dimanche 24 novembre 2024

Sur les faîtes avec Daniil Trifonov et l’Orchestre Symphonique de Montréal et son directeur musical Rafael Payare

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 22 novembre 2024 

Rafael Payare, Orchestre Symphonique de Montréal
Photo (c) C. D'Hérouville / Philharmonie de Paris

Somptueux programme de tournée de quatre vingt dixième anniversaire de l’Orchestre Symphonique de Montréal vendredi soir à la Philharmonie de Paris dirigé par son directeur musical, le vénézuélien Rafael Payare, issu de la même filière que Gustavo Dudamel. Chef élégant, dynamique, geste large et nerveux, il a dirigé une impressionnante Symphonie alpestre de Richard Strauss à laquelle il a manqué les magiques pianissimi qui ouvrent et ferment l’œuvre et d’unité dans les épisodes les plus telluriques, mais un magistral dialogue avec le magnétique piano de Daniil Trifonov dans le Concerto pour piano de Robert Schumann. Œuvre hollywoodienne sans véritable consistance en ouverture de programme du compositeur irano-canadien Iman Habibi 

Rafael Payare. Photo : (c) C. D'Hérouvelle / Philharmonie de Paris

Comme tout orchestre nord-américain en tournée, l’Orchestre Symphonique de Montréal et son directeur musical vénézuélien Rafael Payare, successeur du chef californien Kent Nagano, ouvert son concert parisien avec une œuvre d’un compositeur contemporain vivant au Canada. Cette fois il s’est agi d’une œuvre d’un irano-canadien de 39 ans, Iman Habibi (né en 1985). Une courte pièce au titre allemand, Jeder Baum spricht (Chaque arbre parle) parce qu’écrite pour le deux cent cinquantième anniversaire de la naissance de Beethoven dans le cadre duquel elle a été créée par l’Orchestre de Philadelphie dirigé par le Canadien Yannick Nézet-Séguin. Cette pièce de sept minutes qui se veut « une réflexion dérangeante » n’a pas d’autre attrait que celui d’une « mise en bouche sur la catastrophe climatique écrite en dialogue avec les Symphonies n° 5 et n° 6 de Beethoven », collant à l’actualité du moment, la Cop29 à Bakou, et préparant au vif du sujet de la soirée.

Daniil Trifonov, Orchestre Symphonique de Montréal
Photo : (c) C. D'Hérouville / Philharmonie de Paris

Retrouver Daniil Trifonov suscite à chaque fois un véritable plaisir de gourmet. Le vainqueur du Concours Tchaïkovski 2011 est un « géant » qui, depuis près de dix ans, est pour la plus grande joue du public mélomane l’un des hôtes privilégiés de la Philharmonie de Paris. Après le Philadelphia Orchestre et Yannick Nézet-Séguin voilà un an dans le quatrième concerto et la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Serge Rachmaninov (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/11/dirige-par-yannick-nezet-seguin-le.html) et dix mois après l’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä dans le premier concerto de Frédéric Chopin (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/01/daniil-trifonov-lorchestre-de-paris-et.html), le magicien russe a proposé du célébrissime Concerto en la mineur op. 54 que Robert Schumann composa en 1845 une interprétation d’un lyrisme et d’une fluidité exceptionnelles, jouant avec une aisance stupéfiante de ses longues mains courant sur le clavier sans même donner l’impression d’y poser les doigts tant il effleure les touches d’un geste aérien tout en en tirant des sonorités miraculeusement pleines, charnues, ardentes comme la braise. Dans le mouvement initial, qui reprend une Fantaisie antérieurement écrite par le compositeur, l’Orchestre Symphonique de Montréal a dialogué et soutenu le soliste avec une ductilité enchanteresse, à commencer par le hautbois solo (Alex Liedtke) à qui Schumann a confié l’exposition du thème d’Eusébius et de tous les pupitres des bois, tandis que l’Intermezzo central est une oasis d’intime poésie de Florestan-Schumann aux élans lyriques d’un Adagio de concerto de Mozart, débouchant sur un finale dont Trifonov et les canadiens ont exalté la force conquérante. Au terme de cette  performance d’une splendeur vertigineuse jouée dans des tempi parfaitement maîtrisés qui ont permis de goûter pleinement les sublimes beautés de la partition, Daniil Trifonov aurait pu en rester là, mais il n’a pu résister aux appels insistants du public, à qui il finir par offrir une transcription pour piano d’une délicate spiritualité de Jesu bleibet meine Freude (Jésus que ma joie demeure), choral final de la Cantate Herz und Mund und Tat und Leben BWV 147 (Cœur et bouche et action et vie) pour la fête de la Visitation de Johann Sebastian Bach par Myra Hess.

Daniil Trifonov, Orchestre Symphonique de Montréal
Photo : (c) Bruno Serrou

Depuis 1908, la résidence principale de Richard Strauss et de sa famille est la villa qu’il a faite construire à Garmisch avec les émoluments qu’il a tirés son opéra Salomé, son premier grand succès au théâtre lyrique. Cette demeure est dressée aux abords de cette commune de Haute-Bavière aux confins des Alpes bavaroises et du Tyrol autrichien, sur la route de Munich à Innsbruck, plantée à sept cent huit mètres d’altitude dans la vallée de l’un des affluents de l’Isar, qui arrose Munich, le Loisach, et de ses propres affluents, les Partnach et Kankerbach. Construite pour que le compositeur puisse retrouver sa chère Bavière sitôt que l’occasion se présente et y composer autant qu’il le veut tout en acceptant quelques invitations à diriger, cette villa est au couple Strauss pour les quarante années qui suivent sa construction ce qu’a été Wahnfried à Bayreuth pour Richard et Cosima Wagner. Garmisch est le témoin de batailles de boules de neige de Strauss avec sa femme Pauline et leur fils Franz puis leurs petits-fils, Richard et Christian, jeux qu’il met en musique en 1924 dans Intermezzo. Alors qu’il vit dans une commune dont les ressources émanent principalement des sports d’hiver, le seul exercice que Strauss pratique est le patinage, aux côtés de sa femme, et plus encore la luge, au grand bonheur de ses deux petits-enfants. Jeune homme, il aime monter à cheval, mais il y renonce la quarantaine venue. En fait, ce qui compte le plus pour lui, depuis son enfance, ce sont les randonnées ; les excursions en montagne le détendent et l’inspirent, comme l’atteste sa Symphonie alpestre ou les cors des Alpes de son opéra Daphné. Depuis son bureau, Strauss peut contempler le Zugspitze et les Wettersteingebirge qui l’entourent. En 1915, il conte en musique par le menu une ascension en vingt-trois étapes du Zugspitze, le plus haut sommet d’Allemagne avec ses deux mille neuf cent douze mètres d’altitude, qui marque la frontière avec l’Autriche, entouré d’une vallée gorgée de lacs et d’une dizaine de cimes de plus de deux mille mètres. Intitulée Une Symphonie alpestre, cette partition aux vastes proportions est esquissée dès 1902 sous le titre l’Antéchrist : Une symphonie alpestre, en référence au livre éponyme de Friedrich Nietzsche, philosophe qui lui a déjà inspiré Also sprach Zarathustra en 1895-1896. A l’instar de Nietzsche, Strauss considère que le christianisme ne peut se montrer prolifique que pendant un certain temps, ce pourquoi la nation allemande se doit de s’en affranchir pour retrouver une vigueur nouvelle. « J’appellerai ma Symphonie alpestre l’Antéchrist, car on y trouve la purification morale de ses propres forces, la libération par le travail, le culte de la nature glorieuse et éternelle. » Composée à partir de 1911, peu après la mort de Mahler, le 18 mai, achevée à Berlin le 8 février 1915, à la mort du père de Strauss, Une Symphonie alpestre est dédiée au comte von Seebach, intendant de l’Opéra de Dresde où tous ses opéras sont créés depuis Feuersnot, et à l’Orchestre de la Hofkapelle de Dresde, qui en donne la première exécution mondiale le 28 octobre 1915 à la Philharmonie de Berlin sous la direction du compositeur.

Le Zugspitze et la chaîne du Wettersteingebirge vus de Garmisch-Partenkirchen qui oint inspiré la Symphonie alpestre
Photo : DR

L’action de cette immense page d’orchestre dont la genèse est parallèle à celle des opéras Ariane à Naxos et la Femme sans ombre, Strauss composant sa symphonie pour tuer le temps en attendant que Hofmannsthal lui livre les actes du second ouvrage et le prologue de la deuxième version d’Ariane, se déroule sur une journée, de l’aube au crépuscule, et conte en vingt-trois étapes, regroupées en quatre parties constituant autant de mouvements de symphonie (Nuit, L’ascension, Au sommet, La descente), l’escalade et la descente du faîte des Alpes bavaroises. La partition est écrite pour un orchestre colossal : au moins cent vingt trois instruments (4 flûtes (2 aussi piccolo), 3 hautbois (1 aussi cor anglais) et Heckelphone (hautbois baryton un octave plus bas que le hautbois), 2 clarinettes en si bémol, 1 clarinette en ut, 1 clarinette basse, 4 bassons (1 aussi contrebasson), 4 cors, 4 tubas Wagner, 4 trompettes, 4 trombones, 2 tubas, 2 timbaliers, machine à vent, machine à tonnerre, glockenspiel, cymbales, grosse caisse, caisse claire, triangle, cloches de vaches, tam-tam, 2 harpes, orgue, célesta, cordes (minimum 18, 16, 12, 10, 8), auxquels il convient d’ajouter hors scène 12 cors, 2 trompettes et 2 trombones, pour l’évocation de la partie de chasse peu après le début de l’œuvre et qui ne seront plus utilisés par la suite, ce pourquoi sans doute Strauss admet que ces parties soient, si nécessaire, jouées par les musiciens de l’orchestre sans musiciens supplémentaires. Pareil effectif, néanmoins, ne constitue pas une exception, puisque, à l’époque, Mahler venait de composer sa Huitième Symphonie, et Schönberg de parachever ses Gurrelieder, et, tandis que Strauss optait pour la composition d’un opéra à l’orchestration allégée, Ariane à Naxos, il se plongeait aussi dans le sommet de sa production lyrique, la Femme sans ombre, à l’orchestration foisonnante. « J’ai enfin appris à orchestrer ! », déclarera Strauss au cours des répétitions de sa symphonie.

Rafael Payare, Orchestre Symphonique de Montréal
Photo : (c) Bruno Serrou

Cette escapade montagnarde musicalisée a inspiré à Strauss une structure en miroir, la description de la descente commençant au beau milieu de l’orage comme une récapitulation à revers de la montée. Les premières mesures de la symphonie mettent en évidence la présence d’un très grand nombre de cordes, Strauss usant d’une gamme ascendante de si bémol mineur dont chaque note est tenue, ce qui engendre un immense cluster, qui relève le choral solennel des trombones, ce qui suscite une impression tangible de ténèbres. La partition se conclut comme elle a commencé, dans la nuit, « comme si l’œil devait s’habituer à l’obscurité » précisait Strauss, enveloppée sur l’accord initial de si bémol mineur. Au centre de l’œuvre, Au sommet, au lieu du grand apogée attendu, Strauss lance un fugitif instant de victoire, éblouissant de lumière, auquel participe pourtant moins de la moitié de l’effectif instrumental. Triomphe qui cède sans attendre à un solo de hautbois hésitant qui se déploie sur un délicat tapis de tremolo de cordes, et s’évapore devant le voile énigmatique de la section Vision. S’enchâsse une longue péroraison, puissante mais sobre, dont l’apogée, soutenu et majestueux, est promptement interrompu par le coucher du soleil dans la brume qui ouvre la nuit.

Orchestre Symphonique de Montréal, au premier plan les cuivres ayant joué hors scène dans la Symphonie alpestre
Photo : (c) Bruno Serrou

Longtemps ignorée par les orchestres, cette œuvre devient en ce XXIe siècle l’une des pages pour très grandes formations les plus programmées du répertoire symphonique. Le corps plongé dans l’Orchestre Symphonique de Montréal comme faisant partie de la formation, dirigeant le geste souple, large, précis, chantant avec un bonheur évident avec ses musiciens, Rafael Payare est apparu clairement dans son élément dans cette immense pièce d’orchestre singulièrement évocatrice, dernière grande partition purement orchestrale de Richard Strauss. Seul réserve que je puisse émettre ici de cette exaltante exécution, un certain manque de précision et d’intensité dans les passages nocturnes du début et de la fin de l’œuvre, et des pianissimi trop sonores, tandis que l’on ne peut que féliciter l’ensemble des musiciens pour la puissance, l’homogénéité, l’intensité des couleurs et l’onctuosité des textures des fortissimi qui ont toujours sonné clair et aéré, tous les pupitres restant constamment identifiables au sein d’une polyphonie pourtant foisonnante, servant ainsi avec magnificence le génie d’orchestrateur de Richard Strauss.  

Bruno Serrou

 

 

 

 

 

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