vendredi 17 janvier 2025

Le Trio HNH, ou Trinité Heisser-Neuburger-Heisser, a offert un concert festif à trois pianos Studio de la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Studio. Jeudi 16 janvier 2025 

Jean-François Heisser, Jean-Frédéric Neuburger, Charles Heisser
Photo : (c) Bruno Serrou

« Piano x 3 » jeudi soir Studio de la Philharmonie de Paris, avec une trinité réunissant trois générations de pianistes « Heisser », le Père, Jean-François Heisser, père du deuxième professeur du troisième, le Fils, Charles Heisser, fils du premier et élève du troisième, le Saint-Esprit, Jean-Frédéric Neuburger élève du premier professeur du deuxième, dans un récital à trois pianos au programme fort original (Wagner, Feldman, Mozart, Dallapiccola), une création de Neuburger et deux versions du magnétique Concerto pour trois claviers de JS Bach, la seconde avec un finale jazz arrangé par Charles Heisser 

Jean-François Heisser, Jean-Frédéric Neuburge, Charles Heisser
Photo : (c) Bruno Serrou

Musicien de haut rang, Jean-François Heisser se fait étonnamment rare à Paris. Pianiste, chef d’orchestre, pédagogue, directeur de festival, il faut dire que ce brillant musicien est extrêmement actif, autant comme soliste que comme directeur musical de l’Orchestre de Chambre Nouvelle-Aquitaine (anciennement Orchestre Poitou-Charentes) et directeur du Festival de l’Orangerie de Sceau. Tandis que paraît chez Mirare un disque Ravel dans le cadre du cent-cinquantenaire du maître de Ciboure qu’il dirige et joue en soliste (1), c’est un tout autre répertoire et avec un dispositif original qu’il s’est produit jeudi 16 janvier 2025 Studio de la Philharmonie. Trois pianos joués par autant de pianistes qui ont une histoire et un acquis communs. En effet, les membres du trio sont affectivement et esthétiquement très proches, puisqu’il s’agit de filiation à la fois au sens propre du terme et musicalement. L’aîné, Jean-François Heisser, a pour enfant Charles Heisser dont la mère est la pianiste Marie-Josèphe Jude, tandis que Jean-Frédéric Neuburger est à la fois l’un des anciens élèves du père au Conservatoire de Paris avec qui il se produit régulièrement en concert, et le professeur du fils, également au Conservatoire de Paris. C’est dire combien les trois artistes se connaissent bien.

Charles Heisser, Jean-Frédéric Neuburger, Jean-François Heisser
Photo : (c) Bruno Serrou

Six mains, trente doigts, deux cent soixante quatre touches réunies sur trois pianos installés côte à côte, tel était le dispositif qui entendait emporter les auditeurs d’un soir, parmi lesquels deux compositeurs de renom, Philippe Manoury et Martin Matalon (2), dans un univers sonore de la dimension d’un gigantesque piano-orchestre. La gageure, considérable, était relevée dès le début de ce concert d’une heure avec la transcription pour trois pianos du prélude des Maîtres Chanteurs de Nüremberg de Richard Wagner (1813-1883) dont les motifs conducteurs de l’opéra entier apparaissent en toute clarté et auxquels le trio a donné avec panache la lumineuse jubilation, l’élan pétulant de vie. Plus heurté, mais au plus large nuancier et plus dilué dans le temps, Extensions IV du compositeur new-yorkais Morton Feldman (1926-1987), proche de John Cage, est expressément écrit en 1953 pour trois pianos, John Cage étant parmi les interprètes de la création le 30 avril 1957 au Carl Fischer Concert Hall de Manhattan. Initialement composée pour orgue mécanique, la Fantaisie en fa mineur KV. 608, l’une des œuvres ultimes de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), a suscité l’enthousiasme de Ludwig van Beethoven pour ses audaces harmoniques d’une extrême difficulté d’exécution, que la transcription pour trois pianos n’amenuise pas, au contraire, puisqu’elle permet d’en souligner la complexité de réalisation qui, ici, n’a rien de « mécanique », tout en jouant avec cette dernière particularité confiée à trente doigts. Excellant autant comme compositeur que comme pianiste, Jean-Frédéric Neuburger (né en 1986) a offert au trio T, pour deux pianos et un clavier, ce dernier, tenu par Charles Heisser, faisant le lien entre les pianos en mixant leurs sonorités, ce qui engendre un enchevêtrement harmonique de type spectral et de légers décalages venus du jazz dont Charles Heisser est un éminent spécialiste. Autre pièce du plus vif intérêt, l’Allegro molto sostenuto de Luigi Dallapiccola (1904-1976), mouvement initial de la Musica per tre pianoforti « Inni » (Musique pour trois pianos « Hymnes ») composé en 1935 et créé à Genève le 30 mars 1936 par Luigi Dallapiccola, Nikolaï Orloff et Jean-Marc Pasche, permet, en dépit de l’écriture pointilliste réservée à chaque piano, de susciter une polyphonie serrée entre les trois piano jouant ensemble ou se répondant les uns les autres, les trois interprètes du concert se plaisant clairement à jouer cette œuvre rare d’un compositeur qui l’est malheureusement tout autant, du moins en France, peut-être parce qu’il est trop proche de la Seconde Ecole de Vienne. Mais c’est avec l’absolu chef-d’œuvre qu’est le Concerto pour trois claviers en ut majeur BWV 1064 de Johann Sebastian Bach (1685-1750) que le Trio HNH a conclu son réjouissant programme, retournant au climax enjoué du début du concert initié par le prélude des Meistersinger. Heisser-Neuburger-Heisser ont joué cette partition avec un bonheur particulièrement communicatif, Jean-Frédéric Neuburger au centre tenant le rôle moteur dans l’exécution luxuriante des trois mouvements, avec un Adagio somptueusement chantant, tandis que le second Allegro allait être joué deux fois, la première conformément à la volonté de son auteur, la seconde « improvisée » sous la conduite du jazzman Charles Heisser qui a eu droit à sa minute d’improvisation avant d’être rejoint dans la phrase finale par ses deux comparses pour le bonheur du public qui aura eu le plus grand mal à quitter la salle tant le bonheur des musiciens aura été communicatif…

Bruno Serrou

1) 1 CD Maurice Ravel avec le Concerto en sol majeur, que Jean-François Heisser dirige du piano, et les versions orchestrales de Ma Mère l’Oye, Le Tombeau de Couperin et Pavane pour une infante défunte. Mirare MIR582

2) Martin Matalon vient de mettre le point final à son Concerto pour piano et orchestre « Trame XV » commandé par Jean-François Heisser et l’Orchestre de Chambre Nouvelle-Aquitaine qui en donneront la création mondiale le 14 mars prochain

Brillante première prestation à la tête de l'Orchestre de Paris du chef britannique Robin Ticciati, actuel directeur musical du Festival de Glyndebourne

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 15 janvier 2025 

Robin Ticciati, Orchestre de Paris. Prise d'écran de répétitions
Document (c) Orchestre de Paris / Philharmonie de Paris

Découverte cette semaine d’un excellent chef qui faisait ses débuts avec l’Orchestre de Paris sous la symbolique du chiffre cinq, le britannique Robin Ticciati, qui a donné une Cinquième de Mahler ardente, colorée, virtuose, d’une remarquable unité, avec un Adagietto dans le juste tempo, objectif mais chantant merveilleusement (dommage qu’il n’ait pas enchaîné le Rondo-Finale sans pause). En première partie, la merveilleuse Lisa Batiashvili a donné un Concerto n° 5 pour violon de Mozart chaleureusement onirique, puis en bis un arrangement pour violon et orchestre à cordes d’une pièce puisant aux sources folkloriques géorgiennes 

Lisa Batiashvili, Robin Ticciari, Orchestre de Paris. Prise d'écran de répétitions.
Document (c) Orchestre de Paris / Philharmonie de Paris

Agé de quarante ans, actuel directeur musical du Festival de Glynbdebourne remarqué sur l'estrade de l'Orchestre National de France dès 2015, disciple de Sir Colin Davis et de Sir Simon Rattle, Robin Ticciati s'est imposé cette semaine au public de la Philharmonie pour sa première apparition à la ta tête de l'Orchestre de Paris, à la fois comme partenaire particulièrement à l'écoute dans une oeuvre concertante de l'ère classique et comme virtuose de la direction dans une partition complexe du répertoire symphonique post-romantique. Merveilleuse violoniste possédant un son extraordinaire de couleurs et de densité, Lisa Batiashvili a donné sous sa direction un Concerto pour violon n° 5 en la majeur KV. 219 dit « turc » (1775) de Mozart d’une chaleur, d’une variété de coloris exemplaires, riches en timbres épanouis par un archet plein, délié, d’une précision, d’une souplesse, d’une force expressive, exaltant un nuancier d’une ampleur saisissante. Chaleureuse, tendre, d’une grâce souriante, son interprétation de l’ultime concerto pour violon du compositeur salzbourgeois a judicieusement alterné insouciance et gravité toujours baignées d’une lumière solaire. 

Lisa Batiashvili, Robin Ticciari, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

En bis, la violoniste franco-géorgienne a présenté des Miniatures aux élans folkloriques de son compatriote Sulkhan Tsintsadze (1925-1991) dans un arrangement pour violon et orchestre à cordes d’un autre compatriote, Nikoloz Rachveli (né en 1979) qui ont constitué un véritable témoignage du cœur en ces temps où la Géorgie fait face à des menaces autant intérieures qu’à ses frontières de l’est.

Robin Ticciati, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

En seconde partie, l’Orchestre de Paris et Robin Ticciati ont donné une interprétation grandiose de la Symphonie n° 5 en ut dièse mineur (1901-1902) de Gustav Mahler. L’auditeur a senti dès l’exposition du premier thème qu'il allait vivre un grand moment sitôt l’attaque à découvert d’une trompette solo sonnant fier et endurant tenue par l’infaillible Frédéric Mellardi, qui, tout en songeant assurément à la fin de la longue Trauermarch tout au long de laquelle il a fort à faire puisque c’est à lui qu’est confié l’essentiel du matériau thématique de ces vingt minutes de musique avant de se retrouver souvent à découvert par la suite, ne s’est jamais relâché jusqu’à sa phrase ultime se concluant ppp a capella à la fin de la coda. Autre performance remarquable, celle du cor solo (Benoît de Basony) qui a étonnamment joué debout le troisième mouvement. Il convient également de saluer la violon solo invitée, Seohee Min, actuelle violon solo de l’Orchestre Philharmonique de Luxembourg, tout aussi magistrale… Mais tous les pupitres seraient à féliciter, notamment la harpiste Anaëlle Tournet et le premier altiste Corentin Bardelot, son homologue contrebassiste Ulysse Vigreux, le flûtiste Vicens Prats, le hautboïste Sébastien Giot, le clarinettiste Pascal Moraguès, le bassoniste Marc Trénel, le tromboniste Guillaume Cottet-Dumoulin, le tubiste Stéphane Labeyre, entre autres, tant l’ensemble de la phalange s’est avéré d’une dextérité exemplaire, formant à eux tous un orchestre remarquable d’équilibre, de cohésion rehaussée par un évident bonheur de jouer ensemble. Robin Ticciati alterne une gestique précise et souple, sans jamais se faire envahissant, le geste retenu mais large et net, battant souplement la mesure, ouvrant largement les bras dans les moments de tendresse et d’onirisme, s’économisant pour laisser un certaine liberté aux musiciens et porter l’écoute du public à son comble, allant jusqu’à le porter au faîte de l’émotion. L’Adagietto a été interprété dans le juste tempo, l’expression s’imposant avec naturel, sans jamais sombrer dans le pathos, et le seul reproche qui puisse être fait au chef britannique se situe dans les trop longues pauses entre les deux derniers mouvements, surtout entre les deux derniers d’en eux, plutôt que de les enchaîner, ce qui heureusement n’a pas suscité d’applaudissements intempestifs de la part du public contrairement aux trois autres mouvements. Une ovation extraordinaire s’est élevée depuis la salle à la fin de l’exécution, le public ne bougeant pas tant que le chef n’a pas tiré la premier violon de la soirée par le bras...

Bruno Serrou

 

 

 

jeudi 16 janvier 2025

Le London Symphony Orchestra et Sir Simon Rattle ont célébré avec flamme pendant deux jours les 10 ans de la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 13 et mardi 14 janvier 2025 

Sir Simon Rattle, London Symphony Orchestra. Photo : (c) Antoine Benoît Godet / Cheeese

Pour les dix ans de son inauguration le 14 janvier 2015, la Philharmonie a invité le London Symphony Orchestra et son chef émérite à vie Sir Simon Rattle, qui apprécie particulièrement la grande salle parisienne au point d’avoir souhaité un lieu comparable à Londres à l’époque où il était directeur musical de la phalange londonienne (2017-2023), pour deux concerts qui auront attiré la foule des grands jours. La  première des deux soirées a présenté trois partitions qui sont autant d’indiscutables chefs-d’œuvre signés de trois grands « B » de l’histoire de la musique dont deux de nos contemporains, Johannes Brahms, Pierre Boulez et George Benjamin, tandis que la seconde était plus diversifiée, avec deux pages de compositeurs britanniques des XXe et XXIe siècles, Michael Tippett et Mark Anthony Turnage, associés à un quatrième « B » en la personne de Beethoven… 

Sir Simon Rattle, London Symphony Orchestra dans le dispositif d'Eclat de Pierre Boulez
Photo : (c) Bruno Serrou

Admirateur de Pierre Boulez (1) à qui il a consacré l’un de ses CD pédagogiques à l’époque où il était le directeur musical du City of Birmingham Symphony Orchestra, Sir Simon Rattle, qui vient de se voir attribué le Prix de la Fondation Ernst von Siemens pour la musique 2025 qu’avait également reçu Pierre Boulez en 1979, a ouvert son premier programme sur l’une des pièces les plus significatives du fondateur de l'IRCAM dans le cadre de son centenaire. Il a choisi le scintillant Eclat pour quinze instruments répartis sur l’ensemble du grand plateau de la Philharmonie. Créé le 26 mars 1965, jour du quarantième anniversaire de son auteur, à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA), celle-là même où enseigna Arnold Schönberg de 1936 à 1944, par des membres du Los Angeles Philharmonic Orchestra dirigé par Boulez en personne, Eclat se fonde sur la résonance et son hétérogénéité, réunissant des instruments aux sonorités aux coloris variables, très courtes et feutrées, comme la guitare et la mandoline, jusqu’aux plus longues et amples, comme le piano ou les cloches-tubes, et sur la fulgurance, jouant de la virtuosité la plus éblouissante jusqu’au temps suspendu. Cette œuvre de moins d’une dizaine de minutes est écrite pour flûte, cor anglais, trompette, trombone, vibraphone, glockenspiel, cloches tubes, harpe, célesta, piano, cymbalum, mandoline, guitare, alto et violoncelle se verra associée une seconde partie en 1966-1970, réalisée pour vingt-cinq instruments, la partition se présentant dès lors sous forme de diptyque intitulé de Eclat/Multiples dont la création a été donnée à Londres le 21 octobre 1970, chacun des volets pouvant être joué indépendamment l’un de l’autre. Dans l’enceinte de la Salle Pierre Boulez, Eclat a sonné clairement, les quinze membres du London Symphony Orchestra prenant un évident plaisir à faire sonner leurs instruments avec délectation, Simon Rattle donnant à l’ensemble de l’exécution une suave sensualité. 

Barbara Hannigan au centre, entourée par Sir John Benjamin (à gauche), Sir Simon Rattle et de musiciens du London Symphony Orchestra. Photo : (c) Antoine Benoît Godet / Cheeese

En création française, le LSO, Simon Rattle et, en soliste, Barbara Hannigan ont offert en présence de l’auteur les magistraux Interludes and Aria conçus par George Benjamin (né en 1960) - Pierre Boulez célébrait son « oreille fabuleuse » (2) -,  à partir d’extraits orchestraux suivis d’une aria pour soprano et orchestre de l’opéra Lessons of Love and Violence (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2023/10/le-poignant-opera-lessons-in-love-and.html) avec l’extraordinaire Barbara Hannigan, authentique chef-d’œuvre du théâtre lyrique du XXIe siècle, d’une force implacable sur l’amour, le pouvoir, leur violence, les renoncements qu’ils suscitent. Les extraits sélectionnés par le compositeur pour cette suite de concert tirée de l’opéra éponyme permettent de goûter avec délectation l’écriture orchestrale fascinante du compositeur britanoique, ainsi que son art de la vocalité dans l’aria confiée au personnage d’Isabel, surtout interprété par l’éblouissante cantatrice cheffe d’orchestre canadienne, qui chante ces pages avec un naturel confondant et un plaisir particulièrement communicatif. 

Sir Simon Rattle, London Symphony Orchestra
Photo : (c) Antoine Benoît Godet / Cheeese

En seconde partie de ce premier concert, Simon Rattle et le LSO ont donné l’ultime chef-d’œuvre symphonique de Johannes Brahms, la Quatrième Symphonie en mi  mineur op. 98 d’une beauté sonore admirable, magnifiée par les timbres ronds et fruités de tous les pupitres de cette remarquable phalange avec laquelle Pierre Boulez se plaisait à se produire tellement il était convaincu par les qualités intrinsèques de chacun des pupitres de la formation britannique, qui lui avait offert pour ses soixante-dix ans en 1995 une tournée mondiale, dont une série de concerts Salle Pleyel à Paris. Mais aussi somptueuse soit-elle, cette interprétation m’est apparue peu évocatrice, le chef britannique restant dans la démonstration et le plaisir de l’ouïe, sa conception manquant de lyrisme au profit de la virtuosié. En bis, orchestre et chef ont offert une Danse hongroise du même Brahms.

Krystian Zimerman, Sir Simon Rattle, London Symphony Orchestra
Photo : (c) Bruno Serrou

Le second concert a été l’inverse du premier, le moment le plus attendu de la soirée étant pour ma part étant la seconde partie. En effet, structuré de la même façon que le premier, la musique de notre temps précédant l’œuvre classico-romantique, ce sont deux compositeurs britanniques des XXe et XXIe siècles qui ont ouvert le programme. Mais, si avec Sir George Benjamin, c’est le meilleur de la musique du Royaume-Uni qui a été donné à entendre, avec Sir Michael Tippett et surtout Mark Anthony Turnage, né la même année que Benjamin, ce fut moins convaincant. Tandis que la seconde partie était entièrement occupée par le chef-d’œuvre concertant de Ludwig van Beethoven, la Concerto pour piano et orchestre n°  4 en sol majeur op. 58 de 1805-1806, avec en soliste un fabuleux Krystian Zimerman, qui en a donné une interprétation de rêve, d’une plénitude absolue - le Rondo vivace final d’un élan solaire -, avec en sus une variation sur Happy Birthday à la fin de la cadence de l’Allegro moderato  initial pour célébrer les dix ans de la Philharmonie, tandis que la totalité de l’exécution durant, un dialogue d’une homogénéité confondante entre le piano et l’orchestre trahissait l’entente cordiale qui lie le chef et le soliste, qui a donné en bs une pièce de Claude Debussy et le finale de la Sonate n° 3 de Frédéric Chopin. 

John Scofield, London Symphony Orchestra
Photo : (c) Charles d'Hérouville

En première partie, la suite de quatre Danses rituelles de Sir Michael Tippett (1905-1998) extraites du deuxième acte de l’opéra The Midsummer Marriage (Le mariage de la Saint-Jean, 1947) créées le 13 février 1953 par l’Orchestre de Chambre de Bâle dirigé par Paul Sacher, un long, très long tunnel d’un concerto pour guitare électrique avec deux mouvements lents sans reliefs sur cinq (Brooklyn Blues et Aria qui se suivent) de Marc-Antoine Turnage (né en 1960), présent avec son chapeau vissé sur le crâne, ce qui fait qu’en deux jours le London Symphony Orchestra a donné à entendre aux Parisiens le meilleur (George Benjamin) et le moins bon de la musique contemporaine du Royaume-Uni. Il semblerait que le dédicataire interprète de cette création mondiale du Concerto pour guitare « Sco » de Mark Anthony Turnage, commande conjointe du London Symphony Orchestra, de la Philharmonie de Paris et de celle de Luxembourg pour les soixante-dix ans de Sir Simon Rattle, le jazzman John Scofield, que j’avoue avoir découverte durant ce concert, qui a donné la première moitié de son patronyme au titre de l’œuvre, Sco. De fait, la salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris était comble, et l’écoute de grande qualité, le public étant de toute évidence constituée de connaisseurs - aussi, je présente à ces derniers les humbles excuses du béotien que je suis de toute évidence. 

John Scofield, Mark Anthony Turnage, Sir Simon Rattle, London Symphony Orchestra
Photo : (c) Bruno Serrou

Bien qu’écrite pour grand orchestre, avec ajout d’un saxophone soprano et d’une guitare basse électrifiée, le son amplifié de la guitare solo électrique (ou lead guitar) écrase quasi continuellement l’orchestre, qui appartient trop clairement à un autre univers qui se confronte à celui du soliste électrifié pour qui plusieurs passages sont laissés à son inspiration du moment, le compositeur n’ayant écrit pour lui dans plusieurs séquences que l’indication « Solo », John Scofield contrairement à toute attente, lui qui fut le partenaire de Gerry Mulligan, Chet Baker et Charles Mingus, apparaissant comme tétanisé au moment où Turnage lui offre des plages d’improvisation.

Bruno Serrou

1) https://youtu.be/fBVvUQXRY7k

2) A propos de Pierre Boulez, George Benjamin déclare dans les colonnes du quotidien britannique The Guadian daté mercredi 8 janvier 2025 : « Sa musique a une sensibilité et un style très particuliers. Ses œuvres sont d’une extrême beauté et précision. Sa production n’est pas énorme mais la gamme est large. »

dimanche 12 janvier 2025

Gustavo Dudamel et l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar du Venezuela ont envoûté la Philharmonie avec une Troisième de Mahler virtuose mais distante

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Samedi 11 janvier 2025 

Gustavo Dudamel, Marianne Crebassa, Orchestre Symphonique Simón Bolivar, Choeur de femmes de l'Orchestre de Paris, Choeur de jeunes et choeur d'enfants de l'Orchestre de Paris. 
Photo : (c) Ondine Bertrand/Cheeese

Après une apparition en « guest star » vendredi soir avec l’Orchestre de Paris à l'invitation de Klaus Mäkelä, Gustavo Dudamel dirigeait samedi le premier de ses deux concerts du week-end à la tête de l’un de ses deux orchestres américains, l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela (Orchestre Symphonique Simón Bolivar du Venezuela) enrichi de quinze jeunes musiciens de l'Orchestre Démos de la Philharmonie, et le Chœur de femmes, de jeunes et d’enfants de l’Orchestre de Paris pour une Symphonie n° 3 de Gustav Mahler tour à tour impressionnante et manquant d’émotion et de flamme, ménageant hélas des silences entre chacun des six mouvements plutôt que de les enchaîner 1, 2-3. 4-6, ce qui a encouragé le public à applaudir à chaque fois. Une superbe Marianne Cabessa dans le lied « O Mensch » extrait du Zarathoustra de Nietzsche (4) et dans le dialogue de la mezzo-soprano avec le chœur dans le lied tiré du Knaben Wunderhorn (5), superbes pupitres de la phalange vénézuélienne avec de solides solistes. En prologue à cet hommage à José Antonio Abreu, Dudamel a donné de lui deux pièces pour chœur d’enfants et de femmes a capella « Sol que das vida a los trigos » (Soleil qui donne vie aux blés) et « Luz Tú » (Toi, la lumière

Gustavo Dudamel, Orchestre Symphonique Simón Bolivar. Photo : (c) Ondine Bertrand/Cheeese

Fondé le 12 février 1978 par le musicien homme politique José Antonio Abreu au sein de la Fondation d’Etat pour le Système National des Orchestres, de la jeunesse et des enfants du Venezuela, plus connu sous le nom d’El Sistema dont est plus ou moins dérivé le programme français Démos (Dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale) qui, sous la houlette de la Philharmonie de Paris, s’adresse à des jeunes de sept à douze ans. La résidence principale Simón Bolivar de l’orchestre est à Caracas, et l’Orchestre national des jeunes Simón Bolivar qui lui est attaché est dirigé depuis 1999 par Gustavo Dudamel, actuel directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Los Angeles, ville témoin d’un drame tragique auquel le public s’attendait qu’il évoque et rende hommage avant le début du concert aux concitoyens de son orchestre californien qui constituent son public dont les souffrances et les angoisses sont suivies par les médias du monde… ce qu’il n’a pas fait.

Gustavo Dudamel, Orchestre Symphonique Simón Bolivar. Photo : (c) Ondine Bertrand/Cheeese

En revanche, le chef vénézuélien a rendu hommage au fondateur de l’orchestre Simón Bolivar, José Antonio Abreu (1939-2018) mais aussi tenu à saluer la participation au concert du Chœur et de la Maîtrise de l’Orchestre de Paris en leur confiant l’interprétation a capella de deux pièces d’une durée totale de cinq minutes, de l’hymne à la vie et à la nature de style madrigalesque Sol que das vida a los trigos (Soleil qui donne vie aux blés) composé par Abreu en 1964 sur un poème du Vénézuélien Manuel Felipe Rugeles (1903-1959), et Luz (Toi, la lumière) sur des vers du poète espagnol Juan Ramón Jiménez (1881-1958) découvert par un ami du compositeur peu avant la mort de ce dernier en 2018.

Gustavo Dudamel, Orchestre Symphonique Simón Bolivar, Choeur de femmes de l'Orchestre de Paris, Choeur de jeunes et choeur d'enfants de l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Ondine Bertrand/Cheeese

Après cette « mise en bouche » et des applaudissements nourris, Gustavo Dudamel lançait l’Orchestre Symphonique Simón Bolivar enrichi de quinze jeunes musiciens de l'Orchestre Démos de la Philharmonie de Paris (trois violonistes, trois altistes, quatre violoncelklistes, deux contrebassistes, une tromboniste et deux tubas ténors) dans le « plat de résistance » de la soirée, la Symphonie n° 3 en ré mineur de Gustav Mahler (1860-1911). De facture nietzschéenne, cette Troisième Symphonie est la plus longue de toutes les partitions mahlériennes, avec ses cent dix minutes réparties en six mouvements qui constituent en fait deux parties, le mouvement liminaire ayant la dimension et la structure d’une symphonie entière. Originellement conçue en sept mouvements (le septième sera intégré à la symphonie suivante), cette œuvre immense plonge dans la genèse de la vie terrestre, avec un morceau initial qui conte l’émergence de la vie qui éclot de la matière inerte, magma informe aux multiples ramifications et en constante évolution, et qui contient en filigrane la seconde partie entière, cette dernière évoluant par phases toujours plus haut, de l’état végétal à l’exaltation du cœur, les fleurs des champs, les animaux de la forêt, l’homme et les anges, enfin l’amour. Le royaume des esprits ne sera atteint que dans le finale de la Quatrième Symphonie fondé sur le lied Das himmlische Leben (la Vie céleste) puisé dans le recueil de chants populaires du Knaben Wunderhorn originellement conçu pour conclure cette Troisième. L'orchestre requis est aussi l'un des plus fournis de la création mahlérienne avec quelques cent-trente musiciens [quatre flûtes jouant aussi piccolos, quatre hautbois dont un jouant aussi cor anglais, trois clarinette en si bémol et en la la troisième jouant aussi clarinette basse, quatre bassons le quatrième jouant aussi contrebasson, neuf cors en fa, quatre trompettes en fa et en si bémol, quatre trombones, un tuba, deux euphoniums, huit timbales, grosse caisse, caisse claire, triangle, cymbales, tam-tam, tambourin, deux glockenspiels, deux cloches tubes, une cloche d'église, cordes (20, 17, 17, 19, 9), hors scène : cor de postillon, caisses claires]. 

Pacho Flores (cor de postillon), Carlos Vegas (premier violon solo), Gustavo Dudamel, Marianne Cabessa (mezzo-soprano), Orchestre Symphonique Simón Bolivar
Photo : (c) Ondine Bertrand/Cheeese

Du chaos originel jusqu’aux déchirements de l’amour qui concluent la symphonie en apothéose sur des battements frénétiques de quatre timbales qui sont comme autant de battements de deux cœurs humains épris l’un de l’autre et transcendés par l’émotion, l’évolution de l’œuvre est orchestralement édifiée de façon impressionnante par Gustavo Dudamel, qui ménage les divers plans séquences s’enchevêtrant dans la première partie [Vigoureux. Décidé, « L’éveil de Pan »] qui apparaissent clairement tuilés, le matériau se renouvelant et s’imbriquant constamment, soulignant certes la diversité mais aux dépens de l’unité, mettant en évidence les aspects décousus pour souligner l’impression de chaos s’organisant peu à peu par une énergie et une puissance beaucoup trop insistantes.

Gustavo Dudamel, Marianne Crebassa, Orchestre Symphonique Simón Bolivar, Choeur de femmes de l'Orchestre de Paris, Choeur de jeunes et choeur d'enfants de l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Ondine Bertrand/Cheeese

Dans le Menuetto (Ce que me content les fleurs des champs) où Mahler entendait ménager une plage de repos après les déchirements et soubresauts qui précédaient, répond aux intentions du compositeur.  Le somptueux Comodo. Scherzando (Ce que me content les animaux de la forêt) [Sans hâte] avec cor de postillon obligé dans le lointain brillamment tenu dans les coulisses par le Vénézuélien Pacho Flores, vainqueur du sixième Concours Maurice André en 2006, trompette solo de l’Orchestre Simón Bolivar, a été d’un onirisme envoûtant auquel répondaient avec une fraîcheur communicative des bois gazouillant tandis que la section des neuf cors le soutenait dans un délicieux pianissimo. L’émotion atteignait son apnée dans le Misterioso (Ce que me conte l’homme) [Absolument ppp] du lied O Mensch sur un poème extrait d’Ainsi parlait Zarathoustra de Friedrich Nietzsche, avec un orchestre grondant dans le grave avec une savoureuse douceur qui enveloppait la voix de velours de l’élégante mezzo-soprano biterroise Marianne Crebassa, placée à la droite du chef au cœur de l’orchestre, et introduisant délicatement à la joie des anges - Lustig im Tempo und keck im Ausdruck [Gai dans le tempo et guilleret dans l’expression) -, les femmes en noir encadrées par les enfants en blanc chantant avec ferveur par des membres du Chœur et de la Maîtrise de l’Orchestre de Paris. Enfin, l’adagio final, Langsam (Ce que me conte l’Amour), où le chef letton retient son souffle et son orchestre de façon un peu trop uniforme avant de se lancer enfin dans un crescendo à la conduite haletante mais qui n’a pas permis d’atteindre le comble de l’émotion malgré les beautés instrumentales, avant de se réveiller enfin dans un immense et magistral rinforzando qui n’aura étonnamment pas conduit à la plénitude de l’amour conquis de haute lutte, entre doutes et passions, mais dans la confiance de l’accomplissement, seul la plastique sonore des pupitres de l’orchestre aura permis d’atteindre le transport de l’ouïe à défaut d’extase émotionnelle…

Bruno Serrou

10, 30, 100, 150… l’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä ont ouvert de façon flamboyante un millésime 2025 empli d’anniversaires

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 10 janvier 2025

Elsa Benoit (soprano), Klaus Mäkelä, Choeur et Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Programme très court mais intense et varié autour des thèmes et anniversaires 2025 proposé avec ferveur par l’Orchestre de Paris et son directeur musical Klaus Mäkelä. Pierre Boulez pour son centenaire d’abord avec sa fanfare Initiale pour l’inauguration d’un musée à Houston conçue par son ami Renzo Piano, architecte du Centre Pompidou, tandis que la Cité de la Musique inaugurée voilà trente ans était réalisée par Christian de Portzamparc, partie intégrante de la Philharmonie de Paris inaugurée voilà dix ans, suivie de La Consécration de la Maison de Beethoven dirigée en « guest star » par Gustavo Dudamel, présent à Paris avec son Orchestre Simon Bolivar, puis un magnifique Veni Creator (Gloria) de Poulenc célébrant la Philharmonie avec Klaus Mäkelä et le Chœur de l’Orchestre de Paris avec la voix colorée d’Elsa Benoit, avant Les Tableaux d’une exposition de Moussorgski dans l’orchestration de Maurice Ravel, en ouverture du cent-cinquantième anniversaire de la naissance du maître de Ciboure


Klaus Mäkelä, membres (cuivres) de l'Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Honneur tout d’abord à la personnalité centrale de cette année de célébrations musicales, avec une courte pièce de Pierre Boulez, qui comptait Maurice Ravel, né voilà cent-cinquante ans, parmi ses compositeurs favoris, dirigeant son œuvre pour orchestre avec passion, la programmant très souvent et l’enregistrant à plusieurs reprises dans des interprétations qui sont toutes d’absolues références, et à qui la France en général et Paris en particulier doivent la création entre autres de la Cité de la Musique inaugurée voilà trente ans et de la Philharmonie de Paris, qui a été ouverte au public il y a tout juste dix ans… C’est à l’occasion d’une autre inauguration, celle du musée de la Dominique et John de Menil Collection de Houston conçue par l’architecte Renzo Piano dans la mégapole texane que Pierre Boulez composa sa fanfare Initiale pour septuor de cuivres (deux cors en fa, trompettes en si bémol et trombones, un tuba) répartis en deux groupes créée le 4 juin 1987 par le Choralis Brass, trente-trois ans avant que l’Orchestre de Paris l’inscrive à son répertoire sous la direction de Klaus Mäkelä le 20 janvier 2021. Composée en 1987, révisée en 2010, cette partition de cinq minutes possède les ingrédients, à commencer par son titre qui suggère un geste musical liminaire, pour engendrer un développement, à l’instar de pièces comme Incises ou Notations pour piano. Ce que Pierre Boulez n’aura pas entrepris, ou n’aura pas eu le temps de réaliser. C’est du haut de la Salle qui porte le nom du compositeur, sous les tuyaux extérieurs du grand orgue, que Klaus Mäkelä a dirigé la pièce, les deux trompettes encadrant les deux cors et les deux trombones, le tuba au centre du dispositif. 

Gustavo Dudamel, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Tandis que son directeur musical redescendait vers le plateau, l’Orchestre de Paris lançait sous la conduite du Vénézuélien Gustavo Dudamel, autre chef à l’énergie sur-vitaminée à l’instar de son cadet finlandais, l’ouverture Die Weihe des Hauses (La consécration de la maison) op. 124 que Ludwig van Beethoven a composée à Baden en Basse-Autriche durant l’été 1822 pour la réouverture du théâtre viennois de Josefstadt rénové, où elle a été créée quelques semaines plus tard, le 3 octobre. Beethoven y rend hommage à Haendel dont il adopte clairement le style dans la fugue finale.

Elsa Benoit (soprano), Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Gustavo Dudamel parti dans les coulisses, Klaus Mäkelä en émergea pour diriger le Chœur et l’Orchestre de Paris dans le Gloria de Francis Poulenc (1899-1963). Une action de grâce au Créateur qui, sans outrage ni déification qui eût conduit Pierre Boulez à rire aux éclats, peut fort bien célébrer sa créativité artistique et institutionnelle, lui qui ne cessa d’initier des projets et de les conduire jusqu’à leur terme, sa musique, certes, mais aussi orchestres (Domaine musical, Ensemble Intercontemporain), centres de recherche et de création (IRCAM), de diffusion (Cité de la Musique, Philharmonie) et de pédagogie (Conservatoire de Paris à La Villette, Musée de la Musique, médiathèque musicale)… Si d’aucuns peuvent s’étonner de la programmation d’une œuvre de Poulenc dans ce cadre de ces célébration de l’œuvre boulézien, c’est oublier combien le compositeur parisien suivait de près l’activité de son cadet d’une demi-siècle et de son Domaine musical dont il était un fervent défenseur comptant parmi les abonnés dès 1953, payant au-delà des tarifs de souscription bien qu’il soit musicalement éloigné de l’avant-garde mais voyant en Boulez un authentique musicien dont l’insolence polémique lui rappelait ses jeunes années au sein du Groupe des Six où il se plaisait à railler Debussy et Ravel qu’il considérait comme des vieilles barbes. Abonné de la première heure aux concerts du Domaine musical, Poulenc affirmait : « Il y a une atmosphère touchante à ces concerts. Toute une jeunesse s’entasse debout aux places à 150 francs. Je ne comprends pas qu’on puisse ignorer un tel courant. » Il a une franche admiration pour Pierre Boulez, dont il suit la carrière avec attention, se rend à Darmstadt pour assister à la création de la Troisième Sonate pour piano, et lorsqu’il écoute la musique de Boulez, il la compare à celle de ses confrères : « Suis-je un con de penser que rien de tout cela ne vaut Soleil des eaux de Boulez ? C’est pourtant mon avis très sincère » (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2018/02/francis-poulenc-ma-musique-est-mon.html). 

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Longtemps éloigné de la foi chrétienne quoique de confession catholique, Poulenc y retournait à la suite d’une visite du sanctuaire de Rocamadour un jour de l’été 1936 où il découvrit la célèbre statue de la Vierge noire. Dès lors, il ne cessa de composer des œuvres d’inspiration religieuse, dont le Gloria, qu’il élabore à la suite d’une commande de la Fondation Serge Koussevitzky et qui est créée le 20 janvier 1961 par la soprano Adele Addison, le Chœur Pro Musica et l’Orchestre Symphonique de Boston dirigés par Charles Münch, tandis que la première audition française est donnée le 14 février 1961 par la soprano Rosanna Carten, les Chœurs René Duclos et l’Orchestre National de France dirigés par Georges Prêtre. Klaus Mäkelä, l’Orchestre de Paris et son chœur mixte enrichi de la voix chaleureuse d’Elsa Benoit ont donné de cette œuvre de vingt-cinq minutes en six parties une interprétation fervente, lui offrant sa part d’intériorité spirituelle, sa grâce, certes, mais aussi son tour populaire non dénué d’humour, conformément à ce qu’en disait le compositeur qui avouait avoir « pensé simplement, en l’écrivant, à ces fresques de Benozzo Gozzoli (1420/1424-1497) où les anges tirent la langue, et à ces graves dominicains que j’ai vus un jour jouer au football ».

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

C’est à travers Modest Moussogski (1839-1881) et ses Tableaux d’une exposition que l’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä ont ouvert en seconde partie de concert le cent-cinquantenaire anniversaire de la naissance de Maurice Ravel, qui vit le jour le 7 mars 1875 à Ciboure, village de la Côte Basque sur la rive sud de La Nivelle qui le sépare de Saint-Jean-de-Luz. Destinée par son auteur au seul piano (mais quel piano ! un sublime piano sonnant tel un orchestre au grand complet), cette partition composée en trois semaines de juin 1874, moins d’un an avant la naissance de son orchestrateur basque, a été orchestrée par quantité de compositeurs et d’interprètes. Mais la plus somptueuse reste celle de l’orchestrateur de génie qu’est Ravel, qui la réalisa en 1922 peu avant sa création le 19 octobre de la même année à l’Opéra de Paris par les Concerts Koussevitzky dirigé par leur fondateur et mécène. Il faut dire que s’agissant d’une déambulation au sein d’une exposition consacrée à Saint-Pétersbourg au peintre russe Viktor Hartmann (1834-1873), l’œuvre suscite l’émergence d’idées de couleurs que le piano est certes capable d’évoquer mais que seul l’orchestre peut en donner ampleur, diversité, contrastes, surtout de la part d’un coloriste comme Ravel, la seule version « qui vaille en Russie » assurait le chef d’orchestre Yuri Temirkanov. Le compositeur français, au-delà de l’orchestre romantique, attribue de nombreux rôles solistes à des instruments rarement sollicités à ce point, saxophone alto, contrebasson, tuba et harpes, et élargit la section de la percussion, mettant notamment en évidence célesta, xylophone, cloches tubes et cloche d’église. La vision ample et somptueusement colorée de Mäkelä s’appuie avec délectation sur la vaste palette de timbres et de nuances de son Orchestre de Paris, capable de réaliser une véritable pyrotechnie, quel que soit le pupitre, des ppp de velours jusqu’à des fff d’airain, sans la moindre défaillance. Cette ample partition de trente-cinq minutes se présente tel un grand poème en dix saynètes soudées par le superbe thème russe richement harmonisé de la Promenade qui se présente à quatre reprises dans le cours de l’œuvre. Le chef russe et son infaillible phalange ont réussi la gageure de donner une vie propre à chaque tableau grâce au prégnant pouvoir de suggestion de cette exécution d’une énergie singulière soutenue par une assise rythmique ferme et des sonorités grondantes, notamment dans Catacombae. Sepulcrum Romanum. C’est à peine s’il manquait une conception plus grinçante et grimaçante du Ballet des Poussins dans leurs Coques et de la Cabane sur des Pattes de Poule. Les sonorités « léchées » de l’Orchestre de Paris ont suscité des couleurs pleines et sensuelles.

Bruno Serrou

mercredi 8 janvier 2025

« Pierre Boulez 100 » : Somptueux programme illustrant les relations Boulez/Debussy/Mallarmé donné au Théâtre des Champs-Elysées par un orchestre Les Siècles manquant de dynamique, de relief, de couleurs

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Mardi 7 janvier 2025 

Pierre Boulez (1925-2016), Pli selon pli. Sarah Aristidou, Franck Ollu, Les Siècles
Photo : (c) Bruno Serrou

Le naufrage d’un splendide programme, tel a été le sort jeté ce soir sur le concert « Pierre Boule 100 » proposé au Théâtre des Champs-Elysées par Les Siècles dirigés par Franck Ollu, avec la mise en perspective bienvenue Boulez-Debussy-Mallarmé avec pour élément principal l’un des grands œuvres de Boulez, Pli selon Pli dans son intégralité, mis en résonance avec les Trois Poèmes de Mallarmé orchestrés par Heinz Holliger et La Mer de Debussy, l’un des chevaux de bataille de Boulez chef d’orchestre. Le problème est que les rapports entre les sonorités bouléziennes et les debussystes sont apparues si ternes, si plates, si uniformes qu’elles n’ont eu aucun écho entre elles. Quant à la cantatrice, Sarah Aristidou, qui remplaçait Sabine Devieilhe, elle n’était vraiment audible qu’à la condition de forcer son registre aigu. Une question, compte tenu des spécificités de l’orchestre, sur des instruments de quelle époque jouaient les musiciens réputés pour adapter leur choix selon les critères de l’interprétation historiquement informée ?

Sarah Aristidou, Franck Ollu, Les Siècles
Photo : (c) Bruno Serrou

Pour ce deuxième concert d’hommage à Pierre Boulez pour le centenaire de sa naissance, le Théâtre des Champs-Elysées et Les Siècles se sont associés pour donner l’une des œuvres majeures du compositeur, Pli selon pli. Sauf erreur ou omission de ma part, il me semble que c’est dans cette partition que Pierre Boulez est apparu pour la dernière fois à Paris, Salle Pleyel, au pupitre de chef d’orchestre, le 27 septembre 2011 à la tête de son Ensemble Intercontemporain. C’est pourquoi le concert de Les Siècles était particulièrement attendu. Cela d’autant plus que l’œuvre est plus souvent limitée en concert aux deux premières Improvisations sur Mallarmé que donnée dans son intégralité. Ce cycle en cinq parties qui se déploient sur une heure et six minutes constitue la partition la plus développée de la création boulézienne. Toutes les parties sont pour soprano et ensemble d’instruments et éditées séparément, ce qui autorise une exécution hors cycle de chaque volet. Il s’agit aussi, comme l’écrivait Dominique Jameux dans la monographie qu'il a consacrée à Pierre Boulez, l’œuvre apparaît avec le temps comme le point d’aboutissement du « premier Boulez » (1945-1960), qui aura « bouleversé les données de la pensée, de l’écriture et de l’écoute musicales plus qu’aucun compositeur de sa génération » (1). Sous-titré portrait de Mallarmé, il puise son inspiration dans la poésie de Stéphane Mallarmé, l’un des poètes favoris de Boulez au même titre qu’Henri Michaux et René Char dont il s’inspira dès son Livre pour quatuor en 1948-1949. Intitulée Don, la première partie (1962) illustre le poème Don du poème de 1865 sur le seul vers « Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée ! » puis des fragments de trois sonnets dans les trois improvisations, la première (1962) d’après « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui… », la deuxième (1958) d’après « Une dentelle s’abolit », la troisième (1959) d’après « A la nue accablante tu… » précède le finale, Tombeau (1959) d’après le sonnet éponyme dont Boulez utilise le dernier vers « Un peu profond ruisseau calomnie la mort », tandis que le titre Pli selon pli est tiré du sonnet Remémoration d’amis belges dans lequel Mallarmé évoque un séjour à Bruges auprès de poètes belges au cours duquel un brouillard se dissipe progressivement dévoilant la pierre de la vieille ville de Flandre-Occidentale « Comme furtive d’elle et visible je sens / Que se dévêt pli selon pli la terre veuve ».

Franck Ollu, Les Siècles. Photo : (c) Bruno Serrou

Il aura donc fallu trente-trois ans (1957-1990), après des révisions en 1984 et en 1989, pour que Pierre Boulez finisse par considérer la partition de Pli selon pli comme achevée. La version complète originelle a été créée le 20 octobre 1962 à Donaueschingen par Eva-Maria Rogner et le Südwestfunk de Baden-Baden dirigés par Pierre Boulez, sa structure évoquant le déroulé d’une vie, depuis l’enfance jusqu’à la mort, tandis que côté orchestration les première, quatrième et dernière parties requièrent la participation de grands ensembles orchestraux (quarante-huit musiciens pour Don, trente-sept pour Tombeau), tandis que les deux dernières Improvisations sont pour de plus petits effectifs instrumentaux (neuf pour la deuxième, vingt-sept pour la troisième), Improvisation I nécessitant trente-huit instrumentistes, les trois mouvements comprenant de riches sections de percussion qui renvoient à l’Afrique et à l’Asie, tandis que sont utilisés guitare amplifiée et mandoline, cette dernière renvoyant à la Symphonie n° 7 de Gustav Mahler.

Franck Ollu, François-Marie Drieux (?, violon solo), Les Siècles
Photo : (c) Bruno Serrou

Heureux de la perspective d’écouter Pli selon pli dans son intégralité, je me suis rendu au Théâtre des Champs-Elysées avec empressement, surtout que cette grande partition ouvrait le concert avant d’être mise en regard de pièces de Claude Debussy, dont les magnificences sonores sont si proches de celles de Boulez en général, et particulièrement de Pli selon pli. Mais il aura fallu de moins d’une minute pour mesurer combien l’étincelant était rendu mat et non réverbéré, le son étant comme étouffé, sombre, sans relief ni écho. Etait-ce dû à l’acoustique feutrée de la salle, était-ce dû à l’intrumentarium choisi par un orchestre dont la particularité revendiquée est de jouer sur instruments « d’époque » et/ou « historiquement informés », ou à la conception de son chef invité, Franck Ollu ?... Un peu des trois, assurément, car tout au long de l’exécution de l’œuvre, aucune magie dans les alliages de timbres n’est apparue, aucun lustre, la lumière et la sensualité cristalline de l’écriture de Pierre Boulez, qui fait de lui le seul véritable héritier de Claude Debussy ne se sont exposées, pas même dans les Improvisations les moins chargées orchestralement, plus précisément Mallarmé II pour soprano et neuf instrumentistes, tandis que la soprano aux pieds nus Sarah Aristidou à la voix charnelle et moelleuse, rencontrait quelque difficulté à se détacher de l’orchestre, si bien qu’elle était conduite à forcer sa voix pourtant agile mais parfois à la limite du cri, mais le fait que l’on ne discernait pas le moindre mot du texte n’était pas gênant en soi, puisque le compositeur lui-même convenait que la compréhension des poèmes n’était pas sa préoccupation, et qu’il suffisait de lire les poèmes avant l’écoute pour savoir ce dont il s’agissait. « Mon principe ne se borne pas à la compréhension immédiate, qui est une des formes - la moins riche, peut-être ? - de la transmutation du poème » écrivait Boulez, et « qui ne remplacera jamais la lecture sans musique, celle-ci restant le meilleur moyen d’information sur le contenu du poème », d’autant plus qu’il s’agit d’une œuvre de concert et non pas d’un opéra, « qui exige un minimum de compréhension directe afin de suivre l’action ». Aucun doute possible donc sur le fait que Pierre Boulez se serait opposé à l’usage qui a été fait du sur-titrage tandis que la cantatrice s’exprimait. Quant à l’instrumentarium choisi (était-il conforme à la facture de 1957, celle de 1962, ou celle de 1984 ou de 1990 ?), aucune piste décelable depuis la place que j’occupais, les pupitres de vent et de percussion restant hors de portée de ma vue depuis ma place du parterre, et la seule remarque que j’ai pu me faire a été l’usage d’une guitare sèche en lieu et place de la guitare « amplifiée » prévue.

Franck Ollu, Les Siècles. Photo : (c) Bruno Serrou

Outre Pli selon pli et le fait que soient mis en avant les liens étroits qu’entretiennent les créations de Boulez et son aîné Debussy, autre grand mallarméen, une troisième raison m’a incité à assister à ce concert du cycle « Pierre Boulez 100 », la programmation du magnifique recueil debussyste de mélodies sur Trois poèmes de Stéphane Mallarmé (Soupir, Placet futile, Le Dialogue du vent et de la mer) donné en outre dans une orchestration réalisée par l’immense musicien qu’est le compositeur hautboïste chef d’orchestre pédagogue suisse Heinz Holliger (né en 1939), dont la musique puise en son ensemble dans une poétique habitée par la folie et la mort qui a dédié sa réalisation au baryton allemand Christian Gerhaher. Cette version, qui a été créée à Munich le 9 juin 2016 par son dédicataire et l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise dirigé par Heinz Holliger, requiert un orchestre de quatre vingt deux musiciens [deux flûtes (aussi flûte piccolo), flûte alto, deux hautbois, cor anglais, trois clarinettes (aussi deux clarinettes basses, clarinette contrebasse), deux bassons, quatre cors, deux trompettes, timbales, percussionniste, célesta, deux harpes, cordes (14, 12, 10, 8, 6)], ce qui permet à l’auteur de la transcription de célébrer l’auteur de la partition originale pour voix et piano en mettant en évidence les particularités de l’écriture et les sonorités envoûtantes de l’orchestre de son auteur, ce qu’a malencontreusement atténué la conception de Franck Ollu à la tête de l’orchestre Les Siècles qui ont étouffé la voix de Sarah Aristidou ainsi que les scintillements de l’orchestration luxuriante passant d’un pupitre à l’autre avec une virtuosité aérienne et fluide, la conception manquant de poésie et de mystère. Les mêmes remarques valent pour le triptyque d’esquisses symphoniques La Mer qui était l’une des œuvres favorites de Pierre Boulez chef d’orchestre, Les Siècles s’avérant sous la direction de Franck Ollu moins énergique et flamboyant qu’avec son fondateur, François-Xavier Roth, la conception n’étant ni descriptive ni suggestive, tandis que les textures de l’orchestre ont manqué de chair et la polyphonie s’avérant trop touffue.

Bruno Serrou

1) Dominique Jameux, « Pierre Boulez », Editions Fayard, collection « Musiciens d’aujourd’hui » (1984, 496 pages)