dimanche 22 octobre 2023

Première lyonnaise passionnante du chef-d’œuvre de Richard Strauss, "Die Frau ohne Schatten" (La Femme sans Ombre)

Lyon. Opéra National de Lyon. Vendredi 20 octobre 2023 

Richard Strauss (1864-1949), Die Frau ohne Schatten. Josef Wagner (Barak), Ambur Brais (la Femme de Barak). Photo : (c) Bertrand Stofleth

Ecrit avant les événements qui entraînèrent la désagrégation de l’empire austro-hongrois, resté dans les cartons du compositeur tout au long du Premier Conflit mondial jusqu’à sa création à l’Opéra de Vienne en 1919, Die Frau ohne Schatten (La Femme sans Ombre) n’est pas le plus joué ni le plus directement accessible des opéras de Richard Strauss. Il s’agit pourtant de son œuvre centrale, celle vers laquelle toute sa création lyrique converge avant de s’épanouir vers d’autres sphères, l’esprit créateur du compositeur bavarois comme celui de son librettiste autrichien Hugo von Hofmannsthal, y étant contenu.

Richard Strauss (1864-1949), Die Frau ohne Schatten. Sara Jakubiak (l'Impératrice), Lindsay Ammann (la Nourrice). Photo : (c) Bertrand Stofleth

Parabole métaphysique fusionnant intimement l’ésotérisme mozartien de La Flûte enchantée et la mythologie wagnérienne, du Ring à Parsifal en passant par Tristan und Isolde, pour faire œuvre éminemment originale, La Femme sans Ombre a la réputation d’être un ouvrage complexe, essentiellement à cause de son livret pourtant d’une ineffable poésie. La musique, d’une mobilité inouïe, est l’une des plus vivantes et polychromes de l’histoire de la musique. Chaque mesure en effet réserve une infinité de strates, de textures, de lignes mélodiques, harmoniques et de timbres, offrant à l’oreille maintes occasions de se perdre dans les méandres d’une écriture aux reliefs infinis à chaque écoute. L’orchestre est d’une sensualité ensorcelante, suscitant une jouissance sonore inépuisable.

Richard Strauss (1864-1949), Die Frau ohne Schatten. Lindsay Ammann (la Nourrice), Sara Jakubiak (l'Impératrice), Photo : (c) Bertrand Stofleth

Cette partition admirable où l’orchestre pourtant foisonnant ne couvre jamais le chant - même le ténor, une fois n’est pas coutume chez Richard Strauss, n’a pas à souffrir d’une ligne impossible -, est très peu programmée en France. Donné pour la première fois dans l’Hexagone en 1965 à l’Opéra de Strasbourg, il a fallu attendre 1972 pour que l’ouvrage entre au répertoire de l’Opéra de Paris. Encore s’agissait-il de la fameuse production de l’Opéra de Vienne dans une mise en scène d’August Everding réunissant un cast inoubliable (James King, Leonie Rysanek, Walter Berry, Christa Ludwig) autour de Karl Böhm, le chef autrichien disciple du compositeur portant l’ouvrage à bout de bras depuis des lustres, le donnant notamment pour la réouverture de l’Opernhaus de Vienne en 1955. Depuis sa reprise en 1980 avec une distribution différente, à l’exception de Walter Berry (Christoph von Dohnanyi, René Kollo, Hildegard Behrens, Gwynneth Jones), « Frosch » a retrouvé l’Opéra de Paris en décembre 2012 après vingt-deux ans d’absence dans une production inédite et à Bastille. Hugues Gall, qui appréciait particulièrement l’ouvrage (il l’avait monté à Genève dans une mise en scène d’Andreas Homiki reprise à Paris, Théâtre du Châtelet), avait confié la production au metteur en scène étatsunien Robert Wilson.

Richard Strauss (1864-1949), Die Frau ohne Schatten. Lindsay Ammann (la Nourrice), Julian Orlishausen (le Messager des Esprits). Photo : (c) Bertrand Stofleth

Créé le 10 octobre 1919 à l’Opéra d’Etat de Vienne dont il venait d’être nommé directeur aux côtés du chef autrichien Franz Schalk, qui dirigea la première de l’ouvrage dans une mise en scène et une scénographie d’Alfred Roller, Richard Strauss a fait ainsi pour La Femme sans Ombre op. 65 une exception en ne réservant pas à l’Opéra de Dresde la première de son sixième opéra à l’instar de ce qu’il avait déjà fait le 4 octobre 1916 pour la seconde version d’Ariane à Naxos op. 60, alors Opéra de la Cour (Hofoper) de Vienne. Pour La Femme sans Ombre, Strauss retrouve le gigantisme de l’orchestre, plus encore que celui d’Elektra, avec plus de cent-cinq musiciens dans la fosse, et fait appel à cinq chanteurs (deux sopranos, mezzo-soprano, ténor, baryton-basse) aux voix d’airain, auxquels s’ajoutent un chœur, une maîtrise et un ballet… Pour son entrée à son répertoire, l’Opéra de Lyon a tenu compte de l’étroitesse de sa fosse, choisissant de réaliser pour y répondre une version pour orchestre réduit à soixante-quinze musiciens, soit soixante-dix pour cent de l’effectif global requis par la partition. Mais, il convient de saluer sans attendre l’exploit exceptionnel réalisé par l’Orchestre de l’Opéra de Lyon sous la baguette généreuse et inspirée de son directeur musical Daniele Rustioni qui a réussi à donner l’illusion de la présence du grand orchestre symphonique initialement prévu, se mettant pleinement au service du magicien des sons qu’est Richard Strauss, même s’il y a manqué de-ci-de-là l’ensorcellement des timbres d’une sensualité emplie de mystères et d’enchantements, et d’offrir au demeurant au public lyonnais la totalité de la partition, ce que seuls Wolfgang Sawallisch avec l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise en 1987 (3 CD Warner Classics) et Sir Georg Solti avec le Philharmonique de Vienne en 1991 (3 CD Decca) ont donné au disque. Daniele Rustioni transporte telle de la lave en fusion l’orchestre de l’Opéra lyonnais indubitablement ravi de jouir de tant de beautés instrumentales, enveloppant les chanteurs de sonorités envoûtantes sans jamais les couvrir.

Richard Strauss (1864-1949), Die Frau ohne Schatten. Julian Orlishausen (le Messager des Esprits), Lindsay Ammann (la Nourrice). Photo : (c) Bertrand Stofleth

L’action de La Femme sans Ombre se déroule dans un empire oriental imaginaire situé entre Mongolie et Bengale. Il s’agit d’une parabole féerique reliant un couple du monde des esprits à un autre du monde des humains et leurs quêtes respectives de bonheur et d’épanouissement luttant contre les forces des ténèbres dans leur quête de descendances. Le livret allie le théâtre fantastique traditionnel viennois d’un Schickaneder et des éléments tirés de Freud et de diverses religions, orientales et occidentales, le principe sous-jacent étant qu’une femme ne projette pas d’ombre tant qu’elle n’est pas une entité complète, c'est-à-dire tant qu’elle n’a pas mis au monde un enfant. Pour atténuer cette image machiste, Strauss insistait sur le fait que le véritable héroïsme de l’homme est l’amour et le soutien à sa famille. Sur le plan musical il s’agit d’une œuvre de synthèse entre la première façon de Richard Strauss, particulièrement d’Elektra et du Chevalier à la rose sans les valses, et du Schönberg atonal dans les accords plaintifs qui accompagnent les monologues de l’Empereur.

Richard Strauss (1864-1949), Die Frau ohne Schatten. Sara Jakubiak (l'Impératrice), Vincent Wolfsteiner (l'Empereur). Photo : (c) Bertrand Stofleth

Dans une scénographie nocturne emplie de magies où la nature est reine de Fabien Lédé et les costumes de Marek Adamski magnifiés par les éclairages énigmatiques de Marc Heinz, la mise en scène du Polonais Mariusz Treliński, actuel directeur artistique du Grand Théâtre de Varsovie - dont j’avais eu le plaisir de découvrir le travail à l’Opéra de Wroclaw en mars 2012 avec une production du Król Roger (le Roi Roger) de Karol Szymanowski -, sert à la perfection l’ouvrage de Strauss et ses infinis mystères, faisant de La Femme sans Ombre une œuvre à la fois puissamment dramatique et fascinante sertie d’une direction d’acteur d’une remarquable efficacité. La distribution est d’une homogénéité enchanteresse, avec à sa tête le couple de Teinturiers exceptionnel formé par la soprano canadienne Ambur Braid, voix puissante, ample, souple au timbre fuité, d’une présence digne d’une véritable tragédienne et au jeu d’une liberté fascinante, et du rayonnant baryton-basse autrichien Josef Wagner, Barak d’une bonté extraordinaire et doué d’un art de l’écoute impressionnant. Le couple impérial est tout aussi remarquable, avec l’Empereur généreux et puissant du ténor bavarois Vincent Wolfsteiner et l’Impératrice séduisante et douloureuse de la soprano étasunienne Sara Jakubiak, voix colorée et lumineuse qui s’était notamment illustrée cet été au Festival de Salzbourg dans La Passion grecque de Bohuslav Martinu. Entre les deux couples, la Nourrice éperdue à la terrifiante destinée brillamment campée par la mezzo-soprano étatsunienne aux graves gutturaux Lindsay Ammann. Les dix-sept rôles secondaires sont tous remarquablement distribués, à commencer par les trois frères de Barak, Pawel Trojak (le Borgne), Pete Thanapal (le Manchot) et Robert Lewis (le Bossu).

Bruno Serrou 

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