mercredi 12 mars 2025

La fabuleuse Česká Filharmonie et son directeur musical Semyon Bychkov ont enluminé deux soirées durant de leurs envoûtantes sonorités la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 10 et mardi 11 mars 2025

Philharmonie Tchèque, Semyon Bychkov
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet

L’une des plus grandes formations symphoniques du monde, la Philharmonie Tchèque, a donné en début de deuxième semaine de mars 2025 deux concerts d’exception à la Philharmonie de Paris, permettant de mesurer combien deux grands symphonistes du XXe siècle, Gustav Mahler et Dimitri Chostakovitch dont le mode de la musique célèbre le cinquantième anniversaire de la mort, qui, avec le même numéro d’ordre dans leur partition respective, s'avèrent fort éloignés l’un de l’autre, en dépit de certains a priori qui ont tendance à les mettre au même degré de grandeur… 

Sheku Kanneh-Mason, Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet

Le premier concert était monographique, entièrement consacré au seul Dimitri Chostakovitch (1906-1975), l’un des chevaux de bataille de son directeur musical, le Russe Semyon Bychkov, celui-là même qui introduisit dans les années 1990 le cursus symphonique de son compatriote à Paris lorsqu’il était directeur musical de l’Orchestre de Paris. Célébré pour ses inégalables interprétations du répertoire tchèque, la formation pragoise est si somptueuse qu’elle magnifie l’écriture brute et plus ou moins archaïque de Chostakovitch, confirmant ainsi qu’elle est bel et bien l’une des plus extraordinaires au monde avec deux des œuvres les plus populaires de Chostakovitch, magnifiant le sombre Concerto pour violoncelle et orchestre n° 1 avec la « coqueluche pop’ » Sheku Kanneh-Mason, et une Symphonie n° 5 de braise qui a notamment le mérite d’avoir clarifié et allégé le pompeux finale.

Sheku Kanneh-Mason, Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet

A l’instar de la Cinquième Symphonie, le Concerto n° 1 pour violoncelle et orchestre en mi bémol majeur op. 107 est l’œuvre concertante la plus célèbre de Chostakovitch. Composée durant l’été 1959, créée le 4 octobre de la même année par son dédicataire, le violoncelliste Mstislav Rostropovitch, cette partition se situe dans le prolongement de la Symphonie concertante op. 125 de Serge Prokofiev. L’une des particularités de ce concerto en quatre mouvements - les trois derniers s’enchaînant sans pause -, qui s’ouvre sur le motif DSCH (ré (D) mi bémol (Es), do (C), si (H), Dimitri Schostakovitch dans sa transcription allemande) qui domine l’œuvre entière, est l’alliage du violoncelle et du cor, seul cuivre de l’orchestre, tandis que le célesta est le plus sollicité des pupitres de percussion, tandis que le compositeur reprend l’une des mélodies favorites de Staline connue sous le nom Suliko, en la distordant de façon lugubre et violemment ironique, démontrant ainsi que, cinq ans après la mort de son tortionnaire, Chostakovitch était loin de lui avoir pardonné… Autre fait inhabituel, la longue cadence du soliste qui constitue à elle seule le troisième des quatre mouvements. Extrêmement attentif à son soliste, Semyon Bychkov n’en a pas moins sollicité la palette sonore admirablement contrastée de son orchestre, tandis que le soliste britannique Sheku Kanneh-Mason, devenu subitement quasi universellement connu à la suite de sa participation à un mariage princier diffusé en mondovision qui avait déjà donné ce même concerto à la Philharmonie avec l’Orchestre de Paris dirigé par Nathalie Stutzmann le 18 octobre 2023, est apparu toujours trop sage et son jeu impeccablement lustré au service de son Matteo Goffriller de 1700, sa conception manquant de violence, de tragique, d’humour acerbe, en un mot de caractère.

Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet

Renonçant à la création de sa Quatrième symphonie terminée en 1936 mais condamnée par les sbires staliniens au même titre que son opéra Lady Macbeth du district de Mzensk, Dimitri Chostakovitch s’attela entre avril et juillet 1937 à la Cinquième Symphonie en ré mineur op. 47 qui répond au plus près aux attentes du régime en symbolisant « l’optimisme triomphant de l’homme ». Un optimisme outré qui dit combien il est contraint, si clairement d’ailleurs qu’il fut perçu comme tel par le public, lui-même en proie à une angoisse collective. Il convient dans le Moderato initial de ne point y mettre donc de pathos mais de veiller à en souligner l’amertume, les moments de grâce et le lyrisme, ainsi que l’insouciance du scherzo Allegretto. Le Largo doit être pathétique mais sans surcharge, voire détaché, tandis que l’Allegro finale est un morceau hélas parmi les plus triviaux du compositeur russe, malgré toutes les tentatives des chefs d’orchestre d’en affiner le contenu. Semyon Bychkov, devant un pupitre vide de tout conducteur, et son somptueux orchestre pragois ont donné de cette œuvre une interprétation en tous points marquante, sans excès ni maniérisme, tandis que les pupitres ont rayonné par la maîtrise de leur jeu et par le lustre de leurs sonorités, particulièrement le cor solo (Jan Vobořil ou Andřej Vrabec ?), impressionnant de précision, de chair, d’onirisme.

Katia et Marielle Labèque, Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque
Photo : (c) Bruno Serrou

Merveille de pyrotechnie, technique éblouissante, pupitres rutilants d’une homogénéité et d’une sûreté exceptionnelles, cordes, bois, cuivres, percussion d’une plastique envoûtante, la Česká Filharmonie a saisi dans son second concert par son panache et la rutilance de ses timbres, exaltant une Symphonie n° 5 en ut dièse mineur de Gustav Mahler (1860-1911) magistralement dirigée par Semyon Bychkov, après un Concerto n° 10 pour deux pianos en mi bémol majeur KV 365 (316) de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) sans relief par les sœurs Katia et Marielle Labèque, alors qu’une symphonie de Joseph Haydn eut été mieux venue, ou un cycle de lieder de Mahler…

Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque (Mahler V )
Photo : (c) Bruno Serrou

Huit semaines après la brillante prestation de l’Orchestre de Paris dirigé par le jeune chef britannique Robin Ticciati, la Philharmonie Tchèque et Semyon Bychkov ont donné de la Cinquième Symphonie en ut dièse mineur de Gustav Mahler magistrale, ardente, colorée, virtuose, d’une remarquable unité, avec un Adagietto dans le juste tempo, objectif mais chantant merveilleusement, vaillamment contrasté par dommage l’enchaînement sans pause du Rondo-Finale. L’on a su dès l’exposition du thème initial par les Tchèques, qui connaissent parfaitement l’univers mahlérien, leurs aînés ayant notamment participé à la création de la Septième Symphonie en mi mineur en 1908 sous la direction du compositeur - qui se présentait « comme trois fois étranger sur terre, comme natif de Bohême en Autriche, comme Autrichien en Allemagne et comme Juif dans le monde entier » -, le public, stratifié, a compris qu’il allait vivre un grand moment sitôt l’attaque à découvert d’une trompette solo à pitons sonnant fier et brillant, tenue par l’infaillible Walter Hofbauer, qui, tout en songeant assurément à la fin de la longue Trauermarch dans laquelle il a fort à faire puisque car c’est à lui qu’est confié l’essentiel du matériau de ces vingt minutes de musique avant de se retrouver souvent à découvert par la suite, ne s’est jamais relâché jusqu’à sa phrase ultime se concluant ppp a capella à la fin de la coda. Autre performance remarquable, celle du cor solo déjà remarqué dans Chostakovitch. Il convient également de saluer le violon solo Jan Fiser, tout aussi magistral… Mais tous les pupitres seraient à féliciter, notamment la harpiste Jana Bouskova et le premier altiste Pavel Ciprys, son homologue contrebassiste Adam Honzirek, la flûtiste Naoki Sato, la hautboïste Jana Brozkova, le clarinettiste Lukas Dittrich, le bassonise Jaroslav Kubita, le tromboniste Lukas Besuch, le tubiste Jakub Chmelar, entre autres tant la totalité de la phalange pragoise s’est avérée d’une virtuosité stupéfiante, formant à eux tous un orchestre remarquable d’équilibre, de cohésion affermie par un évident bonheur de jouer ensemble. Semyon Bychkov, geste précis, souple, clair et lage sans jamais être envahissant, a judicieusement laissé une certaine liberté à ses musiciens tout en portant l’écoute du public à son comble, jusqu’au faîte de l’émotion. L’Adagietto a été interprété dans le juste tempo, l’expression s’imposant avec naturel, sans jamais sombrer dans le pathos, et la seule réserve qui puisse être fait au chef se situe dans les trop longues pauses entre les mouvements, à l’exception déjà relevée des deux derniers d’en eux justement enchaînés, ce qui a malheureusement conduit une part de l’assistance à applaudir entre les mouvements, au grand étonnement de l’ensemble des musiciens tchèques...

Bruno Serrou

 

 

 

lundi 10 mars 2025

Ravel 150 : Fabuleuse performance de Bertrand Chamayou au cœur de l’œuvre pour piano de Maurice Ravel le soir de son cent-cinquantième anniversaire à la Philharmonie

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 7 mars 2025 

Bertrand Chamayou
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

7 mars 1875 -> 7 mars 2025… Quel plus beau présent la Philharmonie de Paris pouvait-elle faire à son public pour les 150 ans de Maurice Ravel que cette fabuleuse intégrale pour piano seul par l’éblouissant Bertrand Chamayou, qui en a offert une intégrale discographique en 2016 ? Un véritable envoûtement de cent quarante minutes par un poète-sorcier du son d’une sensibilité inouïe, qui renouvelle constamment paysages, impressions et sentiments au détour de chaque page et à l’intérieur de chaque mesure. Un moment inoubliable dont auront été témoins les 2800 spectateurs de la Philharmonie qui aura ajouté plus de deux cents sièges, et les abonnés de Medici.tv, Mezzo ainsi que du site de la Philharmonie 

Bertrand Chamayou
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Donner en une soirée la totalité de l’œuvre pour piano seul de Maurice Raval tient de la gageure et de l’exploit. Couvrant la vie créatrice de ce pianiste compositeur, de 1892 (Sérénade grotesque) à 1917 (Le Tombeau de Couperin), orchestrateur de génie, sa création pour clavier est souvent à l’origine de ses pièces d’orchestre. Pourtant, que ce soit dans la version pianistique ou dans celle instrumentée, chaque version semble être spécifiquement née pour les deux genres. Ainsi, le piano appelle-t-il l’orchestre et l’orchestre le piano… De cette somme, Bertrand Chamayou, directeur artistique du Festival Académie Maurice Ravel de Saint-Jean-de-Luz, port de pêche basque situé face à Ciboure, village natal de Ravel, où il a succédé à Jean-François Heisser, a donné une interprétation magistrale comme s’il s’agissait d’un immense recueil d’images et de poésie, ne cessant plus de deux heures vingt durant de renouveler le propos, véritable ensorceleur sollicitant continuellement l’imaginaire des auditeurs, dont l’attention n’aura jamais flanché tant le pianiste toulousain aura ménagé de surprises à la moindre mesure. Seule aura manqué La Valse, poème chorégraphique pour orchestre initialement composé pour piano à deux mains en 1919, dédié à la pianiste d’origine polonaise Misia Sert, puis orchestré en 1920 après une version pour deux pianos. Musique en perpétuel renouveau, technique, sonore, expressif, rythmique, spirituel, des évocateurs retours au passé jusqu’au plus novateur et porteur d’avenir, les œuvres de Maurice Ravel constituent à la fois un univers entier en tant que tel et un immense vivier sans cesse renouvelé, ce qui correspond pleinement à la geste de l'immense pianiste qu'est Bertrand Chamayou, parfaitement à l’aise dans le répertoire ravélien dont il a offert une intégrale discographique en 2019 (1), et tout ce qui entoure cette création sans pareilles qu’il connaît intimement.

Bertrand Chamayou
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

C’est avec le court, mais lent et expressif Prélude en la mineur créé le 28 juin 1913 au Conservatoire de Paris dans le cadre de l’épreuve de lecture à vue pour le concours de piano femmes qui sera remportée par Jeanne Leleu qui se verra dédiée la pièce que Bertrand Chamayou a ouvert sereinement son intégrale, faisant directement entrer ses auditeurs dans l’atmosphère caractéristique du compositeur basque. Il lui a enchaîné le recueil impressionniste que constituent les cinq Miroirs nés entre 1904 et 1906 qui ont été créés le 6 janvier 1906 Salle Erard par Ricardo Vines, à qui est dédié le deuxième d’entre eux, Oiseaux tristes, dans lequel Chamayou, après l’ambiance délicieusement nocturne de Noctuelles, s’est délecté de l’évocation de cet oiseau solitaire sifflant une triste mélodie avant d’être rejoint par un véritable tourbillon polyphonique de comparses ailés. Dédiée au peintre Paul Sordes, Une barque sur l’océan, que Ravel orchestra dès 1906, a atteint une dimension polychromique éblouissante, le piano sonnant tel l’orchestre admirablement restitué par Chamayou, qui en a donné la force et les élans marins, à l’instar du caricatural esprit hispanique de l’ « Aubade du bouffon » qu’est Alborada del gracioso que Ravel orchestrera en 1916 dans lequel il intègre des thèmes espagnols dans des mélodies plus alambiquées, avant de conclure dans la rêverie mystique aux sonorités voluptueuses de La vallée des cloches. Après l’interlude que représente le bref Menuet en ut dièse mineur de 1904 avec lequel Chamayou a préludé à la célèbre Sonatine composée parallèlement aux cantates pour le Prix de Rome qui furent des échecs, et créée le 17 décembre 1905 par le compositeur à Paris dans le salon de la princesse de Polignac que Chamayou aborde avec une délicieuse fraîcheur avant d’en donner toute l’agitation dans le finale, suivi des deux délicieux pastiches A la manière de de 1912 sur une idée d’Alfredo Casella, d’abord Borodine, sous-titré « valse » pour lequel Ravel puise dans la Deuxième Symphonie du Russe dans laquelle Chamayou réussit à restituer autant l’esprit du modèle que du pasticheur, ensuite Chabrier, que Ravel appréciait particulièrement, comme l’attestent des œuvres comme la Sérénade grotesque ou la Pavane pour une infante défunte où l’on retrouve la Bourrée fantasque et l’Idylle mais lequel s’impose l’humour de potache de Ravel qui pastiche un air du Faust de Gounod tel qu’aurait pu l’écrire Chabrier, ce qui permet à Chamayou d’exceller avec son caractère jovial et pince sans rire. C’est sur la pyrotechnie que constitue le triptyque Gaspard de la nuit que Chamayou a conclu la première partie de cette intégrale Ravel. Composé en 1908 tandis que le père du compositeur était sur le point de mourir d’après trois poèmes en prose extrait d recueil éponyme d’Aloysius Bertrand (1807-1841) paru en 1842, créé le 9 janvier 1909 Salle Erard à Paris par Ricardo Vines, œuvre d’une noirceur et d’une difficulté extrêmes, Ondine, qui conte l’histoire d’une nymphe séduisant un humain afin de fusionner et acquiert une âme immortelle, Le Gibet qui évoque les dernières impressions d’un pendu qui assiste au coucher du soleil, et Scarbo, l’une des pages les plus difficiles de tout le répertoire pianistique, qui évoque un gnome diabolique et espiègle, porteur de funestes présages qui apparaissent dans les songes des dormeurs, cycle que Chamayou expose sans effort apparent, se jouant avec naturel et simplicité de ses rythmes frénétiques, ses tempi extraordinairement rapides, sans jamais faillir, faisant oublier au public qu’il s’agissait de surmonter les extraordinaires difficulté techniques et la virtuosité requise par l’écriture singulièrement exigeante de Ravel.

Bertrand Chamayou
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Bertrand Chamayou a ouvert la seconde partie de son intégrale Ravel sur les huit Valses nobles et sentimentales dédiées à Louis Aubert, qui en donna la première audition le 9 mai 1911 Salle Gaveau à Paris. Dans ces pages qu’il orchestrera dès 1912 pour le ballet Adélaïde ou Le langage des fleurs, Ravel rend non pas hommage au « Roi de la valse » Johann Strauss II mais à un autre Viennois, Franz Schubert, auteur en 1823 de deux recueils de Valses nobles D. 969 et Valses sentimentales D. 779. Conformément à la citation du poète Henri de Régnier (1864-1936) que Ravel a portée en exergue de la partition de la version originale, Chamayou  a donné de ces pages une interprétation emplie du « plaisir délicieux et toujours nouveau d’une occupation inutile », donnant une fantastique envie d’entendre La Valse ultime de 1919 commencée en 1908 à l’écoute de la septième, indiquée « Moins vif », la valse la plus puissamment originale du cycle car préfigurant l’apothéose de l’apocalyptique poème chorégraphique. Autre hommage à un compositeur austro-hongrois, les deux minutes du Menuet sur le nom de Haydn composé en 1909 à l’occasion du centenaire de la mort de Joseph Haydn écrite à l’initiative de la Revue musicale de la Société internationale de Musique, qui commanda également des hommages au compositeur autrichien à Claude Debussy, Paul Dukas, Reynaldo Hahn, Vincent d’Indy et Charles-Marie Widor. Créée Salle Pleyel le 11 mars 1911 par Ennemond Trillat, l’œuvre est construite sur un motif imposé fondé sur lune anagramme musicale allemande du motif H-A-Y-D-N (si-la-ré-ré-sol) dans laquelle Chamayou évite élégamment toute mièvrerie tout en instillant une juste mélancolie. S’en est ensuivit la partition la l’œuvre pour piano de Ravel la plus ancienne qui nous soit parvenue, la Sérénade grotesque de 1893 qui ne sera créée que l’année du centenaire de la naissance de son auteur, le 23 février 1975 à New York par Arbie Orenstein. Le « grotesque » du titre provient sans doute de ses rythmes fantasques, les contrastes expressifs, le mordant de l’harmonie, que Chamayou a brillamment soulignés tout en mettant en valeur le lyrisme et la sentimentalité, les scansions, le tout influencé par la Bourrée fantasque de Chabrier. Chamayou a enchaîné avec les célèbres Jeux d’eau que Ravel dédia en 1901 à son « cher maître Gabriel Fauré », « Dieu fluvial riant de l’eau qui le chatouille » selon l’épigraphe choisi par son auteur citant Henri de Régnier, et que Ricardo Vines créa le 5 avril 1902 Salle Pleyel. Chamayou a judicieusement mis en évidence l’impressionnisme debussyste que Ravel a introduit dans cette partition « inspirée du bruit de l’eau et des sons musicaux que font entendre les jets d’eau, les cascades et les ruisseaux », tout en la rattachant de façon tout aussi justifiée à Franz Liszt et à ses Jeux d’eau à la villa d’Este. Mais c’est Chabrier qui emplit le Menuet antique, première œuvre pour piano éditée de Ravel créée le 18 avril 1898 Salle Pleyel par Ricardo Vines, son dédicataire. Ravel tenait tant à cette œuvre qu’il accepta de l’orchestrer trente ans plus tard, immédiatement après le Boléro, à la demande des éditeurs Daniel et Georges Enoch. Œuvre parmi les plus célèbres de Ravel, elle aussi orchestrée plus tard (en 1910), la Pavane pour une infante défunte composée en 1899 tandis que Ravel était l’élève de Gabriel Fauré au Conservatoire de Paris, ce qui n’empêche pas une forte influence de Chabrier. Chamayou a donné de cette œuvre douce et mélancolique une interprétation tendrement expressive et délicatement colorée, avant de conclure sur les six mouvements constituant Le Tombeau de Couperin composés pendant la Première Guerre mondiale, entre juillet 1914 et juin 1918 et dédié à la mémoire de six de ses compagnons d’armes tués au front, et qui seront créés avec grand succès le 11 avril 1919 Salle Gaveau par Marguerite Long, dédicataire et créatrice du Concerto en sol en 1932. En véritable chorégraphe, Chamayou en a donné la dimension onirique et grave tout en mettant en évidence l’hommage à la musique du Siècle des Lumières, son jeu exaltant des timbres somptueux sonnant judicieusement tel un orchestre dans les quatre pièces que Ravel orchestra à la façon d’un concerto pour orchestre en 1919, Prélude, Forlane, Menuet et Rigaudon.

Bertrand Chamayou
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Sortant de ses cent quarante minutes d’intégrale de l’œuvre pour piano de Ravel aussi frais qu’au début, Bertrand Chamayou a offert en bis un arrangement pour piano d’un chœur a capella du maître de Montfort l’Amaury ample et aéré.

Bruno Serrou

1) Warner Classics / Erato

dimanche 9 mars 2025

Remarquable concert de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse et son nouveau directeur musical, Tarmo Peltokoski, avec en soliste la brillante violoncelliste Sol Gabetta

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 4 mars 2025 

Tarmo Peltokovski, Orchestre National du Capitole de Toulouse
Photo : (c) Charles d'Hérouville

Impressionnant concert de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse et de son jeune chef finlandais Tarmo Peltokoski, direction aérée, précise, gestique ciselée, tout en souplesse et en maîtrise, laissant l’orchestre respirer, cela dès le Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy, jusqu’à une « Titan » de Mahler au cordeau, chantant à pleins poumons, après un prolifique moment concertant avec une émouvante et lumineuse Sol Gabetta dans Schelomo d’Ernest Bloch et en bis Prayer pour violoncelle et orchestre du même Bloch 

Tarmo Peltokovski, Orchestre National du Capitole de Toulouse
Photo : (c) Charles d'Hérouville

Comme le confirme le concert donné mardi avec un programme franco-helvèto-autrichien du tournant XIXe-XXe siècles (1888-1916), l’Orchestre National du Capitole de Toulouse a bien de la chance depuis sa réforme en 1968 sous l’égide de Michel Plasson, grand défenseur de la musique française comme la postérité l’atteste par le biais de plus d’une centaine de disques. Après trente-cinq ans de présence, le chef français cède la place en 2003 à un jeune chef ossète, Tugan Sokhiev, qui porte la phalange occitane à un niveau supérieur encore, élargissant son répertoire pendant ses quinze années de direction musicale à partir de 2008 jusqu’en 2022, suite à sa double démission de ses fonctions à Toulouse et au Théâtre du Bolchoï de Moscou suscitée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Désormais, c’est le chef finlandais Tarmo Peltokoski, né avec le siècle, qui en est le chef titulaire, faisant ainsi perdurer la lignée des grands directeurs d’orchestre finlandais. Directeur musical de la formation toulousaine depuis septembre dernier, Peltokoski prouve d’ores et déjà qu’il est le digne héritier de ceux qui l’ont précédé à ce poste, et combien orchestre et chef sont en osmose totale.

Sol Gabetta, Orchestre National du Capitole de Toulouse
Photo : (c) Charles d'Hérouville

Ce qui a été mis en évidence dès la délectable introduction à la flûte puis aux bois du Prélude à l’après-midi d’un faune de Claude Debussy. Œuvre délicate à dompte tant les équilibres sont raffinés et l’expression onirique et captivante, véritable juge de paix en matière instrumentale, orchestrale, en précision, expressivité. L’œuvre concertante a été la partition la plus fameuse d’Ernest Bloch Schelomo (Salomon), « rhapsodie hébraïque » pour violoncelle et orchestre avec laquelle le compositeur genevois a conclu son Cycle hébraïque en 1915-1916 dont la création a été donnée le 3 mai 1917 au Carnegie Hall de New York sous la direction d’Artur Bodanzky et, en soliste Hans Kindler, violoncelliste hollandais qui avait participé en 1912 à Berlin à la création de Pierrot lunaire d’Arnold Schönberg. Dialoguant en parfaite intelligence avec l’Orchestre National du Capitole de Toulouse avivé avec magnificence et sensibilité mais sans aucun pathos par la direction soigné de Tarmo Peltokoski, Sol Gabetta, qui connaît intimement cette œuvre qu’elle a brillamment enregistrées (1), a porté avec une intensité bouleversante magnifiée par une palette sonore d’une chaleur, d’une diversité de coloris et de nuances. En bis, soliste et orchestre ont donné avec ferveur une autre pièce hébraïque de Bloch pour violoncelle et orchestre, Prière, andante moderato d’inspiration ashkénaze extrait du triptyque From Jewish Life composé en 1924 pour Hans Kindler.  

Tarmo Peltokovski, Orchestre National du Capitole de Tououse
Photo : (c) Charles d'Hérouville

Tarmo Peltokoski s’est montré particulièrement à l’aise dans l’univers mahlérien, dirigeant avec allant et une extrême précision dans l’expression de ses gestes souples et aérés, au point que l’Orchestre a respiré avec un naturel extrême dans cette œuvre d’une extrême virtuosité. Le jeune chef finlandais est de toute évidence en parfaite intelligence dans cette musique complexe à mettre en place tant les structures sont complexes, mettant à la fois en relief les lignes de force, l’architecture, l’unité à travers la pluralité, la multiplicité des plans apparaissant en toute clarté, tout en soulignant l’hétérogénéité de l’inspiration, à la fois populaire, foraine, militaire, noble et grave, les brutalités, les saillies, la nostalgie. Unité et altérité dans la conduite de l’œuvre, la rythmique, le phrasé, les respirations étant extraordinairement en place, le chef finlandais évitant a en outré pathos et effets trop appuyés. Son orchestre a répondu avec empressement, suivant son chef sans broncher jusqu’aux limites de la virtuosité sans aucune faute et avec une homogénéité exemplaire. Les cordes sont sûres, et brûlantes moelleuses (belles sonorités de la contrebasse solo, des altos et des violoncelles), les bois sont colorés et admirablement nuancés (magnifique hautbois, mais aussi flûtes, bassons, clarinettes), cors onctueux, une première trompettes vaillantes, trombones et tuba au diapason. L’Orchestre National du Capitole de Toulouse conforte avec son nouveau directeur musical, Tarmo Peltokovski sa place parmi les meilleures phalanges d’Europe acquise en cinquante-sept ans d’existence et trois directeurs musicaux.

Bruno Serrou

1) 1 CD Sony Classical 88883762172 

mercredi 5 mars 2025

Touchant hommage de ses pairs au compositeur Bruno Ducol mort voilà un an

 Paris. Salle Edouard Colonne. Vendredi 14 février 2025

Concert bouleversant le 14 février, Salle Edouard Colonne dans le XIIIe arronbdissement de Paris, archi-comble en hommage au compositeur Bruno Ducol mort le 11 janvier 2024 à l'âge de soixante-quatorze ans. 

Etsuko Chida
Photo : (c) Bruno Serrou

Peu de ses confrères compositeurs étaient présents, malgré les annonces faites sur les médias sociaux, pas davantage de confrères journalistes, en revanche quelques-uns de ses interprètes favoris dans plusieurs de ses œuvres. 

Jean-Claude Pennetier
Photo : (c) Bruno Serrou

Avec les pianistes Jean-Claude Pennetier, Alain Louvier, également compositeur dans deux de ses propres paritions pour piano, Louise Bessette, Jonas Vitaud, les violoncellistes Alexis Descharmes, membre du Quatuor Diotima, et Raphaël Merlin

Mathieu Marie, Orlando Bass, Laura Holm
Photo : (c) Bruno Serrou

Les flûtistes Odile Renault, François Picard, la kotoïste Etsuko Chida, la chanteuse Laura Holm, qui, avec le pianiste Orlando Bass, a donné la création mondiale de l’œuvre ultime de Bruno Ducol, l’humble et tragique Entre regard et silence resté inachevé sur le pupitre du compositeur à sa mort, donné en cette soirée bouleversante avec une émotion partagée par Laura Holm, Orlando Bass et le comédien Mathieu Marie, soirée organisée avec une touchante attention par son épouse, Annie Ducol, avec la participation discrète mais émouvante de leurs enfants.

Bruno Serrou