jeudi 2 mars 2023

Remarquable reprise de l’extraordinaire opéra L’Inondation de Francesco Filidei et Joël Pommerat à l’Opéra Comique

Paris. Opéra Comique. Salle Favart. Mercredi 1er mars

Francesco Filidei (né en 1973), L'Inondation. Photo : (c) S. Brion/Opéra Comique

Créé avec grand succès le 27 septembre 2019, L’Inondation de Francesco Filidei sur un livret de Joël Pommerat, qui signe également la mise en scène de cette production princeps conforte l’impression laissée au soir de la première en ce même théâtre, qui en est l'initiateur, de pur joyau du théâtre lyrique (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2019/09/avec-linondation-sur-un-livre-joel.html).

Francesco Filidei (né en 1973), L'Inondation. Photo : (c) S. Brion / Opéra Comique

Rappelons ici le contexte exceptionnel de la genèse de cet opéra qui s’est déroulée dans des conditions artistiques exceptionnelles offerte par le directeur de l’Opéra Comique d’alors, Olivier Mantéi. Plusieurs ateliers de création d’une semaine ont été mis à disposition de l’équipe de création pour que l’œuvre atteigne sa cohérence. La musique de Francesco Filidei en est le ciment. Compositeur, librettiste-metteur en scène, chanteurs ont travaillé à partir de la musique, qui a été préenregistrée, ce qui a permis aux chanteurs et à Joël Pommerat de se focaliser sur le jeu d’acteur et sur le théâtre. Chaque matin, Pommerat arrivait au théâtre avec les dialogues totalement écrits - la nouvelle dont l’œuvre s’inspire n’en comptant que fort peu - d’une scène qu’il venait d’écrire, Filidei la découvrait en même temps que les chanteurs. « J’avais l’impression d’être un peintre, c’est-à-dire de travailler face à un modèle, déclarait le compositeur en 2019 sur France Musique. Il y a eu ensuite un très long travail d’orchestration, mais les premières intentions musicales n’ont quasi pas changé depuis le début. » Sur un livret en français qui incite à la déclamation debussyste, Filidei a composé une musique aux élans lyriques typiquement italiens, ce qui rend l’œuvre d’autant plus séduisante et convaincante. J’ai personnellement ressenti lors de cette reprise quelques rapprochement dans la scène ultime, celle de la clinique, avec le cinquième acte de Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, jusqu’à la référence au texte de Maeterlinck « si seulement Dieu avait pitié des hommes », avec le lit, la soprano (la Femme/Mélisande), le baryton (L’Homme/Golaud) et la basse (Arkel/Le Médecin)…

Francesco Filidei (né en 1973), L'Inondation. Norma Nahoun (La Jeune Fille), Jean-Christophe Lanièce (L'Homme), Victoire Bunel (La Voisine), Enguerrand de Hys (Le Voisin). Photo : (c) S. Brion / Opéra Comique

Les deux auteurs ont porté leur dévolu sur une courte nouvelle L’Inondation de l’écrivain russe Evgeny Zamiatine (1884-1937) publiée en 1929, une inondation autant physique, due à la crue d’un fleuve, que psychique, le drame d’une femme meurtrière. Commençant sur le flash-back d’un assassinat, l’opéra en deux actes conte l’histoire de gens ordinaires, autour d’un couple sans enfant vivant au rez-de-chaussée d’un immeuble et de leur voisinage immédiat dont la vie s’écoule au ralenti, à l’instar de l’usine voisine, silencieuse, immobile sur les rives d’un fleuve apparemment paisible. Une nuit d’automne pluvieuse, le couple accueille une jeune fille vivant dans les comble et dont le père vient de mourir. Des liens de plus en plus intimes se nouent entre l’homme et l’adolescente, et l’épouse est de plus en plus rongée par la douleur, par la jalousie et par le ressentiment qui l’entraînent au bord du gouffre. Un jour de crue, tandis qu’une inondation dévaste leur appartement, la femme se laisse submerger par ses émotions. Hébergés par la famille du premier étage, chacun retrouve sa place, l’homme et la femme de nouveau réunis la nuit sur un divan du salon, tandis que la jeune fille partage la chambre des enfants. Lorsqu’ils regagnent leur appartement, la femme finit par tuer sa rivale. Peu après, elle se découvre enceinte. Une enquête pour disparition n’aboutit pas, et la vie reprend, malgré les cauchemars et les tempêtes intérieures de la femme. Une petite fille naît, et le couple se retrouve. Mais, hantée par le souvenir de la jeune fille, la femme sombre dans un délire et finit par parler, mais la police veille dans la chambre-même de la femme à qui elle promet de s’occuper sérieusement d’elle sitôt qu’elle ira mieux…

Francesco Filidei, L'Inondation. Photo : (c) S. Brion / Opéra Comique

Cette reprise conforte cet ouvrage comme un authentique chef-d’œuvre du théâtre lyrique. Densité et intelligence du texte, musique magnifique où le chant est roi et l’orchestre d’une beauté stupéfiante, le tout servi dans l’excellence par une distribution et un ensemble instrumental luxembourgeois exceptionnels dirigés par le chef autrichien Leonhard Garms, qui se substituent avec autant de réussite au Philharmonique de Radio France et au chef argentin Emilio Pomarico. L’écoulement du temps est concrétisé par les gaines électriques agitées par les cinq percussionnistes, qui jouent également d’appeaux, de boîtes à vaches, de sirènes à bouche, de ressorts, de papier de verre et à bulle, de fouet, carillons à vent, de balle re-bondissante, de casserole, de kazoo, de langue de belle-mère, de couverts de table, etc. dont les bruits parcourent l’orchestre entier aux sonorités somptueuses qui font vivre les matières organiques que sont les animaux, le vent, le fleuve qui suscitent la montée des eaux et des tourments psychologiques qui finissent par submerger matière, fluides, animaux et les êtres-mêmes. Cette crue incarnée par l’orchestre est magnifiquement maîtrisée et nuancée par  Leonhard Garms, qui excelle dans cette musique raffinée à la fois liquide et minérale, à la tête il est vrai d’une formation de nature chambriste, l’Orchestre de Chambre du Luxembourg, plus fluide et cristallin que le Philharmonique de Radio France et sur qui repose la diversité de l’univers environnant les personnages et motive leur action.

Francisco Filidei (né en 1973, L'Inondation. Chloé Briot (La Femme), Jean-Christophe Lanièce (L'Homme). Photo : (c) S. Brion / Opéra Comique

Gommant toute référence à la Russie et à l’époque soviétique, Pommerat situe l’action de L’Inondation dans un décor d’immeuble en coupe sur trois niveaux modestement meublé années 1950 soigneusement réalisé par Éric Soyer, chaque pièce des appartements s’éclairant en fonction de l’action. Le couple apparemment stérile et la jeune fille occupent le rez-de-chaussée, la famille avec trois enfants le premier étage, tandis que le second est partagé entre le réduit où vivait la jeune fille et où elle retrouve des garçons de son âge, et le studio occupé par un policier-narrateur. Animée par la direction d’acteur au cordeau de Joël Pommerat reprise avec connivence par Valérie Nègre, la distribution très proche de celle de la création est d’une homogénéité remarquable, avec la mezzo-soprano aux aigus rayonnants Chloé Briot bouleversante de douleur, d’angoisse et de folie dans le rôle de la Femme, le baryton Jean-Christophe Lanièce dans sa prise de rôle au timbre clair, le ténor Enguerrand de Hys en Voisin, la Voisine de la mezzo-soprano Victoire Bunel à la voix sombre et charnue qui succède à Yael Raanan-Vandor, la soprano Norma Nahoun (doublée par la comédienne Pauline Huriet) est une jeune fille au timbre judicieusement juvénile auquel ceux des enfants de la Maîtrise Populaire de l’Opéra Comique donnent un parfait écho, l’excellent contre-ténor tandis que Tomislav Lavoie, successeur de Vincent Le Texier, campe un Médecin au ridicule amplifié par les accents staccato de la clarinette basse d’un Orchestre de Chambre du Luxembourg irréprochable de couleurs, de fluidité, de précision.

Francesco Filidei (né en 1973), L'Inondation. Guilhem Terrail (le Policier/le Narrateur), Jean-Christophe Lanièce (L'Homme), Tomislav Lavoie (Le Médecin), (allongée) Chloé Briot (La Femme). Photo : (c) S. Brion / Opéra Comique

Reste à espérer la publication rapide d’un enregistrement de cette œuvre éblouissante, en CD et/ou en DVD…

Bruno Serrou

Opéra Comique jusqu’au 5 mars


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire