mardi 24 avril 2018

Portrait de Béla Bartók (1881-1945) par son disciple pianiste hongrois György Sándor (1912-2005)


György Sándor (1912-2005) et Béla Bartók (1881-1945). Photo : DR

Pianiste hongrois naturalisé américain, né à Budapest le 21 septembre 1912, mort à New-York le 9 décembre 2005, je rencontrais György Sándor pour le quotidien La Croix en septembre 1995 quelques jours avant un récital au Théâtre des Champs-Elysées le 26 septembre 1995, jour du cinquantième anniversaire de la mort du compositeur hongrois et peu après la parution de ses seconds enregistrements consacrés à la musique pour piano de son maître Béla Bartók. C’est ainsi que je recueillais le témoignage d’un musicien de premier plan à propos de celui qui fut son professeur, Béla Bartók.

 Béla Bartók et György Sándor. Photo : DR
               
Bruno Serrou : Disciple de Béla Bartók, comment avez-vous fait la connaissance de votre maître ?
György Sándor : Elève de Kodaly en classe de composition à l’Académie Franz Liszt de Budapest, et n’ayant pu entrer dans la classe de piano d’Ernö Dohnanyi – il y avait deux ans d’attente ! –, je me suis tourné vers celle Bartók.

B.S. : A-t-il eu beaucoup d’élèves ?
G.S. : Oui, mais aucun n’a été concertiste. La plupart sont devenus professeurs de piano. Je suis le seul à avoir fait une carrière soliste.

B.S. : Quel était son enseignement ?
G.S. : Pas de technique. Aucune explication. Sa façon de jouer était si particulière qu’il n’a jamais cherché à l’imposer. Il nous aidait à découvrir les moyens sans donner de solution, se contentant de montrer, notamment comment le corps humain fonctionne. Je lui dois beaucoup, car je me perdais alors en conjectures, ne comprenant pas pourquoi Rachmaninov jouait de telle façon, Horowitz de telle autre. En fait, ils faisaient la même chose : recherche de l’équilibre, économie de mouvements au service de leur propre constitution. J’écoutais ce qu’il faisait. Il jouait Mozart, Brahms, Bach comme personne. Mais il n’a jamais trahi les compositeurs. Le compositeur Bartók avait assimilé l’art de Bach, Beethoven ou Brahms. Il n’allait pas contre eux. Il nous disait qu’il fallait connaître les “urtext” pour comprendre ce que voulait l’auteur. Quant à ses propres partitions, il nous disait « Faites comme moi, vous devez interpréter à ma façon ». L’écoute de ses rares enregistrements est donc capitale.

Béla Bartók (1881-1945). Photo : DR

B.S. : Outre Bach, Beethoven, Brahms, quels étaient ses compositeurs de prédilection ?
G.S. : Tous ! Avant d’écrire son Concerto n°1 pour piano, il a étudié tous les baroques italiens... Il jouait magnifiquement Petrouchka. Bartók était un pianiste colossal. 

B.S. : Parmi ses œuvres quelles étaient ses favorites ?
G.S. : Toutes, sans doute. Bartók n’a écrit que des chefs-d’œuvre. Son style est toujours très direct. Malgré l’emploi des folklores roumains, yougoslaves, tchèques, arabes, turcs, sa musique reste immédiatement identifiable. Pour lui, cet univers multicolore et multi ethnique était la source de sa propre thématique. Mikrokosmos est une anthologie, pas une méthode de piano.

B.S. : Dans son exil new-yorkais vivait-il isolé ?
G.S. : Habitant moi-même New York, je le voyais régulièrement. Mais nous voyagions tous deux beaucoup. Les Etats-Unis connaissaient alors une invasion de génies. Schönberg, Hindemith, Stravinski, Rachmaninov, Horowitz, Einstein... Ils ne pouvaient tous les assimiler ! Bartók est mort alors qu’il commençait à être reconnu. Koussevitzky, Menuhin, Primrose lui avaient commandé des concertos. En fait, il n’a pas eu assez de temps.

György Sándor (1912-2005). Photo : DR

B.S. : Comment était l’homme Bartók ?
G.S. : Délicat, mesuré, très civilisé. Il n’a jamais crié. Il n’était ni barbare, ni agressif. Le titre Allegro barbaro est une galéjade. A Paris, en 1911, est paru un article consacré aux deux jeunes “compositeurs barbares hongrois”, Bartók et Kodaly. Lisant cela, Bartók a décidé de changer le titre de son Allegro en fa dièse : « Je suis barbare... Va pour Allegro barbare. » Il ne s’agit en fait que d’un clin d’œil à la critique française. S’il signe des œuvres agressives, il ne frappe jamais le piano au point de le casser. 

B.S. : Aurait-il pu vivre décemment comme pianiste ?
G.S. : Il n’aurait vraiment pu s’imposer aux Etats-Unis. Il y avait trop de virtuoses. Horowitz, Rachmaninov étaient célèbres. Pas Bartók. Il était connu des seuls musiciens.

 B.S. : Bartók serait-il le premier grand de la musique hongroise...
G.S. : ... Et Liszt ?!

B.S. : Oui, mais il est plus cosmopolite que Bartók !
G.S. : Et que croyez-vous que l’on trouve chez Bartók ? Tout Debussy ! Les œuvres qui ne s’appuient pas sur la musique populaire sont souvent proches de l’esprit français. Il a éliminé le dodécaphonisme. Sa musique n’est pas même bitonale. Il me l’a dit : « Nos contemporains ne comprenant pas ce que j’ai écrit, et ils me classent comme “bitonal” ». L’écriture moderne remonte à Liszt ! Bartók n’a fait qu’ajouter ses propres gammes et le folklore danubien.

B.S. : Bartók était-il croyant ?
G.S. : On dit que Bartók était athée. C’est faux. Il était plutôt panthéiste, et il croyait mais ne pratiquait pas. Sa musique n’est que le reflet de sa pensée : tonale, pas bitonale ! Il croyait en un Dieu unique, en un univers unique. Mais, pour lui, Dieu est une chose, la religion une autre.

Propos recueillis par
Bruno Serrou
Paris, septembre 1995

Trente ans après une première intégrale Bartók parue chez Vox, György Sándor venait au moment où je l’interviewais d’en achever une seconde chez Sony Classical, Concertos pour piano (Orchestre d’Etat Hongrois / Adam Fischer, 1 CD), Mikrokosmos (3 CD), pièces pour piano, sonate, sonatine, bagatelles, suites, etc. (4 CD).

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