Sceaux (Essonne). Orangerie du château. Jeudi 9 octobre 2025
Jeudi soir, Orangerie de Sceaux, dans le cadre du festival du même nom, un concert particulièrement touchant par son authenticité expressive, sa sensibilité à la fois pudique et d’une puissance poétique à faire pleurer les pierres autour de la musique de Bernard Cavanna qui a compris Franz Schubert comme personne, le faisant sien tout en respectant le style et la pensée du compositeur autrichien à travers ses lieder les plus personnels et sentimentalement les plus désespérés, que la créativité de Cavanna rend plus douloureux encore en confiant le chant du piano à trois instruments, le violon, le violoncelle (instruments nobles) et l’accordéon (instrument de musique populaire dont la création schubertienne est emplie). Ce soir, la soprano Anara Khassenova, voix colorée et envoûtante, et un trio instrumental (Noëmi Schindler, violon, Atsushi Sakaï, violoncelle, Rémi Briffault, accordéon) d’une sûreté technique et d’une plénitude sonore éclairant de l’intérieur chacune des parties des quatre musiciens requis
Un an après la soirée intimiste
et conviviale dans le cadre littéraire de la librairie 7L créée par Karl
Lagerfeld située au cœur du Quartier Latin (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/11/emouvante-soiree-de-poesie-musicale.html),
c’est dans une salle aux plus vastes proportions et plus coutumière des offices
musicaux classiques entourées de statues venues du Grand Siècle, l’Orangerie du
château de Sceaux qui accueille chaque année pendant un mois depuis 1969 le
Festival qui porte son nom créé par le violoniste Alfred Loewenguth (1911-1983),
et aujourd’hui dirigé par le pianiste chef d’orchestre Jean-François Heisser. Comme je l’écrivais voilà un an, depuis plus d’une
vingtaine d’années, Bernard Cavanna (né en 1951) s’est attaché aux lieder de
Franz Schubert (1797-1828). Mais, contrairement à ses confrères qui s’y sont
intéressés, ce n’est pas une extension, ni une adaptation, pas même une
transposition qu’il propose, mais une intégration à sa propre création, à
l’esprit assez proche de son modèle, tous deux musiciens de l’intime confession
alors que chacun donne l’impression d’une pudique réserve dissimulée par un
humour ravageur. Ainsi, tandis que son modèle s’exprimait dans la mélodie
principalement avec le piano, Bernard Cavanna a fait avec les lieder qu’il a
sélectionnés œuvre personnelle, choisissant trois de ses instruments fétiches,
le violon, le violoncelle et l’accordéon, qui « conjuguent les expressions
des deux instruments à archet, ’’nobles’’ et chargés d’histoire et de
répertoire, à celui plus désuet, populaire, d’un ’’instrument à vent’’, jouant
aussi tirer-pousser, l’accordéon », ce dernier ayant fait son apparition
au début du XIXe siècle tandis que le brevet était déposé à Vienne
quelques mois après la mort de Schubert.
L’environnement sonore créé par
Bernard Cavanna ne trahit en rien les intimes confidences et la nostalgique
pensée de Franz Schubert. Bien au contraire, il les amplifie car le choix de
l’instrumentation introduit une connotation plus fluide, plus contrastée, plus
dense et variée que le dialogue voix-piano, dont la percussion des touches sur
les cordes, aussi délicate soit-elle, se fond moins dans le flux naturel de la
voix portée par la respiration du chanteur que peut l’être le trio retenu par
l’adaptateur qui, pour sa part, le rend plus prégnant, y compris dans les
nombreux passages pizzicati.
Parmi les plus de six-cents lieder
de Franz Schubert, Bernard Cavanna a porté son dévolu sur trente d’entre eux,
tout en continuant au fil du temps d’en choisir de nouveaux, pris dans le cours
du développement de la maturation du Viennois, entre 1814 et 1828, depuis les
pages d’un jeune homme de moins de dix-huit ans, les célèbres Gretchen am Spinnrade (Marguerite au rouet) D. 118 - l’un des lieder préférés de
Bernard Cavanna - illustrant le poème éponyme de Johann Wolfgang von Goethe
(1749-1832), seul lied commun avec le programme du concert de l’an dernier
ci-dessus mentionné, et Romanze D. 114
sur un poème de Helmina von Chézy (1783-1856), qui sera l’auteure du livret du
« grand opéra héroïque » Euryanthe
(1823) de Carl Maria von Weber (1786-1826), chacun des deux lieder ouvrant
une partie de la soirée. Pour le festival, les interprètes de la soirée ont
choisi la moitié du cursus des « arrangements pour voix haute, violon,
violoncelle et accordéons » réalisés par Bernard Cavanna des lieder de
Franz Schubert parmi les plus célèbres et marqueurs de l’évolution du genre
dont le compositeur autrichien est le parangon. Le parcours à travers quatorze
ans de créativité schubertienne sans préséance de chronologie mais de climats,
quoi désolation, y compris dans les pages en apparence les plus joyeuses. Après
An Silvia D. 891 de 1826 sur des vers
d’Eduard von Bauernfeld (1802-1890), le quatuor a interprété Ständchen (Sérénade) D. 957/4 composé
en 1828 sur un poème de Ludwig Rellstab (1799-1860) et intégré au cycle
posthume « Le Chant du Cygne » qui appartient au cursus de lieder
schubertiens transcrits pour le piano seul par Franz Liszt, puis Auf dem Wasser zu singen (Chanter sur l’eau) D. 774 de 1823 adapté du comte Friedrich Leopold de Stolberg
(1750-1819), l’une des mélodies les plus populaires de Schubert que Liszt
adapta pour piano seul, suivi de Des
Fischersliebesglück (L’Amour heureux du
pêcheur) D. 933 de 1827 d’après
Karl Gottfried von Leitner (1800-1890) qui transporte l’auditeur au cœur de
prompts et mortels conflits, puis du languissant Nacht und Träume (Nuit et
rêve) D. 827 de 1825 sur un texte
de Matthäus von Collin (1779-1824) que Max Reger (1873-1916) orchestra -
« Reviens, sainte nuit ! / Doux rêves, revenez ! ». Après
cette première vague de lieder, les instrumentistes ont offert une première
pause à la cantatrice, mais pas à l’auditoire, qui a été plongé dans une
musique plus douloureuse encore, celle purement instrumentale de l’arrangeur
des pages schubertiennes, par le biais des deux mouvements initiaux de son
premier Trio pour violon, violoncelle et
accordéon composé en 1995 par Bernard Cavanna dont on retrouve des éléments
dans son sombre Concerto pour violon n° 1
(1998-1999) et la création duquel Noëmi Schindler participa en janvier 1996 à
Brest puis dans sa version définitive dans le cadre du Festival Musica en
septembre 1997 au sein du Trio Allers-Retours aux côtés de Christophe Roy
(violoncelle) et Pascal Contet (accordéon).
La voix colorée et charnelle d’Anara
Khassenova a rejoint les volutes aériennes et fluides du trio instrumental pour
la deuxième vague d’arrangements de lieder de Schubert par Cavanna, commençant
par la Romanze D. 114 « Ein Fräulein
klagt’ im finstern Turm » (Une
jeune femme se lamente dans la tour sombre) d’Helmina von Chézy composée en
septembre 1814 par un Schubert âgé de dix-sept ans déjà empli de nostalgie,
suivi du fameux Der Wanderer an den Mond (Le Voyageur et la Lune) D. 870 composée en 1826 sur des vers de
Johann Gabriel Seidl (« Moi sur terre, toi au ciel, nous marchons tous
deux avec vigueur, Moi sérieux et sombre, toi douce et pure… ») inclut en
1827 dans le recueil Trois Lieder,
suivi de l’éperdu Im Frühling (Au Printemps) D. 882 de 1826 sur un poème d’Ernst Schulze (1789-1817) – « Le bonheur de l’amour s’enfuit, et
seul l’amour reste, l’amour et la souffrance » -, suivi d’un lied aux
élans tendrement consolateurs de 1816, Litanei
auf das Fest Aller Seelen (Litanies
pour la Fête de la Toussaint) D. 343 sur
un texte de Johann Georg Jacobi (1740-1814) - « Reposez en paix, âmes qui
avez enduré un tourment douloureux ». S’en est ensuivi un seconde
intermède instrumental, avec le second mouvement Lent du Trio n° 1 pour
violon, violoncelle et accordéon, ostinato de onze temps au magnétisme
rythmique singulièrement communicatif, qui a préparé au bouquet final de cinq
lieder arrangé de Schubert, la deuxième des trois versions de Das Mädchen Klage (La complainte de la jeune fille) en si mineur D. 191 du 5
mai 1815 d’après Friedrich von Schiller (1759-1805) qui adopte la forme
strophique avec accompagnement d’accords soutenus, suivi du quatrième Lied der Mignon D. 877/4 en la majeur de 1826 tiré des Quatre Chants de « Wilhelm Meister » tirés des Année d’apprentissage de Wilhelm Meister de
Goethe (Seul celui qui connaît le désir
sait ce que je souffre ! (…) J’ai le vertige, mes entrailles brûlent)
d’une douleur extrême, comme si l’auteur se noyait dans un puits sans fond. Puis
Die Junge Nonne (La jeune religieuse) D. 828,
l’un des lieder ultimes de Schubert sur un texte de poète autrichien Jacob
Nicolaus Craigher de Jochelutta (1797-1855) qui rencontra le compositeur en
1825 et lui donna trois de ses poèmes qui lui inspirèrent autant de lieder (outre
Die junge Nonne, Totengräbers Heimwehe D. 842 et Der
blinde Knabe D. 833), un lied terrifiant sous la menace des terribles
intempéries (Comme l’orage hurle à
travers les cimes des arbres) qui conduit la jeune religieuse à attendre
l’époux céleste qu’est le Christ rédempteur. Lied d’une tension extrême suivi du
pacifié Du bist die Ruh (Tu es la paix) D. 776 composé en 1823 sur un texte du poète Friedrich Rückert, qui
allait inspiré les lieder les plus intimement douloureux de Gustav Mahler, dans
lequel Schubert emploie la tonalité de mi bémol majeur dans un larghetto joué pianissimo créant un judicieux sentiment de monotonie incantatoire
que Bernard Cavanna rend fascinant par son instrumentation à la fois contrastée
et fusionnelle, qui préludait à un final ludique et frétillant rapportant la
lutte inégale d’une truite et d’un pêcheur dans la fameuse Die Florelle D. 550 de
1817 sur un poème de Christian Friedrich Daniel Schubart (1739-1791) dont le
thème sera repris et amplement développé par Schubert deux ans plus tard dans
le Quintette « La Truite » D.
660.
Pour couronner cette soirée d’une
belle et émouvante humanité, le quatuor a donné en bis un lied de Bernard
Cavanna arrangé de Franz Schubert, à qui il emprunte l’Andante molto de la Fantaisie
en ut majeur pour violon et piano op. posth. 159 D. 934 sur lequel il
introduit le poème Träume (Rêve) de Matthäus von Collin et auquel
le co-compositeur-arrangeur attribue le numéro de catalogue D. 998, le catalogue officiel établi en
1951 par le musicologue autrichien Otto Erich Deutsch (1883-1967) s’arrêtant au
numéro 998. Un lied plus vrai qu’un lied de Schubert, tout aussi signifiant
quoique beaucoup plus concentré et « authentique » que le Rendering de Luciano Berio tiré en
1989-1990 des fragments de la symphonie inachevée en ré majeur de Schubert D.
936A.
Ce sont ainsi quinze lieder qui ont
été offerts ce jeudi soir dans le cadre un peu trop blême à l’acoustique néanmoins
bien adaptée à la musique de chambre, qui sonne de façon claire et analytique
sans réverbération excessive, donnant à chaque note sa juste place, aux
instruments et à la voix leur définition et couleur exactes. Les interprètes ont
construit le programme tel des peintres de l’âme, la soprano française d’origine
kazakhe Anara Khassenova, formée à l’Académie Philippe Jaroussky et à la
Fondation Royaumont, trouvant dès le premier lied la tonalité et l’équilibre de
sa voix au timbre moelleux avec ses partenaires instrumentistes, a donné de ces
lieder des interprétations sincères de
sa voix fruitée à la diction parfaite, se fondant avec souplesse et chaleur
dans les sonorités moelleuses des archets de la violoniste suisse alémanique
Noëmi Schindler, pour qui Bernard Cavanna a écrit plusieurs de ses œuvres les
plus significatives dont les deux Concerto
pour violon, et du violoncelliste japonais Atsushi Sakaï, disciple de
Philippe Muller au CNSM de Paris, aussi à l’aise dans le répertoire baroque que
dans la création contemporaine, jouant au sein d’ensembles comme le Concert
d’Astrée et les Talens Lyriques et en récitals aux côtés de Christophe Rousset,
Emmanuelle Haïm, Christophe Coin ou Alain Planès, et de l’accordéoniste
haut-pyrénéen Rémi Briffault, élève de Max Bonnay, Vincent Lhermet et Anthony
Millet au CNSM de Paris, qui donnait un liant discret mais tendrement évocateur
à l’ensemble de ses sonorités ouvrant avec tact les portes au rêve.
Bruno Serrou
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire