jeudi 14 décembre 2023

Philippe Jaroussky et Benjamin Lazar ressuscitent avec ferveur un magistral «Orfeo» venu du seicento pour les 40 ans de l’Arcal

Paris. Théâtre de l’Athénée. Mardi 12 décembre 2023 

Antonio Sartorio (1630-1680), Orfeo. Photo : (c) S. Gosselin

Le mythe d’Orphée et de sa lyre est intimement lié à l’histoire de l’opéra depuis ses origines jusqu’à nos jours, avec plus d’une cinquantaine de partitions recensées. Cela depuis Jacopo Peri (1561-1633) et son Euridice conçu pour le Palais Pitti de Florence où il a été créé en 1600, deux ans après Dafne, son premier essai, et sept ans avant le premier chef-d’œuvre accompli de l'histoire du théâtre lyrique, L’Orfeo de Claudio Monteverdi en 1607. 

Antonio Sartorio (1630-1680), Orfeo. Photo : (c) S. Gosselin

Pour ses quarante ans d’existence, l’Arcal (Atelier de recherche et de création pour l’art lyrique), compagnie nationale de théâtre lyrique et musical créée en 1983 par le metteur en scène Christian Gangneron aujourd’hui dirigée par Catherine Kollen, a programmé une tournée commencée à Montpellier consacrée à une production inédite de l’Orfeo d’Antonio Sartorio (1630-1680), opéra sorti de l’oubli en 1970 avec l’enregistrement de René Clemencic avant d’y retourner.

Opéra en trois actes sur un livret d’Aurelio Aureli (v.1630-v.1708) plus développé que celui d’Alessandro Striggio pour Claudio Monteverdi, l’Orfeo du Vénitien Antonio Sartorio créé au Teatro San Salvatore de Venise le 14 décembre 1672, repris à Vienne quelques mois  plus tard puis à Venise en 1679, est beaucoup plus long et l’action moins resserrée, avec une diversité de personnages plus large et aux caractères tous plus colorés les uns que les autres, prêtant à la fois à la gravité et à la farce, tandis que l’écriture vocale se fonde non pas sur le recitar cantando florentin mais sur le cantar recitando vénitien, avec une séparation claire récitatifs/aria, les premiers étant intercalés entre les nombreuses arie (une cinquantaine) toutes plus brillantes les unes que les autres, la déclamation tendant à l’aria, passerelle entre le style vénitien et l’opera seria napolitain. Au mythe d’Orphée et Eurydice qui occupe en fait les quarante-cinq dernières minutes des deux heures trois-quarts de la partition, les auteurs ajoutent une diversité d’intermèdes comiques et d’intrigues plus ou moins loufoques faisant intervenir des personnages saugrenus comme Hercule et Achille. S’inspirant de la version d’Ovide que reprendra deux siècles plus tard l’Orphée aux Enfers de Jacques Offenbach, le mythe devient le prétexte à une savoureuse satire de l’amour et de ses méfaits.

Antonio Sartorio (1630-1680), Orfeo. Photo : (c) S. Gosselin

Les scènes de ce drame de la jalousie centré sur le classique trio - une femme aimée de deux hommes, qui plus est des frères - sont courtes, les personnages nombreux. En effet, outre les deux héros de la tragédie, Orfeo et Euridice, l’opéra introduit plusieurs personnages, les deux frères d’Orfeo, le médecin Esculapio et surtout Aristeo, autre amoureux d’Euridice ce qui suscite la jalousie d’Orfeo, sa malheureuse fiancée abandonnée Autonoe, et la nourrice-entremetteuse Erinda, ainsi que leur tuteur le centaure Chirone, le berger Orillo, Ercole et Achille, soit dix rôles, certains tenant en outre plusieurs personnages auxquels il convient d’ajouter trois mimes revêtus des attributs de sanglier, de cerf et de lion. Le poète musicien et son épouse forment un couple ordinaire, Euridice inconditionnelle amoureuse, et Orfeo, macho aveuglé par la jalousie au point d’engager un tueur dans le but d'assassiner sa femme.

La Passion amoureuse suscite donc davantage de souffrance que de joie, la jalousie, la misogynie, les frustrations y font régner l’Enfer sur Terre. Orfeo est un être possessif et méfiant, doutant de l’amour de sa femme, elle-même sujette à la violente passion du frère de son époux, Aristeo, qui provoque le drame lorsque cette dernière, tentant d’échapper à ses avances, est piquée par la vipère fatale, tandis que l’autre frère d’Orfeo, le sage médecin Esculapio, considère avec cynisme la tragédie qui se déroule sous ses yeux. Certains rôles, dès cette époque-là, sont interchangeables, des personnages masculins étant chantés par des femmes et des rôles féminins chantés par des hommes. Le croisement des sexes était double-face, comme me disait Rinaldo Alessandrini (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/12/entretien-claudio-monteverdi-et-rinaldo.html). Ainsi, Orfeo et son frère Aristeo sont campés une soprano et une mezzo-soprano, tandis qu’Erinda revient à un ténor, et que l’on ne retrouve que deux contre-ténor, dans des rôles secondaires, Achille et Orillo, à qui revient une longue aria de bravoure dans le dernier acte, cadre de l’issue fatale, la mort d’Euridice qui avait pourtant supplié son mari de ne pas se retourner pour la regarder avant de voir le soleil. Les deux premières heures sont une véritable course d’airs et de récitatifs chantés s’enchaînant à l’envi comme un flux interrompu de sacs et de ressacs marin, tandis que le dernier acte, le plus bouleversant de l’ensemble, présente une guirlande de lamenti tous aussi somptueux qu’ils soient mis dans la bouche d’Euridice où dans celles d’Autonoe et bien sûr d’Orfeo.

Antonio Sartorio (1630-1680), Orfeo. Photo : S. Gosselin

La mise en scène de Benjamin Lazar est d’une vivacité et d’une vérité psychologique d'une grande humanité non dénuée d’humour, mais un humour jamais graveleux ni excessif, toujours dans la finesse, le metteur en scène suscitant de véritables prouesses d’acteurs, la troupe réunie pour cette production prenant un évident plaisir à jouer et à chanter cette tragi-comédie, donnant à ses personnages mythiques la consistance d’êtres de chair et de sang aux passions, actions et réactions des plus contemporaines dans des costumes de grande beauté d’Alain Blanchot qui situent bel et bien l’action aux temps de la tragédie gréco-romaine vue à travers le prisme de l’époque classique française. Cela au sein d’une scénographie d’Adeline Caron au cœur d’un décor en arc de cercle tel un amphithéâtre antique avec en son centre un ring tournant cerclé de praticables aux nombreux dégagements circonscrit de rideaux de miroirs pivotants.

Réunissant une équipe de jeunes chanteurs, la distribution est irréprochable. Dans le rôle-titre, Lorrie Garcia campe de son timbre moelleux de mezzo-soprano un ombrageux Orfeo, tandis qu’a contrario la soprano Michèle Bréant est une lumineuse Euridice. La mezzo-soprano Eléonore Gageay peint de sa voix opulente un entreprenant Aristeo, la soprano Anara Khassenova une constante et délicate Autonoe. Le ténor Clément Debieuvre emporte l’adhésion avec son ébouriffante Erinda qui en fait beaucoup tout en évitant les pièges qu’un tel emploi peut susciter au risque de la vulgarité, le baryton-basse Alexandre Baldo s’illustre dans le double rôle d’Esculapio et Pluto, et le baryton-basse Matthieu Helm impose sa voix au profond métal tout en affirmant une impressionnante maîtrise des béquilles en vétéran Chirone affublé d’une crinière, d’une queue et de sabots de cheval, et en Bacco feuillu. Le ténor Abel Zamora en Ercole et surtout le contre-ténor Fernando Escalona, qui emporte l’adhésion en Achille dans une longue aria fleurie qui lui a réservé le compositeur, et Guillaume Ribler est un hilarant berger funky complètent prestement le plateau.   

Dans la fosse du Théâtre de l’Athénée, dix-sept musiciens de l’ensemble Artaserse dirigé par son fondateur, le contre-ténor Philippe Jaroussky, qui aime profondément ce répertoire dont il fréquente les arcanes comme peu de musiciens pour les vivre dans sa chair depuis des lustres de ses propres cordes vocales vibrant par tous les fibres de son être, brille de tous ses feux, donnant à la production une vivacité, une étoffe sonore scintillant de couleurs brûlantes et bigarrées, les instruments anciens (deux violons, alto, harpe, deux violes de gambe, violoncelle, liron/guitare baroque, théorbe/guitare baroque, deux cornets, deux flûtes à bec, deux percussionnistes, deux clavecins, le premier aussi orgue) sonnant toujours juste et sans décalages, malgré l’allant poussant les instrumentistes à une virtuosité constante.

Bruno Serrou 

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