lundi 7 juillet 2025

De la musique au son... Une réflexion sur la création musicale contemporaine par le musicologue Makis Solomos

A l’occasion de la publication du livre De la musique au son de Makis Solomos qui vient de paraître traduit en espagnol, j’ai rencontré le 3 mai dernier pour le magazine Scherzo l’auteur, qui présente ici son ouvrage initialement paru en français en 2013 (1) et qu’il vient de mettre à jour à l’occasion de cette traduction dans la langue de Cervantès. Né à Athènes en 1962, interné avec sa mère dans le camp de concentration de l’île de Gyaros lors du coup d’Etat des colonels de 1967, il a passé une partie de son enfance en France comme réfugié politique avec sa famille. En 1980, il s’installe à Paris, où il étudie la composition avec Yoshihira Taïra et Sergio Ortega, et la musicologie à l’Université de la Sorbonne-Paris IV. Docteur ès-Musicologie, il a enseigné à l’Université Paul Valéry de Montpellier jusqu’en 2010, et il est actuellement professeur à l’Université Paris VIII et membre de l’Institut universitaire de France. Eminent connaisseur de l’œuvre de Iannis Xenakis à propos de laquelle il a consacré plusieurs ouvrages, ses recherches portent sur de nombreux domaines, notamment les musiques spectrale, électroniques et populaires. Défenseur d’une approche esthétique radicale de la musique contemporaine, il reste à distance des esthétiques « modernistes modérées et de la lecture linéaire de l’histoire de la musique. Ses récents travaux sont consacrés à des thématiques comme l’émergence du son, l’écologie du son et la décroissance. Parmi ses ouvrages et contributions, citons Le devenir du matériau musical au XXe siècle, Notes sur la spatialisation de la musique et l’émergence du son, Analyse de l’écologie chez Xenakis, Du projet bartokien au son : L’évolution du jeune Xenakis, Notes pour une comparaison des paradigmes technologiques des musiques électroniques savantes et populaires, Iannis Xenakis, L’espace : musique-philosophie, La métaphore lumineuse. Xenakis-Grisey, Horacio Vaggione : Composition theory, Rythme, temps et émergence

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Makis Solomos (né en 1962). Photo : DR

Interview de Makis Solomos, « De la Musique au Son »

Bruno Serrou : Comment se présente votre livre De la musique au son ?

Makis Solomos : L’ouvrage a été publié en 2013 aux Editions Universitaires de Rennes dans la version française en cinq cent quarante deux pages illustrées de deux cents exemples musicaux. Puis j’en ai tiré une version abrégée d’un tiers pour la traduction anglaise parue en 2019 sous le titre From Music to Sound, avec une mise à jour et dans laquelle je n’ai gardé que quelques exemples, les autres étant accessibles sur le Web. Ensuite, nous avons commencé la traduction espagnole De la musica al sonido à partir de la version abrégée anglaise, mais avec la totalité des exemples originels dans une très belle mise en page. Pour moi, ces exemples sont importants, parce que je m’y réfère constamment dans le texte.

B. S. : Quelles sont les origines de cet ouvrage ?

M. S. : Sa genèse remonte à ma thèse de doctorat que j’ai soutenue en 1993. Une thèse sur laquelle j’ai travaillé pendant huit ans. Elle portait sur le premier Xenakis, celui de 1953 à 1969, et l’émergence du son. J’allais à l’encontre de la lecture de l’œuvre de Xenakis dominante à l’époque, et je me disais qu’il y avait certes des mathématiques dans sa musique mais pour seulement dix pour cent, et qu’en revanche il y avait tout un espace jamais exploré jusqu’alors, celui d’une musique de sons, ce qui fait qu’elle touche. J’appelais alors cette part de la créativité de Xenakis « la sonorité ». A l’issue de ma thèse, je me suis dit que j’allais en tirer deux livres, l’un sur Xenakis, l’autre plus général sur l’émergence du son. J’ai écrit le premier, et le second a attendu vingt ans, et il est paru en 2013. Mais ce délais lui a été bénéfique, parce que, mûrissant, j’ai élargi ma vision, ajoutant quantité d’éléments, tandis que parallèlement j’approfondissais ma connaissance de Xenakis avec plusieurs sujets de recherche, l’espace, puis le son, aujourd’hui l’écologie.

B. S. : Xenakis se préoccupait-il d’écologie ?

M. S. : J’ai écrit un article sur Xenakis et l’écologie. D’abord du point de vue compositionnel, il recyclait énormément. Il s’agit chez lui d’une économie de moyens, ce qui est très écologique. Pour ce qui concerne l’architecture, avec sa fameuse cité cosmique, il rêve d’une ville de cinq kilomètres de haut et de deux-cents mètres de circonférence, et il laisse tout le reste à la nature. Si bien que cette dernière engendre toute une part de sa pensée. Je dirais cette pensée prémoderne et elle ne fait pas de différence entre nature et civilisation. Chez les modernes, la civilisation domine la nature, tandis que Xenakis ne distingue pas entre nature et culture. Il adorait la nature, ce qui se retrouve dans sa musique avec les arborescences, technique qu’il a empruntée aux arbres, où il y a des automates cellulaires. Chez Xenakis, il y a trois niveaux, le premier est la nature à travers les sciences, donc modélisation physique par exemple les automates cellulaires, le deuxième est ce que j’appelle l’aspect dionysiaque, le fait d’une fusion avec la nature, ce qui me conduit à emprunter le terme dionysiaque à Friedrich Nietzsche que ce dernier oppose à l’apollinien, alors que Xenakis est à la fois dionysiaque et apollinien. Quand il fait des mathématiques, il est apollinien, et quand il fait des choses immédiates comme Terretektorh (1964-1965), il est dionysiaque. Le troisième niveau repose sur le fait que sa musique est quasi naturaliste, par exemple La Légende d’Eer (1978), qui était pour le Diatope, à la fin ce sont presque des sons de batraciens, obtenus par l’électronique.

B. S. : Est-ce vous qui percevez ainsi la musique de Xenakis, où en avez-vous parlé avec lui ?

M. S. : C’est ma lecture. Je fais de la musicologie, science que les compositeurs voient comme une courroie de transmission. Ce qui n’est pas du tout ma façon de penser. Les compositeurs font ce qu’ils veulent. Certains me contestent, surtout dans ma jeunesse. Pas Xenakis. J’avais 23 ans quand je l’ai rencontré. Je venais de soutenir ma Maîtrise (Master 1) sur la musique contemporaine grecque - je pensais rentrer en Grèce à l’époque. L’avant-dernier chapitre était consacré à Xenakis, et j’ai compris que le reste ne m’intéressait pas. Si bien que j’ai changé mon sujet de DEA (Master 2) Sémiologie, ce qui était à la mode à l’époque, et Xenakis me passionnait. Je suis donc allé le voir pendant un stage du Centre Acanthe. J’étais timide, j’ai pris rendez-vous avec lui pour le lendemain. Je ne savais pas s’il me fallait parler grec ou français. Je lui avais déposé la veille les travaux de recherche pour mes deux Masters. J’arrive au rendez-vous, et il me dit « Et alors ? » J’étais libéré ! J’ai compris que moi c’était moi, que lui c’était lui, que je n’avais pas besoin de raconter ce qu’il racontait, et que je pouvais écrire ce que je voulais. J’ai commencé ma lecture sur le son, et j’ai découvert tout un aspect dont lui-même n’avait jamais parlé et qui est maintenant une évidence pour tout le monde.

B. S. : Que le compositeur soit d’accord ou pas sur ce que l’analyse conduit à découvrir dans son œuvre a-t-il de l’importance ?

M. S. : … C'est sans importance ! On ne cherche pas l’intention du compositeur, c’est une des faveurs parmi d’autres qui sont absolument importantes. Mais ce n’est pas en dépit du compositeur. On ne va pas le trahir. C’est une analyse que le musicologue fait. On a le droit. Par exemple, Xenakis est très clair. Au début de sa carrière, il a beaucoup parlé de mathématiques. Pour plusieurs raisons. D’abord, il voulait rompre avec sa propre histoire, il avait besoin de sortir des questions politiques et folkloriques, parce qu’au début il voulait être le Bartók de la Grèce. Ensuite, parce qu’à l’époque il était formaliste, il lui fallait être encore plus formaliste qu’un Pierre Boulez, il lui fallait être plus moderne que les modernes de l’époque. Quand il est arrivé en France en 1947 jusqu’à Metastaseis en 1953-1954, il faisait une musique « Bartók de la Grèce », et il finit par dire « je me suis aperçu que c’était un peu provincial ». Il s’est donc mis à faire encore plus moderne que les modernes. Aujourd’hui, cette problématique a disparu. Le problème n’est plus l’originalité à tout prix, mais la conception d'une musique qui touche. C’est pourquoi que je suis passé à l’écologie, à la musique qui émeut, ce qui ne veut pas dire que ce n’est pas intellectuel. Mais le formalisme, pour reprendre des catégories connues, est obsolète. Ce qui fait qu’aujourd’hui je m’intéresse à la politique. Ce livre m’a donc beaucoup appris. Depuis ma thèse, en fait, voilà une vingtaine d’années. Le sujet était le Iannis Xenakis de 1953 à 1969, l’émergence du son dans le premier Xenakis. Je me suis rendu compte de la filiation avec Edgard Varèse et la référence avec la science, Varèse ayant un pied dans la science et étant le premier compositeur du son, ce que Xenakis poursuit. Je me suis aussi aperçu, autre exemple très important pour moi, que Xenakis amène aux spectraux…

B. S. : Davantage que Giacinto Scelsi ?

M. S. : Scelsi est parallèle à Xenakis. Les spectraux ont fait leur petit mixage, ils ont pris à la fois chez Scelsi, anti-sériel, tandis que chez Xenakis ils ont trouvé le son et le processus. Ils se réfèrent à lui, après l’avoir rencontré à Darmstadt, alors que Scelsi était à Rome, où ils ont séjournés comme pensionnaires de la Villa Medici.

B. S. : Quelle est la filiation entre Iannis Xenakis et les spectraux ?

M. S. : Ils l’ont rencontré à Darmstadt en 1974, lorsque Xenakis y a été invité pour la première fois. Il leur a parlé de Metastaseis et sans doute de Pithoprakta, puis Gérard Grisey a étudié avec lui. Par exemple, Grisey a transmis ce que lui a enseigné Xenakis à ses propres élèves, Jean-Luc Hervé notamment qui connaît bien Xenakis. Tristan Murail peut-être moins, mais Hugues Dufourt respecte beaucoup Xenakis.

B. S. : Vous parlez aussi de Jean-Claude Risset et de quantité d’autres compositeurs, dans votre livre…

M. S. : Les gens qui lisent mon livre me disent qu’il est bien mais que je ne parle pas de tel ou tel compositeurs. Au début, je le prenais pour une critique, mais en fait, pas du tout, je me rends compte que je leur ai ouvert l’appétit, leur donnant envie d’aller plus loin, ce qui considérable.

B. S. : Pourquoi intégrez-vous le rock et le rap dans votre livre ?

M. S. : Tout est intéressant, le rap aussi. C’est de la grande musique…

B. S. : Vous trouvez ?

M. S. : Oui. Mais ce n’est pas votre génération, voilà tout. Ce n’est pas la musique que je vais écouter non plus. Mais j’ai un doctorant qui étudie le rap, il fait vraiment du super travail. Il est normal qu’il soit enseigné à l’université. La musique contemporaine y est bien entrée. Mais elle est devenue historique. Maintenant, elle est en train de mourir, il y a donc un passage de flambeau.

B. S. : Il y a pourtant quantité de compositeurs passionnants, aujourd’hui !

M. S. : Oui, mais ils deviennent académiques. Et il y a des mouvements, plein de choses nouvelles… Je travaille en ce moment sur l’écologie.

B. S. : Qu’appelez-vous l’écologie en matière sonore ?

M. S. : Il se trouve beaucoup de courants. Celui de l’écologie acoustique qui remonte à Raymond Murray-Schafer (1933-2021). Il y a des compositeurs moins connus, comme Hildegard Westerkamp, née en 1946, « faiseuse de sons féministe et écologiste », pionnière de l’écologie acoustique et soundmaker (« compositions à base de paysages sonores »). Le son est une question complexe. Qu’est-ce que le son ? Comment le définir ? En France, la tradition fait que l’on confond « son » et « timbre ». Or, le son ne se réduit pas à la question du timbre. J’ai donc émis l’idée de catégories… J’ai d’abord voulu un livre d’histoire, mais je n’aime pas trop l’histoire de la musique. Un peu plus aujourd’hui, mais pour moi la notion de dates n’est pas intéressante. L’histoire linéaire m’ennuie. C’est pourquoi j’ai eu l’idée d’établir cinq catégories et d’en déduire autant d’histoires parallèles qui convergent pour définir le son. Ce qui m’a libéré. La première histoire est bien sûr celle du timbre, que je fais remonter aux origines de l’orchestration, donc à Monteverdi et à son Orfeo, première partition où sont indiqués les instruments. Mais je n’écris pas quantité de pages sur le sujet, je le mentionne, puis je balaye rapidement le XIXe siècle, Berlioz, Wagner, etc., et j’en viens au XXe. Après, j’abandonne l’orchestration, j’entre dans l’impressionnisme français avec le timbre, Varèse, et j’aboutis aux spectraux. A la fin du premier chapitre, je m’attache à quelques personnes qui travaillent avec un logiciel de l’IRCAM qui répond au nom Orchidée pour orchestration automatique. Vous lui dites « je veux par exemple un environnement sonore avec des oiseaux », et le logiciel propose une transposition d’orchestre de volatiles. Mon deuxième chapitre est l’antidote du timbre, l’histoire du concept de bruit. Le timbre, c’est raffiné, c’est pourquoi il est typiquement franco-français, nous faisons de la musique de sons mais en musique savante. Là, je remonte à l’Antiquité sans m’y attarder, disant que l’invention de l’harmonie a éliminé le bruit de la musique mais il a toujours été là, par exemple dans les défauts des instruments. Même le meilleur violon du monde, au début a un petit grain qui est du bruit, et toute la musique classique a cherché à couper, éliminer ce bruit parasite, mais il a toujours été présent.

B. S. : Les musiciens ont de tout temps voulu maîtriser tous les paramètres, alors que le bruit ne peut pas l’être.

M. S. : En revanche, au XXe siècle le bruit se libère. Varèse va en faire quelque chose, concevant la première musique bruitiste, bien qu’il n’ait pas utilisé ce terme, qui a été trouvé par Luigi Carlo Filippo Russolo (1885-1947), officiellement considéré comme le père de la musique bruitiste. Je rends aussi hommage aux bruitistes italiens parce qu’ils ont trop vite été enterrés. Dans mon livre, j’évoque tous ces musiciens qui sont passés à la trappe de l’histoire de la musique. J’aimerais un jour écrire un livre sur la musique contemporaine loin de l’histoire officielle et mettre ainsi en avant des musiciens comme Serge Nigg. La quatrième, que je développe parce que c’est celle que je connais le mieux, est un livre dans le livre, c’est la composition du son. C’est-à-dire que désormais au lieu de composer avec des notes, avec des sons, on compose le son. Ce n’est pas une question de timbre, de qualité instrumentale, mais la musique spectrale y étant intégrée, l’idée d’accord est bien présente mais elle ne s’entend pas comme un accord mais comme un son. Il y a donc tout un chapitre ou Varèse revient, il y a aussi Xenakis, il y a le minimalisme américain que j’entends comme une musique de sons, et je finis avec la musique électronique avec un hommage à Jean-Claude Risset, qui est le premier à avoir dit « je ne compose plus avec des sons mais je compose le son », réalisant donc la synthèse du son. Ce concept est très développé dans mon livre, car c’était ma grande idée sur Xenakis. La cinquième et dernière histoire est celle très importante de l’espace. Je développe la thèse que l’espace n’est pas un paramètre mais il est indissociable du son, je forge donc le concept d’espace-son, et je dis que la musique s’achemine vers cette notion, et je recommence l’histoire en remontant chaque fois de moins en moins loin. Mon livre se présente ainsi sous forme de spirale. La première entrée historique est Richard Wagner chez qui l’espace est très important, je critique vivement Theodor W. Adorno, et je finis avec ce qui se faisait dans les années 2010 puisque le livre a été achevé en 2013, donc les logiciels, la spatialisation, etc. Pour compléter la présentation de ce livre, l’histoire du milieu, la troisième, après l’histoire du matériau celle de l’écoute. Parce que ma thèse est que pour la musique nouvelle au XXe siècle le problème n’est pas le matériau, ce n’est pas la difficulté, mais le fait qu’il faut un changement d’écoute. Si vous faites écouter du Xenakis aux gens et qu’ils continuent à y chercher des mélodies, des accords et des rythmes, ils vont forcément être déçus. Pour un changement d’écoute il faut qu’ils commencent à écouter le son. Donc, je raconte une histoire du son mais cette fois à travers l’écoute.

B. S. : L’IRCAM, Philippe Manoury entrent-ils dans votre thématique ?

M. S. : Je parle beaucoup de l’IRCAM et des compositeurs français, bien sûr. Dans la première mouture du livre, ils sont nombreux. Moins dans la deuxième, en anglais, où j’en ai pas mal éliminé parce qu’il était d’audience plus internationale, et j’ai ajouté des personnalités pour l’édition espagnole, qui constitue une sorte de mise à jour. J’ai aussi ajouté beaucoup de compositrices, parce que la question des femmes est apparue dans les années 2010. J’ai donc refait un mixte. Il y a des index dans les deux livres détaillés, avec auteurs, œuvres et notions. Par rapport à l’édition anglaise, pas mal de gens ont disparu, d’autres ont été ajoutés.

B. S. : Comment guidez-vous vos lecteurs ?

M. S. : Je commence par John Cage. Car, avec lui, une nouvelle histoire commence. Cage est avant tout une musique de l’écoute, il n’est pas un compositeur du matériau. Après, il y a Pierre Schaeffer, la musique concrète. Schaeffer est plutôt un théoricien, un grand administrateur qu’un musicien, un grand politique. Il s’est séparé de tous les compositeurs intéressants, les Luc Ferrari, Iannis Xenakis... C’est l’histoire de la France et de ses directeurs d’institutions. Même chose à l’IRCAM, où il y avait Risset, les Américains, Luciano Berio… L’histoire de l’écoute est fondamentale pour comprendre ce changement paradigmatique de la note à la culture du son.

B. S. : Comment définissez-vous le bruit ? Lui aussi peut être mesuré…

M. S. : Le bruit peut être un cluster. J’aborde dans mon livre l’histoire du cluster avec un hommage à Henry Cowell (1897-1965). Ce peut être Varèse dont le concept est le son organisé, et qui dit « moi, j’aime le bruit ». J’aurais pu écrire aussi une histoire à travers les supports matériels, les instruments et le studio. Une dernière histoire que j’aurais voulu relater, mais que j’ai abandonnée bien qu'elle soit importante, c’est l’histoire du multimédia. Le fait que le son vient aussi parce que les gens commencent à travailler avec d’autres médias que le son lui-même, et du coup, par exemple chez Xenakis, avec le Diatope, le son est un support, comme l’est aussi l’image. Il devient donc un média parmi d’autres. Il y a une matérialité, dans le son.

B. S. : De la musique au son… La musique a toujours été liée au son. Ils ne peuvent exister l’un sans l’autre…

M. S. : Mais pendant longtemps la musique était centrée sur les notes. Quand vous écoutez du Schubert au piano, un lied par exemple, c’est la belle mélodie qui vous emporte, la relation au texte, l’harmonie. Tandis que pour le rap, ce n’est pas de la note mais du son. Les rappeurs travaillent avec des montages de sons, avec des samplers de cinq ou six secondes, des bruits cassés, et ils les mettent dans leur musique.

B. S. : Sur quel projet de livre travaillez-vous actuellement ?

M. S. : Je travaille sur l’écologie, parce que je me suis aperçu qu’une fois entré et accepté la culture du son, on essuie beaucoup de critiques de la part des conservateurs qui disent que la musique n’est pas que le son. Je leur réponds par exemple que l’on compose le son, mais ils me rétorquent que la musique reste une affaire de notes, de rythmes, et ils n’acceptent pas ce passage. Ils disent que le problème du son est que l’on peut vite tomber dans une sorte de fétichisme de l’écoute que l’on rencontre dans certaines musiques, pas seulement dans la musique populaire. Adorno a beaucoup écrit et parlé sur ce sujet. Il détestait la musique de sons. Il s’agissait à l’époque de timbre. C’est son fameux article de 1938 sur la régression de l’audition et le fétichisme. En fait, Adorno était très conservateur et nationaliste sur le plan musical, d’où sa détestation de Debussy. Il rejetait aussi la musique de 1968, il ne supportait pas Joan Baez, il a écrit des choses horribles sur elle. J’ai tenu donc compte de cette critique et, de là, la question du fétichisme du son, c’est-à-dire que notamment à travers les médias, à travers l’écoute on peut avoir un beau son, un bel espace, et il est vrai que l’on entre dans le fétichisme c’est-à-dire que l’on prend plaisir à une relation purement matérielle, et là on peut faire une analyse freudienne ou marxiste, Marx ayant écrit sur le fétichisme de la marchandise.  Et c’est là où j’ai éprouvé le besoin de recadrer le tout et de penser un nouveau cadre qu’était la musique auparavant puisque mon livre s’appelle De la musique au son, quand je dis au son je reste dans la musique, mais il y a besoin d’un nouveau cadre, et donc c’est là que la notion d’écologie est arrivée dans ma manière de penser. Je définis l’écologie très simplement, comme une pensée des relations, donc aux antipodes de John Cage. Cage se débarrasse des relations et dit « moi je n’écoute qu’un son, je le laisse s’épanouir et du coup je me débarrasse des relations. » Et le problème de nos sociétés aujourd’hui, notamment du capitalisme, est la distinction des relations au sein de la famille, entre les amis, entre les peuples. Il s’agit donc aussi d’une critique politique et l’écologie est arrivée à ce moment-là. Je ne suis pas parti de l’écologie environnementale, de la nature. Bien sûr, elle est présente, mais je suis parti de la question des relations, à tous les niveaux, notamment entre les sons. Aujourd’hui, je travaille sur les arts sonores, je considère qu’ils font partie de la musique et il faut travailler avec eux. Je développe toute une pensée sur les sons, et quand on discute on s’aperçoit que les gens ont une relation intime avec les sons qu’il faut rendre consciente.

B. S. : Ce travail est-il typiquement d’aujourd’hui ou correspondait-il à une préoccupation ? Par exemple, quand on écoute la musique ancienne, il y a déjà des chants d’oiseaux, comme chez Clément Janequin…

M. S. : Si l’on parle de sons environnementaux, ce que l’on appelle la nature, il y a une relation très forte. La différence que j’établis entre relation à la nature que les musiciens ont toujours eue et écologie est la suivante : en musique, tout comme dans l’art en général jusqu’à Hegel, un crédo voulait qu’il fallait imiter la nature, mais, là, on est dans l’imitation, dans la nostalgie. C’est-à-dire dans la vision de la modernité qui se développe à partir de Descartes où l’humain domine totalement la nature, la machine, l’industrie, l’art prend alors en charge le refoulé. Rappeler aux humains qu’il y a la nature, c’est de la nostalgie. L’écologie introduit le militantisme, la nature dit que ce n’est plus la nostalgie, qu’il faut se battre pour changer le monde et pour arrêter ce délire qui nous conduit à l’effondrement. C’est la grande différence. C’est-à-dire, par exemple, imaginez un compositeur de l’IRCAM qui écrit un opéra ayant pour thème l’effondrement écologique mais qui utilise trente chanteurs, un orchestre de quatre-vingts musiciens et qui fait le tour du monde avec cette production, ce n’est plus écologique. L’œuvre a pour thème la nature, mais elle est anti-écologique.

B. S. : Certes, mais sur le plan social, ce n’est pas très positif.

M. S. : Il y a trois sortes d’écologies. Celle-ci est l’écologie environnementale. Mais il y a aussi l’écologie sociale et l’écologie mentale. J’emprunte cette différenciation à Félix Guattari (1930-1992), philosophe-psychanalyste qui a beaucoup écrit avec Gilles Deleuze (1925-1995). Il a signé un livre, Les trois écologies, pour dire qu’il ne faut pas séparer l’environnemental du social et du mental. Je suis d’accord qu’il ne faut pas jouer comme le « green washing ». Les trois écologies doivent aller ensemble. Mon livre sur l’écologie finit sur la Covid-19. La relation au numérique est très complexe. Le numérique coûte très cher écologiquement. Des institutions comme l’IRCAM, le GRM ont un coût écologique, parce que ce sont des bases de données, or, les data centers sont des flux. Mon livre sur l’écologie commence par l’écologie dite « punitive ». « Vous auditeurs qui aimez la musique, vous détruisez la planète parce que vous écoutez des choses en ligne qui sont dans des data centers qui font fondre les banquises ». Mais, détestant l’écologie punitive, je complète ma phrase par « mais la musique peut faire du bien ». Ce livre est paru en anglais, et sa publication en français ne devrait pas tarder. Son titre est Pour une écologie de la musique et du son. Un titre assez programmatique. Il va sortir aux Presses du Réel. Il aurait dû paraître voilà un ou deux ans. Je suis un universitaire, donc pour moi la durée de vie d’un livre est de vingt ans, mais elle est de plus en plus courte aujourd’hui. J’écris peu de livres, mais beaucoup d’articles, comme tous les universitaires. En fait mes livres sont faits à partir de mes articles que je retravaille.

Recueilli par Bruno Serrou

À Paris, samedi 3 mai 2025

1) Lien avec le PDF de la première version du ivre (2013), en libre accès : https://hal.science/hal-00769893

 

 

mardi 1 juillet 2025

Impressionnante première scénique bordelaise de «La Passion grecque» de Bohuslav Martinů par Raphaël Pichon et Pygmalion au Festival Pulsations de Bordeaux

Bordeaux. Festival Pulsations. Hall 47 - Floirac. Samedi 28 juin 2025 

Bohuslav Martinů (1890-1959), La Passion grecque 
Photo : (c) Adrian Stapf

Le dernier samedi de juin, à Bordeaux, dans un lieu magique de la rive droite de la Gironde, une friche industrielle dénommée Halle 47-Floirac, dans le cadre du Festival Pulsations de Raphaël Pichon, ce dernier a dirigé une production remarquable du chef-d’œuvre lyrique du Tchèque Bohuslav Martinů, La Passion grecque d’après Le Christ recrucifié de Nikos Kazantzakis. Un pur joyau du XXe siècle pourtant fort peu programmé, ce qui est injustifié. Raphaël Pichon en a réalisé l’adaptation française du livret original en anglais. Réduisant légèrement l’orchestre, particulièrement les cordes, ainsi que l’œuvre-même d’une vingtaine de minutes afin d’enchaîner les quatre actes sans entracte. Un sujet universel se déroulant dans un village d’Anatolie pendant la guerre gréco-turque de 1919-1922 où communautés autochtone et émigrée essaient de cohabiter, une musique dense, d’une vocalité rare pour la seconde moitié du siècle dernier, avec un usage d’instruments solistes d’une rare poésie (cor anglais, hautbois, clarinette, basson, accordéon, violoncelle, violon…), direction d’une force dramatique et d’un onirisme enthousiasmants portant la distribution à l’effervescence, avec notamment Julien Henric, Mélissa Petit, Matthieu Lécroart, Thomas Dolé (pope impressionnant), Marc Mauilllon, Camille Chopin, un chœur et un orchestre Pygmalion magistraux enrichis d’un chœur d’amateurs et de la Jeune Académie Vocale d’Aquitaine, mise en scène et scénographie brillantes de Juana Inès Cano Restrepo 

Bohuslav Martinů (1890-1959), La Passion grecque. Julien Henric (Manolios) 
Photo : (c) Adrian Stapf

Plus encore que Juliette ou la clef des songes d’après la pièce de Georges Neveux composé en 1938 à l’affiche de l’Opéra de Paris en 2002 reprise en 2006, le chef-d’œuvre de Bohuslav Martinů (1890-1959) est le dernier de ses quatre opéras, La Passion grecque, composé en 1957. Il s’agit aussi indubitablement de l’une des partitions d’opéra les plus significatives du XXe siècle, inexplicablement absente de la scène lyrique française, y compris à Paris, où elle n’a été donnée, sauf erreur ou omission, que sur le plateau de l’Opéra-Comique en version concert par la troupe de l’Opéra de Prague à l’époque où Rolf Liebermann dirigeait l’Opéra de Paris duquel dépendait alors la salle Favart. Depuis sa programmation au Festival de Salzbourg en 2023 dans une mise en scène de Simon Stone et sous la direction de Maxime Pascal. L’œuvre a pourtant tous les atouts pour convaincre et séduire le public contemporain. Sur le plan littéraire tout d’abord. Le compositeur tchèque a choisi pour assise de son opéra l’une des œuvres phare de la littérature grecque moderne, le roman Le Christ recrucifié de Nikos Kazantzakis (1883-1957) - auteur notamment du roman Alexis Zorba sur lequel se fonde le film Zorba le Grec de Michel Cacoyannis, et de La Dernière Tentation, qui inspira La Dernière Tentation du Christ de Martin Scorsese -  écrit en 1948, publié en 1950 dans une traduction en suédois, puis en 1951 en norvégien, en 1953 en anglais, en 1954 dans sa version grecque originale, en 1955 en français… Mêlant avec humanité Mythe et Histoire, le récit relate les tentatives de préparations de la Passion du Christ par les habitants du village anatolien de Lycovryssi sous domination ottomane. 

Bohuslav Martinů (1890-1959), La Passion grecque 
Photo : (c) Adrian Stapf

Tous les sept ans, durant la Semaine sainte, cette commune met en scène la Passion dans une distribution à six personnages élaborée par les anciens du village. Tandis que le berger Manolios, dont le cœur est partagé entre deux femmes du village attirées par son inaccessible beauté, est choisi par le pope omnipotent pour incarner le Christ, un groupe de réfugiés grecs chassés de leur propre village par les Turcs arrivent à Lycovryssi. La présence de ces derniers va diviser la communauté. Tandis que le pope et les notables les rejettent sans pitié, les habitants plus modestes choisissent ceux qui vont incarner les apôtres, mettant également tout en œuvre pour secourir les arrivants. Leur générosité va agir comme un électrochoc, provoquant une série de drames qui va bouleverser l’existence du vieux bourg, annihilant les valeurs qu’ils proclament à travers la Passion d’accueil, de charité, de solidarité et de fraternité, avivant les bas instincts dissimulés par l’hypocrisie et la bien-pensance mus par la peur et le rejet de l’autre qui vont conduire au sacrifice du berger, qui, comme le Christ qu’il incarnait, perdra la vie pour avoir préféré l’amour de son prochain en souffrance plutôt que celui d’une seule. Sur le plan musical ensuite, tant il se trouve dans l’œuvre de Martinů, également auteur du livret, une inspiration mélodique sertie d’une écriture instrumentale et d’une vocalité aussi incandescentes, expressives, raffinées et puissamment originales que celles du Morave Leoš Janáček

                                                 

Bohuslav Martinů (1890-1959), La Passion grecque 
Photo : (c) Adrian Stapf

Comme il l’annonçait dans l’interview qu’il m’avait accordée en février dernier et publiée sur ce site en date du 8 mai 2025 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/05/interview-raphael-pichon-directeur.html), Raphaël Pichon, qui reconnaît avoir un faible pour cette œuvre, a longuement travaillé la partition, commençant par le livret dont il a lui-même réalisé l’adaptation à partir de la version française de 1967 fondée sur l’original anglais de la création à l’Opéra de Zürich le 9 juin 1961 et du roman de Kazantzakis, mettant clairement en évidence le fait que l’œuvre est le reflet des sociétés contemporaines, et en effectuant quelques coupures faisant en sorte de donner les quatre actes en un seul tenant de cent-dix minutes, amputant l’œuvre d’une vingtaine de minutes sans dommages marquants tant elles sont judicieusement réalisées, témoignant ainsi de la grande sensibilité de musicien de Raphaël Pichon, coupant court à l’adage de Richard Strauss qui estimait à raison qu’ « il n’est pas juste qu’un opéra bien composé et bien conçu sur le plan dramatique soit raccourci par des coupures. Les proportions sont meilleures et permettent une bonne répartition de la lumière et des ombres » (1). Raphaël Pichon met en relief les aspirations de la totalité des protagonistes à un foyer, une terre, un avenir, portant le tout vers la grâce, donnant à l’œuvre une luminosité et une humanité exacerbées proprement bouleversantes. Du côté de l’orchestre, l’arrangement réalisé par le compositeur Arthur Lavandier (né en 1987) est subtilement réalisé, réduisant le nombre de cordes et de cors, tandis qu’instruments à vent et à percussion restent conformes aux effectifs d’origine [deux flûtes, deux hautbois (premier également cor anglais), deux clarinettes, deux bassons, deux cors, deux trompettes, deux trombones, tuba, deux percussionnistes, harpe, accordéon, cordes (6, 6, 5, 5, 3)].

Bohuslav Martinů (1890-1959), La Passion grecque 
Photo : (c) Pygmalion

Tirant un intelligent parti du lieu choisi pour la production du spectacle, une friche industrielle de la rive droite de la Gironde répertoriée sous le nom de Halle 47 – Floirac à l’acoustique un rien sèche mais généreuse et limpide, la metteuse en scène autrichienne Juana Inès Cano Restrepo, également signataire de la scénographie, réalise pour sa première production en France un spectacle d’une grande lisibilité, exploitant le vaste espace scénique, disposant l’orchestre à jardin et les mouvements de foule côté cour, tandis que le fond sert pour les évocations oniriques - seuls les surtitres, projetés sur une poutre métallique sont plus ou moins lisibles car trop petits -, tandis que les concerts de cloches sonnant à toute volée qui ponctuent l’œuvre parviennent aux oreilles du spectateur de partout et de nulle part, provoquant un bel effet auditif, et que les costumes d’Adrian Stapf situent bien personnages et action, le tout éclairé telles des aquarelles par Martin Schwarz. La distribution foisonnante ne souffre d’aucune faiblesse. Autour du berger Manolios du ténor Julien Henric, déchirant de vérité et d’engagement, la soprano Mélissa Petit campe une ardente Katerina, le baryton-basse Matthieu Lécroart est un pope Grigoris glacial, tandis que Thomas Dolié un pope des réfugiés Fotis d’une grande humanité, le ténor Antonin Rondepierre, est un Panaït amant de Katrina éperdu, le ténor Marc Mauillon est un colporteur Yannakos, la soprano Camille Chopin une ardente Lenio fiancée de Manolios, le ténor Carl Ghazarossian un engageant jeune berger Nikolios. Autour d’eux, quelques interventions parlées et surtout un effectif choral impressionnant qui forme deux entités protéiformes (villageois et réfugiés) mais d’une parfaire cohésion, quatre des trente-neuf choristes de Pygmalion tenant aussi des rôles précis (la mezzo-soprano Madeleine Bazola en réfugiée Despinio, les ténors François-Olivier Jean en fils de patriarche Michelis et Etienne de Bénazé en barbier Adonis, et le baryton Etienne Bazola en cafetier Kostandis), auxquels s’ajoutent un chœur d’amateurs de dix-huit chanteurs et la Jeune Académie Vocale d’Aquitaine et ses douze membres. 

Bohuslav Martinů (1890-1959), La Passion grecque 
Photo : (c) Pygmalion

Les quarante-quatre instrumentistes de Pygmalion sont remarquables d’homogénéité, de pâte sonore, de couleurs, de précision, de panache, sonnant comme un orchestre plus étoffé qu’il ne l’est en vérité, s’avérant comme le personnage central de l’opéra tant il s’y trouve de vie, de tempérament, d’individualités au service du groupe (vaillance et carnation splendide d’instruments solistes d’un onirisme raffiné, particulièrement cor anglais, hautbois, clarinette, basson, accordéon, violoncelle…), sous l’impulsion passionnée et passionnante de Raphaël Pichon, brûlant d’humanité tout en mettant en évidence la modernité de l’écriture de Martinů et la pérennité du propos de son ultime opéra.

Bruno Serrou

1) In Moi, je fais l’Histoire de la musique ! (Librairie Arthème Fayard, 2022)

 

 

Deux créations enluminées et virtuoses d’Hèctor Parra d’après Joan Mirò clôturent en beauté la saison de l’Ensemble Intercontemporain et le Festival ManiFeste de l’IRCAM

Paris. Festival ManiFeste de l’IRCAM. Cité de la Musique. Salle des concerts. Jeudi 26 juin 2025 

Hèctor Parra (né en 1976)
Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

Concert de très haute tenue, comme toujours avec l’Ensemble intercontemporain sous la direction magnétique de son directeur musical Pierre Bleuse, vêtu d’une tunique évoquant plus ou moins un tableau de Joan Mirò, à la Cité de la Musique /Philharmonie de Paris dans le cadre du Festival ManiFeste de l’IRCAM, avec des œuvres de Rebecca Saunders, Lara Morciano et Morton Feldman, mises en résonance avec deux créations du compositeur catalan vivant à Paris Hèctor Parra, dont chaque pièce ajoutée à son catalogue réserve de superbes surprises, renouvelant à chaque fois son propos tout en demeurant immédiatement identifiable, par ses textures sonores, sa poésie, le souffle épique et les timbres charnels qui tiennent de la palette du peintre, cette fois L’Etoile matinale (2020) inspirée de Paul Klee et Joan Mirò, et surtout la grande page concertante d’une demi-heure pour trompette et ensemble d’après le Triptyque Bleu de Mirò où l’instrument soliste sonne brillamment, avec un très large nuancier, allant de ppp à fff, tandis que les musiciens de l’ensemble dialoguent, soutiennent, enveloppent le soliste avec vaillance embrasant l’œuvre en une immense constellation de couleurs toujours renouvelées et plus séduisantes et sensuelles 

Pierre Bleuse
Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

Pour le dernier concert de la saison 2024-2025 - qui aura coïncidé avec la fin du festival ManiFeste 2025 -, l’Ensemble Intercontemporain dirigé par son directeur musical Pierre Bleuse ont donné deux créations mondiales signées du plus Parisien des Catalans espagnols à la réputation devenue mondial grâce à ses opéras, Hèctor Parra. Intitulée « Bleu », la soirée était placée sous le signe de la peinture, les œuvres de Parra étant toutes deux inspirées du peintre allemand Paul Klee (1879-1940) pour la première et du peintre catalan Joan Mirò (1893-1983) pour la seconde, la plus développée. D’ailleurs, sans doute pour la circonstance, Pierre Bleuse avait revêtu vendredi un paréo particulièrement coloré évoquant quelque alliage de teintes sorties d’un tableau du peintre barcelonais.

Lucas Lipari-Mayer (trompette)
Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

C’est sur une évocation du bleu par le peintre russe Vassily Kandinsky (1866-1944) dans son livre-fondateur Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, que l’auteur de la pièce solo qui a ouvert le concert, Rebacca Saunders (née en 1967), présente sa partition pour trompette solo, Blaauw/Sinjo, dans le programme de salle. Composée en 2004 pour trompette à double pavillon, créée en novembre 2004 dans le cadre du Festival d’Huddersfield, la pièce, qui porte le nom de son créateur, Marco Blaauw, trompettiste néerlandais, soliste collaborateur de l’Ensemble Musikfabrik, se réfère également à la couleur bleue (blauw) comme le souligne l’association avec Sinjo, bleu en bulgare. C’est sa révision réalisée en 2022 pour trompette à simple pavillon, qui a été créée vendredi par Lucas Lipari-Mayer. Une œuvre de la compositrice britannique d’une grande richesse de timbres et de jeu, que le membre de l’Intercontemporain, placé à la hauteur du coffre d’un Steinway, exalte en exploitant en virtuose doué d’une saisissante musicalité toutes les ressources de son instrument et de la technique de jeu, bruits blancs, tremblement des lèvres et de la langue (flatterzunge), grain plus ou moins sombre lorsque le pavillon est mis en résonnance dans la queue du piano, ménageant tout un halo d’harmoniques selon l’intensité du souffle, ne cesse de capter l’attention de l’auditeur et de séduire ses oreilles, onze minutes durant qui passent à la vitesse de l’éclair.

Clément Saunier (trompette), Philippe Grauvogel (hautbois), Sébastien Vichard (piano), Nicolas Crosse (contrebasse)
Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

Autre compositrice, cette fois italienne, Lara Morciano (née en 1968), explore avec Nel cielo appena arato (Dans le ciel fraîchement labouré) pour ensemble de vingt musiciens des combinaisons de timbres et d’harmonies d’une séduisante variété, particulièrement par le large spectre provoqué par les résonances de percussions métalliques, cymbales, gongs, tam-tams qui engendrent une ample palette de timbres, de résonances, de rythmes et d’énergie en perpétuelle mutation. Quoiqu’écrite en 2008, et créée par l’Intercontemporain le 10 janvier 2009, et malgré la variété de timbres, la vitalité qui en émane et la beauté saturée de mystère que lui instille Pierre Bleuse, cette œuvre de quatorze minutes reste étonnamment inédite.

Pierre Bleuse et Clément Saunier
Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

Mais l’essentiel de la soirée était la création de deux œuvres d’Hèctor Parra (né en 1976), toutes deux inspirées de son compatriote Joan Mirò, L’Etoile matinale et Triptyque bleu. C’est avec la première que quatre membres de l’EIC ont conclu la première partie de soirée. S’il emprunte à Paul Klee le concept de structures parallèles cher au peintre allemand à qui Pierre Boulez consacra un livre, Le pays fertile paru en 1989, c’est bel et bien à Mirò que Parra a pensé dans L’Etoile matinale composé en 2020, enregistré le 4 juillet de la même année mais qui a dû attendre sa création publique ce 26 juin 2025, soit pas moins d’un lustre. Une œuvre pour quatre solistes, donc non dirigée, le hautboïste Philippe Grauvogel, le trompettiste Clément Saunier, le pianiste Sébastien Vichard et contrebassiste Nicolas Crosse.  Pour Parra, qui porte un intérêt si prégnant à la peinture qu’il pratique lui-même cet art de façon aussi intense et passionnée que la composition, « peinture et musique peuvent dialoguer à égalité et tisser un champ fertile où chacune peut s’exprimer pleinement ». Sixième des Constellations de Mirò, cette étoile vespérale s’inspire de la série de tableaux (entre vingt-trois et trente) peints entre 1939 et 1941 et réunis en 1945 sous le titre générique Constellations lors d’une exposition à a Galerie Pierre Matisse de New York. L’Etoile matinale a été réalisée à Vic en 1940 à partir d’un mélange de matériaux, « barbouillage » sur base de peinture à l’huile sur fond brun-rouge engendrant de multiples formes, personnages, animaux se combattant, étoiles, ciel, lune, soleil, ainsi qu’une femme personnifiée par une amande entourée de poils, une tête pourvue de cinq yeux qui lui permettent d’observer tous les éléments du tableau en même temps, observant ainsi d’un coup l’univers entier. Faisant suite aux vingt-trois Constellations écrites pour le piano par Parra, le sixième tableau lui a inspiré un quatuor original au ton agressif où les instruments à vent se livrent un duel tandis que les cordes du piano sont percutées par des objets en bois, avant d’être combinés à un triangle métallique, et se résout sous le regard de la femme symbolisé par la texture immuable du piano.

Joan Mirò (1893-1983), Triptyque bleu (1961)
Photo : (c) Centre Georges Pompidou

Précédée d’un quintette pour cor, piano, percussion, violon et violoncelle du New-Yorkais Morton Feldman (1926-1987), De Kooning, hommage au peintre d’origine néerlandaise Willem De Kooning (1904-1997) aux textures raréfiées et fines et aux élans extrêmement retenus, délicatement restitué par les musiciens jouant debout alternativement ou en léger décalage, exigeant de la part de l’auditeur la plus vigilante attention tant les textures sont raréfiées, ce qui a malheureusement déplu à une partie de l’auditoire qui s’est plu à des raclements de gorge et à des toux intempestifs, empêchant la grande majorité de la salle de s’immerger dans cet univers délicieusement déstructuré et au temps dilaté, la création attendue d’Hèctor Parra, Triptyque bleu, est apparu d’une vivacité et comme un trésor d’inventions puisant dans un réservoir de couleurs d’une richesse et d’une densité inouïes. Suivant le titre éponyme de l’œuvre de Mirò, le triptyque de Parra, conçu pour trompette solo, ensemble de vingt-sept instrumentistes [deux flûtes (aussi flûtes piccolos), deux hautbois (le second aussi cor anglais), clarinette, clarinette basse, basson, contrebasson, deux cors, trompette, deux trombones, tuba, trois percussionnistes, piano, harpe, cordes (3, 0, 2, 2, 1)] et dispositif électronique en temps réel auquel tous les instruments sont reliés, compte bien évidemment trois mouvements respectivement intitulés Bleu I, Bleu II et Bleu III qui, dans l’œuvre du peintre réalisée en 1961 plongent dans la diversité du bleu catalan au ton légèrement violacé, clair dans lequel il s’était immergé en s’installant à Palma de Majorque dans le grand atelier construit pour lui en 1956 par l’architecte Josep Luis Sert (1902-1983). La grande réussite de Parra est d’avoir su exprimer avec une infinie clairvoyance le dépouillement de l’âme de Mirò confié à la toile « J’ai mis beaucoup de temps à les faire, rappelait Mirò à son ami poète Jacques Dupin (1927-2012). Pas à les peindre, mais à les méditer. Il m’a fallu un énorme effort, une très grande tension intérieure pour arriver au dépouillement voulu. » La constellation de taches noires disposées telles des pierres dans le Bleu I se réduisent à une seule dans le Bleu III après avoir formé une sorte de guet dans le Bleu II, tandis que le bâton rouge de petite taille dans le Bleu I s’étire dans le Bleu II à la façon d’une fusée puis disparaît en un petit point ovale rouge-rosée entouré de gris-noir flottant au bout d’une tige comme une fleur d’eau dans Bleu III. Sous la direction limpide, précise et généreuse de Pierre Bleuse, qui connaît et apprécie clairement la musique d’Hèctor Para, les  dédicataires de l’œuvre que sont Clément Saunier et l’Ensemble Intercontemporain. 

Hèctor Parra, Pierre Bleuse, Clément Saunier, Valeria Kafelnikov
Phoyo : (c) Bruno Serrou

L’instrument soliste, auquel Parra se plaît à donner de temps à autre les timbres du hautbois, est toujours détaché de ses comparses, stimulant la progression de la narration qui atteint parfois une fulgurance asphyxiante tant il s’y trouve d’énergie et de virtuosité, autant de la part de la trompette solo que de tous les pupitres de l’EIC qui ne cessent de passer d’un registre à l’autre, tandis que le compositeur, qui a merveilleusement tiré profit de sa proximité avec son soliste, exploite avec art les techniques de jeu de la trompette que l’électronique de l’IRCAM réalisée par Pierre Carré amplifie avec raffinement les effets qui emplissent la partition (vibrato, sauts rapides de registres, split hurlant, sifflant, cri, sifflet rossignol, sifflet timbré, bisbigliandi, smorzandi, sons fantômes, split moustique, split éléphantin, kissing, slaps rapides, bruits de clef, sourdine wa-wa, tongue ram, lèvres hautbois, trilles de valve, etc.) de façon spectaculaire mais aussi avec élégance et raffinement, toujours au service de l’expression et de la musicalité qui atteignent une puissance et une densité suscitant continuellement l’éblouissement, l’enchantement de l’oreille, chaque mouvement ayant sa personnalité et ses couleurs propres, comme l’esthétique japonisante empruntée au compositeur nippon Yoshizawa Kengyo qui inspire plus ou moins le morceau central, le plus complexe, dans lequel les taches noires du deuxième volet du triptyque de Mirò donne au compositeur l’occasion de célébrer une cinquantaine de dessins de son inspirateur, tandis que le finale, malgré son encombrement dans la partition en raison d’une foudroyante virtuosité, est le plus court. Comme en avertit Parra, le trompettiste, traité par l’électronique, forge un langage de plus en plus extrême qui tisse à son tour une relation toujours plus tranchée avec l’ensemble. L’écriture foisonnante du compositeur (la contrebassiste Nicolas Crosse a également fort à faire avec un solo monumental vaillamment exécuté) sert admirablement son imaginaire, son lyrisme et sa théâtralité singulièrement prenante qui dit toute l’admiration qu’il vous au peintre remarquablement saisie et restituée par les interprètes et dédicataires de son concerto pour trompette et ensemble.

Bruno Serrou

jeudi 26 juin 2025

Festive soirée de la saint Jean Baptiste par l’Orchestre Métropolitain de Montréal et son directeur artistique Yannick Nézet-Séguin avec un éblouissant Alexandre Kantorow

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mardi 24 juin 2025 

Orchestre Métropolitain de Montréal, Yannick Nézet-Séguin, Alexandre Kantorow
Photo : (c) C. d'Hérouville

Superbe soirée à la Philharmonie de Paris mardi avec l’Orchestre Métropolitain de Montréal et son directeur musical Yannick Nézet-Séguin, à la fois festif et grave, commençant par La Valse de Ravel d’une force tellurique plus sous la menace de missiles de 2025 que d’obus de 1918, une création d’une Québécoise, Barbara Assiginaak, disciple d’Helmut Lachenmann mais sauce américaine, puis le Concerto pour piano n° 2 de Saint-Saëns par un fantastique Alexandre Kantorow sur vitaminé chantant avec délice, suivi d’un bis, un arrangement pour piano du dernier pas de deux de Casse-Noisette de Tchaïkovski formant transition avec une hallucinante Pathétique aux sonorités virevoltantes, malgré un effectif de cordes limité (14, 12, 10, 8, 6), en bis, pour célébrer la fête de la saint Jean-Baptiste chère aux Québécois, l’orchestre et le chef ont donné l’hymne d’anniversaire « Gens du pays » de Gilles Vigneault dont le refrain a été repris par le public accompagné par l’orchestre sous la direction de Nézet-Séguin tenant un fanion aux couleurs du Québec en guise de baguette  

Yannick Nézet-Séguin
Photo : (c) C. d'Hérouville

Cent-cinquantenaire Maurice Ravel oblige, comme pour rappeler l’ancrage de l’orchestre québécois dans l’héritage français, c’est sur une Valse dantesque que l’Orchestre Métropolitain de Montréal a ouvert son programme. Un flux sonore étourdissant mené avec une précision remarquable par Yannick Nézet-Séguin commencé sur un pianissimo quasi inaudible pour conduire en un crescendo vertigineux sur l’apocalypse finale, démontrant ainsi les malléables qualités sonores et techniques et l’homogénéité de la phalange canadienne, dans les soli comme dans les tutti. Après un intermède contemporain, qui humait l’obligation tant elle arrivait comme « un cheveu dans la soupe », avec une pièce de six minutes créée en 2021 dans laquelle il était difficile de s’installer en raison de sa brièveté et de sa conception fuyante comme l’eau qu’elle décrit, Eko-Bmijwang (Aussi longtemps que la rivière coule) de la Canadienne de l’île Manitoulin sur le lac Huron Barbara Assiginaak (née en 1966), élève d’Helmut Lachenmann (l’on trouve dans sa pièce entendue mardi des froissements de feuille de papier et autres « bruits ») et de Peter Maxwell Davies, ainsi que du Centre Acanthes et de la Haute Ecole de Musique de Munich. Mais le moment de choix de la soirée aura été la fantastique prestation d’Alexandre Kantorow dans le plus célèbre des concertos de Camille Saint-Saëns, le Deuxième pour piano et orchestre en sol mineur op. 22. Ecrit en moins de trois semaines pour l’ami et confrère russe de son auteur Anton Rubinstein, qui en dirigea la création à Paris le 13 mai 1868 tandis que le compositeur était au piano, ce concerto adopte des tempi allant croissant en chacun des trois mouvements, commençant par un Andante sostenuto et se concluant sur un Presto après un mouvement médian marqué Allegro scherzando, le moment le plus fameux de la partition. Une forme qui ravit Franz Liszt, qui félicita son cadet en lui écrivant en 1869 que « la forme en est neuve, et très heureuse ; l’intérêt des trois morceaux va croissant, et vous tenez un juste compte de l’effet du pianiste sans rien sacrifier des idées du compositeur - règle essentielle pour ce genre d’ouvrage ». 

Alexandre Kantorow, Yannick Nézet-Séguin, Orchestre Métropolitain de Montréal
Photo : (c) C. d'Hérouville

C’est Alexandre Kantorow, manches relevées dégageant les avant-bras ce qui aura permis de voir les longs doigts du pianiste survoler le cavier qui a établi d’entrée l’atmosphère et la vision solaire, introduisant l’œuvre seul en instillant à la cadence initiale une densité organistique prodigieuse emplie de lumière dès l’abord tout en restant d’une austérité certaine, avant de se faire fauréen à l’entrée de l’orchestre avant de souligner la dette du compositeur envers Chopin, avant la cadence conclusive plus lumineuse. Introduit aux timbales seules (idée que reprendra notamment Richard Strauss dans sa Burleske), l’Allegro scherzando atteint sous les doigts d’un Kantorow grandiose dialoguant avec malice avec un orchestre tenu avec flamme par un Nézet-Séguin clairement admiratif de son soliste exaltant des sonorités enivrantes, une variété de couleurs et de climats éblouissante, avant de conclure sur un Presto effréné dans laquelle Kantorow emporte l’auditoire saisi par sa virtuosité étourdissante, à l’instar du chef, qui ne peut retenir à la première seconde après la fin d’applaudir son soliste. Ce dernier, qui suscita sur le champ une ovation debout ne pouvait refuser un bis, qu’il choisit non seulement assez long mais aussi en rapport avec la suite du concert, puisqu’il s’est agi du dernier Pas de deux du ballet Casse-Noisette de Tchaïkovski, emportant la Salle Pierre Boulez de la Philharmonie entière dans les cimes du ravissement…   

Alexandre Kantorow
Photo : (c) C. d'Hérouville

La Sixième Symphonie en si mineur op. 74 « Pathétique » de Piotr Ilyich Tchaïkovski est l’une des pages du genre les plus populaires du répertoire. Avec ses deux mouvements vifs encadrés par deux adagios, sa structure annonce celle de la Neuvième Symphonie de Mahler, aux climats plus ou moins comparables. Mais, contrairement à l’effet produit par cette dernière, qui appelle inéluctablement sa conclusion Adagissimo, l’auditeur se laisse tellement porter par le tournoiement fou du second allegro, qu’il en oublie généralement le finale, incapable de réfréner son émotion devant la vitalité foudroyante, la scansion rythmique étourdissante, à perdre haleine, qui emporte cet Allegro molto vivace. Pourtant, la « Pathétique » est en fait une introspection autobiographique entreprise en 1893 qui se présente tel un requiem pour le compositeur en personne, comme une prémonition qu’il aurait eue de sa propre mort, poussé au suicide par un scandale d’origine privée. Cheval de bataille de tous les orchestres du monde, plus particulièrement russes, naturellement, mais aussi et surtout nord-américains. Ce qu’est bien évidemment l’Orchestre Métropolitain de Montréal, qui a ainsi voulu le démontrer au public parisien après l’avoir convaincu dans la musique française en première partie. Malgré un effectif de cordes limité, Yannick Nézet-Séguin est parvenu au parfait équilibre entre les instruments à archets et ceux à vent, conformes à la quantité indiquée sur la partition. Le public a pu admirer la gestique précise et l’indépendance des bras et des mains du chef canadien, tout en souplesse, en régularité et en netteté. Un régal pour l’œil autant que pour l’oreille et l’expressivité des œuvres. Une Pathétique sonnant emportée telle une bourrasque étourdissante, une course vers l’abîme aboutissant dans un Adagio tragique et noir proprement suffocant, l’orchestre canadien témoignant de sa virtuosité et de son homogénéité impressionnantes. A noter que, pour échapper aux habituels applaudissements qui suivent l’exécution du Scherzo, Nézet-Séguin a enchaîné le finale sans attendre, après une simple levée.


Yannick Nézet-Séguin tenant un fanion québécois en guise de baguette, Denise Lupien (Premier violon honoraire), Orchestre Métropolitain de Montréal. Photo : (c) Bruno Serrou

Touché par l’accueil fervent du public parisien, et rebondissant sur la fête de la saint Jean-Baptiste en cette soirée du 24 juin, jour célébrant à la fois la lumière et l’illumination divine, chef et musiciens ont sorti fanions et drapeau québécois pour célébrer avec leurs cousins français la Fête Nationale du Québec instaurée en 1694 par l’Eglise catholique en Nouvelle-France, importance confirmée en 1830 et, surtout, en 1977 après l’arrivée au pouvoir du Parti Québécois qui, sous l’impulsion du gouvernement Lévesque, lui confère le statut juridique de fête nationale et la déleste de sa dimension religieuse. Considérée par beaucoup de Québécois comme l’hymne national du Québec, cette chanson de Gilles Vigneault pour se substituer au trop fameux Happy Birthday a été chantée pour la première fois par son auteur le 20 juin 1975, puis reprise devant quatre cent mille spectateurs le 23 juin 1976 sur le Mont-Royal par Gilles Vigneault, Claude Léveillée, Jean-Pierre Ferland, Yvon Des champs et Robert Charlebois. Après avoir fait retentir l’hymne par l’orchestre, Yannick Nézet-Séguin se retourna vers l’assistance pour expliquer l’origine de cette mélodie et les circonstances de sa création et de son exécution, et de donner les paroles du refrain : « Gens du pays, c’est votre tour / De vous laisser parler d’amour », ainsi que le rythme et la mélodie, afin que l’ensemble du public chante en chœur à son signal, et lui-même de diriger tenant à la main droite en guise de baguette un fanion aux couleurs du Québec, tandis qu’entre deux reprises du refrain, la Premier violon honoraire Denise Lupien, qui aura brillé de ses brulantes sonorités tout le concert durant, donne de la mélodie une incandescente interprétation. Une soirée du solstice d’été que les heureux témoins ne sont pas près d’oublier…

Bruno Serrou