vendredi 1 décembre 2023

Centenaire Maria Callas, dernière Diva assoluta

Maria Calas (1923-1977). Photo : DR

Maria Callas, que d’aucuns considèrent comme la plus grande cantatrice-tragédienne des temps modernes, aurait eu cent ans le 2 décembre 2023. Voilà plus de quarante-six ans, le 16 septembre 1977, le monde, incrédule, apprenait sa disparition brutale dans son appartement parisien. Vivante, la soprano gréco-étatsunienne était un mythe ; morte, elle entrait instantanément dans la légende. Aujourd’hui, elle continue de vivre dans l’imaginaire d’un public qui dépasse amplement le petit monde des mordus d’art lyrique. 

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« Je ne suis pas parfaite. Je ne prétends pas l’être. Mon seul désir est de lutter pour l’art... quoi qu’il doive m’en coûter. Même la plus simple mélodie peut, doit être chantée avec noblesse ». Celle qui s’exprimait avec ces intonations dignes d’une Flora Tosca, l’héroïne de Victorien Sardou et de Giacomo Puccini qui fut l’alpha et l’oméga de sa carrière et dont elle aurait pu être l’inspiratrice, restera sans doute dans l’Histoire comme la plus grande diva assoluta du XXe siècle. Tout Maria Callas se trouve en effet synthétisé dans ces quelques mots publiés en décembre 1958 dans le magazine Arts. Il est vrai que jamais jusqu’alors cantatrice avait investi à un tel degré les personnages qu’elle campait à la scène, au point que l’expression « incarner un rôle » semble avoir été inventé par elle. « Quand je travaille un personnage, disait-elle en 1965, je me demande toujours : ’’Si j’étais à sa place, que ferais-je ?’’ Il faut se transformer - mais en restant soi-même. Je crois que c’est d’abord l’instinct qui nous porte dans la bonne direction -, la musique suffit à expliquer tout. Dans notre métier, il faut beaucoup de choses : le physique, le jeu scénique, la diction (il faut ’’parler’’ avec sa voix), le respect de la musique... On ne prend plus le temps nécessaire à tout cela. On veut gagner de l’argent, faire des notes aiguës, impressionner le public, ’’épater le bourgeois’’... Mais ce n’est plus de l’art ! 

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Le mythe Maria Callas est si prégnant que se retrouvent tous les composants contenus par ce terme à chaque étape de sa vie, depuis sa date de naissance - officiellement le 2 décembre 1923, mais ce pourrait être le 3 ou le 4 du même mois de la même année -, jusqu’à son décès dans la solitude le 16 septembre 1977, mort dont l’origine pose encore problème à certains - angine de poitrine ? suicide ? assassinat ? -, puis son incinération, alors que tout dans son comportement et dans sa foi orthodoxe laisse présumer qu’elle ne pouvait envisager pareil épilogue, sa stèle vidée de ses cendres sans que l’on sache qui l’a décidé, la dispersion desdites cendres dans les abysses de la mer Egée sans doute dans le but d’effacer toute trace terrestre de Callas dans le but de renforcer davantage encore sa légende, enfin la dissémination de ses biens et souvenirs, notamment à la suite de l’exposition du musée Carnavalet de Paris en 1979... Pourchassée telle une héroïne de tabloïds britanniques, meutes de paparazzi constamment à ses trousses, La Callas, symbole de l’éternel féminin, aura fait de la scène lyrique le théâtre du monde dont les projecteurs l’ont souvent déstabilisée, faisant d’elle une étoile dont les moindres faits et gestes étaient épiés et les amours auscultées et commentées, attirant sur elle jusqu’à l’attention de ceux qui n’avaient rien à faire de l’art lyrique.

Maria Callas en répétition avec Vittorio de Sabata. Photo : DR

En effet, médias people et d’informations générales, et grand public ont fait d’elle une star rivalisant en popularité avec Marilyn Monroe en se faisant largement l’écho de sa vie privée dès sa rupture fracassante avec sa mère Evangelia amplement évoquée - Maria Callas retourna à New York en 1945 pour y retrouver son père -, puis ses amours malheureuses avec un homme réputé profiteur, l’Italien Gianbattista Meneghini épousé le 21 avril 1949 et dont elle divorça en 1960, chef d’entreprise fabriquant de briques et de fourneaux passionné d’opéras rencontré lors de sa première apparition aux Arènes de Vérone en 1945 qui allait très rapidement devenir à plein temps son protecteur et mentor - il abandonna son entreprise pour s’occuper exclusivement de la carrière de sa femme et de ses intérêts, faisant grimper ses cachets de façon exponentielle, les faisant passer de deux cent quatre vingt euros par soirée à quatorze mille euros, somme jamais atteinte jusqu’alors par une artiste lyrique -, enfin avec l’armateur grec Aristote Onassis, qui, croisé en 1959 dans une soirée mondaine, lui offrira un appartement à Paris en 1961 à proximité du Théâtre des Champs-Elysées, avant de l’abandonner en 1968 pour se marier avec Jackie Kennedy, veuve du président des Etats-Unis John Fitzgerald Kennedy assassiné à Dallas le 22 novembre 1963, firent les choux gras de la presse à scandale et du cœur. Pourtant, Maria Callas fut avant tout le porte-drapeau de son art. Elle sut en effet donner à un genre considéré comme moribond l’aura d’un temple de la vocalité et du théâtre pur. Elle réussit à faire de l’opéra ce dont Richard Wagner avait rêvé, un spectacle total. Ses laudateurs affirment même que la moindre de ses interprétations a révolutionné l’art lyrique, que chacune des notes qu’elle a chantées a acquis une dimension proprement historique. Il se trouve même des critiques musicaux pour affirmer être venus à la musique grâce à ses seules performances discographiques...

Maria Callas dans le rôle de Norma à l'Opéra de Paris le 22 mai 1964. Photo : AFP

Pourtant, cantatrice universellement célébrée pour ses qualités dramatiques, Maria Callas n’a guère été captée sur la scène par les caméras. Tant et si bien qu’elle reste aujourd’hui dans la mémoire collective par ses seuls disques qui sont, il est vrai, autant de leçons de théâtre sans images. Quantité de mélomanes amoureux éperdus d’elle l’ont suivie pendant vingt ans partout où elle se produisait, acceptant de passer des nuits entières à attendre l’ouverture des bureaux de location. Aujourd’hui, des « réseaux callasiens » fleurissent un peu partout dans le monde, y compris sur Internet, et l’on trouve de par le monde toutes sortes d’honorables sociétés vouées au seul culte de « la Divine » riches en documents précieux, films, photos, bandes-son à peine audibles mais écoutées les larmes aux yeux. Ce statut de mythe a été acquis par Callas durant les seules années 1949-1959, époque où le monde de l’après-guerre était friand de légendes vivantes, comme en témoigne l’émergence au même moment des mythes Marilyn Monroe ou Brigitte Bardot au cinéma ou de celui du « King » Elvis Presley, mort deux mois avant Maria Callas, dans le show business. Ses refus de chanter, ses colères et invectives mises sur le compte de caprices de star sont en fait le reflet de ses scrupules d’artiste qui plaçait son art au-dessus de tout, au risque de sa propre réputation. « Lorsque le rideau se lève, disait-elle, la seule chose qui parle est le courage. » 

Maria Callas avec Lichino Visconti à la Scala de Milan. Photo : DR

Ainsi, le 2 janvier 1958, après une décennie prodigieuse, la carrière de Callas basculait. Ce soir-là, elle ouvrait la saison de l’Opéra de Rome dans l’un de ses rôles fétiches, Norma. Après un premier acte qui la laissa insatisfaite, elle renonçait devant le président de la République italienne. Ce fut un véritable tollé, dans la salle tout d’abord, à la radio qui retransmettait l’événement ensuite, puis, le lendemain, dans la presse qui entreprit un authentique lynchage médiatique. Unanimement adulée aujourd’hui, on lui reprochait alors, comme il est possible de le lire dans la presse parisienne à ses débuts dans la capitale française en cette même année 1958, un « dramatisme exacerbé », des raucités « abusives » et des stridences « excessives », mais aussi, déjà, la fatigue d’une voix « surmenée ». « Vous êtes né artiste ou vous ne l’êtes pas, revendiquait-elle, même si votre voix est moins un feu d’artifice. L’artiste est toujours là. »

Maria Callas avec Leonard Bernstein et Luchino Visconti à la Scala de Milan pour La Somnambule de Bellini en 1956. Photo : DR

Si d’aucuns considèrent désormais Maria Callas comme la plus belle voix du monde, dotée d’une ample tessiture, à la fois sombre, puissante et au registre clair et aérien de soprano dramatique colorature à la palette infinie de nuances et de couleurs, pourvue d’un grave presque noir et d’un aigu d’une luminosité exceptionnelle (fa#2-mi5) qui lui permettait d’endosser les rôles de mezzo-soprano et de soprano aigu, il faut néanmoins convenir qu’il y avait en son temps des timbres plus séduisants, par exemple celui de la soprano italienne Renata Tebaldi (1922-2004), grâce à qui elle fit ses débuts à La Scala de Milan en avril 1950 en la remplaçant au pied levé dans le rôle d’Aïda et dont il fut fait sa grande rivale. Certes, les mots entre elles pouvaient parfois voler bas, « Renata n’a pas d’épine dorsale » dira-t-elle, « Peut-être, mais moi, j’ai un cœur » lui rétorquera celle dont elle disait cependant « J’admire le ton de Tebaldi. Parfois, je souhaiterais avoir sa voix. » La sienne avait en effet des failles, des couleurs impures, un vibrato trop large… Ses fameux sons de joue peuvent encore indisposer, et elle avait des problèmes d’articulation qui faisaient que l’on ne comprenait pas toujours ce qu’elle chantait. « Certains disent que j’ai une voix magnifique, d’autres disent le contraire. C’est une question d’opinion, convenait-elle. Tout ce que je peux dire est que ceux qui ne l’aiment pas n’ont qu’à ne pas m’écouter. »

Maria Callas et Tito Gobbi dans Tosca de Giacomo Puccini à l'Opéra de Paris en 1965. Photo : AFP

En fait, chez elle, au-delà des mots, aussi incompréhensibles soient-ils, c’est la phrase entière qui devenait exceptionnellement claire, limpide. Ajoutons à cela un métier sans faille, un sens naturel des attitudes et une aptitude à concevoir le monde comme un immense théâtre lui ont permis d’acquérir le statut de « Divine ». Tant en puissance qu’en étendue, sa voix, aux accents rugueux et charnels, lui permettait de tout chanter. Ce qui a fait dire à ses thuriféraires qu’elle ressuscita un style de chant disparu, celui des Maria Malibran, Nelly Melba et autre Pauline Viardot, toutes voix capables de passer de Mozart et Bellini à Weber et Meyerbeer, de Verdi à Wagner et Puccini. Or, si sa tessiture couvrait quatre octaves, Callas n’est pas qu’un écho de ces légendes du passé. Là où ses contemporaines criaient, se lamentaient, étalaient leurs sentiments, elle tirait les larmes, la violence de ses personnages du plus profond de son être, ce qui apparaissait dans la texture même de sa voix. « Je ne sais pas ce qui m’arrive sur scène. Quelque chose d’autre semble prendre le dessus. » Elle fut en effet surtout guidée par son prodigieux instinct musical, fondé sur un travail forcené qui lui aura permis d’aviver un chant reposant essentiellement sur l’expression vocale, le rubato, la tenue du souffle, une alchimie de couleurs, d’inflexions et de timbres. Callas connaissait tous les secrets des partitions qu’elle interprétait. Si elle ne craignait pas les coupures, alors jugées nécessaires en raison de l’évolution des goûts du public, elle se donnait sans réserve à la musique et aux œuvres qu’elle avait choisies. « Je serai toujours aussi difficile que nécessaire pour atteindre le meilleur », assurait-elle. Durant les répétitions, elle était toujours la première à arriver au théâtre et elle y chantait constamment à pleine voix. « Je me prépare pour les répétitions comme je le ferais pour le mariage. » Ne voyant pas le chef d’orchestre en raison d’une forte myopie qu’elle ne pourra jamais compenser avec des verres de contact, elle se concentrait sur la dimension psychologique de ses personnages qu’elle investissait sans contrainte autre que celle du metteur en scène, personnage qui lui a toujours paru capital, déclarant à qui voulait l’entendre : « Je ne veux pas d’un metteur en scène d’opéra, je veux un metteur en scène tout court ! »

Maria Callas et Pier Paolo Pasonini durant le tournage du film Medea en 1969. Photo : DR

Grecque d’origine, Maria Callas ne pouvait qu’incarner le modèle de la tragédienne absolue à la destinée exceptionnelle digne d’une reine. Née Sophia Cecelia Kaloyeropoulos le 2 décembre 1923 à New York dans l’île de Manhattan où ses parents s’étaient installés après avoir quitté la Grèce à la mort de leur fils, Maria Callas avait pris ses premières leçons de piano puis de chant à l’âge de dix ans auprès d’un voisin suédois. Formée par deux grands musiciens, une cantatrice espagnole bloquée en Grèce par la guerre, Elvira de Hidalgo rencontrée à Athènes où sa mère, éprise d’opéra, l’avait installée avec elle en 1937 après son divorce et où elle a fait ses débuts à quinze ans dans le rôle de Santuzza de Cavalleria Rusticana de Pietro Mascagni. En 1941, elle commence sa carrière professionnelle dans le petit rôle de Béatrice dans Boccaccio de Franz von Suppé sur la scène de l’Opéra National Grec, puis l’année suivante celui plus important de Marta de Tiefland d’Eugen d’Albert suivi de sa première Tosca de Giacomo Puccini, mais elle sera renvoyée de la troupe trois ans plus tard. De retour à New York où elle a rejoint son père, elle se voit proposer par le Metropolitan Opera deux rôles qu’elle refuse car il lui faudrait trahir les œuvres en chantant contractuellement en anglais, Cio-Cio San de Madama Butterfly de Puccini et Leonora de Fidelio de Beethoven. En 1947, elle réussit une audition aux Arènes de Vérone et décroche le rôle-titre de La Gioconda de Ponchielli dirigé par le grand chef italien Tullio Serafin, disciple d’Arturo Toscanini qui devient son mentor. A partir de cette rencontre, cette cantatrice étatsunienne allait défendre comme nulle autre le chant italien dont elle révèlera quantité de partitions longuement ignorées, donnant ainsi une seconde vie au bel canto alors jugé désuet parce que dénaturé.

Maria Callas et le ténor Mario del Monaco en 1954. Photo : DR

Maria Callas s’était vue principalement confier dans un premier temps le répertoire romantique allemand, de Ludwig van Beethoven à Richard Wagner, et tous les rôles « pour lesquels, relevait-elle, on ne trouvait personne d’autre ». Ainsi, la même année 1947, elle débute à La Fenice de Venise dans le rôle d’Isolde et au Teatro Communale de Florence, cette fois avec un personnage qui restera à jamais attaché à son nom, Norma de l’opéra éponyme de Vincenzo Bellini, théâtre qui lui confiera en 1949 le rôle de Brünnhilde dans Die Walküre de Wagner, et, au pied levé, celui d’Elvira dans I Puritani de Bellini dans lequel elle triomphe. Mal dans sa peau, notamment en raison d’une surcharge pondérale - elle pèsera jusqu’à quatre vingt douze kilos pour cent soixante treize centimètres -, elle usa de tous les moyens imaginables pour maigrir d’une trentaine de kilos afin d’adopter l’élégante silhouette de sa compatriote star de cinéma Audrey Hepburn - elle était obsédée par son tour de taille qui ne devait pas dépasser cinquante-et-un centimètres, bien qu’elle se gavât de marrons glacés et vouât un goût immodéré pour le steak tartare -, et changea sa forte toison rousse pour une fine chevelure châtain coiffée d’un sage chignon. D’aucuns attribueront à cette métamorphose l’altération de sa voix dont les prémisses apparaissent pour la première fois le 8 janvier 1955 à la Scala de Milan, où elle s’était produite pour la première fois en 1950, la texture se faisant soudain plus légère et transparente, mais aussi moins puissante et assurée. C’est le cinéaste Luchino Visconti dont elle tombera profondément amoureuse tout en sachant qu’il ne pourra jamais rien se passer d’autre entre eux que des relations professionnelles et amicales, qui, en cinq spectacles montés à la Scala de Milan (La Vestale de Spontini en 1954, La Traviata de Verdi et La Sonnambula de Bellini en 1955, Iphigénie en Tauride de Gluck et Anna Bolena de Donizetti en 1957), fera de Maria Callas la plus glamour des cantatrices. D’autres grands metteurs en scène l’ont dirigée, Carl Ebert, Margarita Wallmann, Franco Zeffirelli, lui-même élève de Visconti, ou Alexis Minotis, qui fit d’elle la « Médée du siècle » en la produisant pour la première fois à l’Opéra de Dallas en 1958 dans cet ouvrage de Luigi Cherubini longtemps ignoré. L’impact de ce spectacle fut tel que, la voix éteinte depuis quatre ans, La Callas retrouvait ce personnage de la mythologie grecque en 1969 dans le sublime film du cinéaste-poète italien Pier Paolo Pasolini, sorte d’opéra sauvage baroque rythmé de chants africains et de mélopées du désert de Syrie. Magicienne dépouillée de ses sortilèges, elle y est non seulement l’interprète extraordinaire du film mais aussi et surtout la grande prêtresse d’un sacrifice somptueusement mis en image par l’auteur de Théorème. « Chère Maria, lui écrit-il durant le tournage du film, ce soir, à la fin de notre journée de travail, sur ce sentier de poudre rose, j’ai perçu avec mes antennes qu’il y avait en toi la même angoisse que celle qu’hier, avec tes antennes, tu as perçue en moi. Une angoisse très légère, à peine plus qu’une ombre, et pourtant invincible. Hier, il ne s’agissait pour moi que d’un peu de névrose ; mais aujourd’hui, il y avait en toi une raison précise […] à ton accablement, au moment où le soleil disparaissait. C’était le sentiment de ne pas avoir eu complètement la maîtrise de toi-même, de ton corps, de ta réalité : d’avoir été ‘’utilisée’’ (et de plus avec la fatale brutalité technique qu’implique le cinéma) et par conséquent d’avoir perdu en partie ta pleine liberté. Tu éprouveras souvent ce serrement de cœur, pendant notre tournage, et je l’éprouverai aussi avec toi. Il est terrible d’être celle qui est utilisée, mais aussi celui qui utilise. Toutefois, c’est une exigence du cinéma : il faut briser en mille morceaux une réalité ‘’entière’’ pour la reconstruire dans sa vérité synthétique et absolue, qui la rend par la suite plus ‘’entière’’ encore. Tu es comme une pierre précieuse que l’on brise violemment en mille éclats pour qu’elle puisse ensuite être restituée dans une matière plus durable que celle de ta vie, c’est-à-dire la matière de la poésie. Il est justement terrible de se sentir brisé, de sentir qu’à un certain moment, à une certaine heure, en un certain jour, on n’est plus entièrement soi-même : je sais combien cela peut être humiliant. Aujourd’hui, j’ai saisi un instant de ta splendeur, alors que tu aurais voulu me l’offrir tout entière. Mais ce n’est pas possible. A chaque jour sa lueur, et à la fin, on aura la lumière entière et intacte. Il y a aussi le fait que je parle peu, ou que j’ai tendance à m’exprimer de façon incompréhensible. Mais on peut facilement remédier à cela : c’est comme si j’étais en transe, j’ai une vision ou plutôt des visions, les ‘’Visions de la Médée’’ ; dans cet état d’urgence, tu dois te montrer patiente avec moi, et m’arracher les paroles par la force. »

Maria Callas à l'Olympia (Paris) en 1971. Photo : AFP

Après une carrière de vingt-trois ans - dont dix passés au firmament - inaugurée avec Tosca le 27 août 1942 au Théâtre d’été d’Athènes et achevée dans ce même ouvrage que pourtant elle n’aimait guère au Covent Garden de Londres le 5 juillet 1965, une année après avoir connu dans ce personnage de diva sa première défaillance à l’Opéra de Paris - ses rôles favoris auront été Norma, Medea, Traviata, Lucia di Lammermoor -, Maria Callas devait faire quantité d’émules, mais aucune cantatrice ne saura aller au-delà du quasi mimétisme. Seules se sont imposées à sa suite celles qui ont su rester elles-mêmes. Callas, en dépit des masters classes qu’elle a dispensées, n’a pas réussi à transmettre son art, car elle était la scène incarnée, chantait, jouait, vivait ses personnages avec naturel parce que la scène, le chant, la tragédie étaient chez elle innés. Or, seul l’acquis est transmissible. La soprano étatsunienne Barbara Hendricks, étudiante à la Juilliard School of Music de New York au moment où Maria Callas accepta d’y donner des séries de cours magistraux, en 1971-1972, l’avait compris, confiant dix ans plus tard : « A son contact, j’ai appris l’importance du souffle, du support de la voix. Et puis, l’émotion. J’ai découvert surtout à quel point elle était une artiste d’instinct. Mais l’instinct, cela ne peut pas s’expliquer, s’enseigner. Elle était bien incapable de dire pourquoi elle était l’artiste qu’elle était. On la sentait très triste, très seule : comme quelqu’un qui voulait donner une part d’elle-même et ne savait pas comment. On sentait aussi sa présence impressionnante, même sans la scène, et on comprenait combien elle avait sacrifié d’elle-même pour la gloire. » 

Photo : DR

Cette longue lutte livrée pour le renouveau de l’opéra, exigeante, vigoureuse, éprouvante qui devait la conduire jusqu’à l’épuisement de ses forces et à une mort prématurée, l’aura inexorablement menée vers la solitude. « Ce n’est que lorsque je chantais que je me suis sentie aimée. » Et en effet, c’est seule, légèrement aigrie car abandonnée de tous, qu’elle termina sa vie, allant jusqu’à refuser de répondre au téléphone, n’ayant pu léguer sa science unique de la scène, après une longue, trop longue tournée d’adieux aux côtés de son proche ami, le ténor italien Giuseppe di Stefano, qui l’entraîna en 1973 à travers l’Amérique, l’Europe et l’Asie. C’est sur ce dernier continent qu’elle donna son ultime récital le 11 novembre 1974 à Sapporo. Maria Callas s’éteignit à 53 ans, isolée, le 16 septembre 1977 à 13h30 des suites d’une crise cardiaque dans son appartement parisien du 36 avenue Georges Mandel dans le seizième arrondissement offert par Onassis. Quatre jours plus tard, elle était incinérée au cimetière du Père Lachaise. Peu après, l’urne funéraire est  volée par une admiratrice, qui la restituera quelques jours plus tard. Les cendres seront finalement dispersées en 1980 dans les eaux de la mer Egée, au large de l’île de Skorpios, propriété d’Aristote Onassis.

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La démesure de Maria Callas résidait en son génie. Elle seule, malgré le temps écoulé, reste encore, autant pour les musiciens que pour les mélomanes, mais aussi pour tous les publics, l’archétype de la cantatrice, de la diva assoluta, aux côtés de son exact contraire, la figure caricaturale de La Castafiore chère aux lecteurs des aventures de Tintin sorties de l’imaginaire de l’auteur-dessinateur belge Hergé qu’elle a pourtant rendue surannée. « Je veux donner un peu de bonheur même si je n’ai pas eu grand-chose pour moi, confiait-elle. La musique a enrichi ma vie et, espérons-le, à travers moi un peu, le public. Si quelqu’un est sorti d’un opéra plus heureux et en paix, j’ai atteint mon but. »

Bruno Serrou

MARIA CALLAS EN QUELQUES DISQUES

L’essentiel de la discographie de Maria Callas est disponible chez Warner Classics, qui ne cesse d’améliorer les reports de ses bandes sons, de revoir ses présentations, d’intégrer à son catalogue de nouvelles références longtemps proposées en éditions dites « pirates »

- Intégrale de ses enregistrements réunis pour son Centenaire par Warner Classics dont elle était artiste exclusive réunie en un coffret sous l’intitulé « La Divina Maria Callas in all her roles ». Studio & Live recordings. 131 CD + 3 Blu-Ray + 1 DVD-ROM

Parmi ces enregistrements, il convient de connaître avant tout (disponibles en coffrets séparés) :

- Bellini : Norma (Scala de Milan, 1954), La Sonnambula (Scala de Milan, 1957) 

- Bizet : Carmen (rôle qu’elle n’a jamais chanté à la scène) (Opéra de Paris, 1964)

- Cherubini : Medea (Scala de Milan, 1957) 

- Donizetti : Lucia di Lammermoor (Scala de Milan, 1955) 

- Puccini : Tosca (Scala de Milan, 1953) - Rossini : Il Barbiere di Siviglia (Covent Garden de Londres, 1957) 

- Verdi : Macbeth (Scala de Milan, 1952), La Traviata (Scala de Milan, 1955), Il Trovatore (Scala de Milan, 1956) 

Parmi les nombreux récitals, à retenir le double album « Maria Callas, la voix du siècle », qui rassemble un ensemble de pages des répertoires italien et français

MARIA CALLAS EN VIDEO

- Débuts à Paris, 19 décembre 1958 

- Maria Callas en concert (Hambourg 1959 et 1962) 

- Maria Callas à Covent Garden, 1962 et 1964 

(3 DVD Warner Classics)

MARIA CALLAS EN QUELQUES LIVRES

- Anne Edwards, Maria Callas intime, Editions Archipoche, 2023 

- Marianne Vourch, Le Journal de Maria Callas, Editions Villanelle, 2021 

- Marina Abramovic, 7 Deaths of Maria Callas, Ed. Damiani, 2020 

- Nadia Stancioff, Maria Callas, Editions Thaddée, 2013 

- Bertrand Meyer-Stabley, La véritable Maria Callas, Editions Pygmalion, 2007 

- David Lelait, He viscut d’art, he viscut d’amor, Ed. Portic « Dones del XX », traduction en catalan de J’ai vécu d’art, j’ai vécu d’amour, Editions Payot, 1997 

- C. Alby/A. Caron, Passion Callas, Editions Mille et un nuits/Arte, 1997

- Sergio Segalini, Callas, les images d’une voix, Editions Van de Velde, 1979 

- Pierre-Jean Rémy, Callas, une vie, Edition Ramsay, 1978

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