mercredi 8 octobre 2025

Création exemplaire de l’Antigone de Pascal Dusapin à la « Philharmonie-Opéra » par un brillant Orchestre de Paris dirigé avec une sensibilité extrême par Klaus Mäkelä

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mardi 7 octobre 2025

Pascal Dusapin (né en 1955), Antigone. Christel Loetzsch (Antigone)
Photo : (c) Cordula Treml

Seconde création lyrique mondiale à la Philharmonie de Paris en cinq jours, après l’Ensemble intercontemporain et Pierre Bleuse pour l’opéra La Main gauche de Ramon Lazkano vendredi , c’était au tour mardi de l’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä pour un « opératorio » en cinq actes de Pascal Dusapin, Antigone d’après Sophocle adapté par le poète allemand Friedrich Hölderlin, d’où le livret en la langue de Goethe. Une œuvre de quatre vingt quinze minutes pour sept chanteurs, deux rôles muets et un orchestre de soixante-quinze instrumentistes remarquablement structuré, orchestré et d’une grande vocalité. Une musique granitique, brute, noire, violente, grondante, un matériau thématique d’une richesse remarquable, des couleurs graves, charnelles, dominées par une flûte en sol d’une beauté confondante, une percussion fournie particulièrement expressive, des effets dramatiques magistraux des « pizz. Bartók » aux cordes graves, bois, cuivres dotés d’une vie singulière, ce qui fait de l’orchestre le personnage central de l’œuvre, alors même que l’écriture vocale ne cesse de séduire tant elle chante constamment, faisant un usage limité mais d’autant plus signifiant du parlé-chanté. La distribution est exemplaire, avec entre autres l’impressionnant Cléon de Tómas Tómasson, l’imposant Serge Kakudji en Coryphée, l’ardente Antigone de Christel Loetzsch et la touchante mais convaincue Ismène d’Anna Prohaska. Klaus Mäkelä dirige avec intensité et un sens du drame et du détail qui conduit les musiciens de l’Orchestre de Paris à se donner sans compter dans cette œuvre nouvelle, qui aura été donnée trois soirs de suite à la Philharmonie de Paris 

Pascal Dusapin (né en 1955), AntigoneTómas Tómasson (Créon), Christel Loetzsch (Antigone), 
Jarrett Ott (Un Messager). Photo : (c) Cordula Treml

A croire que la Philharmonie, sans doute à son corps défendant, assume l’une des missions de l’Opéra de Paris qu’est le développement du répertoire lyrique, condition sine qua non pour que cet art de la scène musicale puisse perdurer, la création d’œuvres nouvelles contemporaines. En cinq jours, dans ses deux salles emblématiques, la Salle de Concerts de la Cité de la Musique et la Salle Pierre Boulez de la Philharmonie ont été le cadre de premières scéniques de deux opéras d’aujourd’hui, La Main gauche de Ramon Lazkano par l’Ensemble Intercontemporain et son directeur musical Pierre Bleuse vendredi 3 octobre (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/10/la-tragique-descente-aux-enfers-de.html), et Antigone de Pascal Dusapin pour trois représentations par l’Orchestre de Paris et son directeur musical Klaus Mäkelä. Comme ce fut le cas vendredi Cité de la Musique, a été aménagé un espace pour le plateau derrière l’orchestre, ce qui a nécessité la suppression de trois rangs au parterre et des places à l’aplomb de l’orchestre derrière lui, cette fois pour trois représentations au lieu d’une seule pour l’opéra de Lazkano.

Pascal Dusapin (né en 1955), AntigoneTómas Tómasson (Créon)
Orchestre de Paris, Klaus Mäkelä. Photo : (c) Cordula Treml

Pour ses soixante-dix ans, qu’il a célébrés le 29 mai dernier, Pascal Dusapin livre un opéra résultant d’une commande conjointe de la Philharmonie de Paris et de la Philharmonie de Dresde. Un nouvel ouvrage inspiré de la Grèce antique, dix ans après Penthesilea d’après Kleist à La Monnaie de Bruxelles le 31 mars 2015 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2015/04/avec-lopera-penthesilea-dapres-kleist.html), lui-même né vingt-trois ans après Medea (material) d’après Heiner Müller le 13 mars 1992 déjà à Bruxelles (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2012/11/medea-de-pascal-dusapin-magnifiee-par.html). La Grèce antique sied particulièrement à Pascal Dusapin. Trente-quatre ans après s’être attaché à la tragique figure de Médée l’infanticide, et dix ans après avoir chanté la reine sanglante des Amazones, le compositeur s’est tourné pour son dixième opéra vers une troisième grande figure mythique féminine, protectrice de la famille, Antigone, quatrième des enfants qu’Œdipe au eus de sa mère-épouse Jocaste. Dans Antigone, dernier volet de la trilogie tragique que Sophocle a consacrée à la famille royale de Thèbes de la lignée d’Œdipe (Œdipe roi, Œdipe à Colone, Antigone), le dramaturge athénien plaide contre la tyrannie, soutenant les valeurs démocratiques d’Athènes, ville rivale de Thèbes à l’époque, et pour défendre le droit naturel et divin, rempart contre toute forme d’illégitimité politique, la tyrannie et le despotisme en tête. La loyauté sans faille d’Antigone envers les membres de sa famille est telle, fut-ce au détriment de sa vie, qu’elle cherche à les protéger tous, ce qui la conduit à vouloir rendre quoi qu’il en coûte à son frère Polynice les rites funéraires prescrits par la loi naturelle alors qu’elle sait les risques mortels qu’elle prend en agissant ainsi. Elle procède donc courageusement à l’encontre de la volonté de Créon qui interdit d’enterrer Polynice prétextant qu’il a pris les armes contre Thèbes à laquelle elle oppose (1) la loi divine légitime. Dans l’opéra, comme dans la tragédie et dans son adaptation, l’on retrouve face à Antigone (mezzo-soprano), qui finit par avoir raison du tyran, Ismène (soprano), sœur désorientée et impuissante d’Antigone, leur frère Créon (basse), roi tyrannique et paranoïaque de Thèbes à l’orgueil démesuré qui s’élève contre la rébellion d’Antigone source d’anarchie, Hémon (ténor), fils de Créon et fiancé d’Antigone, le devin Tirésias (basse), un coryphée (contre-ténor), un messager (baryton) et deux rôles muets, Eurydice, femme de Créon, et un enfant qui accompagne Tirésias. « Parler d’Antigone, c’est parler de notre monde, à chaque moment de son histoire », convient Pascal Dusapin dans sa note d’intention publiée dans le programme de salle, qui explique ainsi son choix de retourner à la mythologie grecque et son universalité.

Pascal Dusapin (né en 1955), Antigone. Anna Prohaska (Ismène), Jarrett Ott (un Messager), Christel Loetzsch (Antigone)
Photo : (c) Cordula Treml

Ecrit en allemand, à l’instar de Medea d’après Heiner Müller (1929-1995) et de Penthesilea d’après Heinrich von Kleist (1777-1811), le texte d’Antigone est mis en musique par l’auteur-même du livret dans la langue de l’adaptateur dont il s’inspire, le poète, écrivain philosophe Friedrich Hölderlin (1770-1843), particulièrement épris de la culture hellénique, à l’instar de ses aînés Goethe et Schiller. Musicalement, Dusapin opte pour la forme « opératorio » qu’il avait inaugurée avec Medeamarerial en 1992, cette fois en cinq actes donnés en continu d’une durée totale d’une heure et trente-cinq minutes. Le fait que librettiste et compositeur soient une seule et même personne permet à l’œuvre d’atteindre une unité remarquablement équilibrée entre texte et musique, qui accède à une force évocatrice saisissante d’une redoutable efficacité, construite par accumulation de strates sonores aux registres singulièrement sombres et menaçants, illustrant la violence, les silences, où les doutes côtoient la rage et le renoncement, écriture vocale et instrumentale épousant étroitement le texte. Les couleurs ténébreuses de l’orchestre sont amplifiées par la présence d’une discrète électronique assurée par le fidèle collaborateur du compositeur Thierry Coduys dont les sonorités graves soulignent admirablement les contrastes singuliers de la partition. Ample et coloré, doué d’une vie intérieure luxuriante, l’Orchestre de Paris intensifie le climat de tristesse qui émane à flot continu de la partition. Richement doté (2), la phalange parisienne met somptueusement en valeur dans les tutti la polyphonie polychrome de tous les pupitres, solistes ou ensembles, évoquant personnages et situations, à commencer par les bois, particulièrement la flûte en sol, mais aussi hautbois, cor anglais, clarinette, clarinette basse, bassons, cordes, notamment altos, violoncelles et surtout contrebasses souvent jouées en pizz. Bartók, à l’instar de la harpe qui se détache superbement en émettant des sons métalliques, ainsi qu’une riche polychromie émise par la percussion répartie entre quatre musiciens jouant métaux (gongs, tams-tams, cloches plaques, peaux, bois et pierres). L’Orchestre de Paris brille de tous ses feux dans cette partition qui valorise chacun de ses membres en tant que solistes autant que le groupe, qui se montre singulièrement homogène et virtuose sous la direction énergique et nuancée de son directeur musical Klaus Mäkelä, tous s’avèrent superbement engagé et conquis par la partition à laquelle ils donnent publiquement le jour.

Pascal Dusapin (né en 1955), Antigone. Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) Cordula Treml

Vocalement, l’œuvre est tout aussi puissante, équilibrée, les lignes sont superbement chantantes, le parlé-chanté étant utilisé avec parcimonie mais de façon judicieuse, le tout merveilleusement défendu par une distribution en tous points remarquable. La vocalité met superbement en valeur le texte, qui s’expose avec une impression constante de liberté, tant il apparaît clairement aux oreilles de l’auditeur, avec une fluidité, une souplesse et un naturel sans artifices plutôt rare dans l’opéra contemporain, n’hésitant pas à aller au-delà ou en en-deçà des tessitures des voix, pour s’exposer sur toute la largeur de leur ambitus, jusqu’au murmure et au cri. L’ample registre vocal de mezzo-soprano de Christel Loetzsch, qui avait été le double de Dante dans Il Viaggio, Dante de Dusapin à Aix-en-Provence en juillet 2022 et à l’Opéra de Paris en avril dernier, ainsi que Floshilde dans Der Götterdämmerung à La Monnaie de Bruxelles en février de cette année, s’épanouit avec justesse dans le rôle-titre, pour brosser une Antigone implacable et éperdue qui bouleverse jusqu’à la déchirure dans un ardent monologue dont chaque note, chaque mot acquiert son juste poids. Face à elle l’impressionnant et magistral Créon du baryton-basse islandais Tómas Tómasson, qui excelle par ailleurs en Wotan/Der Wanderer du Ring de Richard Wagner, s’impose ici par sa trajectoire complexe et d’une vérité nue dans un rôle qu’il sert admirablement, alternant exaltation, cruauté, noblesse, bassesse, déchirure, violence, doute avec une impressionnante humanité. La voix magnétique de la soprano autrichienne Anna Prohaska aux aigus agiles, précis, puissants et charnels est une Ismène à la touchante présence qui résiste vaillamment aux pressions de son aînée, et est magistralement accompagnée de son fiancé Hémon parfaitement tenu par la voix héroïque du ténor néozélandais Thomas Atkins, tandis que le baryton états-unien Jarrett Ott est un messager écartelé entre sa mission de fidèle Messager de Créon et son propre ressenti face aux événements dont il est l’un des témoins, la basse clermontoise Edwin Crossley-Mercer excelle en Tirésias et le contreténor belgo-congolais Serge Kakudji est un impressionnant Coryphée.

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Pascal Dusapin (né en 1955), Antigone. Serge Kakudji (Coryphée), Tómas Tómasson (Créon)
Photo : (c) Cordula Treml

Tous s’expriment dans une scénographie dépouillée façon théâtre antique dominée par un volumineux triangle central fait de piliers blancs aux pieds desquels se déroule l’action entière, dispositif conçu par la metteur en scène, scénographe, réalisatrice de films britannique Netia Jones, également signataire des costumes, fort bien éclairé par Eric Soyer, qui déchire de temps autres l’espace d’éclairs impressionnants appuyés par des flashs de lumières déchirant brusquement l’orchestre.  

Bruno Serrou

1) Le préfixe « anti » d’Antigone indique l’idée d’« opposition à » ou « en compensation de », tandis que le suffixe « gone » dérive de genos qui signifie en grec ancien à la fois « progéniture », « génération », « naissance », « utérus », « semence »  

2) Trois flûtes (le deuxième aussi flûte en sol, la troisième aussi piccolo), trois hautbois (le troisième aussi cor anglais), trois clarinettes (la troisième aussi clarinette basse), trois bassons (le troisième aussi contrebasson), quatre cors, deux trompettes, trombone, trombone basse, tuba, trois percussionnistes, harpe, cordes (14, 12, 10, 8, 6)

 

 

 

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