jeudi 21 décembre 2023

CD : Bernard Cavanna et son (extra)ordinaire Messe profane avec en écho des œuvres monacales de Francis Poulenc

Photo : (c) Bruno Serrou

Le Moine et le Voyou, qualificatifs donnés à Francis Poulenc par Claude Rostand - « En Poulenc, il y a du moine et du voyou », écrivait le célèbre critique musical en évoquant les sources d’inspiration de l’auteur des Mamelles de Tirésias et du Stabat Mater -, est repris ici dans le titre du CD dans lequel le membre du Groupe des Six est mis en résonnance avec l’un de nos compositeurs contemporains les plus délicieusement mécréants et d’une ardente humanité, Bernard Cavanna. Mais la conjonction de coordination semble ici plus interrogative que dans la formulation originelle, le « ou » permettant le doute ou suggèrant une possibilité de choisir : qui, des deux artistes créateurs, est le Moine et/ou le Voyou ?... 

Trente ans après sa création, que j’avais reçue à Strasbourg avec ferveur, la Messe un jour ordinaire reste indubitablement une œuvre majeure de la musique française de la fin du XXe siècle. Bien qu'il s’agisse d’une sorte de Work in Pogress puisqu’elle a fait l’objet d’au moins trois versions. Composée en 1993/1994 pour soprano « légère » (qui incarne le personnage errant Laurence), soprano et ténor lyriques, chœur mixte (avec crotales) et quinze instruments - violon solo, porte-parole de Laurence (partie remarquablement tenue - surtout dans le dialogue avec Laurence du Gloria - par Noëmi Schindler, qui connaît la musique de Bernard Cavanna mieux que quiconque), clarinette (aussi petite clarinette et clarinette basse), saxophone soprano, cor, trompette (aussi petite trompette), trombone, tuba, orgue liturgique (plus deux cloches-plaque), trois accordéons, deux pupitres de percussion, harpe (plus deux cloches-plaque), contrebasse -, la Messe a été créée sous cette forme le 28 septembre 1994 Palais des Fêtes de Strasbourg dans le cadre du Festival Musica par l’Ensemble Les Jeunes Solistes sous la direction de son fondateur, Rachid Safir. Une deuxième rédaction a été créée le 22 avril 1996 à la Coursive de La Rochelle par l’Ensemble vocal de l’Abbaye aux Dames de Saintes et l’Ensemble Ars Nova dirigé par Philippe Nahon qui a fait l’objet d’un enregistrement publié par le label MFA/Radio France. Vingt-sept ans plus tard, le compositeur a remis pour la troisième fois l’œuvre sur le métier en vue de sa reprise par l’ensemble vocal Les Métaboles, le chœur Gradus Ad Musicam et l’Ensemble Multilatérale qui, sous la direction de Léo Warynski, en ont donné la première audition mondiale le 28 mai 2022 à l’Arsenal de Metz. C’est cette dernière version à ce jour, qui garde la même nomenclature que l’original, qui fait l’objet de la présente publication CD. 

Partition (c) Bernard Cavanna/Editions de l'Agité (2021). Photo : (c) Bruno Serrou

Cette œuvre haletante, d’une tension phénoménale menée avec science et un art consommé de la respiration, qui ménage des espaces de détente de l’écoute, trahissant une profondeur humaine exacerbée, n’a malgré son titre que partiellement à voir avec le rituel catholique, du moins l’ordinaire de la messe, dont seules les quatre premières parties sont prises en considération. Il s’agit plutôt d’un alliage d’oratorio plus ou moins bouffe et d’opéra dramatique. Bernard Cavanna a puisé l’inspiration de sa Messe dans le film-documentaire Galères de femmes (1993) du cinéaste Jean-Michel Carré qui présente une série de portraits-interviews dont celui de Laurence duquel Cavanna retient uniquement les réponses.

Il s’agit en effet d’une mise en abime du texte sacré du dogme catholique réduit aux quatre premières parties (Kyrie, Gloria, Credo - fort bref - et Sanctus) auquel le compositeur donne un tour aussi fantasque que vigoureux avec le chœur et les voix imposantes et sophistiquées des deux chanteurs lyriques, forts et fiers s’exprimant jusqu’à l’ivresse de leur assurance fanatique qui inspire à l’auteur une musique aux tournures belcantistes, et de la parole simple, parfois triviale, oscillant entre parlé et chanté, toujours fragile et douloureuse tant elle est froide et distanciée d’une jeune toxicomane, Laurence, chantée par la soprano légère, suivi d’un poème que Nathalie Méfano (1960-1989), fille du compositeur Paul Méfano fondateur de l’Ensemble 2e2m, a écrit la veille de sa mort. Ce qu’exprime Laurence a l’authenticité d’une confession, glaciale et détachée, sans plainte ni larmes, qui touche néanmoins par l’effroyable impression de solitude victimaire qui en émane, mais cette apparente indifférence suscite de violentes réactions des chanteurs lyriques et de l’effectif choral, tandis que la jeune toxicomane a pour elle le violon solo, qui devient très rapidement son allié. Le compositeur ajoute à sa sélection de textes déjà cités une déclaration exprimée par le nazi Klaus Barbie durant son procès à Lyon, et une définition du navire-chaland Marie-Salope puisée dans un dictionnaire dont le sens a dévié au cours du XIXe siècle pour désigner une femme de « mauvaise vie ». Le scénario établi par Bernard Cavanna est donc centré sur le personnage de Laurence, qui entre dans une église pour y demander de l’aide et assiste incidemment à une messe incarnée par une soprano et un ténor qui tentent de la faire taire en saturant l’espace de leurs voix de stentor et par l’outrance de leur solennité.

Photo : (c) Bruno Serrou

Ce que Bernard Cavanna fait de cette formation relativement restreinte tient carrément du prodige, tant elle sonne ample, charnu, saturée de couleurs et de timbres, comme s’il s’agissait d’une partition pour très grand orchestre, tandis que l’écriture vocale, d’une variété saisissante et de grande maîtrise, est proprement fascinante. Moins raide et tendue que l’enregistrement des Jeunes Solistes et d’Ars Nova déjà évoqué, captée dans de meilleures conditions et surtout dans la dernière mouture à ce jour de la partition, avec double effectif choral, la version de Léo Warynski à la tête de son chœur Les Métaboles et de son ensemble instrumental Multilatérale enregistrés live Arsenal de Metz, est de grande beauté, avec un orchestre chatoyant, un chœur alternant subtilement ombre et lumière, et des solistes totalement engagés dans l’œuvre qu’ils servent avec sensibilité, à commencer par la soprano Isabelle Lagarde, Laurence intense et solide qui atteste d’une superbe musicalité, notamment dans son dialogue avec le violon de Noëmi Schindler déjà cité, tandis que la cantatrice franco-étatsunienne Emilie Rose Bry assure sa partie de toute la chaleur de sa voix de soprano lyrique, et que le ténor coréen Kiup Lee lui donne une réplique idoine de sa puissante voix aux accents verdiens.

De Francis Poulenc, Léo Warynski, directeur musical des Métaboles et de Multilatérale, a sélectionné un ensemble de pièces sacrées, Quatre Motets pour un temps de pénitence composés en 1938-1939 qui expriment l’effroi mais sans épanchements, le motet pour les fêtes solennelles Exultate Deo, page jubilatoire pour quatre voix conçue en 1941, et la cantate profane au lyrisme décanté de 1944 Un soir de neige sur quatre poèmes de Paul Eluard d’une touchante spiritualité. Les interprètes offrent de ces pages une lecture d’une grande musicalité, expressive et sensible, les voix dialoguant avec fluidité, transparence, équilibre des textures, fermeté des lignes vocales, clarté de l’énonciation qui permettent une écoute claire, précise, ciselée dans tous les méandres harmoniques et polyphoniques de l’écriture de Poulenc ainsi que des textes.

Un disque magnifique de musique du XXe siècle d’une éminente spiritualité, à tous les sens du terme, alliant gravité, sensibilité, profondeur, humour, grâce, fraîcheur, et surtout humanité, ce qui suscite une musique qui touche jusqu’au plus secret de l’âme. A découvrir coûte que coûte.

Bruno Serrou

1 CD NoMadMusic NMM113. Durée : 57mn 14s. Enregistré en Mai 2022. DDD

 

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