mardi 26 novembre 2024

Succès parisien pour l’hymne symphonique universel de Heiner Goebbels « A House of Call »

Paris. Festival d’Automne. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 25 novembre 2024 

Vimbayi Kaziboni, Ensemble Modern Orchestra. Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Les relations de Heiner Gobbels et du Festival d’Automne remontent à 1992, avec un programme monographique réunissant quatre œuvres. Depuis lors, le compositeur allemand a été l’hôte de la manifestation parisienne à dix reprises. Pour cette douzième participation, il s’agit d’une co-commande de neuf institutions européennes réunies autour de l’Ensemble Modern, A House of Call, achevé en mars 2020. Ce n’est pas un sujet sur une maison de rendez-vous au sens trivial du terme que le compositeur allemand a mis en musique mais au sens noble de foyer multiculturel. 

Vimbayi Kaziboni, Ensemble Modern Orchestra. Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Compositeur, interprète, scénographe, l’Allemand Heiner Goebbels est à soixante-douze ans comme un Kurt Weill contemporain, iconoclaste et populaire. Il se félicite volontiers du fait que sa musique soit un melting-pot de la musique de son aîné Hanns Eisler, du free jazz, du hard rock, de la pop’ music, du rap, du bruitage, de l’avant-garde, du classicisme... « Je viens de l’improvisation, rappelle Goebbels. Etudiant, je dirigeais un groupe rock, les Cassiber, avant de travailler avec les grands improvisateurs Don Cherry et Arlo Lindsay. Mes œuvres n’ont cependant rien d’improvisé. Car, au jazz, au hard rock se mêle à ma culture l’histoire de la musique, de Bach à Schönberg. Je n’apprécie guère le romantisme, que je trouve trop sombre, mes propres textures étant liquides, transparentes. » Admirateur de Prince, Helmut Lachenmann, Luigi Nono et Steve Reich, proche de Daniel Cohn-Bendit, Goebbels se flatte d’écrire non pas pour les spécialistes, mais pour le grand public. En Allemagne, il s’est forgé une réputation enviable pour son théâtre musical, ses musiques de scène, film et ballet, et pour ses pièces radiophoniques, mais son catalogue couvre tous les genres, de la musique de chambre au grand orchestre en passant par la scène et l’écran. Né le 17 août 1952 à Neustadt an der Weinstraße en Rhénanie-Palatinat, vivant depuis un demi-siècle à Francfort-sur-le-Main, membre de l’Académie des Arts de Berlin depuis 1994, professeur à l’European Graduate School à Saas-Fee (Suisse) et à l’Institut d’Etudes Théâtrales Appliquées de Gießen, Goebbels est depuis les années soixante-dix l’un des compositeurs vivants d’outre-Rhin les plus joués dans le monde, sans doute parce que son œuvre entier résonne des sons de la ville, son indubitable univers. « Je ne veux pas être illustratif, tempère-t-il cependant. Mon propos tient plutôt du subjectif. Je m’intéresse à l’architecture des villes. Tout comme le tissu urbain, ma musique est en constante évolution. Qu’on l’aime ou qu’on la déteste, qu’elle soit menaçante ou protectrice, la cité est plus fascinante que la campagne. Elle ne peut néanmoins pas tout donner, et elle n’est souvent qu’un succédané. » Sa collaboration avec le dramaturge Heiner Müller a conduit Goebbels à considérer la musique comme mode d’expression et de communication inextricablement lié à tous les arts, ce qui l’a conduit à créer un langage qui lui est personnel, en dépit de son éclectisme, tenant principalement du théâtre d’improvisation. Parmi ses œuvres les plus significatives, la pièce de théâtre musical Ou bien le débarquement désastreux créé à Paris en 1993, Surrogate Cities, sa première partition pour grand orchestre donnée en première mondiale par la Junge Deutsche Philharmonie, La Reprise (1995) sur des textes de Soren Kierkegaard, Alain Robbe-Grillet et Prince, ou Industrie & Idleness créé en 1996 à la Radio Hilversum. En ce début de saison 2000-2001, Heiner Goebbels a donné simultanément en création mondiale deux grandes partitions, l’une à Munich le 28 septembre 2018, …Même Soir. - commande des Percussions de Strasbourg -, l’autre à Lausanne la semaine suivante, Hashirigaki, pièce de théâtre musical sur des textes de Gertrude Stein dont le compositeur conçoit également la mise en scène.

Vimbayi Kaziboni, Ensemble Modern Orchestra. Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

A House of Call est selon son auteur un cycle d’appels, d’invocations, de prières, d’actes discursifs, de poèmes et de mélodies pour grand orchestre. Mais ce n’est pas l’orchestre qui est décisionnaire, il est confronté aux voix. Il les présente, les soutient, les accompagne, leur répond ou s’y oppose, comme dans un « répons » laïque en tant que réponse collective d’un orchestre aux nombreuses voix individuelles avec leurs propres sons et langages. Ils ont un rapport avec le passé et avec l’environnement personnel du compositeur, voix particulières, matériau populaire traditionnel, rituels, littérature. « House of Call n’est pas une archive de média académique mais plutôt une collection photographique de mon carnet imaginaire indépendant de tout système. » Les sources proviennent de nombreux voyages, de rencontres fortuites, de recherches éparses pour des projets artistiques. La moitié des voix qui ont touché, perturbé, impressionné et aliéné le compositeur ont été captées à l’aide de phonogrammes historiques sur des cylindres de cire et leur origine est souvent floue, bien qu’il s’agisse de recherches ethnomusicologiques, linguistique, sociologique, anthropologique ainsi que de motivations racistes que les contextes coloniaux ont pu façonner. Il s’y trouve un chanteur d’opéra arménien enregistré dans les années 1910 à Paris associé à des enregistrements de voix de prisonniers de guerre géorgiens dans les camps de Mannheim à la même époque, les enregistrements du musicien Samuel Baud-Bovy durant son voyage dans les îles grecques, d’un anthropologue « autoproclamé » qui convoquait des gens dans un commissariat du sud-ouest africain, les formes rituelles d’un discours chamanique de Luciano et Victor Martinez avec celles de Heiner Müller, Gertrude Stein et Samuel Beckett. Le propos de Heiner Goebbels ajoute la confrontation entre les sources sonores, des cylindres historiques aux échantillons numériques, de ces derniers au concert, du concert au livre qui a découlé de la genèse de l’œuvre sonore.

Vimbayi Kaziboni, Ensemble Modern Orchestra. Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Achevé en mars 2020, créé le 30 août 2021 à la Philharmonie de Berlin dans le cadre des Berliner Festspiele - Musikfest Berlin par l’Ensemble Modern Orchestra dirigé par Vimbrayi Kaziboni, sous-titré My imaginary notebook (Mon carnet de notes imaginaire),  A House of Call est un recueil de chansons (Songbook) pour orchestre en quatre mouvements ou « chapitres » : Pierre Ciseaux Papier ; Grain de la Voix ; Cire et Violence ; Quand les Mots ont disparu. Commande de l’Ensemble Modern de Francfort, en collaboration avec le Festival de Berlin / Berliner Musikfest, l’Elbphilharmonie de Hambourg, Musica Viva de la Radio Bavaroise, la Philharmonie de Cologne, Wien Modern / Wiener Konzerthaus, beuys2021 et la Casa da Musica de Porto, cette partition de plus d’une centaine de minutes est écrite pour un orchestre de bois par trois (avec piccolo, flûte basse, cor anglais, clarinettes basses et contrebasse, saxophone, contrebasson), quatre cors, trompettes et trombones par trois, tuba, timbales, quatre percussionnistes, cymbalum, harpe, accordéon, guitare électrique, piano, synthétiseur et cordes (8, 7, 6, 5, 4). Pour souligner l’ancrage de sa partition dans la tradition du répons venue des premiers siècle de la chrétienté, Heiner Goebbels commence A House Call avec la citation littérale de l’introduction de Répons (1981, 1982, 1984) de Pierre Boulez, passage que le compositeur allemand identifie comme « Introïtus (Une réponse à Répons) », tandis que le troisième volet du triptyque initial se fonde sur l’enregistrement de sons provenant d’un chantier dans le voisinage du studio berlinois du compositeur.  Le deuxième mouvement compte quatre composants, « Nu Stiri » (Ne pleure pas) enregistré dans un camp de prisonniers de Mannheim en 1916, « Agash Ayak » (Jambe de bois) capté à Moscou vers 1925 où l’on entend le chanteur-acteur Amre Kashaubayev (1888-1934) assassiné dans les rues d’Almaty la veille de la création de l’opéra Kyz Jibek du compositeur kazakh Yevgeny Brusilovsky (1905-1981) dont il devait tenir le rôle principal, « (ghazal) 1346 » où l’on entend le chanteur et directeur de la Maison iranienne de musique Hamidreza Nourbakhsh (né en 1966) exposer un poème d’amour du poète mystique Jalâl al-Din Rûmi (1207-1273), « Krunk » (La grue) interprété par deux chanteurs arméniens Armenak Shahmuradian (1878-1939) enregistré à Paris en 1914, et Komitas Vardapet enregistré à New York en 1917. Commençant par une Toccata, le troisième mouvement, Wax and Violence (Cire et violence) compte quatre volets, Voyelles qui fait entendre la voix du philosophe psychologue et musicologue allemand Carl Stumpf, fondateur de la Phonogramm-Archiv de Berlin entendu ici en train de tester en 1916 l’aptitude à enregistrer du phonographe pour des recherches sur les formants. Il s’y trouve aussi des éléments de voix de l’ethnomusicologue autrichien Erich von Hornbostel criant et sifflant l’hymne national allemand en 1907, et la voix de deux femmes, Judith Barseleysen et Abigael Bolars captées chez les Inuits du Groenland la même année. Achtung Aufnahme (Attention enregistrement) se fonde sur les bandes réalisées en 1931 par Hans Lichtenecker dans des colonies du sud-ouest africain, ainsi que les deux éléments qui suivent, Nun danket alle Gott (Maintenant rendez tous grâces à Dieu) qui fait entendre des écoliers de Berseba, et Ti gu go i nigami (Certains disent) où l’on entend la voix de l’assistant de Lichtenecker, Haneb évoquant une menace imminente. Enfin, le mouvement final compte lui aussi quatre parties, Bakaki - (Dialogo) (Narration – (Dialogue)) avec les voix de deux membres de la communauté des Uitoto en Colombie enregistrés en 1980, Schläft ein Lied in allen Dingen (Un chant dort en toutes choses) où l’on entend la mère du compositeur, Margret Goebbels, lire des vers du poème La Baguette de Joseph von Eichendorff, Kalimerisma (Je dis bonjour) chant aux contours funèbres de femmes de l’île grecque de Kalymnos du Dodécanèse enregistré enj 1930, et se conclut sur What When Words Gone (Quoi lorsque les mots ont disparu), l’un des derniers textes de Samuel Beckett sur lequel le compositeur retourne à la musique pure…

Vimbayi Kaziboni et Heiner Goebbels. Photo : (c) Bruno Serrou

Cette grande partition a nécessité une disposition de l’orchestre longitudinale peu usitée à la Philharmonie de Paris, ce qui a permis d’ajouter une vingtaine de rangs de chaises supplémentaires entre le plateau et les fauteuils. Ce qui est remarquable, outre les sons parasites, particulièrement ceux venant des craquements des vieux rouleaux enregistreurs, est le fait qu’un certain nombre de musiciens circulent parmi les rangs de l’orchestre et hors scène, et il convient de saluer l’extraordinaire performance non seulement des instrumentistes mais surtout du chef zimbabwéen Vimbayi Kaziboni dont l’endurance exceptionnelle et la précision de ses gestes ont conquis musiciens et public, grâce à la fois à son indéniable talent mais aussi à l’expérience intime de l’œuvre, qu’il dirige sur toutes les scènes des commanditaires de la partition, confirmant ici ses évidentes qualités de chef qu’il avait démontrées voilà vingt mois (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/03/avec-le-week-end-ligeti-100-la_6.html) à la tête de l’Ensemble Intercontemporain dans le cade du week-end Ligeti 100.

Bruno Serrou

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