Paris. Festival ManiFeste de l’IRCAM. Cité de la Musique. Salle des concerts. Jeudi 26 juin 2025
Concert
de très haute tenue, comme toujours avec l’Ensemble intercontemporain sous la
direction magnétique de son directeur musical Pierre Bleuse, vêtu d’une tunique
évoquant plus ou moins un tableau de Joan Mirò, à la Cité de la Musique
/Philharmonie de Paris dans le cadre du Festival ManiFeste de l’IRCAM, avec des
œuvres de Rebecca Saunders, Lara Morciano et Morton Feldman, mises en résonance
avec deux créations du compositeur catalan vivant à Paris Hèctor Parra, dont
chaque pièce ajoutée à son catalogue réserve de superbes surprises, renouvelant
à chaque fois son propos tout en demeurant immédiatement identifiable, par ses
textures sonores, sa poésie, le souffle épique et les timbres charnels qui
tiennent de la palette du peintre, cette fois L’Etoile matinale (2020) inspirée de Paul Klee et Joan Mirò, et surtout la grande page
concertante d’une demi-heure pour trompette et ensemble d’après le Triptyque Bleu
de Mirò où l’instrument soliste sonne brillamment, avec un très large nuancier,
allant de ppp à fff, tandis que les musiciens de l’ensemble
dialoguent, soutiennent, enveloppent le soliste avec vaillance embrasant
l’œuvre en une immense constellation de couleurs toujours renouvelées et plus
séduisantes et sensuelles
Pour le dernier concert de la saison
2024-2025 - qui aura coïncidé avec la fin du festival ManiFeste 2025 -,
l’Ensemble Intercontemporain dirigé par son directeur musical Pierre Bleuse ont
donné deux créations mondiales signées du plus Parisien des Catalans espagnols à
la réputation devenue mondial grâce à ses opéras, Hèctor Parra. Intitulée
« Bleu », la soirée était placée sous le signe de la peinture, les
œuvres de Parra étant toutes deux inspirées du peintre allemand Paul Klee (1879-1940)
pour la première et du peintre catalan Joan Mirò (1893-1983) pour la seconde,
la plus développée. D’ailleurs, sans doute pour la circonstance, Pierre Bleuse
avait revêtu vendredi un paréo particulièrement coloré évoquant quelque alliage
de teintes sorties d’un tableau du peintre barcelonais.
C’est sur une évocation du bleu par le peintre
russe Vassily Kandinsky (1866-1944) dans son livre-fondateur Du spirituel dans l’art et dans la peinture
en particulier, que l’auteur de la pièce solo qui a ouvert le concert,
Rebacca Saunders (née en 1967), présente sa partition pour trompette solo, Blaauw/Sinjo, dans le programme de
salle. Composée en 2004 pour trompette à double pavillon, créée en novembre
2004 dans le cadre du Festival d’Huddersfield, la pièce, qui porte le nom de
son créateur, Marco Blaauw, trompettiste néerlandais, soliste collaborateur de
l’Ensemble Musikfabrik, se réfère également à la couleur bleue (blauw) comme le
souligne l’association avec Sinjo,
bleu en bulgare. C’est sa révision réalisée en 2022 pour trompette à simple
pavillon, qui a été créée vendredi par Lucas Lipari-Mayer. Une œuvre de la
compositrice britannique d’une grande richesse de timbres et de jeu, que le
membre de l’Intercontemporain, placé à la hauteur du coffre d’un Steinway,
exalte en exploitant en virtuose doué d’une saisissante musicalité toutes les
ressources de son instrument et de la technique de jeu, bruits blancs,
tremblement des lèvres et de la langue (flatterzunge),
grain plus ou moins sombre lorsque le pavillon est mis en résonnance dans la
queue du piano, ménageant tout un halo d’harmoniques selon l’intensité du
souffle, ne cesse de capter l’attention de l’auditeur et de séduire ses
oreilles, onze minutes durant qui passent à la vitesse de l’éclair.
Autre compositrice, cette fois italienne,
Lara Morciano (née en 1968), explore avec Nel
cielo appena arato (Dans le ciel fraîchement labouré) pour
ensemble de vingt musiciens des combinaisons de timbres et d’harmonies d’une
séduisante variété, particulièrement par le large spectre provoqué par les
résonances de percussions métalliques, cymbales, gongs, tam-tams qui engendrent
une ample palette de timbres, de résonances, de rythmes et d’énergie en
perpétuelle mutation. Quoiqu’écrite en 2008, et créée par l’Intercontemporain
le 10 janvier 2009, et malgré la variété de timbres, la vitalité qui en émane
et la beauté saturée de mystère que lui instille Pierre Bleuse, cette œuvre de
quatorze minutes reste étonnamment inédite.
Mais l’essentiel de la soirée était la
création de deux œuvres d’Hèctor Parra (né en 1976), toutes deux inspirées de
son compatriote Joan Mirò, L’Etoile
matinale et Triptyque bleu. C’est
avec la première que quatre membres de l’EIC ont conclu la première partie de
soirée. S’il emprunte à Paul Klee le concept de structures parallèles cher au
peintre allemand à qui Pierre Boulez consacra un livre, Le pays fertile paru en 1989, c’est bel et bien à Mirò que Parra a
pensé dans L’Etoile matinale composé
en 2020, enregistré le 4 juillet de la même année mais qui a dû attendre sa
création publique ce 26 juin 2025, soit pas moins d’un lustre. Une œuvre pour
quatre solistes, donc non dirigée, le hautboïste Philippe Grauvogel, le
trompettiste Clément Saunier, le pianiste Sébastien Vichard et contrebassiste
Nicolas Crosse. Pour Parra, qui porte un
intérêt si prégnant à la peinture qu’il pratique lui-même cet art de façon
aussi intense et passionnée que la composition, « peinture et musique
peuvent dialoguer à égalité et tisser un champ fertile où chacune peut
s’exprimer pleinement ». Sixième des Constellations
de Mirò, cette étoile vespérale s’inspire de la série de tableaux (entre
vingt-trois et trente) peints entre 1939 et 1941 et réunis en 1945 sous le
titre générique Constellations lors d’une exposition à a Galerie Pierre Matisse
de New York. L’Etoile matinale a été
réalisée à Vic en 1940 à partir d’un mélange de matériaux, « barbouillage »
sur base de peinture à l’huile sur fond brun-rouge engendrant de multiples
formes, personnages, animaux se combattant, étoiles, ciel, lune, soleil, ainsi
qu’une femme personnifiée par une amande entourée de poils, une tête pourvue de
cinq yeux qui lui permettent d’observer tous les éléments du tableau en même
temps, observant ainsi d’un coup l’univers entier. Faisant suite aux
vingt-trois Constellations écrites
pour le piano par Parra, le sixième tableau lui a inspiré un quatuor original
au ton agressif où les instruments à vent se livrent un duel tandis que les
cordes du piano sont percutées par des objets en bois, avant d’être combinés à
un triangle métallique, et se résout sous le regard de la femme symbolisé par
la texture immuable du piano.
Précédée d’un quintette pour cor, piano, percussion, violon et violoncelle du New-Yorkais Morton Feldman (1926-1987), De Kooning, hommage au peintre d’origine néerlandaise Willem De Kooning (1904-1997) aux textures raréfiées et fines et aux élans extrêmement retenus, délicatement restitué par les musiciens jouant debout alternativement ou en léger décalage, exigeant de la part de l’auditeur la plus vigilante attention tant les textures sont raréfiées, ce qui a malheureusement déplu à une partie de l’auditoire qui s’est plu à des raclements de gorge et à des toux intempestifs, empêchant la grande majorité de la salle de s’immerger dans cet univers délicieusement déstructuré et au temps dilaté, la création attendue d’Hèctor Parra, Triptyque bleu, est apparu d’une vivacité et comme un trésor d’inventions puisant dans un réservoir de couleurs d’une richesse et d’une densité inouïes. Suivant le titre éponyme de l’œuvre de Mirò, le triptyque de Parra, conçu pour trompette solo, ensemble de vingt-sept instrumentistes [deux flûtes (aussi flûtes piccolos), deux hautbois (le second aussi cor anglais), clarinette, clarinette basse, basson, contrebasson, deux cors, trompette, deux trombones, tuba, trois percussionnistes, piano, harpe, cordes (3, 0, 2, 2, 1)] et dispositif électronique en temps réel auquel tous les instruments sont reliés, compte bien évidemment trois mouvements respectivement intitulés Bleu I, Bleu II et Bleu III qui, dans l’œuvre du peintre réalisée en 1961 plongent dans la diversité du bleu catalan au ton légèrement violacé, clair dans lequel il s’était immergé en s’installant à Palma de Majorque dans le grand atelier construit pour lui en 1956 par l’architecte Josep Luis Sert (1902-1983). La grande réussite de Parra est d’avoir su exprimer avec une infinie clairvoyance le dépouillement de l’âme de Mirò confié à la toile « J’ai mis beaucoup de temps à les faire, rappelait Mirò à son ami poète Jacques Dupin (1927-2012). Pas à les peindre, mais à les méditer. Il m’a fallu un énorme effort, une très grande tension intérieure pour arriver au dépouillement voulu. » La constellation de taches noires disposées telles des pierres dans le Bleu I se réduisent à une seule dans le Bleu III après avoir formé une sorte de guet dans le Bleu II, tandis que le bâton rouge de petite taille dans le Bleu I s’étire dans le Bleu II à la façon d’une fusée puis disparaît en un petit point ovale rouge-rosée entouré de gris-noir flottant au bout d’une tige comme une fleur d’eau dans Bleu III. Sous la direction limpide, précise et généreuse de Pierre Bleuse, qui connaît et apprécie clairement la musique d’Hèctor Para, les dédicataires de l’œuvre que sont Clément Saunier et l’Ensemble Intercontemporain.
L’instrument soliste,
auquel Parra se plaît à donner de temps à autre les timbres du hautbois, est
toujours détaché de ses comparses, stimulant la progression de la narration qui
atteint parfois une fulgurance asphyxiante tant il s’y trouve d’énergie et de
virtuosité, autant de la part de la trompette solo que de tous les pupitres de
l’EIC qui ne cessent de passer d’un registre à l’autre, tandis que le
compositeur, qui a merveilleusement tiré profit de sa proximité avec son
soliste, exploite avec art les techniques de jeu de la trompette que l’électronique
de l’IRCAM réalisée par Pierre Carré amplifie avec raffinement les effets qui
emplissent la partition (vibrato, sauts rapides de registres, split hurlant, sifflant, cri, sifflet
rossignol, sifflet timbré, bisbigliandi,
smorzandi, sons fantômes, split moustique,
split éléphantin, kissing, slaps rapides, bruits de clef, sourdine wa-wa, tongue ram, lèvres
hautbois, trilles de valve, etc.) de façon spectaculaire mais aussi avec
élégance et raffinement, toujours au service de l’expression et de la
musicalité qui atteignent une puissance et une densité suscitant
continuellement l’éblouissement, l’enchantement de l’oreille, chaque mouvement
ayant sa personnalité et ses couleurs propres, comme l’esthétique japonisante
empruntée au compositeur nippon Yoshizawa Kengyo qui inspire plus ou moins le
morceau central, le plus complexe, dans lequel les taches noires du deuxième
volet du triptyque de Mirò donne au compositeur l’occasion de célébrer une
cinquantaine de dessins de son inspirateur, tandis que le finale, malgré son
encombrement dans la partition en raison d’une foudroyante virtuosité, est le
plus court. Comme en avertit Parra, le trompettiste, traité par l’électronique,
forge un langage de plus en plus extrême qui tisse à son tour une relation
toujours plus tranchée avec l’ensemble. L’écriture foisonnante du compositeur (la
contrebassiste Nicolas Crosse a également fort à faire avec un solo monumental vaillamment
exécuté) sert admirablement son imaginaire, son lyrisme et sa théâtralité singulièrement
prenante qui dit toute l’admiration qu’il vous au peintre remarquablement saisie
et restituée par les interprètes et dédicataires de son concerto pour trompette
et ensemble.
Bruno Serrou
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