Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 17 janvier 2025
Soirée hommage à Pierre Boulez, Philharmonie de Paris, de l’Orchestre
National de France dirigé de main de maître par le chef allemand Thomas Guggeis,
avec une création mondiale de Maelström (Hommage à Boulez) de
Philippe Manoury à partir du matériau de Notation VIII non orchestré, précédant les cinq Notations
achevées de Boulez (I-IV, VII) données de façon énergique et fluide,
suivies de l’acte I de Die Walküre de Richard Wagner, que Boulez a si bien
servie au Festival de Bayreuth de 1976 à 1980 avec Patrice Chéreau dans le «
Ring du Centenaire », en plus avec un Sigmund ressemblant au sien (Peter
Hofmann), ici un ardent Klaus Florian Vogt et une magnifique Sieglinde de Johanni
van Oostrum, avec à leur côté un impressionnant Hunding de Falk Struckmann,
devant un Orchestre National de France éclatant, une section de violoncelles de
toute beauté, parmi d’autres merveilles instrumentales transportées par la
vison de braise du chef, héros de la soirée
L’on sait les relations de Pierre
Boulez avec les deux formations orchestrales de Radio France, particulièrement
avec le plus ancien, l’Orchestre National de France, qui fut la première
phalange symphonique française qu’il dirigea au point qu'elle est devenue sa formation parisienne
favorite, jusqu’à ce que son ami Daniel Barenboïm soit nommé à la tête de
l’Orchestre de Paris en 1975. Témoignent de cette relation privilégiée avec
l’ONF plusieurs enregistrements discographiques, en particulier deux versions
du Sacre du Printemps d’Igor
Stravinsky réalisées en 1963, l’une live au
Théâtre des Champs-Elysées, l’autre en studio, ou de la Sinfonia de Luciano Berio, son exact contemporain dont le
centenaire est étonnamment négligé en France où il fut pourtant très présent de
son vivant. Mais dès le 18 juillet 1950, c’est le compositeur qui était
programmé, avec la création de Le Soleil
des eaux pour soprano, ténor, basse, chœur et orchestre sous la direction
de Roger Désormière, chef référent de Pierre Boulez, œuvre dont la RTF avait créé la version
originale le 1er avril 1948 à l’initiative d’Henri Dutilleux alors
responsable des illustrations musicales de la radio du service public. A la fin
des années 1980, le National avait confié au fondateur de l’Ensemble
Intercontemporain les « opérations spéciales », le dirigeant notamment
à ce titre lors de l’inauguration de la Pyramide du Louvre le 3 juillet 1988,
avant de diriger en 1990 une nouvelle version de son Soleil des eaux dans le cadre du Festival d’Avignon. C’est donc tout
naturellement que l’ONF a été associé aux célébrations du centenaire de la
naissance de Pierre Boulez, dans un programme remarquablement conçu, tour à
tour le compositeur, le promoteur des jeunes compositeurs, et le chef d’orchestre
qui, à force de se plonger dans les grandes partitions de ses compositeurs du
passé favoris, devint un éminent orchestrateur.
C’est sur une partition nouvelle du compositeur le plus proche de Pierre
Boulez, qui le considérait comme son fils spirituel qu’il écoutait volontiers
dans sa propre quête de l’évolution continue de l’outil informatique et de
l’électroacoustique en temps réel, Philippe Manoury (né en 1952), que s’est
ouvert le concert. Intitulée Maelström
(Hommage à Boulez), cette œuvre pour grand orchestre composée entre
septembre et mi-octobre 2024 à la suite d’une commande de Radio France, puise
son matériau dans le recueil des Notations
pour orchestre de son dédicataire, la Huitième
sur laquelle ce dernier travaillait au moment de sa mort en dépit de sa cécité qui l'empêchait de lire, écrire et diriger. En
fait, ce volet du cycle pour orchestre était complet et son auteur était en
train de l’orchestrer, si bien que le projet initial de Philippe Manoury a été de
parachever cette grande page d’orchestre. Lorsque je l’interrogeais en 2000 sur la genèse de cette
seconde version des Notations et sur
son choix de la réaliser dans le désordre plutôt que de parachever la Cinquième, Boulez me précisait : « Simplement parce que je
souhaitais travailler sur un mouvement lent. La cinquième Notation est
un autre mouvement lent, et je l’ai totalement écrite en petite partition
[particelle], mais il me reste encore à la reporter au propre, si bien que je
n’ai plus désormais qu’à réaliser les sixième et huitième Notations,
deux mouvements rapides. Je vais mettre la cinquième de côté pour réaliser la
sixième, puis je retournerai probablement à la cinquième, enfin je m’attacherai
à la huitième. » Bref, la genèse de ce cycle est un véritable maelström,
qui démontre combien ce cycle était capital aux yeux de son auteur.
Philippe Manoury, à qui il avait été demandé d’achever Notations VIII, en a tiré l’idée de son propre
Maelström en création au début de ce concert du 17 janvier dans lequel il fait plusieurs citations, partant d’un matériau issu de cette huitième Notation (un intervalle de quarte tourbillonnant sur lui-même tel
que conçu par Boulez mais transformé en quinte), mais aussi de Béla Bartók (Musique pour cordes, percussion et célesta)
et de Richard Wagner (le Ring)
clairement perceptibles, à contrario de la pensée boulézienne qui était
réfractaire à cet exercice. Il me disait, en 1998 : « J’ai
horreur de cela. Si vous pensez à Luciano Berio, ce sont chez lui des collages.
J’ai dirigé plusieurs fois sa Sinfonia, et je trouve qu’il utilise la
citation d’une façon extraordinairement astucieuse, élégante et enlevée. Je ne
serais pas capable d’en faire autant. Je suis incapable de m’approprier quelque
chose, ou plutôt de laisser quelqu’un s’exprimer à ma place. Ou alors mes
citations sont extrêmement remaniées, si bien que l’on ne peut plus les identifier
comme telles. En particulier dans Dialogue de l’ombre double, j’ai non
pas cité mais évoqué Berio, évoqué Stockhausen, mais avec des éléments impossibles
à percevoir. Dans Rituel in
memoriam Bruno Maderna, j’ai évoqué Igor Stravinsky. Personne ne s’en
aperçoit, car c’est un élément infime qui, dans l’original, ne dure qu’une
mesure. Il faut donc être capable de le repérer. Et ça, oui, j’aime beaucoup.
Dans Notations, à un moment donné, je fais une fausse citation d’Alban Berg,
chez qui j’emprunte des intervalles qui s’en rapprochent, mais cela n’a rien à
voir, finalement. Ce genre d’emprunt, oui, quelquefois, je laisse passer dans
une pièce ce qui a donné une certaine couleur à un passage ou une intention,
mais cela reste à l’état d’intention, de transposition, d’absorption. » Il
n’en demeure pas moins que cette pièce d’un peu plus de cinq minutes est
remarquable d’intensité, d’onirisme sonore et une rythmique serrée sollicités
par un orchestre virtuose qui suscite une véritable fête pour les oreilles, ce
qui laisse espérer que Philippe Manoury finira par obtenir l'autorisatuon de compléter l’orchestration de Notation VIII au plus tôt.
C’est sur l’idée d’un développement pour orchestre de son cycle de douze
Notations pour piano composé en 1945
que Pierre Boulez, qui avait tout juste vingt ans lors de la conception de
cette première mouture, entreprit trente-cinq ans plus tard de composer son
grand-œuvre symphonique des Notations
pour orchestre, projet qui allait l’accaparer en partie jusqu’à la fin de
sa vie, terminant les quatre premières en 1980 et la septième en 1998. « En
fait, j’aurais dû réaliser les deux versions de Notations de façon plus
rapprochée, convenait-il (1). Le projet remonte à Bayreuth, dans les années
1976-1977, au moment du Ring du Centenaire. Comme les préparatifs de
cette production étaient très accaparants, il ne m’était guère possible de me
concentrer sur autre chose. Si bien que, me retrouvant subrepticement en
présence de ces pièces pour piano que quelqu’un m’avait remises, les ayant
moi-même perdues à la suite d’un concours de circonstances, je me suis
dit : ''Puisque je n’ai pas la liberté d’inventer et composer quelque
chose de nouveau, je vais orchestrer ces pièces.'' Et lorsque j’ai
commencé à les instrumenter, j’ai réalisé que je ne pouvais pas utiliser
un grand orchestre pour des morceaux ne durant qu’une trentaine de secondes, en
dépit d’Alban Berg et de ses Altenberg-Lieder dont chacun des quatre volets
ne dépasse pas deux pages. Mes Notations pour piano ne sont pas exagérément
longues non plus, mais elles dépassent largement les trente secondes, parfois
les deux minutes. C’est ainsi que j’ai commencé à élaborer la version pour
orchestre, tout en me rendant compte qu’il me fallait les élargir. Et plus
j’avance dans mon travail, plus je les élargis. La septième Notation est plus longue que les autres,
la troisième par exemple, la cinquième sera beaucoup plus longue encore, si
bien que j’éprouve infiniment de plaisir à retrouver ce vieux matériau, comme
si j’avais retrouvé une graine que je replantais avant d’assister à son
épanouissement. » Lorsque je lui
faisais remarquer que plus il avançait dans son travail plus la durée de ses
notations s’allongeait, il répliquait : « C’est vrai.
Probablement je sais de mieux en mieux déduire d’une idée préexistante. » (1) Le compositeur laisse à ses confrères chefs d'orchestre la latitude
de choisir l’ordre d’exécution des pièces, les chiffres ne constituant en fait
qu’un indice. « Chaque interprète peut suivre l’ordre qu’il veut,
m’assurait Boulez. Mais il y a des ordonnancements meilleurs que d’autres, du moins
pour le moment. Parce que la pièce numéro deux conclut mieux la série que la
numéro quatre, si bien que l’on termine la plupart du temps par la deuxième Notation.
Mais Daniel Barenboïm a dirigé les Notations I, VII, II, III
et IV lors de la création de la septième à Chicago en janvier 1999. »
Thomas Guggeis a opté pour son exécution de ces dix-huit minutes de musique extraordinairement
fertile dans l’ordre I (Fantasque), VII (Hiératique), IV (Rythmique), III (Très
modéré), II (Très vif (Strident)).
Mais à chaque fois c’est bel et bien la première qui est donnée en ouverture,
car comme le constatait le compositeur « elle met dans l’ambiance ». Devant
une salle comble, à l’exception de rares spectateurs d’âge mûr qui ont quitté
la salle en cours de route, les Notations
ont été jouées dans un silence trahissant une concentration extrême de
l’écoute d’une œuvre en cinq mouvements d’une beauté et d’une richesse
stupéfiantes interprétée avec une expressivité confondante, et l’on a pu que
regretter, depuis le parterre, que l’orchestre ait été disposé à plat, comme sur
le plateau de l’Auditorium de Radio France et celui du Théâtre des
Champs-Elysées, plutôt que réparti sur des estrades de diverses hauteurs selon
la coutume de la Philharmonie pour les orchestres symphoniques, ce qui aurait
permis de suivre avec délectation le travail des nombreux pupitres.
Heureusement, pour la seconde
partie de ce somptueux hommage à Pierre Boulez, les musiciens de l’Orchestre
National de France ont bénéficié des praticables de diverses hauteurs, pour la
premier acte de Die Walküre, première
journée de la Tétralogie que Pierre
Boulez dirigea cinq étés de suite depuis la « fosse sacrée » du
Festspielhaus de Bayreuth de 1976 à 1980 en proposant à Wolfgang Wagner,
petit-fils du compositeur alors directeur du festival, le nom de Patrice
Chéreau avec qui il allait bouleverser l’opéra contemporain en le faisant
entrer dans l’œuvre de Richard Wagner tout en dépoussiérant la partition tandis
que son jeune metteur en scène donnait un coup de pied dans la tradition
dramaturgique de l’opéra wagnérien. Ce que Pierre Boulez avait d’ailleurs déjà fait de 1966
à 1970 avec la production en ce même Festspielhaus de Parsifal dans la mise en scène de Wieland Wagner, l’aîné des
petits-fils du sorcier de Bayreuth. « Lorsque Bayreuth me proposa pour la première fois de diriger le Ring,
se souvenait Boulez, j’ai tout d’abord contacté Ingmar Bergman, dont Igor
Stravinsky m’avait parlé avec flamme, puis Peter Brook, que j’ai connu à
Londres, et Peter Stein, que j’avais rencontré en Allemagne. Bergman détestait
Wagner, Brook l’institution lyrique en général à la suite d’expériences désagréables,
Stein ne put s’entendre avec Wolfgang Wagner... Je n’avais aucune idée de l’existence
du jeune Patrice Chéreau, puisque je ne vivais plus à Paris depuis plusieurs
années. » (1) Ce sera Michel Guy,
fondateur du Festival d’Automne à Paris alors Secrétaire d’Etat à la Culture,
qui lui recommandera Patrice Chéreau, et lorsque Pierre Boulez le proposera à Wolfgang
Wagner en lui demandant si « deux Français pour un centenaire cela ne
fait pas trop », le directeur du Festival de Bayreuth lui répondra : « Quand
il y a du talent, je ne regarde pas à la nationalité. » (1) Ce ne sera pas
la même réussite qui attendra Boulez à Bayreuth lorsqu'il y retournera
vingt-quatre ans plus tard, en 2004. « Après la Tétralogie, le seul projet qui faillit m’attirer de
nouveau à Bayreuth a été Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg. » (1) Mais ce fut sur une ultime
production de Parsifal que Pierre Boulez fit ses adieux à Bayreuth le 23
août 2005, sans le savoir encore, puisque ce ne sera qu’après avoir acquis la
certitude que le metteur en scène, Christoph Schlingensief, se refusera d’amender sa conception consternante du « festival scénique sacré », il décidera de
se retirer de la production qui devait être reprise l’été suivant, sans lui. « J’ai
commencé à Bayreuth avec Parsifal, je vais arrêter avec Parsifal »,
déclara-t-il à l’AFP. « Richard Wagner est peut-être
énervant, convenait Boulez en 1983, par moments on peut dire ''c’est un
mégalomaniaque'', etc., mais au moins son ambition est grande, ses conquêtes
sont fascinantes, et elles se retrouvent dans toutes ses œuvres. C’est ce qui
nous attire vers lui, ce qui nous fait accepter des côtés dont on pourrait fort
bien se passer, y compris ses écrits qui ne sont tout de même pas le sommet de
la littérature mondiale. Verdi, c’est comme si l’on me demandait d’aimer
Victorien Sardou ou La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas. Cela
m’échappe complètement, même si je ne puis dire que je lirais tout le temps Tête
d’Or ou La Ville de Paul Claudel, ou que je me tienne
continuellement sur ces hauteurs… » (1)
C’est une interprétation d’une force dramatique exceptionnelle qui a été
offerte du premier acte de Die Walküre qu'a offerte l’Orchestre National de France sous la direction bouillonnante de force
musicale et d’authenticité dramatique du jeune trentenaire Thomas Guggeis, par ailleurs diplômé
en mécanique quantique, actuel directeur général de la musique de l’Opéra de
Francfort-sur-le-Main après avoir débuté comme assistant de Daniel Barenboïm à
l’Opéra d’Etat de Berlin. Sa connaissance de l’œuvre est d’une évidence telle
que le drame tout entier découle de la musique sans nécessiter l’appoint de la
moindre source visuelle, cela dès l’orage initial qui conduit les jumeaux
Wälsung, Sigmund et Sieglinde, à se retrouver dans la demeure de leur ennemi
juré, Hunding. Dès les premières notes de l’orchestre, l’auditeur est emporté
par la vague symphonique qui ne le lâchera que l’ultime accord d’un optimisme conquérant
éteint. L’ONF a sonné une heure et cinq minutes durant de tous ses feux, avec une précision et
une virtuosité à toute épreuve, une partition il est vrai connue de nombre de
ses musiciens qui l’ont joué notamment dans la fosse du Théâtre du Châtelet
sous la direction de Sir Jeffrey Tate voilà vingt-et-un ans, mais la vision du
chef bavarois est infiniment plus puissante et théâtrale que celle de son aîné
britannique, et il bénéficie en outre d’une distribution idoine, avec un beau
Sigmund, le ténor allemand Klaus Florian Vogt au physique digne de celui du
Sigmund de Boulez, Peter Hofmann, à la voix claire, sûre et endurante, faisant totalement sien le rôle, à l’instar de sa Sieglinde, la soprano sud-africaine Johanni van
Oostrum, à la voix rayonnante au nuancier aussi large et impressionnant que son
ambitus vocal et que la vérité de son jeu, tandis que le (trop) court rôle de
Hunding, son violent mari, est tenu par un impressionnant Falk Struckmann. Une soirée de
magie pure, digne de celui qu’elle honorait, le géant de la musique des
derniers trois-quarts de siècles, Pierre Boulez, aussi essentiel à l’évolution
de la musique occidentale que les Monteverdi, JS Bach, Beethoven, Berlioz,
Liszt, Wagner, Debussy, Mahler, Schönberg…
Bruno Serrou
1) Toutes les citations publiées dans ce texte sont extraites de mon
livre d’entretiens avec Pierre Boulez, « Entretiens de Pierre Boulez, 1983-2013, par Bruno Serrou » paru en 2017 aux Editions Aedam Musicae
(272 pages, 22,00 €)
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