles dépassent largement les trente secondes, parfois les deux minutes. C’est ainsi que j’ai commencé à élaborer la version pour orchestre, tout en me rendant compte qu’il me fallait les élargir. Et plus j’avance dans mon travail, plus je les élargis. La septième Notation est plus longue que les autres, la troisième par exemple, la cinquième sera beaucoup plus longue encore, si bien que j’éprouve infiniment de plaisir à retrouver ce vieux matériau, comme si j’avais retrouvé une graine que je replantais avant d’assister à son épanouissement. » Lorsque je lui faisais remarquer que plus il avançait dans son travail plus la durée de ses notations s’allongeait, il répliquait : « C’est vrai. Probablement je sais de mieux en mieux déduire d’une idée préexistante. » (1) Le compositeur laisse à ses confrères chefs d'orchestre la latitude de choisir l’ordre d’exécution des pièces, les chiffres ne constituant en fait qu’un indice. « Chaque interprète peut suivre l’ordre qu’il veut, m’assurait Boulez. Mais il y a des ordonnancements meilleurs que d’autres, du moins pour le moment. Parce que la pièce numéro deux conclut mieux la série que la numéro quatre, si bien que l’on termine la plupart du temps par la deuxième Notation. Mais Daniel Barenboïm a dirigé les Notations I, VII, II, III et IV lors de la création de la septième à Chicago en janvier 1999. » Thomas Guggeis a opté pour son exécution de ces dix-huit minutes de musique extraordinairement fertile dans l’ordre I (Fantasque), VII (Hiératique), IV (Rythmique), III (Très modéré), II (Très vif (Strident)). Mais à chaque fois c’est bel et bien la première qui est donnée en ouverture, car comme le constatait le compositeur « elle met dans l’ambiance ». Devant une salle comble, à l’exception de rares spectateurs d’âge mûr qui ont quitté la salle en cours de route, les Notations ont été jouées dans un silence trahissant une concentration extrême de l’écoute d’une œuvre en cinq mouvements d’une beauté et d’une richesse stupéfiantes interprétée avec une expressivité confondante, et l’on a pu que regretter, depuis le parterre, que l’orchestre ait été disposé à plat, comme sur le plateau de l’Auditorium de Radio France et celui du Théâtre des Champs-Elysées, plutôt que réparti sur des estrades de diverses hauteurs selon la coutume de la Philharmonie pour les orchestres symphoniques, ce qui aurait permis de suivre avec délectation le travail des nombreux pupitres.

Klaus Florian Vogt, Johanni van Oostrum, Thomas Guggeis, Falk Struckmann, Orchestre National de France
Photo : (c) Bruno Serrou

Heureusement, pour la seconde partie de ce somptueux hommage à Pierre Boulez, les musiciens de l’Orchestre National de France ont bénéficié des praticables de diverses hauteurs, pour la premier acte de Die Walküre, première journée de la Tétralogie que Pierre Boulez dirigea cinq étés de suite depuis la « fosse sacrée » du Festspielhaus de Bayreuth de 1976 à 1980 en proposant à Wolfgang Wagner, petit-fils du compositeur alors directeur du festival, le nom de Patrice Chéreau avec qui il allait bouleverser l’opéra contemporain en le faisant entrer dans l’œuvre de Richard Wagner tout en dépoussiérant la partition tandis que son jeune metteur en scène donnait un coup de pied dans la tradition dramaturgique de l’opéra wagnérien. Ce que Pierre Boulez avait d’ailleurs déjà fait de 1966 à 1970 avec la production en ce même Festspielhaus de Parsifal dans la mise en scène de Wieland Wagner, l’aîné des petits-fils du sorcier de Bayreuth. « Lorsque Bayreuth me proposa pour la première fois de diriger le Ring, se souvenait Boulez, j’ai tout d’abord contacté Ingmar Bergman, dont Igor Stravinsky m’avait parlé avec flamme, puis Peter Brook, que j’ai connu à Londres, et Peter Stein, que j’avais rencontré en Allemagne. Bergman détestait Wagner, Brook l’institution lyrique en général à la suite d’expériences désagréables, Stein ne put s’entendre avec Wolfgang Wagner... Je n’avais aucune idée de l’existence du jeune Patrice Chéreau, puisque je ne vivais plus à Paris depuis plusieurs années. » (1) Ce sera Michel Guy, fondateur du Festival d’Automne à Paris alors Secrétaire d’Etat à la Culture, qui lui recommandera Patrice Chéreau, et lorsque Pierre Boulez le proposera à Wolfgang Wagner en lui demandant si « deux Français pour un centenaire cela ne fait pas trop », le directeur du Festival de Bayreuth lui répondra : « Quand il y a du talent, je ne regarde pas à la nationalité. » (1) Ce ne sera pas la même réussite qui attendra Boulez à Bayreuth lorsqu'il y retournera vingt-quatre ans plus tard, en 2004. « Après la Tétralogie, le seul projet qui faillit m’attirer de nouveau à Bayreuth a été Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg. » (1) Mais ce fut sur une ultime production de Parsifal que Pierre Boulez fit ses adieux à Bayreuth le 23 août 2005, sans le savoir encore, puisque ce ne sera qu’après avoir acquis la certitude que le metteur en scène, Christoph Schlingensief, se refusera d’amender sa conception consternante du « festival scénique sacré », il décidera de se retirer de la production qui devait être reprise l’été suivant, sans lui. « J’ai commencé à Bayreuth avec Parsifal, je vais arrêter avec Parsifal », déclara-t-il à l’AFP. « Richard Wagner est peut-être énervant, convenait Boulez en 1983, par moments on peut dire ''c’est un mégalomaniaque'', etc., mais au moins son ambition est grande, ses conquêtes sont fascinantes, et elles se retrouvent dans toutes ses œuvres. C’est ce qui nous attire vers lui, ce qui nous fait accepter des côtés dont on pourrait fort bien se passer, y compris ses écrits qui ne sont tout de même pas le sommet de la littérature mondiale. Verdi, c’est comme si l’on me demandait d’aimer Victorien Sardou ou La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas. Cela m’échappe complètement, même si je ne puis dire que je lirais tout le temps Tête d’Or ou La Ville de Paul Claudel, ou que je me tienne continuellement sur ces hauteurs… » (1)

Klaus Florian Vogt, Johanni van Oostrum, Thomas Guggeis, Falk Struckmann, Orchestre National de France
Photo : (c) Bruno Serrou

C’est une interprétation d’une force dramatique exceptionnelle qui a été offerte du premier acte de Die Walküre qu'a offerte l’Orchestre National de France sous la direction bouillonnante de force musicale et d’authenticité dramatique du jeune trentenaire Thomas Guggeis, par ailleurs diplômé en mécanique quantique, actuel directeur général de la musique de l’Opéra de Francfort-sur-le-Main après avoir débuté comme assistant de Daniel Barenboïm à l’Opéra d’Etat de Berlin. Sa connaissance de l’œuvre est d’une évidence telle que le drame tout entier découle de la musique sans nécessiter l’appoint de la moindre source visuelle, cela dès l’orage initial qui conduit les jumeaux Wälsung, Sigmund et Sieglinde, à se retrouver dans la demeure de leur ennemi juré, Hunding. Dès les premières notes de l’orchestre, l’auditeur est emporté par la vague symphonique qui ne le lâchera que l’ultime accord d’un optimisme conquérant éteint. L’ONF a sonné une heure et cinq minutes durant de tous ses feux, avec une précision et une virtuosité à toute épreuve, une partition il est vrai connue de nombre de ses musiciens qui l’ont joué notamment dans la fosse du Théâtre du Châtelet sous la direction de Sir Jeffrey Tate voilà vingt-et-un ans, mais la vision du chef bavarois est infiniment plus puissante et théâtrale que celle de son aîné britannique, et il bénéficie en outre d’une distribution idoine, avec un beau Sigmund, le ténor allemand Klaus Florian Vogt au physique digne de celui du Sigmund de Boulez, Peter Hofmann, à la voix claire, sûre et endurante, faisant totalement sien le rôle, à l’instar de sa Sieglinde, la soprano sud-africaine Johanni van Oostrum, à la voix rayonnante au nuancier aussi large et impressionnant que son ambitus vocal et que la vérité de son jeu, tandis que le (trop) court rôle de Hunding, son violent mari, est tenu par un impressionnant Falk Struckmann. Une soirée de magie pure, digne de celui qu’elle honorait, le géant de la musique des derniers trois-quarts de siècles, Pierre Boulez, aussi essentiel à l’évolution de la musique occidentale que les Monteverdi, JS Bach, Beethoven, Berlioz, Liszt, Wagner, Debussy, Mahler, Schönberg…

Bruno Serrou

1) Toutes les citations publiées dans ce texte sont extraites de mon livre d’entretiens avec Pierre Boulez, « Entretiens de Pierre Boulez, 1983-2013, par Bruno Serrou » paru en 2017 aux Editions Aedam Musicae (272 pages, 22,00 €)

 

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