Paris. Opéra de Paris Bastille. Samedi 15 octobre 2022
Il a suffi de feuilleter le programme de cette nouvelle production de Salomé en attendant le lever de rideau
pour avoir une première idée de ce que l’on allait voir. Richard Strauss, pour
son troisième opéra, celui qui allait lui apporter renommée et fortune, à l’instar
d’Oscar Wilde dont il s’est inspiré, n’aurait pas puisé dans les textes
chrétiens des Evangiles selon saint Marc et saint Matthieu, mais chez d’anonymes Marc et Matthieu, des quidams
lambda de la mythologie laïque bien-pensante (ce qui laisse envisager de
futures exécutions de Passions selon Matthieu et selon Jean de Jean-Sébastien Bach, compositeur
qui tutoyait ce qu’il pensait faussement être Le Créateur)… négation
culturelle qui ouvre à toutes les dérives imaginables, y compris les plus trashs…
Et côté trash, le public allait être servi, ad nauseum, dans un spectacle fort heureusement tenu par une distribution de tout premier ordre. La jeune princesse fille d’Hérodias, qui selon saint (?) Matthieu fut à l’origine de la décapitation de Jean le Baptiste sous la pression de sa mère après avoir dansé devant son beau-père Hérode Antipas, est chez le compositeur bavarois l’opéra de l’obsession : Narraboth ne songe qu’à Salomé, Salomé à Jean (que Strauss considérait comme un être stupide), Jean à sa haine pour Hérode, les juifs par leur dogme, Hérode est obsédé par Salomé, Hérodias par son désir de vengeance, Salomé par la tête tranchée de Jean... Cette sombre pathologie des personnages est explorée par l’orchestre, qui, telle une lame de savoir, révèle ce qui est tapi dans le cœur et dans l’esprit des protagonistes. L’orchestre qui sera fort heureusement, dans la nouvelle production de l’Opéra de Paris, le seul élément, avec la performance vocale des chanteurs réunis pour l’occasion, à donner au premier chef-d’œuvre lyrique de Strauss sa véritable essence.
Dans sa mise en scène inutilement iconoclaste, Lydia Steier situe l’action dans l’unique décor conçu par Momme Hinrichs, un bunker délabré d’après-guerre nucléaire sur trois niveaux, l’étage vitré securit où se meut ce qui reste d’une aristocratie en cuir et perruques, vulgaire, violente, sans états d’âme faisant bombance et s’adonnant à des viols sur des victimes qui, légèrement habillées de décalcomanies, leur sont montés de force par des serviteurs, le rez-de-chaussée où se tient l’essentiel de l’action desservi côté cour par un escalier étroit et raide ou montent les sacrifiés sous les menaces puis sont redescendus morts et démembrés, et donnant sur une cour intérieure froide et crasseuse, avec un accès à jardin à une fosse d’où des vapeurs de chaux s’échappent et dans laquelle sont jetés les restes des sacrifiés par des assistants en tenue antiatomique, d’autres portant des masques à gaz qu’ils sont contraints de retirer pour chanter, tandis qu’en son centre trône un volumineux monticule de pierre bouchant le puits d’où émergera une cage renfermant enchaîné l’ultime prophète. Ambiance militaire style Star Wars qui ne suscite aucun bruissement dans la salle, de toute évidence abasourdie par tant d’excès et de dérapages conceptuels qui font défiler des images toutes plus monstrueuses les unes que les autres, autant humainement que sociologiquement. Malgré ce refus de la dramaturgie pourtant clairement exprimée par Richard Strauss dans ses didascalies, les gestes et les mouvements de la direction d’acteur font souvent redondance avec la musique si largement signifiante. Le summum du mauvais goût et de la trahison est atteint dans la danse dite des sept voiles, où ce n’est pas Salomé qui danse mais son beau-père qui mène la danse, la jeune-fille restant immobile tandis qu’il la dévêt avec bien évidemment des gestes lents, pesants et lubriques, avant de la mettre à quatre pattes pour mieux la pénétrer avant que se jette sur elle l’assistance entière qu’elle massacre peu à peu, tandis que l’un des cinq Juifs se masturbe et que les nazaréens vêtus en « folles » s’adonnent plus ou moins à la sodomie…
La scène finale dédouble l’héroïne, l’une rampant au sol sur un rail de lumière pendant vingt-cinq minutes, l’autre (la cantatrice en tunique blanche sanguinolente) s’enfermant dans la cage de Jean-Baptiste, qui n’a finalement pas perdu sa tête et avec qui, telle la transfiguration finale de Tristan et Isolde, Salomé accomplira enfin l’acte d’amour avec le prophète de sa vie entre ciel et terre, ce qui retire bien évidemment toute signification dramatique, toute dimension inhumaine et toute portée psychanalytique à ce finale si freudien de la pièce de Wilde et de l’opéra de Strauss… Toutes ces déviations finissent par conduire à une écoute plus attentive du côté musical de la production.
La distribution est en effet de très haute tenue. Incarnant littéralement leurs personnages au-delà de ce que propose la vision terre à terre et destructrice de la mise en scène, tous donnent au drame d’inspiration biblique, quoi qu’en pensent la metteuse en scène et le service dramaturgie de l’Opéra de Paris, sa dimension psychologique et humaine. Loin de la jeune fille pubère découvrant l’amour dans ses outrances macabres et monstrueuses, sous la contrainte de la metteuse en scène britannique, Elza van den Heever incarne de son seul chant, long, frais, clair, souple, fluide, juvénile et d’une solidité frappante, la vérité de Salomé. Sa voix au grain malléable à merci, son expressivité extraordinaire, l’ampleur parfaitement maîtrisée de son nuancier, franchit aisément les longues et puissantes saillies de l’orchestre. La voix est charnue, les aigus prodigieux, le timbre enivrant, la technique et la justesse irréprochables. A quarante-trois ans, la soprano sud-africaine a de beaux jours devant elle, ainsi que le public mélomane qui tient en elle la grande Salomé de la décennie.
A ses côtés, l’on retrouve en Hérodias l'impressionante chanteuse finlandaise Karita Mattila, qui a été l’une des très grandes straussiennes des années 2000, comme le public parisien s’en souvient avec son Arabella et son Impératrice de la Femme sans Ombre, mais aussi en Salomé à l’Opéra de Paris en 2003 dans la production de Lev Dodin, est cette fois une Hérodias loin d’être décatie mais de grande classe, sur-vitaminée par sa détermination et sans complexes, dépoitraillée du début à la fin portant de faux seins opulents continuellement à l’air, sa voix étant toujours aussi étoffée, solide, lumineuse, puissante, le vibrato maîtrisé et le jeu intense, engagé, crédible. Le ténor britannique John Daszak campe un Hérode inénarrable, libidineux, turbulent, judicieusement excessif, tonitruant, faisant de sa voix aux accents lyriques un Tétrarque de Judée d’autant plus venimeux qu’il est burlesque. Le baryton-basse écossais Ian Paterson est un Jean-Baptiste à la voix puissante, se faisant entendre sans efforts depuis le puits où il est tout d’abord enfermé, avant d’imposer son chant ample une fois sorti des abysses et son timbre d’airain accoutré tel Samson, les yeux bandés et le chef couvert d'une longue tignace sans doute pour répondre à l’attrait clairement exprimé par Salomé pour ses cheveux, tandis que dans la scène finale il serre Salomé dans ses bras comme étonné d’avoir encore sa tête… Malgré la brièveté de son rôle, qui a une importance néanmoins considérable puisqu’il ouvre l’opéra dès le lever de rideau, le ténor allemand Tansel Akzeybek est un Narraboth à la voix ample, déliée, étincelante.
Parmi les rôles plus brefs, tous parfaitement distribués, Katharina Magiera en page d’Hérodias à l’ambitus large et rond, le quintette des Juifs (Matthäus Schmidlerchner, Eric Huchet, Maciej Kwasnikowski, Mathias Vidal, Sava Vemic) bien dans le ton mais péchant par un léger déséquilibre vocal, tandis que les deux Nazaréens (Luke Stoker, Yiogos Ioannou) sont impressionnants d’intensité…
Reste la performance de l’Orchestre de l’Opéra National de Paris, qui, dans cette partition supérieurement écrite et instrumentée, scintille de tous ses feux, dans les tutti comme dans les soli, avec notamment un somptueux pupitre de cuivres, particulièrement les cors, et de bois, clarinette et contrebasson solos. Une sensualité, une luminosité toute orientale malheureusement amoindries par la direction de Simone Young qui, veillant avant tout à ne pas couvrir les chanteurs, n’a pas trouvé le moyen de jouer librement du large nuancier de l'oeuvre, ne parvenant pas de ce fait à exalter la sensualité de la partition d’une énergie pourtant débordante de vitalité.
A la fin de la représentation, longue ovation fournie pour Elza van den Heever seule, puis pour l’ensemble de la distribution, huées sonores et unanimes pour l’équipe de production, le public pouvant enfin libérer sa déconvenue longtemps retenue devant un spectacle qui trahit sans vergogne l’esprit-même de l’œuvre puissante et particulièrement signifiante de Richard Strauss…
Bruno Serrou
Opéra de Paris Bastille, jusqu’au 5 novembre 2022
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