mardi 28 février 2023

Orchestre d’essence mahlérienne, le Münchner Philharmoniker dirigé par Lorenzo Viotti a donné une Sixième Symphonie de Mahler dantesque

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 27 février 2023

Lorenzo Viotti, Münchner Philharmoniker. Photo : (c) Bruno Serrou

La Sixième Symphonie de Gustav Mahler est un véritable Himalaya de l’histoire de la musique. Composée en 1903-1904, révisée à deux reprises, l’été de 1906 et au début de l’année suivante, après l’expérience de sa création le 27 mai 1906 à Essen, la Sixième Symphonie, écrite dans la tonalité de la mineur, cette immense partition que d’aucuns considèrent comme la plus grande symphonie de l’histoire, est l’une des plus déchirantes et éperdues du compositeur autrichien, celle qui, à l’instar des Kindertotenlieder, est la plus sinistrement prémonitoire de la biographie de son auteur, avec ses combats à couper le souffle, ses grands moments d’introspection douloureuse, ses plages d’espoir brutalement brisés par des drames menaçants, une angoisse qui atteint des sommets de déchirements avec les trois immenses coups du destin qui fracassent l’élan frénétique du funeste finale. Sans doute aussi la symphonie mahlérienne la plus porteuse d’avenir, qui inspirera particulièrement Alban Berg (l’interlude en mineur qui relie les deux dernière scènes de Wozzeck, notamment, lui doit beaucoup).

Lorenzo Viotti, Münchner Philharmoniker. Photo : (c) Bruno Serrou

« L’art de composer, ce n’est pas chercher à peindre, décrire ou faire de la poésie, écrit Mahler depuis sa résidence d’été de Maiernigg en 1904 à son protégé et assistant à l’Opéra de Vienne Bruno Walter. Ce que l’on compose, c’est l’homme dans sa globalité ; l’homme et ses sensations, ses réflexions, son souffle et ses souffrances. Si l’on manque de génie, mieux vaut s’abstenir. Mais si l’on possède du génie, il ne faut reculer devant rien. C’est comme faire un enfant et se demander ensuite s’il s’agit d’un enfant et s’il a été conçu pour les bonnes raisons. On s’étreint et un enfant naît. Basta ! Ma Sixième est achevée. Je pense que j’y suis arrivé ! Mille fois basta ! » Mahler est alors à l’apogée de sa vie et de sa carrière. Directeur général de l’Opéra de la Cour de Vienne, chef d’orchestre célébré, il est a pour épouse Alma Schindler, l’une des femmes les plus convoitées de la capitale impériale qui lui a donné un premier enfant.

Münchner Phiharmoniker, Lorenzo Viotti. Photo : (c) Bruno Serrou

Chef vaudois de 32 ans formé au CNSMD de Lyon, que j’avais vu et entendu diriger depuis la fosse de l’Opéra de la capitale rhodanienne dans une œuvre à mille lieues de l’univers mahlérien, puisqu’il s’agissait d’un opéra bouffe de Gaetano Donizetti, Viva la mamma ! (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2017/06/viva-la-mamma-donizetti-sauce-rossini.html), Lorenzo Viotti s’est avéré éblouissant dans cette symphonie dite « Tragique » dont le propos est contraire à la partition lyrique du compositeur italien. Après l’ample et sombre Allegro sostenuto initial (Allegro energico, ma non troppo. Heftig, aber markig [Véhément, mais robuste]), d’une unité impressionnante eu égard à la densité de la polyphonie et des thèmes qui se télescopent, à l’opposé de toute tendance cacophonique, le chef maîtrise de façon suprême le matériau thématique qui se multiplie et se densifie à foison au risque de la dislocation, la symphonie s'est avérée vertigineuse de tragique et de brio, sans pour autant s’avérer vraiment chaotique. Viotti, qui remplaçait Valery Gergiev, ex-directeur de l’orchestre munichois qui l’a congédié après l’avoir mis en demeure de prendre position face à l’agression de son ami Vladimir Poutine contre l’Ukraine, a quasi enchaîné le Scherzo au mouvement initial, qu’il a brièvement séparé d’une simple levée, soulignant ainsi les imbrications étroites voire intimes entre les deux séquences, puisque malgré la suppression de toute indication programmatique de la part de l’auteur, la symphonie dépeint dans un premier temps le couple Gustav et Alma Mahler et dans un second temps les jeux de leurs enfants dont les parents sont les témoins et auxquels ils participent. Viotti a choisi de placer le mouvement lent en troisième position, Mahler ayant lui-même longtemps hésité à introduire cet Andante moderato à la deuxième ou à la troisième places, ce qui confirme combien le chef a tenu à souligner le drame imparable immanent à l’œuvre, attestant d’un sens de la poésie et des épanchements sans pour autant se faire impudique. Le summum du caractère profondément pessimiste de cette Sixième se trouve en concentré dans l’immense finale, Allegro moderato - Allegro energico, le mouvement le plus développé de la création mahlérienne, aux côtés du finale de sa Symphonie n° 3 et à l’instar de celui du Chant de la Terre, un morceau aux élans terrifiants, dantesques, brutalement interrompus par trois coups de marteau frappés avec une violence inouïe - Viotti, comme trop de ses confrères, n’a pas marqué le troisième coup du destin avec l’appoint du marteau préférant se limiter aux instruments à percussion classiques (timbales, grosses caisses, cymbales, tam-tam, claviers), qui allaient marquer la génération de la Seconde Ecole de Vienne, au point de servir de modèle aux Pièces op. 16 d’Arnold Schönberg et Op. 6 d’Alban Berg et d’Anton Webern, outre l’Interlude en ré mineur de l’opéra Wozzeck de Berg déjà évoqué. Ce finale est une véritable course à l’abîme, asphyxiante, anxiogène, d’un tragique hallucinant… Après deux premiers mouvements telluriques si proches l’un de l’autre et séparés par le chef d’une simple levée, l’Andante isolé, délicieusement chantant mais empli d’une ineffable tristesse, le finale s’est avéré fascinant, vertigineux, bien qu’il lui ait manqué ce troisième coup du destin marqué au marteau de bois. A noter les cloches de vache dans un premier temps sur le plateau à jardin, puis dans le finale hors scène, la disposition des cuivres, avec, de jardin à cour, trompettes, trombones, tuba et cors…

Lorenzo Viotti, Münchner Philharmoniker. Photo : (c) Bruno Serrou

L’admirable phalange bavaroise qu’est le Philharmonique de Munich, orchestre mahlérien par excellence - Gustav Mahler a dirigé à sa tête la création de ses Symphonies n° 4 et n° 8 « des Mille », Bruno Walter la création posthume du Chant de la Terre -, s’est glorieusement imposée sous la direction de Lorenzo Viotti, simple, précise, enflammée d’où il a émané une maîtrise des contrastes prodigieuse, le chef suisse offrant une Symphonie n° 6 « Tragique » proprement dantesque. Ponctuée de plages d’un onirisme tendre et délicat, tandis que la polyphonie, les lignes qui s’entrechoquent et s’entrecroisent ont été supérieurement définies, sans aucune saturation acoustique. Les musiciens bavarois ont ainsi attesté d’une ferveur et d’une virtuosité à toute épreuve, avec une mention spéciale pour les pupitres solistes, particulièrement le cor.

A noter que le chef a donné une introduction au public avant l’exécution de l’immense partition prémonitoire dans la vie du compositeur.

Bruno Serrou

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