Deux éminents spécialistes de l’œuvre pour piano d’Olivier Messiaen, Michel Béroff, qui fit la connaissance du compositeur en 1961 avant d’en devenir l’élève, et Marie-Josèphe Jude formant dans la vie un couple à l’instar des créateurs, Olivier Messiaen et sa seconde épouse, Yvonne Loriod, publient chez un nouvel éditeur (1), émanation d’une salle de concerts à la programmation aussi inventive que téméraire et ouverte à toutes les époques et écoles, la Scala de Paris l’un des recueils les plus représentatifs du répertoire pour deux pianos du XXe siècle, Visions de l’Amen.
Composées à Paris pendant l’Occupation
allemande en 1943 en réponse à une commande de la cinéaste Denise Tual (1906-2000)
pour les Concerts de la Pléiade dans le cadre desquels elles ont été créées le
10 mai 1943, Visions de l’Amen,
première œuvre du compositeur à exploiter le concept de thème cyclique qui évoque ici la Création, « très
lent, mystérieux et solennel », sont une véritable profession de foi en temps de guerre. Il s’agit d’une grande
fresque en sept volets (chiffre symbolique de la Création en six jours suivis
du repos divin, donc de la perfection céleste dans les religions monothéistes) dont
le compositeur puise l’idée dans ses grands cycles d’orgue de l’avant-guerre, précède
d’un an un autre grand cycle pour piano, solo cette fois, Vingt Regards sur l’Enfant Jésus, contient quantité d’exemples de l’organisation
rythmique propre à Messiaen (pédales rythmiques simples et doubles, rythmes
non-rétrogradables, hindous, etc.), stylisation du langage des oiseaux, accords
résonnant avec usage particulier des pédales, ainsi que ses sept modes de transposition
limitée - ici surtout le mode 2 également dominant dans les Vingt Regards - qu’il cristallisera
moins d’un an plus tard avec la parution de son ouvrage théorique, Technique de mon langage musical, et qu’il
développera jusqu’à la fin de sa vie. Messiaen a nettement différencié la
mission de chaque piano, précisant avoir confié au premier « les
difficultés rythmiques, les grappes d’accords, tout ce qui est vélocité, charme
et qualité du son », et au second « la mélodie principale, les
éléments thématiques, tout ce qui réclame émotion et puissance » (2). Comme
toujours chez Messiaen, la foi catholique s’épanouit en une « vision
cosmique » dans laquelle étoiles et oiseaux ont une part centrale au sein de
méditations religieuses, comme le précise la partition qui cite l’écrivain critique
littéraire Ernest Hello (1828-1885) : « Amen, parole de la Genèse,
qui est l’Apocalypse de l’ouverture. Amen, parole de l’Apocalypse, qui est la
genèse de la consommation »
Quoi que formant un couple dans
la vie depuis plus de vingt ans, les deux interprètes réunis dans ce disques,
Michel Béroff et Marie-Josèphe Jude, affirment des tempéraments fort distincts,
sinon opposés mais toujours complémentaires, ce qui suscite une interprétation
riche par sa dense variété de couleurs, de rythmes et d’intentions, car, plutôt
que de se confronter, ils se complètent admirablement, leur jeu et l’ample
diversité des timbres se superposant magnifient la complémentarité des registres
mis en résonance par le compositeur. Dès l’exposition du thème de la Création dans l’Amen initial, Marie-Josèphe Jude fait émerger avec ductilité l’auditeur
d’un univers sombre magnifiquement humain, tandis que Michel Béroff vivifie peu
à peu la lumière polaire des aigus cristallins du clavier, jusqu’à jubiler dans
le tourbillon farouche des étoiles et de la « planète à l’anneau ». L’Amen du Désir bruit dans une douceur pure,
conduisant au chant somptueux des Anges,
des Saints et des oiseaux avant le déchaînement de l’Amen du Jugement qui prélude à l’extase débridée de la grande page
finale, la plus développée du cycle, l’Amen
de la Consommation où l’énergie charnelle de Marie-Josèphe Jude est enluminée
par les carillons multicolores et aériens qui s'épanouissent sous les doigts de Michel
Béroff.
Bruno Serrou
1 CD Scala Music SMU021. Durée : 46 mn 41 sec. Enr. : juillet 2024. DDD
1) La Scala, qui n’a rien à voir
sinon le « clin d’œil » volontaire avec le Teatro alla Scala de
Milan, est présente dans deux villes françaises, Paris, 13, boulevard de
Strasbourg 75010 Paris, et Avignon sous le nom de La Scala Provence, 3 rue
Pourquery de Boisserin 84000 Avignon
2) A noter qu’à la création du
recueil, le compositeur, qui tenait le second piano, avait confié le premier
clavier à son élève Yvonne Loriod, qu’il allait épouser en 1961

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