vendredi 14 février 2025

Brûlante « Semele » de Haendel au Théâtre des Champs-Elysées

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Mardi 11 février 2025 

Georg Friedrich Haendel (168-1759), Semele. Pretty Yende, Alice Coote, Niamh O'Sullivan
Photo : (c) Vincent Pontet

Onze ans jour pour jour après la production Marc Minkowski / David McVicar reprise en 2010, le Théâtre des Champs-Elysées propose en coproduction avec le Covent Garden de Londres une nouvelle production de l’opéra anglais Sémélé de Georg Friedrich Haendel mis en scène avec élégance par Oliver Mears, dirigé et joué avec plus d’allant que de coutume par Emmanuelle Haïm à la tête de son excellent Le Concert d’Astrée, et une distribution fort équilibrée, avec à sa tête Pretty Yende, Ben Bliss (Jupiter), Alice Coote (vindicative et puissante Junon) 

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Semele. Pretty Yende (Semele)
Photo : (c) Vincent Pontet

Composé par Georg Friedrich Haendel en un mois entre les 3 juin et 4 juillet 1743, Sémélé n’est pas un opéra au sens strict du terme. Ecrit sur un texte en anglais, avec un effectif de chanteurs réduit, cet ouvrage se situe en effet à mi-chemin de l’oratorio et du théâtre lyrique dans le catalogue du compositeur saxon. Le sujet de cette œuvre en trois actes créée sous forme concertante est puisé dans les Métamorphoses d’Ovide, et permet à Haendel de donner libre cours à sa verve théâtrale, oscillant entre ironie et sérieux. Mère de Dionysos, dieu de la vigne, du vin, de la fertilité, de la fête et du théâtre, Sémélé est l’une des maîtresses de Zeus/Jupiter. Déjà utilisé en 1707 par John Eccles (1668-1735), le livret de William Congreve (1670-1729) développé par Alexander Pope (1688-1744) s’encre naturellement dans le genre opéra, s’agissant non pas d’un sujet biblique mais de tragédie grecque. Sémélé, fille du roi de Thèbes Cadmus, doit épouser Athamas, fils d’Eole et d’Enarété, mais elle partage un amour coupable avec Jupiter. Cherchant l’immortalité, elle se laisser manipuler par Junon, l’épouse du maître des dieux, en lui faisant croire que pour devenir immortelle, elle devait lui faire promettre d’apparaître devant elle paré de ses attributs, la foudre, si bien qu’elle précipite sa propre perte, réduite en cendres par le dieu. C’est néanmoins sous forme d’oratorio que Haendel donne la création de Sémélé voyant l’opportunité de le présenter dans le cadre des concerts de carême du Covent Garden de Londres en février 1744, et, pour ce faire, l’adapte pour le présenter à la manière d’un oratorio, avec une présence chorale peu habituelle dans les opéras de Haendel. Ce stratagème déplaît aux organisateurs de la série, qui s’attendaient à un sujet biblique, au point de réduire le nombre de représentations à quatre, les amours de Sémélé tenant davantage de la mythologie grecque que de la judéo-chrétienne. De plus, chanté en anglais, Sémélé irrite les partisans de l’opéra italien, au point que l’œuvre fut qualifié d’oratorio manqué. La partition de Haendel atteste d’une inventivité amplement supérieure à ses opéras, avec récitatifs accompagnés, arie aux élans d’une sensualité tangible élargis en duos, trios, ensembles, da capo brusquement interrompus, audaces harmoniques, chœurs qui annoncent Gluck et Mozart…

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Semele. Pretty Yende (Semele), Ben Bliss (Jupiter)
Photo : (c) Vincent Pontet

Ce que propose Oliver Mears, actuel directeur du Covent Garden de Londres, coproducteur du spectacle, transforme le sujet en lutte de classes, transposant bien évidemment l’action à l’heure plus ou moins contemporaine, dans l’enceinte d’un hôtel huppé mêlant style art déco et années 1950, voire 1960-1970 pour le meuble stéréo, dont le personnel, vêtu des uniformes de leurs fonctions dans l’établissement, représente les humains, tandis que les dieux, plus richement dotés, constituent la clientèle. Jupiter est le propriétaire de l’établissement, et il considère le personnel comme un terrain de chasse malgré la vigilance de sa femme, Junon. Ce scénario permet de resserrer l’action en un lieu unique, l’Olympe étant symbolisé par le hall de l’hôtel où trône une immense cheminée qui se retrouve également à l’étage, tandis que dans les combles, Somnus, vieux sommelier drogué, s’égaye au milieu d’un monceau de bouteilles vides, tandis que Sémélé est enceinte des œuvres de Jupiter, ce qui conduit ce dernier à lui jurer de tenir son vœu alors que sa jalouse épouse incite Sémélé à lui demander de lui apparaître avec ses atours divins, ce qui va causer sa mort par consumation dans la cheminée non sas avoir donné naissance à Dionysos, auprès de qui une jeune fille se substitue à sa mère.

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Semele
Photo : (c) Vincent Pontet

Mue par une direction d’acteur qui donne une crédibilité naturelle au comportement des protagonistes, la distribution est d’une grande homogénéité. Pretty Yende est une Sémélé idéale, belcantiste à souhait, virtuosité vocale offrant une pyrotechnie flamboyante, présence rayonnante, saisissante comédienne. Junon à la voix opulente et au timbre de braise, Alice Coote est une magistrale harpie, Brindley Sherratt est  un brillant Somnus, mais il manque de graves dans le rôle du Grand Prêtre Cadmus, le contre-ténor italien Carlo Vistoli campe une Athamas de classe doué d’une technique de chant irréprochable, Niamh O’Sullivan est une Ino charmante au timbre ardent, Marianna Hovanisyan une Iris à la voix souple et aux aigus rayonnants. Brillant comédien, Ben Bliss est un Jupiter puissant à la voix harmonieuse. Le chœur du Concert d’Astrée est irréprochable.

Georg Friedrich Haendel (168-1759), Semele
Photo : (c) Vincent Pontet

Dans la fosse, le Concert d’Astrée est particulièrement homogène, avec des pupitres précis et virtuoses, bien que dirigé de façon trop étale par sa directrice fondatrice Emmanuelle Haïm, qui comme souvent, élague les contrastes et les dynamiques, veillant trop attentivement à ne pas couvrir les chanteurs au risque d’un élan dramatique un rien trop fade.  

Bruno Serrou

mardi 11 février 2025

Le 35e Festival Présences de Radio France a réuni autour de la touchante figure d'Olga Neuwirth un florilège de compositeurs de premier plan qui auront attiré plus de 8000 spectateurs en six jours

Paris. Maison de la Radio, Auditorium et Studio 104 (ex-Messiaen) ; Philharmonie de Pais, Salle Pierre Boulez. Mercredi 5, jeudi 6, vendredi 7, samedi 8 et dimanche 9 février 2025 

L'Autrichienne Olga Neuwirth est l’un des compositeurs les plus créatifs et anticonformistes de notre temps. Regard ardent, geste nerveux, générosité à fleur de peau, écorchée vive, éternelle révoltée contre les injustices de la société, femme singulièrement énergique, fine, hypersensible, artiste engagée cherchant à élargir l’univers de la musique savante, Olga Neuwirth à qui le Festival Présences de Radio France a consacré son édition 2025, aura malheureusement été absente en raison de problèmes de santé de sa mère. Figure majeure de la création musicale de ce début du XXIe siècle, elle est l’enfant terrible de la musique autrichienne contemporaine. Le verbe nerveux à l’élocution douce et claire malgré un débit précipité, elle s’ouvre avec clairvoyance à tous les sujets de son temps. Faite de rupture, de failles, de contrastes, de plans séquences, d’une énergie souvent emprunte de mélancolie, sa musique lui ressemble. « Le compositeur dans la société est question de caractère, de personnalité : le musicien doit-il se mêler de ce qui se passe aujourd’hui, ce qui est très prenant, ou lui faut-il se retirer du monde ? L’utopie de l’art consiste dans la création d’un univers entre deux mondes, pas d’en créer un troisième, il se doit d’être dans le hic et nunc ».

Olga Neuwirth (née en 1968) à sa table de travail
Photo : (c) Rui Camilo

Née le 4 août 1968 à Graz (Autriche), Olga Neuwirth séduit par sa singularité artistique, son courage politique (elle a salué le public viennois ruban noir au poignet après la nomination de Jörg Haider au poste de chancelier), l’énergie et l’enthousiasme qui frappent dès l’abord ceux qui la rencontrent. A 55 ans, elle est aussi l’un des plus engagés, s’intéressant à l’actualité du monde et à tous les modes d’expression artistique, cinéma, littérature, théâtre, danse. Lorsque je la rencontrais pour la première fois, en 2011, elle s’avouait sans amertume « un peu apatride, vivant trois semaines ici, un mois là. Je viens de passer un an à New York. Aujourd’hui, je m’arrête trois mois à Paris. Cette ville offre la possibilité de s’explorer soi-même, de s’inventer, la liberté de protester et de manifester son désaccord avec l’establishment. Ce qui n’est pas le cas dans les autres capitales européennes. Il est pourtant de plus en plus difficile en France de trouver un contre-monde, et il est triste de voir la France se laisser submerger par l’intolérance, la xénophobie, la violence de l’économie. Je pourrais mentionner nombre d’artistes français. » Apprenant par la presse qu’elle venait de se faire attribuer le Grand Prix national autrichien 2010, le propriétaire de son appartement lui donna sur le champ son congé prétextant que sa condition de musicienne ne pouvait lui garantir des revenus suffisamment stables pour assurer le paiement de ses loyers. « C’est dire combien les artistes sont considérés en Autriche », remarquait-elle alors.

Olga Neuwirth (née en 1968) 
Photo : (c) Radio France / Christophe Abramowitz

Disciple de Tristan Murail, soutenue par Pierre Boulez, Olga Neuwirth a toujours été attirée par la culture française autant sur le plan musical, avec l’IRCAM, l’Ensemble Intercontemporain, le Festival d’Automne, que littéraire (Georges Pérec, Raymond Roussel) et cinématographique. « Je pourrais mentionner nombre d’artistes français. J’ai toujours été intriguée et inspirée par l’immense diversité de votre culture, noble ou populaire, rustre ou élégante. » Fascinée par le son, qu’elle découvre naturellement au contact de son père, Harry Neuwirth (1939-2023), pianiste de jazz réputé avant d’en creuser plus tard les arcanes avec Tristan Murail à l’IRCAM, Luigi Nono et Helmut Lachenmann, elle a commencé à jouer d’un instrument à sept ans avec la trompette, instrument auquel elle est contrainte de renoncer à seize ans à la suite d’un accident qui lui brise la mâchoire. Après sa rencontre avec le compositeur allemand Hans Werner Henze (1926-2012), et fuyant une première fois l’Autriche, elle se rend à San Francisco, où elle étudie la composition, les arts plastiques et le cinéma, soutenant son mémoire de maîtrise sur la musique du film d’Alain Resnais L’amour à mort. C’est dire combien elle aime le cinéma et regrette que les réalisateurs ne s’intéressent pas à la musique qu’ils traitent comme un complément sans lui porter de réflexion. C’est pourquoi, dit-elle, les compositeurs se bousculent pour composer pour des films muets. « Il m’a fallu faire des choix au risque de me disperser, reconnait-elle. Mais, lorsque je compose, le temps se déroule dans mon esprit comme un film, découpage en séquences, rythme, répartition des densités, tandis que je déploie mes couleurs dans l’espace tel le peintre dispose de sa palette, avec ou sans l’appui de l’électronique. » La reconnaissance vient à Olga Neuwirth en 1991, lorsque Elfriede Jelinek, Prix Nobel de littérature 2004, la choisit pour réaliser avec elle deux courts opéras pour les Wiener Festwochen, Körperliche Veränderungen et Der Wald. « Je travaille avec des écrivains qui outrepassent les limites, comme Pérec, Melville, Jelinek, qui travaillent la langue comme un matériau. La transformation du monde passe par celle du langage. » De 1997 à 2000, avec Jelinek, elle élabore à Venise l’Opéra Bählamms Fest d’après Leonora Carrington, et, à Trieste, Lost Highway d’après le film David Lynch. Gérard Mortier, qui  l'a invitée dès 1998 à Salzbourg, lui commande pour l’Opéra de Paris-Bastille un opéra revisitant Don Giovanni, Der Fall Hans W. sur le thème de la pédophile inspiré par le procès d’un pédiatre carinthien... Mais, le projet dont la création était prévue en 2007 avorta. « Mortier ne m’a pas donné d’explication, s’étonnait-elle. Peut-être a-t-il trouvé le thème trop explosif : le plus grand tabou sexuel est l’enfant. » Pas d’explication non plus lorsque l’Opéra du Rhin, pourtant coproducteur, refusa au dernier moment de monter Bählamms Fest en 1999. Entre 2006 et 2011, Olga Neuwirth élabore pour Berlin l’opéra American Lulu qui réinterprète la Lulu de Frank Wedekind et d’Alban Berg. « Un sujet toujours d’une prégnante actualité. Le livret diffère dans le troisième acte, la comtesse Geschwitz, qui n’est pas assassinée, part sous un faux nom et son amour pour Lulu demeure indestructible. » En décembre 2019, le public de l’Opéra d’Etat de Vienne lui réservait un vif succès lors de la création de son Orlando d’après Virginia Woolf qui lui valut d’être la première femme à avoir assisté à la création d’un ouvrage en ce lieu mythique de l’histoire de l’art lyrique.

Quatuor Diotima
Photo : (c) Bruno Serrou

Régulièrement invitée par le Festival d’Automne à Paris, dont elle est l’un des hôtes privilégiés depuis 1994, le Festival Présences de Radio France lui aura consacré son édition 2025 avec dix œuvres programmées en six jours, dont deux créations mondiales et cinq premières auditions françaises. Absent de Paris mardi, jour de l’ouverture de Présences pour cause de Crépuscule des dieux de Richard Wagner à La Monnaie de Bruxelles (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/02/un-gotterdammerung-de-feu-clot-le-ring.html), la première soirée à laquelle j’ai pu assister était le cadre du deuxième concert, qui, d’entrée, restera dans la mémoire des spectateurs présents comme l’un des sommets de cette édition, un grand moment de musique de chambre offert par le Quatuor Diotima, qui, devant un Auditorium archi-comble, remplaçait le Quatuor Arditti, le premier violon Irvine Arditti étant souffrant. Le genre quatuor est réputé exigeant, voire élitiste, autant pour les compositeurs que pour les quatre archets et pour le public. Pourtant, le succès était bel et bien au rendez-vous, autant sur le plan de la créativité que du résultat artistique et de la réception des œuvres par le public. Un programme légèrement modifié, Corps animal pour quatuor à cordes et ondes Martenot de Grégoire Lorieux n’ayant pu être donné, mais de bout en bout exigeant et passionnant tant le propos des compositeurs ménage surprises, couleurs, fertilité technique et harmonique. Pas un instant de relâchement, dans les œuvres des aînés, Pierre Boulez (1925-2016) dans deux formants de son Livre pour quatuor, et l’œuvre ultime en création posthume d’Alain Moëne (1942-1924), qui fut l’un des premiers programmateurs du festival Présences, jusqu’aux compositeurs de la génération d’Olga Neuwirth que sont Misato Moshizuki (née en 1969) et Dieter Ammann (né en 1962). Pour le quatre-vingt-dixième anniversaire de Pierre Boulez, le Quatuor Diotima publiait chez Naïve l’enregistrement de l’intégrale amendée par son auteur du Livre pour quatuor. C’est dire combien chaque interprétation des Diotima de ce qui restera comme l’œuvre la plus développée du compositeur a valeur de témoignage gravé dans le marbre, un moment de grâce pure. Cette fois, en deux fois dix minutes, le Livre, qui rend expressément hommage au poète Stéphane Mallarmé et au compositeur viennois Anton Webern (1883-1945) dont il a cinq fois la durée moyenne de chacune des œuvres, a servi de référence aux deux parties du programme, les formants 1A et 1B en première lieu, et les formants 3A, 3B et 3C. Comme qui chante et parle à la fois, tel est le titre poétique de l’œuvre posthume d’Alain Moëne emplie de mélancolique rêverie qu’il a dédiée à son ami Alain Bancquart (1934-2022). En remplacement de l’œuvre Grégoire Lorieux, les Diotima ont proposé des pages de Misato Mochizuki et de Dieter Ammann. De la compositrice nippone, deux extraits de Brains, dont les Diotima ont créé la première partie dans le cadre du festival Présences 2017, Boids de 2018 et Boids Again de 2019-2020, qui se fondent sur des études scientifiques d’oiseaux et de poissons se déplaçant en bancs, comme les étourneaux dans les airs et les maquereaux dans les mers, tandis que le Quatuor à cordes n° 2 « Distanzenquartett » d’Ammann, qui a été créé à Bâle le 23 avril 2009 par le Quatuor Amar, sonne comme un imposant instrument à archet doté de seize cordes, avec des harmoniques complexes obtenues par tuilages sonores, rythmiques, d’agrégats et de variations d’intensité. D’une durée de dix-huit minutes, le troisième quatuor à cordes d'Olga Neuwirth In the realms of the unreal (Dans les royaumes de l’irréel), titre tiré du long récit de Henry Daiger (1892-1973), s’impose comme un authentique chef-d’œuvre depuis sa création le 15 janvier 2010 Cité de la Musique par le Quatuor Arditti dans le cadre de la Biennale de quatuors à cordes. Les Diotima ont donné de cette « musique de la catastrophe » (Olga Neuwirth) une interprétation d’une intense luminosité, jouant avec une limpidité tenant du classicisme, entre éclats d’inventions liés à des sous-textes littéraires qui cimentent la partition qui fait entendre tous les sons, possibles et impossibles, attendus et inouïs, qu’est capable de produire un quatuor d’archets d’où émergent des éléments anxiogènes évoquant des danses anciennes, un fragment du lied inachevé Die Götter Griechenlands de Franz Schubert ainsi que d’œuvres d’Olga Neuwirth elle-même, qui rend aussi hommage à sa grand-mère dont le initiales correspondent aux notes la (Alfreda) et sol (Gallowitsch). Le tout a été interprété par le Quatuor Diotima avec une maîtrise de la couleur, du rythme, de l’archet, une vélocité technique et une souplesse magistrales, les quatre musiciens ayant fait leurs ces œuvres pleines d’invention au point de donner l’impression de les avoir toujours jouées.

Ensemble Modern, Franck Ollu
Photo : (c) Bruno Serrou

Les concerts se suivent mais n’ont pas toujours le même attrait. Ce qui est le propre d’un festival, direz-vous… Après l’extraordinaire concert du Quatuor Diotima, Présences recevait l’excellent Ensemble Modern de Francfort dirigé par son ex-corniste Franck Ollu, dans un programme hélas guère convaincant, pas même l’œuvre d’Olga Neuwith, Eleanor, malgré sa portée humaniste et pacifiste puisqu’il s’agit d’un hommage à Martin Luther King et à Elsa Cayat, psychanalyste seule femme victime de l’attentat islamiste contre la rédaction de Charlie Hebdo, la guitare électrique et la batterie ainsi que la voix de la chanteuse pop’ plutôt que blues étant trop envahissantes par rapport aux instruments de l’orchestre et leur jeu trop contraint en regard de la nature de la musique qu’elles sont censées représenter. Mais le maillon le plus contestable a été Brutal pour grand ensemble du Mexicain Aquiles Lázaro (né en 1989) donné en création mondiale : impossible de ne pas penser aux Tontons flingueurs et leur alcool fortement frelaté…

Manna Ito, Barbara Vignudelli, Tamara Stefanovich, Matthias Pintscher, Orchestre Philharmonique et Choeur de Radio France, André de Ridder
Photo : (c) Bruno Serrou

Le concert de jeudi était un hommage à Luciano Berio (1925-2003), dont le monde célèbre le centenaire, et c’est judicieusement qu’il a été décentralisé à la Philharmonie de Paris dans la Salle Pierre Boulez, un proche de Berio, investie par l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par le chef allemand André de Ridder, Generalmusikdirektor du Théâtre de Fribourg-en-Brisgau, avec en solistes la pianiste Tamara Stefanovich (la seconde pianiste étant curieusement restée dans l’anonymat), les sopranos Manna Ito et Barbara Vignudelli, le Chœur de Radio France dirigé par Roland Hayrabedian, directeur-fondateur de Musicatreize. L’œuvre la plus puissante et originale était la plus ancienne, le Magnificat de Luciano Berio, exact contemporain et ami de Pierre Boulez né comme lui en 1925, composé en 1949. Cette partition en huit parties d’inspiration liturgique créée à Turin en 1971 requiert un ensemble de seize instruments avec une contrebasse pour seule représentante de la famille des cordes, deux pianos, deux cantatrices solistes et chœur mixte. Durant l’exécution de cette pièce aux effectifs originaux, un silence religieux s’est maintenu le petit quart d’heure de sa durée tenant l’auditoire comme en état de suffocation, saisi par l’ampleur, la beauté, la dimension inattendue de ce qu’il était en train de découvrir pour la plupart. S’ensuivait Locus… doublure… solus, œuvre pour piano et ensemble de tendance plus ou moins répétitive d’Olga Neuwirth créée le 8 septembre 2001 sous la direction de Pierre-André Valade, « est constitué de sept mouvements explorant plusieurs aspects du jeu du piano, les timbres du soliste étant complétés par un ’’double’’, le clavier échantillonneur, qui élargit l’univers du piano avec des micro-tons, tandis que l’ensemble explore de la même façon un vaste espace musical. Le matériau est en constante évolution, de sorte que l'oreille de l'auditeur est entraînée dans ce qui peut être une expérience intrigante et déroutante » (Pierre Boulez). Après l’entracte, la création mondiale d’une imploration pour orchestre (bois et cuivres par trois, quatre cors, tuba, quatre percussionnistes, harpe, piano, cordes) en trois parties enchaînées de Michael Levinas (né en 1949) au titre sublime, Cantique des larmes, avec une formule descendante inconsolable confiée aux cuivres, prélude d’une dizaine de minutes aux trente-cinq minutes de Rendering (Rendu) pour grand orchestre réalisée en 1989/1990 par Luciano Berio à partir de fragments de la Xe Symphonie en ré majeur D 936A de Franz Schubert que le compositeur italien a assemblés à sa façon en trois mouvements autour du timbre du célesta avec une gravité nonn dénuée d’humour. L’interprétation qu’en a donnée André de Ridder aura manqué de contrastes, de force narrative et de dynamique, les tempi étant trop étirés et la palette sonore apparaissant un rien fade à côté des enregistrements qu’en ont réalisé Riccardo Chailly avec l’Orchestre du Théâtre de la Scala de Milan et David Robertson avec l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise.

Matthias Pintscher, Orchestre National de France, Maîtrise de Radio France
Photo : (c) Bruno Serrou

Le compositeur chef d’orchestre allemand Matthias Pintscher, qui a été une décennie durant, jusqu’en juin 2023, le directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain, a dirigé en deux jours les deux orchestres de Radio France. Tout d’abord l’Orchestre National de France dans un programme quasi monographique consacré à Olga Neuwirth, avec trois de ses œuvres. En premier lieu, la création mondiale de Tombeau I, vibrant hommage à Pierre Boulez pour orchestre et échantillonneur avec des citations wagnériennes de la Marche funèbre du Crépuscule des dieux et des fragments de Parsifal qui a précédé une partition au titre improbable Keyframes for a Hippogriff - Musical calligrams in memoriam Hester Diamond composé en 2018 pour contreténor (le puissant Andrew Watts), chœur d’enfants (excellente Maîtrise de Radio France) et orchestre et, pour finir, Trurliade-zone zero pour percussion et orchestre créé à Lucerne le 27 août 2016 dirigé par Susanna Mälkki avec en soliste Victor Hanna, œuvre a priori un peu foutraque mais impressionnante et particulièrement inventive pour quatre percussionnistes, dont l’impressionnante Adelaïde Ferrière en solo. Seule exception du programme, une quatrième pièce, donnée en création mondiale, Clameurs pour orgue seul de Michael Levinas par la brillante Vera Nikitine, organiste et compositrice.

Ensemble Linea, Jean-Philippe Wurtz
Photo : (c) Bruno Serrou

En guise de bouquet final, Présences se concluait sur deux grands concerts. Le premier était donné Studio 104, ex-Salle Messiaen, par l’excellent Ensemble Linea basé à Strasbourg de Jean-Philippe Wurtz, élève de Péter Eötvös, dans des œuvres fort séduisantes. Tout d’abord de l’Argentine Rocío Cano Valiño (née en 1991), élève de Franck Bedrossian, qui avec son concerto pour contrebasson et ensemble donné en création mondiale avec en soliste Antoine Pecqueur, membre de Linea, intitulé Fanguyo, titre tiré du langage populaire argentin désignant un enchevêtrement, à l’instar du mouvement initial, Embroyo, tandis que les deux suivants, Tramoya et Bandaya signifient respectivement triche et malin. Autant de termes qui exposent l'atmosphère de chaque volet de l’œuvre. C’est dire l’humour et le caractère jovial que doivent communiquer les interprètes, qui s’en sont donné à cœur joie, prenant un malin plaisir à tirer de leurs instruments des sonorités réjouissantes. Le Suédois Jacob Mühlrad (né en 1991) proposait en création mondiale Heliopause pour ensemble qui se réfère au vent solaire qui, dans le pays natal de l'auteur, disparaît à la frontière bloqué par le milieu interstellaire, ce qui conduit le compositeur à opposer à de longues plages harmoniques plusieurs fois transposées des formules constituées de notes répétées et de motifs tourbillonnants évoquant le vent de façon onirique. Avec Twin Conapts, autre création, Aurélien Dumont (né en 1980) propose une sorte de labyrinthe évoquant une demeure hyper connectée décrite dans un roman de science-fiction dans lequel le compositeur mêle des instruments d'époques différentes, flûte traversière Renaissance, cor anglais, contrebasson baroque, cor en fa/cor naturel, trombone/sacqueboute, théorbe/guitare électrique, clavecin/synthétiseur, un percussionniste, violon, alto, violoncelle, contrebasse. Ces trois créations mondiales conduisaient à l’œuvre référence du concert, le remarquable Un Posto nell’acqua (Une place dans l’eau) qu’Olga Neuwirth a composé en 2009 d’après le Moby Dick de Herman Melville, écrivain états-unien qui allait inspirer à la compositrice autrichienne quatre partitions majeures, The Outcast (La Paria) créé à l’Opéra de Mannheim en 2012 et donné à la Philharmonie de Paris le 26 février 2022 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/09/la-grande-fresque-le-banni-outcast.html), Encantadas pour ensembles spatialisés et électronique (2014-2015) et O Melville! en 2016. Créée à Amsterdam le 10 décembre 2009 par Klangforum Wien dirigé par Sylvain Cambreling, Un Poco nell’acqua est empli de l’univers marin cher à Melville qu'Olga Neuwirth a elle-même vécue en se rendant au cap Nord et en observant des baleines depuis une île du Massachussetts aux Etats-Unis, concevant un véritable poème symphonique marin où l’on entend les mouvements de la mer, les bruissements de la nature, l’ampleur de l’espace illimité, les cris d’oiseaux, les sons de mats, de poulies, réels et déformés tel un rêve, d’où émergent des chants de matelots et des réminiscences de la mort d’Isolde du Tristan und Isolde de Richard Wagner.  

Ming Wang, Tristan Murail, Matthias Pintscher, Orchestre Philharmonique de Radio France
Photo : (c) Bruno Serrou

L’ultime concert du Festival Présences a réuni dimanche en fin d’après-midi l’Orchestre Philharmonique de Radio France et le magicien Matthias Pintscher, qui dirigeait son second concert de créations en deux jours, après celui de l’Orchestre National de France la veille au soir. Ouvert sur une page d’orchestre du regretté Fausto Romitelli (1963-2004) trop tôt disparu, Spazio-Articolazione (Articulation Spatiale) pour grand ensemble amplifié donnée en première exécution française trente-quatre ans après sa création à Sienne tandis qu’il était l’élève de Franco Donatoni (1927-2000), œuvre déjà impressionnante qui va au-delà d’un travail d’élève comme trop de ses compagnons qui n’arrivaient pas à se défaire du style de leur maître au point d’être groupés sous le sobriquet de « donatonini », le jeune Romitelli y associant musique spectrale et spatialisation. Varié et exigeant, le programme se poursuivait avec trois brillants concertos en créations mondiales pour autant d’instruments solistes différents. Le premier pour un instrument chinois, œuvre magistrale de Tristan Murail (né en 1947), l’un des maîtres d’Olga Neuwirth, au titre poétique Le Livre des Merveilles - Concerto pour guzheng, cordes, clavier et électronique qui illustre l’ouvrage éponyme de Marco Polo publié en 1298 décrivant pour la première fois en Occident la vie en Extrême-Orient, où Murail enseigne depuis une décennie au Conservatoire de Shanghaï. C’est à la suite d’une demande de cette institution de concevoir une œuvre consacrée à un instrument traditionnel chinois qu’est né ce concerto pour le guzheng, cithare de table dotée de vingt-et-une cordes reposant sur un chevalet mobile qui se joue des deux mains, la droite pinçant les cordes et la gauche réalisant des glissandi et contrôlant le vibrato. Brillamment joué par la virtuose chinoise Ming Wang, l’œuvre est en perpétuel mouvement, aucun thème gouvernant le discours dont la cohérence est assurée par le seul guzheng, tandis que l’orchestre dépeint maints paysages, qui invitent l’auditeur à un voyage sonore sans cesse renouvelé. 

Beatrice Rana, Eric Montalbetti, Matthias Pintscher, Orchestre Philharmonique de Radio France
Photo : (c) Bruno Serrou

Le deuxième concerto était pour un instrument beaucoup plus courant sous nos latitudes, puisqu’il était voué au piano. En fait, son auteur, Eric Montalbetti (né en 1968), ex-délégué-artistique de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, a écrit son Concertino pour piano et orchestre pour une formation Mozart enrichie de quelques instruments comme la clarinette basse, le bugle, le trombone basse, deux percussionnistes et le célesta, qu’il a conçu comme un ‘Omaggio a Luciano Berio (Hommage à Luciano Berio) pour le centenaire de la naissance du compositeur italien que son cadet français considère comme une figure tutélaire de sa propre création qui associe de façon subtile et continuellement renouvelée harmonies sérielles et modales, tandis que l’instrument soliste chante à satiété, avec trilles, arpèges, et que la structure enchaîne trois mouvements inversés, lent-vif-lent, la merveilleuse Beatrice Rana donnant à chacun son caractère propre, délicatement tragique pour le premier, suivi d'un énergique et joyeux Scherzo, pour conclure sur un Adagietto introspectif et élégiaque

David Guerrier, Matthias Pintscher, Orchestre Philharmonique de Radio France
Photo : (c) Bruno Serrou

Le troisième concerto était signé par Olga Neuwirth, et était dédié à la trompette, instrument que la compositrice connaît à la perfection, puisqu’elle songeait à en devenir une virtuose jusqu’à son accident évoqué au début de ce compte-rendu. Composée en 2004-2006, révisée en 2007, fruit d’une commande de Radio France pour la version avec orchestre qui a été créée le 19 octobre 2008 à Cologne par Marco Blaauw et l’Ensemble MusikFabrik dirigé par Christian Eggen. Le titre de ce concerto, « …Miramondo multiplo… », renvoie à une sculpture cinétique du Gruppo T fondé par quatre artistes italiens en 1959 « par le prisme de laquelle on voit le monde sous un jour toujours changeant, un peu à la manière d’un kaléidoscope » (Olga Neuwirth). Outre le jeu et les sonorités de grands trompettistes de jazz, dans le style et la couleur, on retrouve plusieurs citations d’œuvres de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), et une chanson de Stephen Sondheim (1930-2021), Send in the Clowns que Neuwirth aimait à jouer enfant avec sa trompette. Il résulte de ces associations une œuvre dense et impressionnante magnifiée par le sorcier David Guerrier, qui a choisi de jouer de deux trompettes dont un piccolo dotées de palettes plutôt que de pistons, donnant ainsi plus de couleurs et d’épaisseur aux sonorités de l’instrument soliste.

Georges Aperghis (né en 1946). Photo : DR

L’an prochain, en février 2026, l’indispensable festival Présences de Radio France aura pour figure centrale le grand compositeur franco-grec Georges Aperghis, maître incontesté du théâtre musical et des sonorités de la langue et du verbe à travers les entités abstraites que sont les phonèmes, qui passera le cap de ses quatre-vingts ans le 23 décembre prochain.

Bruno Serrou

vendredi 7 février 2025

Un Götterdämmerung de feu clôt le Ring de Richard Wagner de La Monnaie de Bruxelles

Belgique. Bruxelles. Théâtre Royal de La Monnaie. Mardi 4 février 2025 

Richard Wagner (1813-1883), Der Götterdämmerung. Ingela Brimberg (Brünnhilde), Bryan Register (Siegfried)
Photo : (c) Monika Rittershaus

Der Götterdämmerung (1) intense de bout en bout parachève le cycle du Ring des Nibelungen de Richard Wagner commencé en octobre 2023 dans une mise en scène de Romeo Castellucci (Das Rheingold / Die Walküre) et achevé en ce mois de février 2025 par Pierre Audi (Siegfried / Der Götterdämmerung), avec en constance la magnifique performance d’Alain Altinoglu et de l’Orchestre de La Monnaie, qui portent la partition sur les cimes, avec un cast homogène, un impressionnant Hagen de Ain Anger, une ardente Brünnhilde d’Ingela Brimberg, deux trios bien assortis de Nornes et de Filles du Rhin, un Gunther manquant de puissance d’Andrew Foster Williams, un Siegfried de Bryan Register convainquant mais à la voix fatiguée au troisième acte, le constant Scott Hendricks en Alberich, une Gutrune légèrement criarde d’Anett Fritsch, et la vibrante Waltraute de Nora Gubisch, tandis que le chœur se sera avéré impressionnant 

Richard Wagner (1813-1883), Der Götterdämmerung
Photo : (c) Monika Rittershaus

Cinq mois après Siegfried (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/09/passionnant-siegfried-theatre-de-la.html), deuxième des trois journées précédées d’un prologue Der Ring des Nibelungen que Richard Wagner composa entre 1849 et 1876, le Théâtre de La Monnaie de Bruxelles conclut en apothéose un cycle qui, après maintes péripéties et un changement de metteur en scène à mi-parcours, aura maintenu en haleine deux saisons durant un public enthousiaste particulièrement à l’écoute. Il faut dire que la conception musicale aura été pour le moins fascinante. Le chef français Alain Altinoglu, directeur musical de La Monnaie depuis janvier 2016, prend un plaisir immense à partager sa conception d’une extrême vivacité, alerte et brûlante, singulièrement dynamique et tendue, terriblement dramatique tant il s’y trouve de suspens, contrastée et toujours limpide et fluide de cette partition emplie de mystères et de magies sonores et évocatrices, vision ardente du chef français qui fait que l’attention ne se relâche jamais admirablement servie en outre par des musiciens dont la virtuosité et les timbres rutilants ne cessent d’émerveiller, le plateau et la salle qu’il transporte dans les arcanes des légendes germaniques grondantes, menaçantes, comme de la lave en fusion. L’orchestre de La Monnaie est somptueux, au point que l’on ne peut que se délecter de la clarté et de la fluidité polyphoniques et de la chaleur et de la diversité des coloris. Altinoglu ménage des moments d’une splendeur inouïe, comme le récit de Waltraute, le deuxième acte en son entier, la marche funèbre dans l’acte ultime, la scène finale. Il sait également tirer profit de la pâte sonore et des timbres d’un orchestre de toute évidence heureux de jouer cette partition foisonnante dans laquelle il prend un évident plaisir à s’exprimer, le chef n’allégeant jamais les textures pour lasser ses chanteurs s’exprimer, l’acoustique précise et intimiste de la salle permettant à la fosse de s’exprimer sur toute la largeur de son nuancier sans excès ni de retenue ni de force, tandis que les pupitres solistes s’expriment pleinement, à commencer par les clarinettes, hautbois et bassons, ainsi que les cuivres, cors, tuben, trompettes et trombones confondus, les harpes et parmi les cordes les pupitres de violoncelles et de contrebasses…

Richard Wagner (1813-1883), Der Götterdämmerung. Ain Anger (Hagen)
Photo : (c) Monika Rittershaus

Sans renouveler le propos ni la portée multidimensionnelle du Crépuscule des dieux, la mise en scène dépouillée de Pierre Audi a le mérite d’être claire et de s’avérer d’une tangible efficacité théâtrale à dimension humaine. Tournant résolument le dos à toute tentation de relecture du livret, aux interrogations mythologiques, politiques, philosophiques, psychanalytiques au deuxième ou troisième degrés, la conception scénique se refuse à toute interprétation pour se focaliser sur la narration littérale et continue de l'histoire. Malgré l’abstraction du théâtre d’Audi, les grands moments ne manquent pas, les plus intenses étant les confrontations entre deux ou trois des protagonistes, sans pour autant contourner les mouvements de foule, dont les effectifs choraux de deuxième acte, massés dans l’ombre à contre-jour sur deux plateaux tournants se réunissant et se séparant. Après le prélude où l’on retrouve les enfants déjà présents dans Siegfried en train de dessiner les légendes du Rhin sur des vidéos de Chris Kondek projetées sur le rideau de scène, le décor de Michael Simon s’articule autour de sculptures monumentales qui surplombent le plateau et menacent les protagonistes. Audi est davantage dans la suggestion que dans la démonstration, au point de laisser à l’orchestre seul le soin d’évoquer les moments les plus forts, à l’instar de la Marche funèbre au cours de laquelle le corps de Siegfried reste au sol, tapis dans l’ombre d’un roc volumineux suspendu tel un monstre au-dessus de lui, ainsi que l’ombre de Brünnhilde qui veille sur lui, avant de disparaitre, tandis que Gutrune apparaît, s’inquiétant du sort du héros.  

Richard Wagner (1813-1883), Der Götterdämmerung. Ingela Brimberg (Brünnhilde), Andrew Foster-Williams (Gunther), Ain Anger (Hagen). Photo : (c) Monika Rittershaus

La distribution sert avec justesse la conception du chef d’orchestre et du metteur en scène. Dans l’épuisant rôle de Siegfried murissant, Bryan Register, qui n’a pas les atouts pour sa prise de rôle du remarquable Siegfried de l’heldentenor danois Magnus Vigilius, son successeur dans Götterdämmerung est son contraire, plus fragile, moins vaillant, vocalement moins sûr et moins constant, certes endurant mais montrant un fléchissement dans le troisième acte. Doté d’une bonne diction et d’une vocalité patente, le ténor états-unien éclaire les incertitudes qui assaillent Siegfried du début à la fin de l’œuvre. Face à lui, la Brünnhilde ardente et tragique, consciente des tourments et maîtresse de sa destinée, la soprano dramatique suédoise Ingela Brimberg, déjà présente dans le troisième acte de Siegfried qui chantait son premier Crépuscule des dieux, saisit par sa voix ample, ses aigus flamboyants, ses graves opulents, sa présence scénique d’une intensité impressionnante, qui lui permet de camper un Brünnhilde de noble stature, d’une féminité fragile et éperdue mais capable de décisions des plus tragiques et d’une endurance remarquable dans la scène finale saisissante d’intensité. Le tour de force de la soirée tient au personnage maléfique et terrifiant qu’est Hagen, confié à la fantastique basse estonienne Ain Anger, d’une noirceur et d’une puissance exceptionnelles qui, de son autorité froide et fielleuse tel un oiseau de proie, tient dans ses griffes la destinée des dieux, des héros et des hommes. La voix est puissante, colorée, et il émane de son personnage sombre et impérieux un charisme redoutable. Côté Gibichungen, Anett Fritsch, après avoir été Freia dans l’Or du Rhin, est une Gutrune égarée par la manipulation dont elle est victime, et si la soprano allemande a le souffle et la puissance du rôle, les aigus sont tendus au risque de s’avérer criarde, tandis que son frère Gunther, tenu par le baryton-basse britannique Andrew Foster-Williams, Donner dans Rheingold, manque de puissance et de coloration vocale, mais sa présence scénique compense cette carence. Dans le deuxième acte, on retrouve le noir et maléfique Alberich du baryton états-unien Scott Hendricks, dans la continuité de L’Or du Rhin et de Siegfried. Brûlante Waltraute, Nora Gubisch est une impressionnante apparition venue du Walhalla supplier sa sœur vêtue d’une armure bleu-sombre, les mains protégées par deux boucliers longilignes, complète de façon bouleversante cette affiche de solistes d’une grande cohésion à laquelle il convient d’associer les deux excellents trios de Nornes, Marvic Monreal, Iris Van Wijnen et Katie Lowe, et de Filles du Rhin, Tamara Banjesevic (Woglinde), Jelena Kordic (Wellgunde) et Christel Loetzsch (Flosshilde), ainsi que le vigoureux chœur de La Monnaie, qui répond vaillamment aux appels belliqueux de Hagen.

Richard Wagner (1813-1883), Der Götterdämmerung. Ingela Brimberg (Brünnhilde), Ain Anger (Hagen)
Photo : (c) Monika Rittershaus

Cette mémorable soirée clôt un Anneau du Nibelung qui aura confirmé les affinités profondes d’Alain Altinoglu pour l’œuvre de Richard Wagner, transcendant quatre heures et demi durant fosse et plateau de sa conception énergique et dramatique, et de sa fluide et onirique musicalité.

Bruno Serrou

1) Jusqu'au 2 mars 2025

 

 

 


samedi 1 février 2025

Un frustrant «Rheingold» prélude au nouveau «Ring» de Richard Wagner de l’Opéra de Paris

Paris. Opéra de Paris Bastille. Mercredi 29 janvier 2025

Richard Wagner (1813-1883), Das Rheingold. Eliza Boon (Freia), Mika Kares (Fafner), Kwangchul Youn (Fasolt), Iain Paterson (Wotan), Simon O'Neill (Loge), Eve-Maud Hubeaux (Fricka), Matthew Calms (Froh), Florent Mbia (Donner)
Photo : (c) Herwig Prammer/OnP

Déception à l’issue de la première représentation du Prologue du nouveau « Ring » de l’Opéra national de Paris Bastille, Das Rheingold. Bonne direction d’acteur de Calixto Bieito, mais il ne se passe quasi rien sur le plateau deux heures et demi durant dans des décors de Rebecca Ringst soit nus avec un simple canapé les dieux assis dessus en rang d'oignons, soit un foutraque de fils et de corps IA dans le Nibelheim, le retour à la surface avec l’or rhénan substitué par Alberich chargé sur un charriot de la SNCF et la montée de Wotan et de Fricka au Walhalla sur un praticable raide comme la face nord de l’Everest. Distribution moins homogène que celle de Bruxelles, avec un Wotan (Iain Paterson remplaçant Ludovic Tézier, malade) au large vibrato et à la voix fatiguée, surtout à la fin, un Loge (Simon O’Neill) et un Mime (Gerhard Siegel) aux timbres manquant de caractère, une Erda (Marie-Nicole Lemieux) manquant étrangement de graves. Excellents Alberich (Brian Mulligan), Fricka (Eve-Maud Hubeaux), Fasolt (Kwangchul Youn), Fafner (Mika Karen) sortes de Laurel et Hardy, et frères de Wotan. La direction de Pablo Heras-Casado manque de tensions, l’Orchestre de l’Opéra n’est pas à son meilleur. Et que dire de l’énorme anneau qui tel un collier rigide d’ours enserre successivement les cous d’Alberich et de Wotan ?…  

Richard Wagner (1813-1883), Das Rheingold. Iain Paterson (Wotan)
Photo : (c) Herwig Pammer/OnP

C’est la seconde production du Ring que présente l’Opéra de Paris dans sa salle Bastille, après un cycle complet en 2010 de Philippe Jordan et Gunther Krämer repris en 2013, tandis que celle qui commence cette saison, confiée dès l'origine à Calixto Bieito, était programmée par Stéphane Lissner, parti de la direction de l’Opéra en janvier 2021, puis la crise de la Covid est arrivée, coupant les ailes de cette Tétralogie qui devait commencer en novembre 2020 sous la direction de Philippe Jordan avec déjà Iain Paterson en Wotan. Cinq saisons plus tard, la direction musicale est passée des mains de Philippe Jordan à celles de Pablo Heras-Casado avec dans l’intervalle un passage de témoin au Vénézuélien Gustavo Dudamel, ce dernier ayant démissionné entre temps, et c’est finalement le chef espagnol, ex-directeur artistique du Festival de Grenade qui s’illustre dans tous les répertoires, de Claudio Monteverdi à Péter Eötvös, qui s’est finalement vu confier la mission de mener ce nouveau Ring. Il n’en est pas à son premier Ring puisqu’il l’a déjà dirigé au Teatro Real de Madrid et qu’il est d’ores et déjà programmé par le Festival de Bayreuth pour le cycle de 2028, tandis que son nom circule à Paris pour la direction musicale de l’Opéra…

Richard Wagner (1813-1883), Das Rheingold. Brian Mulligan (Alberich) et les Filles du Rhin, Margarita Polonskaya (Woglinde), Isabel Signoret (Wellgunde), Katharina Magiera (Flosshilde)
Photo : (c) Herwig Pammer/OnP

C’est toujours une fête, autant pour les artistes que pour le public, que la promesse d’un nouvel Anneau du Nibelung pour un théâtre d’Opéra, autant pour l’ampleur du cycle wagnérien que pour ses magies sonores et visuelles, l’objectif de son auteur étant d’envoûter le monde à travers une œuvre d’art totale, c’est-à-dire à même de susciter l’intérêt autant de l’oreille que des yeux. Le préambule que constitue l’Or du Rhin, qui se déroule en quatre scènes d’une dynamique, d’une dramaturgie et d’une concision extrêmes, est le volet le plus à même de susciter le théâtre, tant il est particulièrement riche en péripéties et en lieux géographiques, signe d’un scénario de bande dessinée, l’action partant des fonds aquatiques rhénans pour se conclure au ciel, après un passage dans les abysses de la terre et à sa surface tandis que se rencontrent ondines, gnomes, géants et dieux… Vigilant à ne jamais écraser les voix auxquelles il donne la primauté, Casado gomme les arêtes vives de la partition, les élans de l’orchestre, amenuise les tensions, tandis que la conception générale affecte le dynamisme, les contrastes, les saillies et l’onirisme, globalement de vie, au point que l’attention du spectateur est plus d’une fois  prise en défaut.  

Richard Wagner (1813-1883), Das Rheingold. Iain Paterson (Wotan), Gerhard Siegel (Mime), Simon O'Neill (Loge)
Photo : (c) Herwig Pammer/OnP

Direction propre, geste souple et large, mais vision lisse, sans élan de Pablo Heras-Casado, comme si le chef était comme angoissé devant l’ampleur de la tâche, alors même qu’il connaît le cycle entier. Cette impression se ressent dès les premières mesures où s’élabore le fameux accord de mi bémol majeur qui se déploie au long des cent trente six mesures initiales d’où découlera le cycle entier et qui devrait se construire comme émergeant d’un véritable magma, mais l’orchestre se fait trop présent, concret, annihilant ainsi le mystère de la naissance de l’univers et de la vie qui naissent du fleuve qui va être régi par les dieux du Walhalla, l’orchestre se faisant entendre de façon concrète au lieu d’émerger petit à petit des abysses du cosmos et de l’élément liquide, tant et si bien que la rupture censée s’instaurer entre le prélude et la première scène est beaucoup moins tranchée qu’attendu. L’Orchestre de l’Opéra de Paris est moins somptueux, précis, virtuose que dans la précédente production du Ring et sa reprise, et l’on se surprend à entendre un certain nombre de décalages et imprécisions auxquels cette superbe formation orchestrale ne nous a pas habitués.

Richard Wagner (1813-1883), Das Rheingold. Brian Mulligan (Alberich), Iain Paterson (Wotan)
Photo : (c) Herwig Pammer/OnP

Mais peut-être est-ce le manque d’unité du plateau qui réfrène le chef espagnol et l’incite à veiller à ne pas forcer les saillies de son orchestre, les rôles centraux n’ayant pas tous les moyens idoines pour passer la rampe, certains manquant même de caractère. Ainsi en est-il de Loge et de Mime, tandis que Wotan fatigue assez rapidement. Commençons par le maître des dieux, Iain Paterson, qui était prévu à l’origine du projet, en 2020, mais qui cette fois remplace Ludovic Tézier, qui devait faire sa prise de rôle qui était particulièrement attendue, mais des ennuis de santé l’ont contraint à renoncer. Le baryton-basse écossais paraît comme usé, tant le vibrato s’est élargi, le haut du spectre s’est tendu, alors que son art du récit reste indéniable, ce qui en fait heureusement un remarquable conteur, ce qui lui permet de maintenir l’intérêt grâce à un sens du discours particulièrement prenant. Face à lui, l’Alberich trop solaire du baryton états-unien Brian Mulligan, bien investi dans le personnage, s’exprimant avec sagacité mais le timbre manque d’épaisseur et la voix d’animosité, tandis que le duo de géants est déséquilibré, avec le puissant Fasolt du Sud-Coréen Kwangchul Youn au timbre coloré mais physiquement menu et portant smoking, et un Fafner, le Finlandais Mika Kares, à la voix plus contrainte et physiquement plus grand et filiforme, portant chapeau de cowboy et veste en daim frangé, si bien que côte à côte les deux géants à tailles humaines font plus ou moins penser à Laurel et Hardy. Côté ténors, le Loge du ténor néo-zélandais Simon O’Neill et le Mime de l’allemand Gerhard Siegel manquent excessivement de caractère, loin des géniaux Heinz Zednik et Graham Clarke, autant sur le plan vocal que dramatique, et de naturel dans la narration. En revanche, les dieux Froh et Donner sont parfaitement campés par le ténor canadien Matthew Cairns et le baryton Florent Mbia, ce dernier membre de la Troupe lyrique de l’Opéra de Paris. Côté déesses, la plus convaincante est la noble, impérieuse, ironique et vindicative Fricka de l’excellente mezzo-soprano genevoise Eve-Maud Hubeaux au timbre charnel et à la voix sensuelle. Etonnamment, la contralto canadienne Marie-Nicole Lemieux, tant attendue dans cette prise de rôle, déçoit en Erda aux graves raréfiés, au timbre trop clair, tandis que la soprano néo-zélandaise Elisa Boom n’a guère le temps d’imposer ses qualités intrinsèques en Freia. Enfin, les naïades que sont les Filles du Rhin, Margarita Polonskaya (Woglinde), Isabel Signoret (Wellgunde) et Katharina Magiera (Flosshilde), forment un trio vocalement bien assorti et d’une séduisante cohésion.

Richard Wagner (1813-1883), Das Rheingold. Brian Mulligan  (Alberich)
Photo : (c) Herwig Pammer/OnP

La direction d’acteur finement réglée par Calixto Bieito, qui ne laisse pas entrevoir la moindre piste de ses intentions futures, s’exprime dans un décor conçu par Rebecca Ringst dominé par un mur du fond gigantesque qui ne s’ouvrira qu’à la fin du spectacle pour laisser surgir le Walhalla, tandis que des dessous du plateau apparaîtront le Nibelheim, curieusement doté d'un grand masque d'Agamemnon, avec son laboratoire où s’active Mime sous la surveillance menaçante d’Alberich doté d’une sorte de data center envahi de fils de tous calibres et d’androïdes façon AI (Artificial Intelligence), Alberich s’accrochant au cou, en guise de collier, un énorme anneau forgé par son frère avant de se couvrir le chef du Tarnhelm puis le visage de masques animaliers, après une première scène se déroulant devant un rideau souple et verdâtre symbolisant les eaux du Rhin d’où sortent les Filles du Rhin vêtues de combinaisons de plongée bleues, avant qu’une imposante palissade apparaisse, figurant le refuge des dieux qui attendent assis sur un long canapé l’érection de leur palais. Au retour du Nibelheim, Wotan et Mime ramènent Alberich à la surface suivis d’un charriot type SNCF chargé d’un mince tas d’or, Wotan arrachant l’anneau du cou du nain pour le mettre autour de son propre cou, avant de le retirer pour le déposer sur le charriot, traîné par Fafner qui se retire, lorsque qu’apparaît derrière le mur qui s’efface un Walhalla monumental d’une froideur toute métallique déjà occupé par les frères de Wotan d’où descend pour y accéder un immense escalier qu’empruntent le couple Wotan / Fricka, tandis que, assis et moqueur, Loge raille les Filles du Rhin qui pleurent leur « or pur »… Mais gardons-nous de juger sur ce seul prologue des intentions du metteur en scène qui demeure ici dans le flou.

Bruno Serrou