Samedi 11 février 2012, Athénée
Théâtre Louis Jouvet
Milène Boisvert (la Femme) et Didier Henry (le Musicien vagabond) - Photo : (c) Elisabeth de Sauverzac
Composé en 1827, le cycle de
vingt-quatre lieder le Voyage d’Hiver
de Franz Schubert est l’une des œuvres les plus bouleversantes de l’histoire de
la musique. Le compositeur, qui se savait condamné par la maladie alors qu’il n’était
âgé que de 30 ans, traversait alors une grave dépression. Le climat est d’un
pessimisme abyssal, l’aspiration au silence de la tombe l’enveloppant de son
lourd manteau. Les poèmes de Wilhelm Müller, auteur des poèmes de la Belle
meunière mis en musique par son ami
Schubert en 1823, qui meurt cette même année à 33 ans d’une crise cardiaque,
relatent l’errance d’un amant délaissé qui, miné par le chagrin, prend la
route, sans volonté de retour, fuyant les contraintes de ce monde, sans s’apitoyer
sur lui-même et sans regrets. Entrepris alors que sol et rivière sont sous les
glaces, le voyage sans destination conduit néanmoins le poète du bonheur passé
au cimetière. La poésie de Wilhelm Müller recèle une véracité sans équivalent
sur le plan dramaturgique, une dramaturgie qui ayant une dimension quasi
théâtrale…
Pour le Théâtre de l’Athénée, après
une première approche présentée en mai dernier au Festival Musica Nugella, sur
la côte d’Opale, le metteur en scène Yoshi Oïda a confié le cycle à trois
chanteurs, qui campent chacun le poète (l’ardent baryon Guillaume Andrieux),
qui pourrait être Schubert en personne dont le fantôme conte le pérégrinations en
compagnie d’un musicien vagabond (le baryton Didier Henry, mûr et bouleversant),
qui croise une femme (la soprano canadienne Mélanie Boisvert, un rien distante)
en quête du tombeau du poète qui l’a aimée et à qui il remet au tout début du
spectacle le carnet de voyage du disparu. Amorcé et refermé par les deux mêmes
lieder que l’original de Schubert, Gute
Nacht (Bonne nuit) et Der Leiermann (Le Joueur de vielle), le
cycle est réorganisé selon les besoins du spectacle adaptés à une narration prédéterminée
par le metteur en scène japonais. Le chef d’orchestre compositeur Takénori Némoto
a instrumenté ce Winterreise en
reprenant la nomenclature du magnifique Octuor
pour cordes et vents de 1824
(clarinette, basson, cor, 2 violons, alto, violoncelle, contrebasse),
constituant ainsi un double hommage à la noble nostalgie schubertienne. Cette
réalisation, sans atteindre la force phénoménale du travail de recomposition
réalisé par le compositeur chef d’orchestre allemand Hans Zender en 1993 pour
ténor et petit orchestre de vingt-quatre instruments, est séduisante dans le
fait qu’elle corrobore le climat désolé de l’œuvre originelle, en étant à la
fois respectueuse et riche, donnant un relief particulier à cette prodigieuse
partition pour piano emplie de couleurs minérales et glacées et de tensions singulièrement
dramatiques.
Plus discutable, la distribution
des lieder entre trois chanteurs, deux barytons et une soprano, surtout lorsque
cette dernière s’exprime au masculin, ce qui brouille la lisibilité de la
tragédie. Certains lieder sont même dialogués, soit dans le rêve de la femme
qui converse avec son amant mort, soit dans la continuité du voyage, entre le
vagabond et le poète ou entre ce dernier et la femme. Ce qui altère le propos de
Schubert qui se situe quant à lui dans la narration plus ou moins active du seul Voyageur qui
erre vers son destin. La fragilité vocale des chanteurs, aux intonations
néanmoins véridiques, participe indubitablement à la dimension crépusculaire du
duscours, mais la variété des timbres suscite étrangement davantage de
monotonie que le chant du seul baryton (ou, selon les choix d’interprétation, du
ténor ou de la mezzo-soprano), malgré la diversité des registres, démontrant qu’il
ne suffit pas d’user de tessitures distinctes pour susciter une palette diversifiée de
coloris luxurieuse et tranchée. Malgré la crédibilité de leur silhouette, les
chanteurs semblaient en ce soir de première trop distants et engoncés dans leurs
personnages pour vraiment bouleverser, au point qu’il est difficile d’être pleinement
convaincu par la poignante pérégrination de chacun.
La scénographie et les lumières réalisées
par Elsa Ejchenrand et Jean Kalman sont d’une beauté glaciale, le tout se passant autour d’un
arbre majestueux aux mille ramures brûlé par le gel et magnifiquement éclairé, tandis
que l’Ensemble Musica Nigella, fondé en 1996 par Takénori Némoto, qui le dirige, et constitué de musiciens venant de divers
horizons fidèles au festival et à son directeur artistique, qui jouent avec rigueur
et conviction, participent au lustre de ce spectacle. Mais cela justifie-t-il
une réalisation scénique du Winterreise,
voyage intérieur que chaque auditeur est invité à entreprendre au plus profond de
lui-même, en toute intimité ?... En vérité, Schubert n’est-il pas pour ce
cycle sublime le metteur en scène idéal ?
Bruno Serrou
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