Bruxelles (Belgique),
Théâtre de La Monnaie, mardi 31 mars 2015
Pascal Dusapin (né en 1955), Penthesilea. Marisol Montalvo (Prothoé), Natascha Petrinsky (Penthesilea), Eve-Maud Hubeaux (Grande-Prêtresse). Photo : (c) Théâtre de la Monnaie de Bruxelles
Pascal Dusapin, qui aura soixante ans
le 29 mai prochain, donne en création mondiale au Théâtre de La Monnaie de
Bruxelles son septième opéra, Penthesilea.
Deux mois après la première française par Renaud Capuçon, son dédicataire, et l’Orchestre
Philharmonique de Radio France dirigé par Myung-Whun Chung à la Philharmonie de
Paris du concerto pour violon Aufgang
créé en 2013 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/01/aufgang-le-concerto-pour-violon.html),
le public parisien a eu la primeur dès dimanche dernier, soit deux jours avant
la création de l’œuvre entière, de trois des dix scènes de Penthesilea réunies sous le titre Wenn du dem Wind… chantées par Karen Vourc’h accompagnée par l’Orchestre
National des Pays de la Loire dirigé par Pascal Rophé…
Pascal Dusapin (né en 1955), Penthesilea. Photo : (c) Fortster/Théâtre de La Monnaie de Bruxelles
La Grèce antique sied particulièrement à Pascal Dusapin. Vingt-quatre ans après
s’être attaché avec succès à la tragique figure de Médée l’infanticide, le compositeur s’est
tourné vers une autre grande figure mythique féminine. Cette fois, il a opté pour la
légende sanglante des amazones, dont la reine, Penthesilea, est l’héroïne. Amoureuse
d’Achille (qui meurt ici dans des conditions différentes de celles de l’Iliade d’Homère), cette dernière, selon
les règles ancestrales appliquées à l’ensemble de son peuple, ne peut se faire
aimer d’un homme sans l’avoir vaincu. Achille l’abuse en lui faisant croire que
c’est bel et bien le cas. Se rendant compte du subterfuge, elle le tue dans une
crise de démence avant de le dévorer et de se donner la mort. Les fragments de
cette légende ont été repris et adaptés par le dramaturge allemand Heinrich von
Kleist en 1807.
Pascal Dusapin (né en 1955), Penthesilea. Natascha Petrinsky (Penthesilea). Photo : (c) Forster/Théâtre de la Monnaie de Bruxelles
C’est cette version, d’une violence inouïe déjà mise
brillamment en opéra par le Suisse alémanique Othmar Schoeck en 1927, quarante
ans après le superbe poème symphonique d’Hugo Wolf, qui a inspiré à Pascal
Dusapin le septième de ses opéras, le second pour Bruxelles et en allemand après
Medeamaterial, adaptation de la
tragique Médée par un autre
dramaturge allemand, Heiner Müller. « C’est le musicologue Harry
Halbreich qui, après avoir écouté mes premières œuvres, m’a conseillé de lire
la pièce de Kleist, rappelle Dusapin. J’avais 22 ans. Il avait décelé dans ma
musique une force adaptée à l’extrême violence du sujet. Mais j’ai préféré
attendre, mesurant la dimension surhumaine de la tragédie. Puis, la maturité
venant, lorsque la Monnaie de Bruxelles s’est proposée de me commander un
nouvel opéra, je me suis dit pourquoi pas Penthesilea. Je me sentais en effet
mûr pour affronter cette histoire et en venir à bout. Il m’a cependant fallu
quatre ans pour y parvenir, écrivant d’abord le livret dans la langue originale
allemande avec le concours de Beate Haeckl, puis la musique. J’ai terminé la
composition dans un état quasi-dépressif. »
Pascal Dusapin (né en 1955), Penthesilea. Photo : (c) Forster/Théâtre de la Monnaie de Bruxelles
Divisée en dix courtes scènes enchaînées sans interruption, se présentant
tel un rituel, la partition est une totale réussite. A l’orchestre d’abord. Mais
aussi sur le plan vocal, avec un sens de la phrase, de la respiration et du
chant trop rare chez les compositeurs d’aujourd’hui. L’œuvre s’ouvre sur une simple
et belle mélopée de la harpe évoquant l’enfance tandis que l’instrument renoue avec
la lyre de la Grèce antique, bientôt rejointe par le cymbalum - tous deux ainsi
que le chœur concluront l’œuvre. Soixante instrumentistes et une électronique bruissant
dans le grave tel un faux-bourdon constant conçue par Thierry Coduys, fidèle
collaborateur de Dusapin, coulent à jet continu dans les profondeurs des
abysses de l’âme et ses déchirures exacerbées. Avec sa forme modale archaïsante
et brute, l’on pense, en plus civilisé, à Iannis Xenakis dont Dusapin fut l’élève.
Sous la battue de Franck Ollu, qui dirigea notamment la création de Passion de Dusapin à Aix-en-Provence en juillet
2008, l’Orchestre de la Monnaie reste en-deçà du potentiel de ce que l’audition
de la part instrumentale laisse percevoir, à l’exception des violoncelles et
contrebasses grondants exaltés par l’informatique en temps réel, tant l’on sent
les musiciens contractés et raides de son.
Pascal Dusapin (né en 1955), Penthesilea. Georg Nigl (Achille), Natascha Petrinsky (Penthesilea). Photo : (c) Forster/Théâtre de la Monnaie de Bruxelles
De cette « histoire d’amour
très compliquée et autodestructrice » comme en convient le metteur en
scène, Pierre Audi, qui s’est substitué en septembre à la metteuse-en-scène
initialement prévue, a su traduire les méandres de l’action et sa progression
dramatique avec une réalisation claire, nette et conforme au mythe et dans la
continuité de sa propre pensée, bien que la transposition dans une usine d’équarrissage
puisse dérouter - ce qui n’a pas été le cas pour le public de la première, qui
a ovationné la production après quatre
vingt dix minutes d’une écoute particulièrement attentive. Décors et vidéo
de la plasticienne belge Berlinde De Bruyckere, qui signe ici sa première scénographie
d’opéra, jouent de dégradés de noir crûment éclairés pour dessiner contours et
contenus d’une tannerie, suivant la transformation des peaux, qui évoluent du
dépeçage de carcasses d’animaux jusqu’au stockage des produits finis sur de vastes
racks, les vidéos présentant des gros plans de peaux brutes, tandis que
Wojciech Diedzic s’est inspiré de costumes d’ouvriers-tanneurs (seule trace de
couleurs, le visage de Penthesilea dans les derniers instants du spectacle.
Pascal Dusapin (né en 1955), Penthesilea. Georg Nigl (Achille), Natascha Petrinsky (Penthesilea). Photo : (c) Forster/Théâtre de la Monnaie de Bruxelles
Malgré de petites faiblesses parmi les seconds rôles, les principaux personnages
sont brillamment tenus : Natascha Petrinsky, qui s’était notamment
illustrée à l’Opéra de Lyon voilà trois ans dans le Triptyque de Puccini (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/01/lopera-de-lyon-il-trittico-de-puccini.html) campe une hallucinante Penthesilea,
Marisol Montalvo, qui s’était imposée dans Re Orso de Marco Stroppa Salle Favart en
2012 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/05/avec-son-opera-re-orso-cree-samedi.html)
et dans Pli selon pli de Pierre Boulez à la Philharmonie de Paris en
février (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/02/matthias-pintscher-qui-dirigeait-pour.html) est une brûlante et tragique
Prothoé, Georg Nigl, créateur de O
Mensch! de Pascal Dusapin en 2011 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2011/12/theatre-des-bouffes-du-nord-16-novembre_06.html), est un saisissant Achilles,
Werner Van Mechelen un puissant Ulysse.
Bruno Serrou
Penthesilea sera repris à l’Opéra de Strasbourg du
26 au 30 septembre 2015
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