jeudi 18 juillet 2024

CD : Vent de fraîcheur d’Henri Demarquette dans sa seconde intégrale des Suites pour violoncelle de Johann Sebastian Bach

Pour inaugurer la collection que le label Evidence lui a confiée, le violoncelliste Henri Demarquette retourne au cycle fondateur de la littérature dédiée à son instrument qu’il enregistre pour la seconde fois. Voilà vingt-deux ans (2002) en effet, il proposait une première intégrale discographique des six Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach. Comme l’écrit l’Académicien Erik Orsena dans son texte de présentation publié dans la pochette accompagnant le présent CD, « chacun le sait, les rendez-vous qui comptent sont les enfants d’un premier rendez-vous, LA rencontre fondatrice. » Et comme pour tout violoncelliste qui se respecte, les six Suites BWV 1007 à 1012 que Bach composa pour la cour du prince Leopold d’Anhalt-Köthen dans les années 1718-1723 qui nous sont parvenues par le biais de copies de la main de Maria-Magdalena Bach, seconde épouse de Bach, sont l’alpha et l’oméga de la littérature pour l’instrument le plus humain parmi les cordes frottées.

« De suite en suite, écrit Erik Orsena, la composition [du cycle de Bach] gagne en complexité. Parcours triplement initiatique : pour l’auditeur, pour l’artiste [interprète], et aussi pour le compositeur. » Cette fois, en 2022 - est-ce sur son Goffredo Cappa de 1700 ? -, ce qui frappe dans le cheminement de la conception d’Henri Demarquette, dès l’introduction de la première Suite en sol majeur BWV 1007, page la plus célèbre du cycle plus ou moins due à une relation avec le premier Prélude en ut majeur du Clavier bien tempéré et qui se déploie en arpèges, c’est la vivacité des tempi choisis par l’interprète, l’énergie vitale qui va s’accélérant de façon quasi obsessionnelle, le souffle dynamique et puissant de l’exécution, qui cependant n’est jamais suffocante, l’articulation du rubato, les phrasés amples et raffinés. Le rendu sonore est soutenu, les timbres décapants, voire agressifs, les mouvements vifs sont remarquablement articulés, ponctués de larges respirations comme si le musicien cherchait à reprendre souffle avant de reprendre son élan. L’articulation est singulièrement précise, les contours du discours sont soignés, le jeu de l’archet à la fois serré et équilibré, particulièrement dans la Courante de la Suite 1, suivie de la Sarabande offrant un contraste avec ce qui la précède, l’archet à la fois ferme et délié exaltant un phrasé fluide. Contrairement au Prélude de la première Suite, celui de la Suite 2 en ré mineur BWV 1008 est à la fois paisible et nostalgique, tandis que le rutilant Prélude de la Suite 3 en ut majeur BWV 1009  retrouve la vigueur et l’allant du premier, alors que la Courante semble légèrement précipitée. Dans la Gigue au ton badin, la partie des cordes graves est somptueusement éclairée de l’intérieur. La conception du Prélude de la quatrième Suite en mi bémol majeur BWV 1010 est arachnéenne, la première Bourrée est vive et bien articulée et la seconde extrêmement dansante. La Cinquième Suite en ut mineur BWV 1011 est remarquable dès son saisissant Prélude avec scordatura, lent et sombre, tandis que l’œuvre entière frappe par la somptuosité de ses sonorités et par la mise en relief de l’écriture fuguée (la seule fugue des six suites, sans doute l’apogée du cycle entier) exposée ici dans sa plénitude altière, et l’Allemande conquiert par la fluidité du jeu qui maintient l’attention dans cette page pouvant tirer en longueur, tandis que la conception de la Sarabande est toute en délicatesse et rompt en outre avec l’usage plus ou moins continu du legato dans les autres sarabandes. Souples et évanescents, les trois premiers mouvements de l’ultime Suite, celle que Pau Casals jouait deux fois le week-end, alternent vitalité et ivresse du son servies par une technique d’airain, tandis que souffle dans la Gigue le même vent de frais que dans le Prélude de la première suite, ce qui conforte l’idée d’unité du cycle entier.

Parmi les inonmbrables enregistrements réalisés depuis la redécouverte de ces œuvres par Pau Casals (il y en aurait plus de deux cent cinquante à ce jour) des six Suites pour violoncelle de Johann Sebastian Bach proposées par les violoncellistes les plus éminents depuis le musicien catalan, notamment Pierre Fournier, János Starker, Paul Tortelier (Henri Demarquette a été l’élève de ces trois derniers) ou André Navarra, sans oublier les versions « historiquement informées » de Peter Wispelwey ou Anner Blysma, la seconde intégrale proposée par Henri Demarquette convainc par sa pulsion globalement décoiffante qui présente ces œuvres sous un jour singulier mue par une énergie vitale, un élan conquérant, tout en ménageant aux moments idoines des plages judicieusement poétiques et évocatrices.

Bruno Serrou

2 CD « Collection Henri Demarquette » Evidence Classics EVCD115 (Little Tribeca). Durée : 2h 11mn. Enregistrement : octobre-décembre 2022. DDD

 

jeudi 11 juillet 2024

CD : Evénement lyrique avec "Les Bienveillantes" d’Hèctor Parra, Passion de l’Humanité restituée par une éblouissante équipe artistique brillamment dirigée par Peter Rundel

Pour inaugurer sa nouvelle collection « Villa Médicis Live », le label b.records a choisi de publier en première mondiale une œuvre passionnante, un opéra créé voilà cinq ans en Belgique d’un compositeur catalan sur un livret allemand tiré d’une nouvelle d’un écrivain états-unien publié en français... Capté dans le cours des représentations de l’Opéra de Gand (1) qui ont suivi la création à l’Opéra d’Anvers en avril 2019, Les Bienveillantes a définitivement imposé à la scène lyrique le compositeur vivant à Paris Hèctor Parra (né en 1976), grâce à la fructueuse collaboration du metteur en scène espagnol Calixto Bieito, catalan d’adoption, et du librettiste autrichien, le cinéaste dramaturge tyrolien Händl Klaus résultant d’une commande de l’Opéra des Flandres (Opéra Ballet Vlaanderen). Cette parution intervient six mois après le succès genevois du dernier opéra à ce jour d'Hèctor Parra, Justice (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/01/avec-lopera-justice-hector-parra.html)

Réduire le millier de pages d’un roman d’une rare violence en une partition lyrique de moins de trois heures tient de la gageure. Dans cette abominable épopée qu’est Les Bienveillantes, sixième de ses ouvrages lyriques - son troisième véritable opéra -, le compositeur Hèctor Parra dénonce l’horreur de la Shoa par balles puis des camps de concentration en se fondant sur le récit éponyme de Jonathan Littell. Créée à l’Opéra d’Anvers le 28 avril 2019, cette œuvre est emplie de bruits et de fureurs, au point qu’il a suscité à sa création un « intense malaise », selon les critiques qui y ont assisté. C’est d’ailleurs la réussite de ces Bienveillantes qui a convaincu le directeur de l’Opéra Ballet flamand (Vlaanderen), Aviel Cahn, de passer de nouveau au compositeur la commande d’un opéra sitôt nommé à la tête du Grand Théâtre de Genève, Justice, qui puise cette fois dans un tragique événement en Afrique subsaharienne lié au canton de Genève. La fresque du romancier newyorkais Jonathan Littell (né en 1967), Grand Prix du roman de l’Académie française et Prix Goncourt 2006, traduit en plus de vingt langues, conte les mémoires de guerre de l’ancien officier SS Maximilian Aue, membre des brigades des Einsatzgruppen (Groupes d’intervention, unités mobiles d’extermination du IIIe Reich) fou de musique et de littérature françaises, Couperin, Rameau, Stendhal, Flaubert qui, plusieurs décennies après les faits, raconte son implication dans l’exécution du génocide perpétré sur le front de l’Est, en Ukraine, de Babi Yar à Kharkiv, puis en Pologne, à Auschwitz, ainsi que ses aventures de Berlin à Stalingrad et dans la campagne poméranienne, et qui, après la chute de la capitale du Reich, parviendra à fuir dans le sud de la France.

Hèctor Parra (né en 1976), Les Bienveillantes. Photo de la création à Anvers, avril 2019. Photo : (c) Annemie Augustijns

Le titre de l’œuvre renvoie au troisième volet de L’Orestie d’Eschyle, Les Euménides, où les trois divinités vengeresses de la mythologie grecque que sont les redoutables Erinyes persécutent les criminels, notamment les parricides, telle la relation Oreste/Electre (les jumeaux Max et Una - qui n’est pas sans rappeler également ceux des Wälsungen, Sieglinde/Siegmund, de Die Walküre -, qui, pour venger leur père Agamemnon, tuent leur mère Clytemnestre et leur beau-père Égisthe, actes que l'on retrouve ici dans le matricide de Max après avoir tué son beau-père. Plus tard, la déesse Athéna transformera la fureur des Erinyes en puissance consolatrice, comme le rappellera le poète cinéaste italien Pier Paolo Pasolini en 1966 dans son poème en vers libres Pylade qui commence là où se termine Les Euménides d’Eschyle. A sa parution, le roman de Littell a suscité nombre de malaises dans l’exploration et la description des crimes les plus abjects qui y sont narrés.

S’appuyant sur la passion du personnage central pour la musique, conformément à la structure originelle du roman, Händl Klaus découpe son livret en sept sections à la façon d’une suite de danses baroque s’ouvrant sur une Toccata, qui prélude à Allemande, CouranteSarabande, Menuet, Air et Gigue, et choisit les langues allemande et française qu'il distribue selon les origines des protagonistes, le texte éludant les personnages historiques et réduisant la présence de Thomas Hauser, mentor salvateur du narrateur et son compagnon dans sa descente aux enfers au centre d’une relation homosexuelle. La liaison incestueuse de Max et de sa sœur Una est surlignée, ainsi que la mort violente de la mère et de son amant à Antibes. Le compositeur n’a pas lésiné sur le fait de faire entendre les problèmes gastriques dont souffre le narrateur qui suscitent de fréquentes diarrhées, tandis que le librettiste abuse du mot Scheisse. L’œuvre restitue vaillamment la violence souvent fort crue du roman de Littell, au risque de l’insoutenable. La partition est haletante, et les moments de répit sont extrêmement rares, émergeant principalement dans l’évocation de la relation incestueuse de Max Aue avec sa sœur Una, elle-même mariée au compositeur Berndt von Üxküll, personnage muet qui renvoie à Anton von Webern. Elle revendique de multiples influences, en fait des paraphrases et des atmosphères plutôt que des citations, de Johann Sebastian Bach (Johannes Passion) et Anton Bruckner (Symphonie n° 7) à Dimitri Chostakovitch (Symphonie n° 13 « Babi Yar », partition qui évoque l’extermination du peuple juif) et Bernd Aloïs Zimmermann (Die Soldaten), en passant par Richard Wagner (Tristan und Isolde, Die Walküre, Der Götterdämmerung), Arnold Schönberg (Moses und Aron) et Alban Berg (Wozzeck et Lulu), ainsi que des chansons populaires de la période nazie et des comptines. Fort exigeante et singulièrement consistante, l’écriture vocale d’Hèctor Parra exploite tous les modes d’expression imaginables, du parlé au chanté en passant par le Sprechgesang (parlé-chanté) mais aussi le rire, le cri et les larmes. Telle une tragédie grecque et une Passion de Johann Sebastian Bach, l’action est commentée par un grand chœur mixte antique et un turbae confié à un quatuor vocal (soprano, contralto, ténor, basse) qui incarnent tour à tour bourreaux et victimes, là où chez le cantor de Leipzig ils campent chrétiens et juifs. Hèctor Parra destine au turbae des pages singulièrement poignantes qui sont vaillemment interprétées par Hanne Roos, Maria Fiseler, Denzil Daleare et Kris Belligh.

A la tête d’une distribution de premier plan, l’omnipotent narrateur, Max Aue, est tenu de façon magistrale par l’impressionnant Peter Tantsits. Omniprésent, authentique chanteur-acteur, particulièrement endurant - l’opéra s’ouvre sur sa voix parlée soutenue par un tapis de continuo sinistre éclairé par de délicates couleurs instrumehtales -, le brillant ténor étatsunien surmonte avec une aisance remarquable et sans faillir le moins du monde une tessiture exceptionnellement tendue avec les moyens d’un ténor héroïque d’une solidité d'airain et l’élégance d’un interprète de lieder apte à restituer la complexité psychologique de ce personnage profondément tourmenté. Son mentor Thomas Hauser est tenu à la perfection par le baryton allemand Günter Papendell, tandis que le ténor dramatique italien Gianluca Zampieri au timbre âpre impressionne dans sa triple incarnation de brutes sanguinaires, le fictif et immonde Dr Mandelbrod, éminence grise du régime nazi pour la Shoa, le tout puissant chef du RSHA (Office Central pour la Sécurité du Reich) Ernst Kaltenbrunner, et le commandant SS Grafhorst. Le ténor rossinien catalan David Alegret dans le rôle du beau-père de Max et Una Aristide Moreau, et la mezzo-soprano autrichienne Natascha Petrinsky dans celui de la mère Héloïse avec ses hurlements barbares parfaitement contrôlés forment un couple terrifiant, tandis qu’Hèctor Parra choisit d’exposer le double meurtre dans l’un des passages les plus lénifiants de l’opéra. Telle une funambule à la voix haut-perchée, la soprano mozartienne suisse Rachel Harnisch, qui s’est retirée de la scène lyrique la saison dernière, séduit en incarnant une Una d’une bouleversante intensité.

Dirigé de façon magistrale par Peter Rundel, directeur musical depuis 1999 du Royal Philharmonic Orchestra of Flanders et depuis 2005 du Remix Ensemble au Portugal qui s’exprime pleinement dans les Allemandes I & II, l’orchestre d’Hèctor Parra propose une constante et somptueuse polyphonie, à la fois ample et intense, remarquablement servie par l’Orchestre Symphonique de l’Opéra Ballet Vlaanderen, ainsi que le chœur de cette même institution flamande, le violoniste chef d’orchestre allemand mettant également magnifiquement en lumière les épanchements lyriques suscités par les retrouvailles des jumeaux dans la Courante, tandis qu'il éclaire de l’intérieur l’écriture luxuriante du compositeur catalan, qui ne cesse de surprendre près de trois heure durant, tant il renouvelle continuellement sa palette sonore, autant en alliages de timbres et de couleurs qu’en expressivité.

Présentée en un luxueux coffret format livre, cette captation live réalisée à l’Opéra de Gand est malheureusement peu facile à suivre en raison d’un livret peu pratique à manier. En effet, les disques sont ardus à extraire de leur logement, le texte quadrilingue (français, allemand, anglais, espagnol) est difficilement lisible à cause de caractères type machine à écrire utilisés trop petits, les plages ne sont pas indiquées dans le corps du texte, si bien qu’il faut continuellement se référer aux trois premières pages pour s’y retrouver, et seuls quelques membres de l’équipe artistique ont droit à une notice biographique, tandis que trop peu de documents photographiques de la production ponctuent les pages, qui fort heureusement reproduisent plusieurs exemples musicaux tirés de la partition. Il s’agit donc d’un très beau produit fait davantage pour le plaisir des yeux, particulièrement pour ceux des graphistes, que pour l’usage de ses acquéreurs.

Bruno Serrou

1) 3 CD b.records « Villa Médicis Live »/Outhere Music LBM 062. Enregistrement : 14-16 mai 2019. Durée : 2h 53mn. DDD

 

mercredi 26 juin 2024

Armide, ultime chef-d’œuvre de Jean-Baptiste Lully, a enluminé l’Opéra-Comique

Paris. Opéra-Comique. Salle Favart. Vendredi 21 juin 2024  

Photo : (c) Stefan Brion / Opéra-Comique

Vingt-quatre heures après un L’Olimpiade d’Antonio Vivaldi convenu défendu par une palanquée de travestis et de vocalistes sportifs de tous crins au Théâtre des Champs-Elysées (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/06/lolympiade-de-roucoulades-vivaldiennes.html), c’est avec grand plaisir que je découvrais une œuvre admirable de beauté, autant musicale et vocale que plastique, à l’Opéra-Comique, qui, deux ans après celui du chevalier Gluck, présente avec une même équipe l’Armide de Jean-Baptiste Lully servi par une équipe de chanteurs séduisants et à la vocalité rayonnante, menée avec onirisme et allant par un Christophe Rousset magicien du son et du rythme à la tête de ses remarquables Les Talens lyriques, avec l’ardente Armide d’Ambroisine Bré et le brillant Renaud de Cyrille Dubois dans une mise en scène de Lilo Baur 

Photo : (c) Stefan Brion / Opéra-Comique

Armide est la douzième et dernière tragédie en musique en cinq actes avec prologue achevée par Jean-Baptiste Lully (1632-1687) en collaboration avec son librettiste privilégié Philippe Quinault (1635-1688) depuis la création de Cadmus et Hermione en 1673. Après, le second renoncera au théâtre et le premier disparaîtra un an plus tard des suites de la gangrène sans avoir achevé sa dernière tragédie lyrique, Achille et Polyxène sur un livret du Toulousain Jean Galbert de Campistron (1656-1723). Il s’agit donc ici, avec Armide, d’un véritable accomplissement. Intrigue ramassée défaite de toute digression soumise à quelque action secondaire que ce soit, récitatifs tenant de l’arioso, orchestre acquérant un caractère fortement dramatique et une place centrale à égalité avec le chant qu’il annonce, soutient et commente.

Photo : (c) Stefan Brion / Opéra-Comique

Dès sa création le 15 février 1686 Théâtre du Palais Royal à Paris, le monologue de son héroïne « Enfin, il est en ma puissance » connaît un succès foudroyant et devient instantanément l’une des pages les plus fameuses de l’histoire de l’opéra français. « De toutes les tragédies que j’ai mises en musique, écrira Lully par la suite, voici celle dont le public a témoigné être le plus satisfait : c’est un spectacle où l’on court en foule, et jusqu’ici on n’en a point vu qui ait reçu plus d’applaudissements… » Armide sera même le premier opéra français représenté en Italie, à Rome en 1690, dans une traduction de Silvio Stampiglia (1664-1725), membre fondateur de l’Accademia dell’Arcadia (Académie de l’Arcadie). Le succès ne se démentira pas, au point d’être soixante-cinq ans après sa création le référent du Genevois Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) lors de la fameuse Querelle des Bouffons (1752-1754), fervent défenseur du goût italien aux dépens de la musique française personnifiée alors par Jean-Philippe Rameau (1683-1764) dans sa Lettre sur la musique française publiée en novembre 1753.

Photo : (c) Stefan Brion / Opéra-Comique

Le sujet choisi par le roi Louis XIV en personne est l’un des plus souvent mis en musique, le programme de salle de l’Opéra-Comique en recensant une trentaine, et sera notamment repris quasi tel quel en 1777 par Christoph Willibald Gluck (1714-1787). Adapté du roman de chevalerie la Jérusalem délivrée (Gerusalemme liberata, 1580) du poète italien Il Tasso (1544-1595), le livret conte les amours malheureuses de la magicienne Armide pour le chevalier Renaud. Captivante magicienne, Armide est une princesse musulmane de Damas chargée par son oncle Hidraot, roi de la ville, de combattre l’armée Croisée chrétienne de Godefroy de Bouillon qui tente de conquérir Jérusalem et dont elle en séduit quantité de chevaliers qu’elle tue ou fait prisonniers.

Photo : (c) Stefan Brion / Opéra-Comique

Pour cette production, la metteuse en scène suisse Lilo Baur adapte celle qu’elle a précédemment signée pour l’Armide de Gluck présentée sur cette même scène de la salle Favart en novembre 2022, le prologue absent de l’opéra de Gluck en sus, tandis que l’action se déploie dans sa continuité à l’ombre d’un immense arbre mort, élément central du décorateur Bruno de Lavenère sobrement éclairé par Laurent Castaingt autour duquel Armide et ses suivantes sont des amazones remuantes cherchant à en découdre, tandis que les paysages enchanteurs et la destruction du palais sont totalement occultés. La direction d’acteurs est en revanche réglée au cordeau, et les ballets mis conçus par la danseuse chorClaudia de Serpa Soares ne nuisent pas à la continuité de l’intrigue.

Photo : (c) Stefan Brion / Opéra-Comique

Côté fosse, la direction dynamique et contrastée de Christophe Rousset donne une impulsion communicative à l’œuvre, qui chante et s’épanouit à satiété, sollicitant à tout instant l’attention du public cinq actes durant. Les Talens lyriques sont parfaits de cohésion et de virtuosité, donnant une vision tendue et dramatique de l’œuvre, particulièrement dans la passacaille où fusionnent remarquablement danse et rigueur tragique. Sur le plateau, le chœur de chambre toulousain Les Eléments chante dans son jardin, précis, homogène, acteur engagé à l’élocution limpide. Ainsi que les chanteurs solistes, tous compréhensibles, l’élocution française s’avérant constamment pure et intelligible, la totalité de la troupe s’exprimant dans un français sans tâches, ce qui permet de goûter le très beau texte de Quinault. Ambroisine Bré est une Armide combative et sans doute un peu trop solide et agressive tant elle apparaît sans faiblesse ni fragilité, mais la ligne de chant est chaleureuse, les aigus rayonnants. Malgré quelques duretés vocales, Cyrille Dubois est un Renaud tout en délicatesse 

Photo : (c) Stefan Brion / Opéra-Comique

à la voix féline et à la projection souveraine. Le roi de Damas Hidraot est campé par un Edwin Crossley-Mercer majestueux, à l’instar de Lysandre Châlon dans les rôles d’Aronte et d’Ubalde au timbre éclatant, alors qu’Anas Séguin campe la Haine avec aplomb et atteste d’un humour communicatif, Enguerrand de Hys étant pour sa part un Artémidore aux graves un brin contraints, tandis que le ténor Abel Zamora, membre de l’Académie de l’Opéra-Comique, s’impose dans le personnage secondaire de l’Amant fortuné. Enfin, Florie Valiquette (Gloire/Sidonie/lucinde/la Bergère) et Apolline Raï-Westphal (Sagesse/Phénice/Mélisse/la Nymphe) brillent dans la diversité de leurs personnages.

Bruno Serrou 

lundi 24 juin 2024

L’Olympiade de roucoulades vivaldiennes au Théâtre des Champs-Elysées animée par Jean-Christophe Spinosi et Emmanuel Daumas

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Jeudi 20 juin 2024 

Antonio Vivaldi (1678-1741), L'Olimpiade. Photo : (c) Vincent Pontet

Toute cité choisie par les Jeux Olympiques s'intéressant peu ou prou à la culture autre que celle du divertissement, se doit de les célébrer en programmant des œuvres classiques autour de cet événement sportif planétaire quatriennal. Pour son retour à Paris après un siècle d’absence, le Théâtre des Champs-Elysées a porté son dévolu en prologue un opéra de Vivaldi, universellement célébré pour ses Quatre Saisons, en choisissant parmi ses quarante-sept opéras répertoriés entre 1713 (Ottone in villa) et 1735 (Bejazet (Il Tamerlano)), l’Olimpiade RV. 725 qui connut à sa création un succès retentissant et qui est présenté pour la première fois en France dans sa version scénique. 

Antonio Vivaldi (1678-1741), L'Olimpiade. Photo : (c) Vincent Pontet

Après un vibrant hommage de Michel Franck, son directeur général, à la jeune et brillante soprano belge Jodie Devos décédée le 16 juin à 35 ans des suites d’un cancer foudroyant alors qu’elle aurait dû chanter dans cette production, suivi d’une longue ovation debout du public, le Théâtre des Champs-Elysées préludait aux Jeux Olympique de Paris 2024 avec la première d’une nouvelle production de l’Olimpiade, opéra improbable et longuet d’Antonio Vivaldi avec des arie écrites au kilomètre interprétées par une impressionnante collection de voix aiguës avec à sa tête le brillant Jakub Józef Orliński. Sonné en ce même théâtre en version concert le 10 février 1990 dirigé par René Clemencic à la tête de l’Ensemble Vocal La Capella et de son Clemencic Consort avec entre autres Gérard Lesne (Licidia) et Aris Christofellis (Aminta).

Antonio Vivaldi (1678-1741), L'Olimpiade. Photo : (c) Vincent Pontet

Créé le 17 février 1734 au Teatro Sant’Angelo à Venise, ce Dramma per musica en trois actes repose sur livret du poète Metastase d’après Hérodote déjà utilisé en 1733 par Caldara pour Vienne apporta à Vivaldi un succès tel qu’il reçut dans la foulée une commande des Grimani, propriétaires di Teatro San Grisostomo, qui aboutira à Grisalda créé en mai 1735. L’intrigue se situe sur les Champs Elysées, dans la campagne d’Elide près d’Olympie, le jour des Jeux. Clistene (baryton), roi de Sicyone figure tutélaire de l’Olympiade accompagné de son fidèle confident Alcandro (basse) promet sa fille Aristea (contralto), en mariage au vainqueur des Jeux Olympiques. Le prince Licida (contralto), fils du Roi de Crète épris d’Aristea accompagné de son serviteur Aminta (soprano), demande à son ami intime, l’athlète Megacle (mezzo-soprano) amant d’Argene (mezzo-soprano), de concourir en son nom, sûr de sa victoire. Aimé en secret d’Aristea, Megacle ignore le prix du concours, accepte et remporte les jeux. Sacrifiant son amour, le jeune héros raconte le subterfuge à Aristea et décide de la quitter à jamais. Après moult rebondissements dramatiques, Licida est pardonné et Aristea convole en justes noces avec Megacle.

Antonio Vivaldi (1678-1741), L'Olimpiade. Photo : (c) Vincent Pontet

Exploits et performances sportifs sont sollicités autant dans la vocalité que la musicalité, obligeant à disposer de véritables athlètes-musiciens et athlètes-danseurs. Quoique composée pour Venise, l’œuvre de Vivaldi répond aux critères de l’opéra napolitain fort en vogue à l’époque jusque sur la lagune. Tant et si bien que la partition regorge d’airs virtuoses fort développés, fait appel à deux castrats sopranos pour les rôles de Magacle et d’Aminta. La partition compte vingt-deux arie, dont dix-huit sont le fruit de recyclages d’œuvres antérieures, la plupart puisés dans Lucio Vero prévu pour Vérone mais abandonné tandis que seuls deux récitatifs accompagnés s'avèrent marquants destinés au personnage de Megacle par leur force dramatique. Le rôle d’Aminta est le plus ardu en raison de l’étendue vocale et des colorature. L’opéra semble avoir été composé dans l’urgence avec les moyens du bord. Quoique purement décoratifs, les morceaux composés sont d’une grande virtuosité, nécessitant par leurs vocalises, roulades et variations d’une maîtrise belcantiste parfaite ainsi qu’un registre aigu d’une solidité insolente.  

Antonio Vivaldi (1678-1741), L'Olimpiade. Photo : (c) Vincent Pontet

Bien que linéaire de forme et de style, la musique de Vivaldi alterne buffo et serioso, conformément au livret de Metastase. Le chef, Jean-Christophe Spinosi, et le metteur en scène, Emmanuel Daumas, n’ont clairement pas cherché à différencier les diverses strates de l’action et de la partition, s’avérant trop monolithiques dans l’extravagance, les deux éléments de l’opéra restant constamment dans l’excès, se maintenant dans l’énergie fantasque, la parodie, n’évitant pas la trivialité, surtout dans la première partie, la plus volontairement comique. Tandis que le premier acte fleure bon le gymnase olympique, avec justaucorps moulant où s’échauffe le chérif et capricieux Licida au chef couvert d’un postiche blond, pectoraux saillants, biceps bombés. Ainsi, ce premier acte ressemble à un cours d’aérobic avec chevaux d’arçons, tatamis sur lesquels s’exercent les athlètes. Tandis que la seconde partie manque de respirations, se faisant excessivement dramatique, voire asphyxiante, enchaînant les lamenti comme autant d’éléments d’un puzzle d’où n’émerge aucune lumière ni spiritualité. Avant l’entracte, gaudriole et agitation permanente sont animées par une excellente direction d’acteur, cohérente et créative. Le rideau s’ouvre sur un gymnase moderne où s’entraînent des lutteurs, rejoints par un frêle Licida qui s’essouffle rapidement. Ce dernier demande donc à son ami bodybuildé Megacle de tricher en le remplaçant durant la compétition, sous le regard d’Aminta qui, d’éducateur philosophe, devient une sorcière aux faux airs du clown. La Grèce de fantaisie s’incarne dans des costumes antiques métissés de vêtements XVIIIe siècle tendant à la caricature au cœur de décors présentant une antiquité fantasmée d’un baroque plus burlesque qu’onirique. Cinq danseurs servent de faire-valoir au contre-ténor polonais Jakub Józef Orliński qui se revendique maître du « break dance », ce qu’il ne peut lui permettre d’assurer l’équité du chant où les défaillances se font jour lorsqu’il se met à danser. Dans le rôle travesti de l’athlète Megacle, la brillante mezzo-soprano Marina Viotti, à la voix toute en finesse t au souffle tout en longueur, à l’instar de Caterina Piva qui campe une Aristea sensuelle, tandis que Delphine Galou est un Argene effacé et Ana Maria Labin une Aminta aux colorature aléatoires. Les rares rôles dévolus à la gente masculine, outre Orliński, sont dextrement campés par Christian Senn (Alcandro) et Luigi De Donato (Clistene).

Antonio Vivaldi (1678-1741), L'Olimpiade. Photo : (c) Vincent Pontet

Dans la fosse, la conception de Jean-Christophe Spinosi se situe sur le même registre que la mise en scène, ne formant à aucun moment hiatus, soignant les contrastes et les ruptures dramatiques, mais s’avérant souvent trop nerveuse et dynamique, gommant toute consistance poétique aux moments les plus méditatifs et intériorisés, tandis que l’Ensemble Matheus sur instruments d’époque galvanise la partition.

Bruno Serrou 

vendredi 21 juin 2024

Retour convaincant de "La Vestale" de Spontini à l’Opéra de Paris 217 ans après sa création

Paris. Opéra-Bastille. Mercredi 19 juin 2024  

Gaspare Spontino (1774-1851), La Vestale. Reconstitution du grand amphithéâtre de la faculté de La Sorbonne. Photo : (c) Guergana Damianova / OnP

Parangon du grand opéra français dont Richard Wagner s’inspira dans le développement de son art après l’avoir découvert et dirigé à l’Opéra de Dresde, La Vestale de Gaspare Spontini se fait fort rare en France, où il connut pourtant un succès foudroyant à sa création le 15 décembre 1807 tandis que le Premier Empire triomphait, deux semaines après l’entrée de la Grande Armée dans Lisbonne, pour atteindre plus de deux cents représentations en 1854. Onze ans après celle du Théâtre des Champs-Elysées (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2013/10/159-ans-apres-sa-derniere-apparition.html), la nouvelle production qu’en donne l’Opéra Bastille captive par son efficacité dramatique et sa distribution sans faille et sa densité musicale qui ne se relâche à aucun moment 

Gaspare Spontini (1774-1851), La Vestale. Photo : (c)  Guergana Damianova / OnP

Tragédie lyrique en trois actes sur un livret de l’Académicien Etienne de Jouy (1764-1846), futur librettiste de Moïse et Pharaon (1827) et de Guillaume Tell (1829) de Gioacchino Rossini (1792-1868), inspiré de Johann Joachim Winckelmann (1717-1768) et de Joseph-Gaspard Dubois-Fontanelle (1737-1812) composée en 1807, La Vestale de Gaspare Spontini (1774-1851). Né à Maiolati en Italie, formé au conservatoire de Naples, où il ne brille pas par ses dons. En 1803, attiré par l’effervescence parisienne, il s’installe dans la capitale consulaire en 1803, où il reçoit plusieurs commandes d’opéras comiques, avant de devenir en 1805 le compositeur attitré de l’impératrice Joséphine à qui il dédiera deux ans plus tard sa Vestale. Naturalisé Français 1817, il quittera néanmoins Paris en 1820 à la suite de l’échec de sa troisième œuvre majeure, Olympie, pour s’installer à Berlin. Il séjournera de nouveau à Paris entre 1842 et 1847, avant de retrouver définitivement son Italie natale où il meurt en 1851. Il s’agit donc d’un opéra français qui sera par la suite adapté en allemand en 1810 puis en italien en 1811. A l’instar de Norma de Vincenzo Bellini un quart de siècle plus tard, la vestale Julia (sans doute évocatrice de l’épouse de Napoléon) est une prêtresse qui a fait vœu de chasteté, mais qui, amoureuse d’un officier romain, se voit condamner à mort, mais dont le sort tragique est opportunément transformé en apothéose grâce au pardon inattendu de la déesse Vesta dont elle a pourtant profané le temple…  

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Gaspare Spontini (1774-1951), La Vestale. Photo : (c)  Guergana Damianova / OnP

L’action se déroule en 269 avant notre ère à Rome, où le général Licinius est épris de son amie Julia devenue vestale après son départ pour guerroyer en Gaule. La Grande Vestale avertit Julia des dangers que lui fait courir cet amour, mais sachant que la jeune femme veille dans le temple de Vesta (1), Licinius l’enlève. Tandis qu’ils sont ensemble, le chef de la légion Cinna accourt pour prévenir Licinius que le peuple s’apprête à punir le couple profanateur. Julia perd connaissance et est retrouvée sur l’autel où elle accepte le châtiment qui l’attend : être enterrée vivante. Afin de la sauver, Licinius avoue sa faute et implore le Souverain Pontife, qui accepte de la sauver si le voile qu’il fait déposer sur l’autel prend feu de lui-même, signe du pardon des dieux. Alors que Licinius donne l’ordre à l’armée de sauver Julia, un orage éclate et la foudre enflamme le voile, ce qui suscite la célébration de leur amour par le peuple… Y voyant un signe des dieux, le Grand Prêtre et la Grande Vestale libèrent Julia qui peut épouser Licinius. Une happy-end tirée par les cheveux, quand on connaît le sort tragique qui attendait les vestales et leurs amants, que la production de l’Opéra de Paris néglige pour donner plus de poids à la tragédie. Quant à la partition, sans être clairement porteuse de l’avenir qu’y voyaient ses contemporains, particulièrement Hector Berlioz et Richard Wagner, elle convainc par son souffle narratif et sa continuité, tandis que l’écriture vocale se situe dans la ligne des opéras serie de Luigi Cherubini et de Gioacchino Rossini.

Gaspare Spontino (1774-1851), La Vestale. Photo : (c)  Guergana Damianova / OnP

Dans cet opéra dédié à l’impératrice Joséphine de Beauharnais, le couple Licinius/Julia incarne clairement à la scène les figures de Napoléon Ier et de son épouse. Pourtant, la metteuse en scène, qui a suscité la controverse dans une Salomé de Richard Strauss à l’Opéra Bastille (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/10/somptueuse-prise-de-role-delza-van-den.html) reprise le mois dernier, donne le juste poids à cette Vestale, plongeant le spectateur dans quelque évocation du sacre de Napoléon en décembre 1804. Les premières images (qui seront aussi les dernières), durant l’ouverture sont d’une force saisissante d’une dictature sanguinaire avec des corps torturés pendus par les pieds contre un immense mur de béton sans fin, tandis que Licinius, éprouvé par la guerre, déambule ivre, une bouteille d’alcool à la main. S’inspirant du climat du roman La servante écarlate de Margareth Atwood qui a pour cadre l’Université de Harvard,  ce que propose Lydia Steier est d’une grande cohérence, situant l’opéra dans un unique décor conçu par Etienne Pluss qui représente le grand amphithéâtre de l’Université de la Sorbonne dans un état de délabrement avancé, les corniches éraflées, les rayonnages des bibliothèques effondrés et vidés de leurs livres qui seront par la suite brûlés en autodafé alimentés par les vestales gardiennes de la flamme éternelle vêtues de noir telles des ombres. Les images que la metteuse en scène donne à voir au public est pleine de sang et de fureur, avec des corps nus écorchés et ensanglantés, la violence des gestes, les actes d’humiliations comme des crachats, les têtes rasées des vestales qui renvoient aux camps de concentration, tandis que dans le finale qui don,ne à entendre un ballet sirupeux avec un doucereux duo de harpe et cor solos, la liesse générale est plombée par la traitrise inattendu suivi d’un coup d’Etat de Cinna, jusqu’alors ami indéfectible de Licinius, qui fait exécuter d’un coup de rafale de mitraillette la Grande Vestale et peut-être, hors scène, le couple Licinius/Julia avant de se faire couronner… Seule l’apparition de la statue d’or géante de Vesta traversant le plateau dénature la puissance de la proposition de la metteuse en scène états-unienne.

Gaspare Spontini (1774-1851), La Vestale. Photo : (c)  Guergana Damianova / OnP

La partition est remarquablement servie par une équipe de chanteurs acteurs sans faiblesses. Malade, Elza van den Heever était remplacée avec brio dans le rôle-titre par Elodie Hache qui surmonte vaillamment les difficultés de son timbre lumineux. Face à elle, le Licinius éperdu d’amour intensément ressenti par Michael Spyres au timbre altier, vocalement impressionnant et à la diction limpide qui campe un militaire déchirant traumatisé par les horreurs de la guerre. Julien Behr évolue avec aisance et conviction de l’amitié fraternelle à la trahison la plus noire en Cinna,. Voix sombre et puissante u timbre profond, Jean Teitgen est un impressionnant Souverain Pontif, tandis que Florent Mbia est un chef des Aruspices discret mais efficace. Dans la fosse, Bertrand de Billy est tout en nuances et en dynamisme, sans jamais presser ni oppresser, respirant large, ménageant subtilement drame, tragédie, romantisme, conflits à la tête d’un orchestre coloré et précis, ce qui n’est pas toujours le cas du chœur, certes excellent mais qui n’est pas exempt de décalages.

Bruno Serrou

1) Il est à noter que, constituées en groupes de quatre à sept vierges, les vestales étaient recrutées parmi des jeunes filles de 6 à 10 ans nées de parents libres et vivants. Elles devaient vouer trente années de leur existence au service de la déesse Vesta dans la chasteté, symbole de la pureté du feu 

jeudi 13 juin 2024

Fin de saison de l’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä à la Philharmonie de Paris avec Lang Lang

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 12 juin 2024 

Orchestre de Paris, Klaus Mäkelä. Photo : (c) Bruno Serrou

Dernier programme de la saison à la Philharmonie de Paris de l’Orchestre de Paris et de son directeur musical Klaus Mäkelä, dans un programme où la formation allait decrescendo, avec une orchestration énorme pour une création en France d’une œuvre richement orchestrée mais statique du Tchèque Miroslav Srnka, suivi du Concerto pour piano n° 2 de Camille Saint-Saëns par un Lang à la technique d’airain mais jouant de tout sauf de la musique déclenchant néanmoins des salves d’applaudissements. Le meilleur était à la fin avec une tonique Symphonie pour cordes n° 10 de Felix Mendelssohn-Bartholdy, puis une rayonnante Symphonie n° 31 « Paris » de Wolfgang Amadeus Mozart, l’Orchestre de Paris allant se déplumant, commençant avec une centaine de musiciens pour terminer à une cinquantaine…

Orchestre de Paris, Klaus Mäkelä, Miroslav Srnka. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est avec une œuvre nouvelle, du moins en France, que l’Orchestre de Paris au grand complet a ouvert le programme de cette dernière semaine de sa saison 2023-2024 à la Philharmonie avec Superorganisms (2022) de Miroslav Srnka (né à Prague en 1975) dont il est l’un des cinq commanditaires - c’est dire le volume du budget nécessaire pour la genèse de cette pièce d’une vingtaine de minutes -, avec les Philharmoniques de Berlin, Los Angeles et Tchèque, et le Symphonique de la NHK de Tokyo, qui en a donné la création voilà un an, le 27 juin 2023, sous la direction de Ryan Wigglesworth. Elève entre autres d’Ivan Fedele (2002) et de Philippe Manoury (2004) après avoir suivi le cursus de l’IRCAM en 2001, lauréat de la Fondation Ernst von Siemens 2009, le Tchèque Miroslav Srnka, violoniste de formation, a participé à l’édition critique des œuvres de Dvořák, Janáček  et Martinů, avant de s’imposer à son tour comme compositeur, notamment par ses opéras Make no Noise et South Pole créés à Munich en 2011 et 2015 sur des livrets de Tom Holloway. Musicien de l’intime, il a néanmoins écrit pour de grandes formations orchestrales avec le triptyque move 01-03 conçu en 2015 et 2016. Les Superorganisms proposés par l’Orchestre de Paris, au nombre de quatre, comme autant de mouvements de symphonie, requièrent la participation de quatre vingt quinze musiciens (bois par quatre, six cors, quatre trompettes et trombones,  piano, deux accordéons, quatre percussionnistes, deux harpes, cordes (14, 14, 10, 10, 8)). Magistralement orchestrée, l’œuvre séduit dans l’ensemble, et fascine dès l’abord, avec un premier mouvement aux sonorités foisonnantes. Mais le discours se faisant de plus en plus statique, se focalisant sur timbres et intensités, l’écoute finit assez rapidement à partir du deuxième super organisme par se relâcher peu à peu.

Lang Lang, Klaus Mäkelä; Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Mais le public n’était pas venu à ce concert pour cette œuvre nouvelle, qui, malgré son statisme, méritait d’être découverte et de bénéficier d’une écoute attentive. En fait, c’est le pianiste chinois people Lang Lang qui aura attiré le chaland. Il faut reconnaître qu’il a une technique stupéfiante, et que son toucher est d’une variété et d’une élasticité éblouissante. Mais cela ne suffit pas pour faire l’immense interprète que la popularité et les contrats publicitaires semblent vouloir désigner et célébrer. A l’écoute de chacune de ses prestations, il émane de ses propositions un sentiment de frustration, tant il se trouve de qualités techniques dignes d’un véritable orfèvre en matière sonore, mais de musique il n’en est hélas point question, avec des choix d’interprète qui flirtent avec le mauvais goût. Comme après chacune de ses prestations auxquelles j’ai assisté (la dernière fois, c’était à Hambourg en octobre 2022), je reste sans voix, tant Lang Lang se sert clairement de la musique au lieu de la servir, et ses grands gestes suspendus des mains et des bras fort éloignés de toute spontanéité, ses yeux levés telle une madone suppliante vers le ciel cherchant à tirer des larmes qu’il ne trouve malheureusement pas, ne peuvent éveiller chez l’auditeur le moindre sentiment, tant le pianiste se pâme au point que l’on a l’impression d’assister à un numéro de cinéma muet de veuve éplorée. 

Lang Lang, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Cette fois, c’est le Concerto n° 2 en sol mineur op. 22 (1868) de Camille Saint-Saëns (1835-1921) qui en a fait les frais, cela dès la longue cadence introductive du soliste, et l’on ne retrouve rien de la mélodie élégiaque dans l’esprit de Chopin, et seul le virtuose finale suscite quelque intérêt. Persévérant dans l’absence de goût, Lang Lang a proposé en bis une sirupeuse Romance de la compositrice parisienne « Belle Epoque » Charlotte Sohy (1887-1955), amie de Nadia Boulanger et Mel Bonis, disciple de Louis Vierne et Vincent d’Indy.

Orchestre de Paris, Klaus Mäkelä. Photo : (c) Bruno Serrou

Célébrant le classicisme, la seconde partie du concert se sera avérée plus attachante que la première. Pour ma part, je ne m’attendais pas à être séduit à ce point par une œuvre de jeunesse de Felix Mendelssohn-Bartholdy (1809-1847), la dixième des treize Symphonies pour orchestre à cordes, celle en si mineur composée en 1823 en un mouvement unique comptant trois parties (Adagio-Allegro-Più presto). Née de l’esprit d’un compositeur de quatorze ans, marquée de l’influence de Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) cette symphonie de moins d’une douzaine de minutes est brillamment instrumentée et d’une vivacité qui stimule l’esprit et l’écoute, tant il en émane de spontanéité, d’élan, de fluidité, de transparence célébrant un plaisir dans l’écriture qui ramifie l’œuvre entière et qu’ont su exalter les cordes de l’Orchestre de Paris, aux effectifs pourtant fournis, avec rien moins que six contrebasses… Cette charmante page de Mendelssohn préludait à la Symphonie n° 31 en ré majeur KV. 297 de Wolfgang Amadeus Mozart. Composée en 1788 à Paris, où elle a été créée le 18 juin 1778 par Le Concert Spirituel, cette œuvre ne cesse de ménager la surprise, avec de puissants crescendos et un riche nuancier au sein d’une écriture virtuose mais d’une grande expressivité où le chant et les chatoiements mènent le bal. Sous la direction chorégraphique de Klaus Mäkelä, l’Orchestre de Paris a donné de cette symphonie née de l’esprit d’un Mozart de vingt-deux ans désireux de conquérir le public parisien une interprétation rutilante, gracieuse, aérienne, un vrai bonheur pour l’oreille.

Ce concert était aussi l'ultime prestation de deux des musiciens de l'Orchestre de Paris, le violoniste Gilles Henry et le corniste Jean-Michel Vinit, que leurs collègues saluent avec chaleur dans les pages du programme de salle des deux concerts de cette semaine. 

Bruno Serrou

lundi 10 juin 2024

Répliques et Intemporalités au festival ManiFeste 2024 de l’IRCAM

Paris. Cité de la Musique, Salle des Concerts ; Centre Pompidou, Grande Salle. Jeudi 7 et vendredi 8 juin 2024 

Dispositif de l'Ensemble Intercontremporain à la Cité de la Musique pour l'exécution de Trois Manifestes de Luis Fernando Rizo-Salom (1971-2013). Photo : (c) Philharmonie de Paris

ManiFeste (1), festival de création musicale de l’IRCAM qui a succédé en 2012 à Agora lancé par Laurent Bayle en alliant concerts, spectacles et pédagogie, se situe en cette fin de printemps 2024 dans la continuité de son ambition créatrice, associant musique, théâtre, danse, arts numériques et arts plastiques. Commencé le 30 mai, je rends compte ici des deux concerts du festival auxquels j’ai assisté la semaine dernière, le premier Cité de la Musique, le second Centre Pompidou.

Odile Auboin, altiste de l'Ensemble Intercontemporain, dans Parfum d'un Autre Monde de Mayu Hirano (née en 1979). Photo : (c) Philharmonie de Paris

Remarquable concert de création que celui intitulé « Répliques » proposé le 7 juin à la Cité de la Musique de la Philharmonie de Paris par l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Lin Liao, avec deux impressionnantes créations d’une inventivité saisissante. La première, Parfum d’un Autre Monde de la compositrice japonaise Mayou Hirano (née en 1979) est un fascinant dialogue entre un alto virevoltant et une électronique en temps réel raffinée joué avec brio par Odile Auboin devisant vaillamment avec Joao Svidzinski, réalisateur en informatique musicale de l’IRCAM ménageant pendant un quart d’heure surprises de structures et de jeu et sonorités captivantes. La seconde, Inside, est un concerto virtuose pour contrebasse, ensemble de quatorze instrumentistes (2) et électronique en temps réel du compositeur italien Aureliano Cattaneo (né en 1974) joué par un brillantissime Nicolas Crosse, tandis que deux contrebasses solitaires chacune plantée latéralement derrière un micro captant leurs résonances en sympathie de chaque côté de l’orchestre. L’œuvre s’inspire du roman de Fiodor Dostoïevski, Le Double, qui combine le fond et la forme, comme le constate le compositeur, l’idée sur laquelle le romancier russe se fonde s’étendant du contenu (ce qui est conté) à la forme (la façon dont les faits sont racontés), le concept d’intérieur et d’extérieur étant travaillé par le biais de l’électronique qui suscite des fonctions dramatiques des systèmes d’amplification, le son étant envoyé dans la contrebasse solo ou dans les deux contrebasses « fantômes » ou dans les hautparleurs disposés sur le devant de la scène et ceux encerclant le public. L’écriture ample, fluide, les tensions dramatiques fascine, usant de toutes les aptitudes de chaque instrument présent sur le plateau, plus particulièrement la contrebasse (cordes, coffre, manche, tendeur) qui en est l’élément central, mais aussi l’outil informatique élaboré en collaboration avec le réalisateur en informatique musicale de l’IRCAM Pierre Carré.

Nicolas Crosse (contrebasse), Ensemble Intercontemporain dans Inside d'Aureliano Cattaneo (né en 1974). Photo : (c) Philharmonie de Paris. Photo : (c) Philharmonie de Paris 

Ces deux création entouraient une pièce magistrale du regretté Luis-Fernando Rizo-Salom (1971-2013), intitulée fort à propos dans le cadre d’une manifestation du même nom, Trois Manifestes créés en 2009, l’un des chefs-d’œuvre du compositeur colombien disciple d’Emmanuel Nunes mort accidentellement le 23 juillet 2013 à l’âge de 41 ans à la suite de la chute du deltaplane qu’il pilotait (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2013/07/createur-de-talent-le-compositeur.html et http://brunoserrou.blogspot.com/2013/09/lensemble-court-circuit-ouvre-avec.html). Comme les autres partitions du programme, celle-ci tourne autour de la confrontation entre plusieurs éléments. Cette fois, trois groupes instrumentaux (3) pour un total de trente musiciens disposés en autant de scènes distinctes, dans la Salle des concerts de la Cité de la Musique, l’un sur scène avec la cheffe d’orchestre, les deux autres face à face sur les balcons de côté, chacun « défendant ce que l’on pourrait appeler un ’’manifeste sonore’’ » comme le précisait le compositeur dans son texte de présentation publié à l’occasion de la création de l’œuvre le 9 juin 2009 dans cette même salle dans le contexte du même festival, qui, à l’époque, s’appelait encore Agora. Dirigés avec maestria par l’excellente Lin Liao, les membres de l’Ensemble Intercontemporain renforcés par des supplémentaires, déversent des flots de timbres mirifiques tandis que l’ingénieuse partie informatique, réalisée en collaboration avec Robin Meier, réalisateur en informatique musicale, et diffusée par un système de petits haut-parleurs placés sous les fauteuils du public, est vraiment splendide, créant une sensation de flottement, comme suspendu en apesanteur sur la matière sonore, tandis que les sons instrumentaux surgissent en cascade depuis les gradins des balcons.

Les Percussions de Strasbourg dans Timelessness de Thierry De Mey (né en 1956) et Wim Vandekeybus (né en 1960). Photo : DR

Le second rendez-vous ManiFeste auquel j’ai pu assister cette semaine s’est déroulé samedi 8 juin dans la Grande Salle du Centre Pompidou archi-comble. Il était question d’un concert-spectacle des Percussions de Strasbourg dont les effectifs ont été renouvelés. Voire élargis, puisque la pièce proposée requiert la participation de huit musiciens. Il ne s’agissait pas d’une création, mais d’une première à Paris, puisqu’elle a été créée le 29 septembre 2019 à Strasbourg dans le cadre du festival Musica. Intitulée Timelessness (Intemporalité), cette œuvre a été conçue par le compositeur Thierry De Mey (né en 1956), collaborateur privilégié de la compagnie de ballet d’Anne Teresa de Keersmaeker, et le danseur chorégraphe belge Wim Vandekeybus (né en 1960). Ce spectacle raffiné de soixante-dix minutes qui assemble une douzaine de pièces (4) du compositeur bruxellois séduit, mais était espéré plus créatif, varié et audacieux, à l’instar des impressionnants monuments sonores d’Iannis Xenakis et d’Hugues Dufourt notamment, composés à l’instigation des équipes des Percussions de Strasbourg précédentes. Néanmoins, la réputation de la plasticité de la gestique suscitée par le jeu des instruments à percussion se retrouve ici, suscitant une dramaturgie chorégraphique à laquelle les musiciens alsaciens, qui se meuvent pieds nus et se dispersent à travers l’espace du plateau, ne restant à leur poste fixe de chambristes qu’occasionnellement, participent avec un plaisir communicatif.

Bruno Serrou

1) Jusqu’au 22 juin 2024

2) Contrebasse solo, flûte (aussi piccolo), clarinette (aussi clarinette basse), saxophone, cor, trombone, accordéon, deux percussionnistes, piano, harpe, violon, alto, deux violoncelles

3) Bois par deux - flûtes (la 2e aussi piccolo), hautbois, clarinettes (la 1ère aussi clarinette en mi bémol), une clarinette basse, bassons (le 2e aussi contrebasson) -, cuivres par deux - cors, trompettes, trombones, un tuba -, trois percussionnistes, piano (aussi célesta), harpe, trois violons, deux altos, deux violoncelles, deux contrebasses

4) Intro, Duo S., Affordance, Pièce de gestes, Musique de tables, Timelessness, Silence Must Be! (part 1), Floor Pattern, Silence Must Be! (part 2), Hands, Frisking, Silence Must Be! (part 3)