jeudi 30 octobre 2025

CD : Brillantes « Visions de l’Amen » d’Olivier Messiaen par Michel Béroff et Marie-Josèphe Jude

Deux éminents spécialistes de l’œuvre pour piano d’Olivier Messiaen, Michel Béroff, qui fit la connaissance du compositeur en 1961 avant d’en devenir l’élève, et Marie-Josèphe Jude formant dans la vie un couple à l’instar des créateurs, Olivier Messiaen et sa seconde épouse, Yvonne Loriod, publient chez un nouvel éditeur (1), émanation d’une salle de concerts à la programmation aussi inventive que téméraire et ouverte à toutes les époques et écoles, la Scala de Paris l’un des recueils les plus représentatifs du répertoire pour deux pianos du XXe siècle, Visions de l’Amen.

Composées à Paris pendant l’Occupation allemande en 1943 en réponse à une commande de la cinéaste Denise Tual (1906-2000) pour les Concerts de la Pléiade dans le cadre desquels elles ont été créées le 10 mai 1943, Visions de l’Amen, première œuvre du compositeur à exploiter le concept de thème cyclique qui évoque ici la Création, « très lent, mystérieux et solennel », sont une véritable profession de foi  en temps de guerre. Il s’agit d’une grande fresque en sept volets (chiffre symbolique de la Création en six jours suivis du repos divin, donc de la perfection céleste dans les religions monothéistes) dont le compositeur puise l’idée dans ses grands cycles d’orgue de l’avant-guerre, précède d’un an un autre grand cycle pour piano, solo cette fois, Vingt Regards sur l’Enfant Jésus, contient quantité d’exemples de l’organisation rythmique propre à Messiaen (pédales rythmiques simples et doubles, rythmes non-rétrogradables, hindous, etc.), stylisation du langage des oiseaux, accords résonnant avec usage particulier des pédales, ainsi que ses sept modes de transposition limitée - ici surtout le mode 2 également dominant dans les Vingt Regards - qu’il cristallisera moins d’un an plus tard avec la parution de son ouvrage théorique, Technique de mon langage musical, et qu’il développera jusqu’à la fin de sa vie. Messiaen a nettement différencié la mission de chaque piano, précisant avoir confié au premier « les difficultés rythmiques, les grappes d’accords, tout ce qui est vélocité, charme et qualité du son », et au second « la mélodie principale, les éléments thématiques, tout ce qui réclame émotion et puissance » (2). Comme toujours chez Messiaen, la foi catholique s’épanouit en une « vision cosmique » dans laquelle étoiles et oiseaux ont une part centrale au sein de méditations religieuses, comme le précise la partition qui cite l’écrivain critique littéraire Ernest Hello (1828-1885) : « Amen, parole de la Genèse, qui est l’Apocalypse de l’ouverture. Amen, parole de l’Apocalypse, qui est la genèse de la consommation »

Quoi que formant un couple dans la vie depuis plus de vingt ans, les deux interprètes réunis dans ce disques, Michel Béroff et Marie-Josèphe Jude, affirment des tempéraments fort distincts, sinon opposés mais toujours complémentaires, ce qui suscite une interprétation riche par sa dense variété de couleurs, de rythmes et d’intentions, car, plutôt que de se confronter, ils se complètent admirablement, leur jeu et l’ample diversité des timbres se superposant magnifient la complémentarité des registres mis en résonance par le compositeur. Dès l’exposition du thème de la Création dans l’Amen initial, Marie-Josèphe Jude fait émerger avec ductilité l’auditeur d’un univers sombre magnifiquement humain, tandis que Michel Béroff vivifie peu à peu la lumière polaire des aigus cristallins du clavier, jusqu’à jubiler dans le tourbillon farouche des étoiles et de la « planète à l’anneau ». L’Amen du Désir bruit dans une douceur pure, conduisant au chant somptueux des Anges, des Saints et des oiseaux avant le déchaînement de l’Amen du Jugement qui prélude à l’extase débridée de la grande page finale, la plus développée du cycle, l’Amen de la Consommation où l’énergie charnelle de Marie-Josèphe Jude est enluminée par les carillons multicolores et aériens qui s'épanouissent sous les doigts de Michel Béroff.

Bruno Serrou

1 CD Scala Music SMU021. Durée : 46 mn  41 sec. Enr. : juillet 2024. DDD

1) La Scala, qui n’a rien à voir sinon le « clin d’œil » volontaire avec le Teatro alla Scala de Milan, est présente dans deux villes françaises, Paris, 13, boulevard de Strasbourg 75010 Paris, et Avignon sous le nom de La Scala Provence, 3 rue Pourquery de Boisserin 84000 Avignon

2) A noter qu’à la création du recueil, le compositeur, qui tenait le second piano, avait confié le premier clavier à son élève Yvonne Loriod, qu’il allait épouser en 1961

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire