dimanche 3 décembre 2023

Festival Ligeti 4/4 : Sans scénographie, "Le Grand Macabre" a enthousiasmé le public de Radio France par sa jouissive beauté nue au lyrisme métaphysico-scatologique transcendant

Paris. Maison de la Radio. Auditorium. Samedi 2 décembre 2023 

György Ligeti (1923-2006), Le Grand Macabre. Solistes, Choeur et Maîtrise de Radio France, Orchestre National de France, François-Xavier Roth (direction). Photo : (c) Radio France

Mémorable soirée offerte par l’Orchestre National de France, François-Xavier Roth, le Chœur et la Maîtrise de Radio France et le Festival d’Automne à Paris pour le Centenaire de la naissance de György Ligeti (1923-2006), avec une version semi-scénique de Benjamin Lazar de son fabuleux opéra Le Grand Macabre d’une liberté, d’une inventivité, d’une sensualité, d’une gourmandise inouïes, sur un livret caustique et libertin, à l’humour grinçant parfois scatologique, volontiers grossier du compositeur et de Michael Meschke d’après le dramaturge bruxellois Michel de Ghelderode (1898-1962) dont il a magnifié l’univers fantastique, lugubre, grotesque voire saugrenu, cruel, énergique avec une musique qui se renouvelle continuellement, crée de l’insolite au point de surprendre à tout instant en se transformant constamment. L’avantage d’une exécution concertante par rapport au théâtre d’opéra est de goûter pleinement les magies d’un orchestre qui se renouvelle continuellement. Distribution exemplaire, dans une nouvelle traduction française de la version révisée en 1996.

György Ligeti (1923-2006), Le Grand Macabre. Solistes, Choeur et Maîtrise de Radio France, Orchestre National de France, François-Xavier Roth (direction). Photo : (c) Radio France

Inspiré de la Balade du Grand Macabre du dramaturge belge Michel de Ghelderode, le livret écrit à l’origine en allemand de cet opéra de la seconde moitié du XXe siècle parmi les plus joués dans le monde est co-signé par le compositeur et Michael Meschke. Pour lui donner davantage en universalité, Ligeti a tenu à ce que l’œuvre soit donnée dans la langue locale du théâtre qui le produit (Bruxelles, pour les raisons linguistiques évidentes et en tant que capitale de l’Europe et siège de l’Otan, a néanmoins opté pour l’anglais, à l’instar de la production mise en scène par l’Etatsunien Peter Sellars pour Salzbourg en coproduction avec le Théâtre du Châtelet). Apparemment hétérogènes et détachées les unes des autres, les quatre scènes se présentent tel un collage supérieurement réalisé qui sollicite tous les modes d’expression artistique. Le sujet, emprunté à la danse macabre médiévale illustrant le Jugement dernier, combine apparitions fantasques sur fond d’Apocalypse fondé sur une langue d’une grossièreté métaphysique. Avec ce Nekrotzar, dit le Grand Macabre, qui veut anéantir le monde sans y parvenir pour cause d’abus d’alcool, l’humour burlesque singulier de Ligeti se fait ici d’un cynisme communicatif qui permet toutes sortes d’élucubrations aux metteurs en scène et aux auditeurs-spectateurs. Cela malgré les réserves et fâcheries que le compositeur ne manquait pas de manifester de son vivant aux diverses productions. Dans Le Grand Macabre, l’aigreur et le sarcasme grinçant côtoient le non-sens reflets de la condition humaine. A partir d’un tel sujet, qui ne pouvait que l’inspirer tant il lui ressemble, Ligeti joue à détourner l’opéra pour mieux y revenir, se plaisant à paraphraser plus ou moins ouvertement quantité de ses aînés du passé. Citer pour transgresser, recycler, détourner les objets sélectionnés, en y associant provocation et poésie, pour mieux intégrer le théâtre et l’absurde dans l’opéra. Cet énorme éclat de rire en forme de vent de folie est néanmoins un théâtre d’une profondeur abyssale, la mort, la camarde, ici le Grand Macabre Nekrotzar, étant chez l’Homme la principale préoccupation, le but ultime de la vie, permanente compagne spirituelle, intellectuelle, physique.

György Ligeti (1923-2006), Le Grand Macabre. François-Xavier Roth, Orchestre National de France. Photo : (c) Bruno Serrou

Tout ce qui fait la personnalité de Ligeti est contenu dans son grand opéra. Créé en 1978 à Stockholm en suédois, vu à l'Opéra de Paris en français en 1981 dans une production de Daniel Mesguich qui fit grand bruit, Le Grand Macabre, adapté d’une pièce de théâtre de Michel de Ghelderode lui-même héritier d’Alfred Jarry (1873-1907), est pour le compositeur une sorte de farce noire proche du monde du peintre primitif flamand Jérôme Bosch (1450-1516) et du peintre-illustrateur-poète parisien Roland Topor (1938-1997), mais aussi du peintre-graveur brabançon Pieter Bruegel (v.1525-1569). Le compositeur raille la mort, cette bavarde éthylique que chacun craint mais qui finit par disparaître, laissant quelque répit à l’humanité pour jouir de la vie. Ligeti a retravaillé dix mois en 1996 son ouvrage, qu’il appuie désormais sur un livret anglais rimé, et l'a disposé non plus en actes mais en scènes lui donnant une continuité d’autant plus grande que l’opéra est maintenant entièrement chanté, et élargi la superbe passacaille finale qui lui attribue ainsi un tour classique. Egalement réorchestrée, cette partition raffinée est entrée de plein pied dans le grand répertoire dès sa version princeps. Cette œuvre n’appartient pas à l’avant-garde, elle est la quintessence de la personnalité et de l’indépendance de son auteur, tant d’éléments de son langage formant en vérité le fonds de la musique d’aujourd’hui. « Certes, le tout reste complexe, mais Wagner l’est toujours, comme Berg, mais nous avons tous plus ou moins grandi avec cette musique », comme me le faisait remarquer Esa-Pekka Salonen lors d’une répétition de l’ouvrage Théâtre du Châtelet en 2006. Le Grand Macabre renvoie au classicisme, notamment à Mozart, sa stratégie étant très mozartienne, tant il transforme le temps de la même façon, passant sans transition du drame à la comédie, de la gravité à la grâce, comme cette sublime passacaille lancée au second acte par le petit effectif des cordes. Cette filiation rend nécessaire la participation de chanteurs aguerris au bel canto, familiers non seulement de Mozart mais aussi de Bellini et Donizetti, Le Grand Macabre étant une œuvre d’une extrême vocalité, même si, sur le plan rythmique, elle peut poser quelque souci aux chanteurs, dès le duo d’entrée Amando-Spermando (mezzo-soprano) / Amanda-Clitoria (soprano) qui rappelle La Bohème de Giacomo Puccini. Si la situation est érotique, voire grivoise sinon pornographique, la langue est parfois si onirique qu’elle atteint le comble de l’émotion. D’une rutilante inventivité, Le Grand Macabre est transcendé par une musique vivante, audacieuse, libre, hors mode, non dogmatique, une inépuisable inventivité, dans laquelle le compositeur hongrois inocule tout ce qui constitue son univers sonore, avec des citations de Monteverdi jusqu’à Puccini, en passant par Mozart, Beethoven, Schumann, Liszt, Verdi, Offenbach, ainsi que des autocitations, mais aussi les sons des villes contemporaines, klaxons, sonnettes de téléphones et de vélos, appeaux, au sein d’un orchestre où les instruments à vent (trois flûtes dont deux piccolos, trois hautbois dont un hautbois d’amour et un cor anglais, trois clarinettes dont une clarinette basse, un saxophone alto, trois bassons dont un contrebasson, quatre cors, quatre trompettes, trois trombones, tuba) et la percussion (timbales et gamme complète de peaux - tambours, grosses caisses, toms, tablas, etc. -, de claviers - clavecin, piano, orgue Hammond, orgue régale, célesta, marimba, xylophone, synthétiseur - et de métaux - cymbales, tam-tams, gongs, cloches, etc. -, trois harmonicas, harpe, mandoline) dominent, tandis que les cordes sont à effectif réduit (trois violons, deux altos, six violoncelles, quatre contrebasses).

György Ligeti (1923-2006), Le Grand Macabre. Solistes, Choeur et Maîtrise de Radio France, Orchestre National de France, François-Xavier Roth (direction). Photo : (c) Radio France

Un univers qui correspond en tous points à la démesure, à l’audace et à la poésie de l’inspiration de Ligeti, celui du fantastique apocalyptique de Jérôme Bosch et de Pierre Breughel, voire de Roland Topor, qui signa la scénographie de la création française au palais Garnier en 1980 pour la mise en scène de Daniel Mesguich, trois peintres dont l’humus correspondent admirablement au grotesque scatologique et au fantastique apocalyptique de Ghelderode et au monde sonore déjanté de Ligeti, qui crée une cacophonie mordante et hilarante  qui se présente dès le prélude de chacune des deux scènes impaires (symphonie de klaxons pour le premier, cadence de sonneries de téléphones pour le second, mais aussi appeaux, harmonicas, etc.), le tout se voulant parodie d’opéra dont il émane pourtant une impression plus opératique qu’un opéra se revendiquant comme tel.

György Ligeti (1923-2006), Le Grand Macabre. Benjamin Lazar, François-Xavier Roth, Orchestre National de France. Photo : (c) Bruno Serrou

Sous l’impulsion de François-Xavier Roth, mains de velours dans des gants de fer, à la fois délicieusement évocatrice, épique, humoristique, rigoureuse, sereine, fluide mais solide, univoque, polymorphe, décidée trahissant une réelle et intime connaissance de la partition et du style protéiforme de Ligeti, l’Orchestre National de France s’est avéré dans une forme éblouissante, jouant cette partition avec un plaisir évident, exaltant à satiété des sonorités de braise dans un espace élargi en divers points de l’Auditorium derrière le public et dans les hauteurs, ce qui devrait pousser les responsables de la phalange à concevoir des programmations plus téméraires. La distribution réunie pour cette unique représentation heureusement captée par Arte (1) a réuni une palette de chanteurs acteurs de premier plan, sous l’impulsion du metteur en scène Benjamin Lazar, avec à sa tête le baryton-basse britannique Robin Adams, macabre Nekrotzar d’une effrayante vérité, l’époustouflant Piet du Bock du ténor français Matthieu Justine, la mezzo-soprano allemande Judith Thielsen et la soprano nantaise Marion Tassou en ardents amoureux Amando/Spermando et Amanda/Clitoria, le baryton-basse français Olivier Gourdy, imposant astrologue Astradamors, et sa bestiale épouse Mescalina campée par l’endurante mezzo-soprano française Lucile Richardot entendue dans trois œuvres différentes en l’espace d’une semaines (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/11/festival-ligeti-24-les-percussionnistes.html et http://brunoserrou.blogspot.com/2023/11/raphael-pichon-la-tete-de-son-ensemble.html), le brillant contreténor britannique Andrew Watts en Prince Go-Go immature, et la phénoménale soprano française à la voix agile et aux aigus triomphants Sarah Aristidou, tandis que le Chœur, avec ses solistes, et la Maîtrise de Radio France ont participé avec bonheur et cohésion à la réussite d’ensemble de cette grande et belle soirée de bonheur musical à la gloire de l’un des plus grands compositeurs de l’histoire de la musique, György Ligeti.

Bruno Serrou

1) À voir (pour ceux qui n’ont pas pu être présents) et à revoir (pour les chanceux qui ont eu le bonheur d’y être) sur ARTE Concert ce Grand Macabre donné le 2 décembre 2023 à Radio France et accessible jusqu'au 31 mai 2024 : https://www.arte.tv/fr/videos/114846-005-A/francois-xavier-roth-dirige-le-grand-macabre-de-ligeti/?fbclid=IwAR2qaolmh0mkBQboPw8CnK6jEznNaMk2h07eKfTC1A1A3_NQQx0pAmtqG9U

 

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