samedi 30 novembre 2024

Emouvante soirée de poésie musicale, fruit de la magique rencontre de deux compositeurs à deux siècles de distance, Franz Schubert et Bernard Cavanna

Paris. Librairie 7L. Studio photo de Karl Lagerfeld. Jeudi 28 novembre 2024

Julie Cherrier Hoffmann (soprano), Saskia Lethiec (violon), Pascal Contet (accordéon), David Louwerse (violoncelle)
Photo : (c) Bruno Serrou

Soirée lyrico-littéraire intimiste (une centaine personnes) dans un lieu magique de la Librairie 7L, lieu de rencontre littéraire et artistique de Chanel, ex-studio photo-bibliothèque de Karl Lagerfeld situé au cœur du Quartier latin, consacrée à Franz Schubert et les merveilleuses transcriptions réalisées par Bernard Cavanna pour soprano et trio violon, violoncelle et accordéon, avec quatorze lieder transcrits mis en résonance avec le Trio n° 1 pour violon, violoncelle et accordéon (1995) de Cavanna, avec Julie Cherrier Hoffmann (soprano), François Marthouret (récitant), Saskia Lethiec (violon), David Louwerse (violoncelle) et Pascal Contet (accordéon), initiateur du concert 

Saskia LMethiec (violon), François Marthouret (récitant), Julie Cherrier Hoffmann (soprano), Pascal Contet (accordéon), David Louwerse (violoncelle). Photo : (c) Dominique Bentejac

Depuis une vingtaine d’années, Bernard Cavanna (né en 1951) s’est attaché aux lieder de Franz Schubert (1797-1828). Mais, contrairement à ses confrères qui s’y sont attachés, ce n’est pas une extension, ni une adaptation, pas même une transposition qu’il propose, mais une intégration à sa propre créativité, à l’esprit au fond assez proche de son modèle, tous deux musiciens de l’intime confession alors que chacun donne l’impression d’une pudique réserve dissimulée par un humour ravageur. Ainsi, tandis que son modèle s’exprimait principalement avec le piano pour la mélodie, Bernard Cavanna a fait avec les lieder qu’il a sélectionnés œuvre personnelle, choisissant trois de ses instruments fétiches, le violon, le violoncelle et l’accordéon, qui « conjuguent les expressions des deux instruments à archet, ’’nobles’’ et chargés d’histoire et de répertoire, à celui plus désuet, populaire, d’un ’’instrument à vent’’, jouant aussi tirer-pousser, l’accordéon », ce dernier ayant fait son apparition au début du XIXe siècle tandis que le brevet est déposé à Vienne quelques mois après la mort de Schubert.

Saskia Lethiec (violon), Pascal Contet (accordéon), David Louwerse (violoncelle), Bernard Cavanna
Photo : (c) Gérard Touren

L’environnement sonore créé par Bernard Cavanna ne trahit en rien les intimes confidences et la nostalgique pensée de Franz Schubert. Bien au contraire, car le choix de l’instrumentation instille une connotation à la fois plus fluide, plus contrastée, plus dense et diversifiée que le dialogue voix-piano, dont la percussion des touches sur les cordes, aussi délicate soit-elle, est beaucoup moins fusionnelle avec le flux naturel de la voix portée par la respiration du chanteur que peut l’être le trio retenu par l’adaptateur qui, pour sa part, le rend plus prégnant, y compris dans les nombreux passages pizzicati. Parmi les plus de six-cents lieder de Franz Schubert, Bernard Cavanna a porté son dévolu sur des pages d’un jeune homme de moins de dix-huit ans, les célèbres Gretchen am Spinnrade (Marguerite au rouet) et Erlkönig (le Roi des aulnes), et des mélodies moins courues comme Die Tauberpost (Le Pigeon voyageur), qui appartient à l’ultime maturité du Viennois, intégré de façon posthume au recueil intitulé de façon apocryphe Der Schwanengesang (Le Chant du cygne). Quant à Meeres Stille, il est le lied de Schubert préféré de Cavanna, à l’instar de Gretchen am Spinnrade et d’Am Flusse. Ce sont ainsi treize lieder qui ont été offerts jeudi soir dans le cadre chaleureux à l’acoustique parfaitement adaptée à la musique de chambre, qui sonne de façon claire et analytique, donnant à chaque note sa juste place, aux instruments et à la voix leur définition et couleur exactes. Pascal Contet a construit le programme tel un peintre de l’âme, commençant par le célèbre An die Musik (A la musique) publié en 1818 sur un texte de Franz von Schober (1796-1882) - Ô noble art, que de fois dans les heures tristes -, instaurant ainsi sans attendre le climat délicatement désespéré de la soirée. Ce lied était suivi d’Im Frühling (Au printemps) o. 101/1 D. 882 de 1826 sur un poème d’Ernst Schulze (1789-1817) - Le bonheur de l’amour s’enfuit, et seul l’amour reste, l’amour et la souffrance -, puis Das Wandern D. 795 (1823) sur un poème publié par Wilhelm Müller (1794-1827), avant un interlude purement instrumental, les deux mouvements initiaux du somptueux Trio n° 1 pour accordéon et cordes composé en 1995 par Bernard Cavanna dont on retrouve des éléments dans son douloureux Concerto pour violon n° 1 (1998-1999) et auquel Pascal Contet participa à la création en janvier 1996 à Brest puis dans sa version définitive dans le cadre du Festival Musica en septembre 1997, les deux fois au sein du Trio Allers-Retours aux côtés de Noëmie Schindler (violon) et de Christophe Roy (violoncelle).

Julie Cherrier Hoffmann (soprano), Saskia Lethiec (violon), Pascal Contet (accordéon), David Louwerse (violoncelle)
Photo : (c) Bruno Serrou

A l’issue de cet intermède, l’acteur metteur en scène et réalisateur François Marthouret, qui s’est vu confier le rôle du narrateur, a lu en français le poème de Johann Gabriel Seidl (1804-1875) Die Taubenpost (Le pigeon voyageur) auquel le quatuor a enchaîné le lied de Schubert/Cavanna D. 957 (1828) intégré dans Der Schwanengesang (Le Chant du Cygne) que les quatre musiciens ont enchaîné avec Die Junge Nonne (La jeune nonne) D. 828 op. 43/1 sur un poème de Jocob Nicolaus Craigher de Jachelutta (1797-1855) - « Comment la tempête hurlante rugit à travers la cime des arbres » -, le Lied der Mignon (Lied de Mignon) et Gretchen an Spinnrad (Marguerite au rouet) D. 118, premier des soixante-douze poèmes de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) mis en musique par Schubert, avant d’être de nouveau rejoint par François Marthouret, qui a lu le poème de Goethe Heidenröslein (Petite rose des bruyères) avant d’interpréter le lied op. 3/3 D. 257, avant le second intermède durant lequel le trio d’instrumentistes a offert une interprétation onirique des deux derniers mouvements du Trio n° 1 pour accordéon et cordes de Bernard Cavanna qui se conclut sur une longue et tendre plainte d’une durée comparable aux trois morceaux initiaux de l’œuvre. Les quatre lieder de la troisième et dernière partie enchaînaient lecture du poème par Marthouret et exécution du lied par les quatre musiciens, concluant en un merveilleux bouquet de pages au lyrisme intense, les quatre de 1815 sur des vers de Johann Wolfgang von Goethe, An den Mond (A la lune) D. 193, qui aborde les thèmes de la perte, de la mort, du deuil et explore les liens mystérieux de l’inspiration entre les modes des vivants et des morts, Am Flusse (Au bord de la rivière) D. 160, Meeres Stille (Mer tranquille) op. 3/2 D. 216 où l’angoisse se fait toujours plus prégnante, et le merveilleux Erlkönig (Le Roi des Aulnes) op. 1 D. 328.

Julie Cherrier Hoffmann (soprano), Saskia Lethiec (violon), Pascal Contet (accordéon), David Louwerse (violoncelle), 
Bernard Cavanna. Photo : (c) Pierre Brévignon

La soprano nancéenne Julie Cherrier Hoffmann après un moment d’échauffement nécessaire à l’équilibre de sa voix, a donné de ces lieder des interprétations authentiques de sa voix feutrée à la diction claire, se fondant avec grâce dans les sonorités moelleuses des archets de la violoniste Saskia Lethiec, membre fondateur du Trio Hoboken, et du violoncelliste David Louwerse, soliste de l’Ensemble Variances épris de création, tandis que Pascal Contet donnait un liant discret mais tendrement évocateur à l’ensemble de ses sonorités délicieusement troublantes ouvrant les portes au rêve. Rêve d’autant plus présent que les quatre musiciens ont donné en bis le divin Ständchen (Sérénade) D. 889 de Schubert composé en juillet 1826 sur les mots bien en situation en fin de soirée de la chanson tirée de la scène 3 de l’acte II de la pièce Cymbeline, King of Britain de William Shakespeare - Bonne nuit, bonne nuit, ma bien-aimée. Que les anges du paradis veillent sur toi. Mais, se trouvant dans les locaux où vécut le couturier de Chanel Karl Lagerfeld et tenant à lui rendre hommage, Pascal Contet a voulu qu’artistes et public chantent en cœur La Paloma (La Colombe), chanson d’inspiration cubaine du compositeur espagnol Sebastian Iradier (1809-1865) rendue célèbre par Nana Mouskouri et Mireille Mathieu…

Saskia Lethiec (violon), Bernard Cavanna, François Marthouret (récitant), Julie Cherrier Hoffmann (soprano), Pascal Contet (accordéon), David Louwerse (violoncelle). Photo : (c) Dominique Bentejac

Pour en revenir à l’essentiel, il émane des pages de Franz Schubert d’une profonde mélancolie magnifiées par Bernard Cavanna une intime affliction, et l’émotion point à tout moment dans ces poèmes musicaux au temps suspendu. Reste à souhaiter de la part de Bernard Cavanna, qui en annonce un certain nombre d’autres, qu’il poursuive au plus vite - tempo qui n’est pas évident de sa part pour composer - son remarquable travail sur les lieder de son aîné viennois dont il sait si bien saisir contours et élans avec une bouleversante humanité qu’il partage avec son inspirateur de façon si pénétrante.

Bruno Serrou

1) 1 CD NoMadMusic (2018) avec Isa Lagarde (soprano), Noëmie Schindler (violon), Anthony Millet (accordéon), Atsushi Sakai (violoncelle)

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