Musicien fin et discret, mettant sa sensibilité intérieure au service du seul compositeur et de son œuvre, étonnement
peu présent en France, Jean-Bernard Pommier est l’un des artistes français les
plus courus à l’international. Il faut dire que cet élève d’Yves Nat et de Pierre
Sancan, pour le piano, ainsi que d’Eugène Bigot pour la direction d’orchestre au
Conservatoire de Paris, s’est très rapidement imposé hors de l’hexagone grâce à
ses victoires à 15 ans aux Concours internationaux de jeunes musiciens de
Berlin et de la Guilde des Artistes Solistes Français, et en étant le plus
jeune finaliste du Concours Tchaïkovski de Moscou en 1962, année où s’y sont
imposés Vladimir Ashkenazy et John Ogdon, tandis qu’il se voyait remettre par
le président du jury, Emil Gilels, le Premier Diplôme d’Honneur avec
félicitations.
Pour ses 70 ans - il est né à
Béziers le 17 août 1944 -, Jean-Bernard Pommier s’est lancé dans une nouvelle intégrale
des sonates de Beethoven, qu’il a donnée d’abord à Londres et à Bruxelles avant
de la reprendre à Paris, Salle Gaveau. Pommier est un familier de cet Himalaya de
la littérature pianistique qu’il a enregistré à deux reprises, la dernière en
1994 rééditée en 2006, et qu’il joue partout depuis de nombreuses années. Pommier n’a pas choisi
la chronologie, qu’elle soit de numéro d’ordre ou de dates, mais a obéi à des « impératifs
formels et techniques », comme il l’a
précisé à ma consœur du quotidien Le Monde, Marie-Aude Roux. Il s’agit
chaque soir de faire corps avec la partition et son compositeur en mettant en
relief les différentes évolutions et les subtilités harmoniques d’une sonate à
une autre. Il n’en demeure pas moins que certaines soirées
plongent dans un climat spécifique. Ce qui a été le cas lundi, pour le
quatrième des huit volets du cycle parisien, au caractère héroïque.
Pommier a en effet inscrit à son
programme cinq sonates, trois grandes dont une célèbre, entourant deux « sonates
faciles », composées entre 1796 et 1805. C’est sur la première des trois Sonates op. 10, la 5e en ut mineur, qu’il a ouvert la soirée. Quoique concentrée,
l’œuvre n’en compte pas moins trois mouvements de forme sonate. Réfléchi et le
geste simple et sûr, le pianiste entre sans façon dans l’œuvre. Les doigts
courant avec assurance et délicatesse sur le clavier dans le prolongement de
mains de bucheron accrochées à des épaules larges et puissantes, il révèle
dès cette première pièce un sens aigu de la narration qui émerge d’entrée par l’élan
dramatique du thème principal et son écho plaintif, avant de donner à l’ensemble
un tour judicieusement pathétique, sans pathos. Dans le finale, il exalte murmures
et passions, jouant de l’ombre et de la lumière des sonorités de son magnifique
Steinway.
Avec la Sonate n° 11 en si bémol majeur
op. 22 de 1799-1800 publiée en 1802 sous le titre « Grande Sonate pour
le forte-piano », c’est le premier Beethoven qui arrive à son terme. Le
ton épique préfigure en effet la maturité beethovenienne, et la forme en quatre
mouvements développés ne sera reprise que dans la Sonate n° 28 « Hammerklavier » op. 106 de 1817-1819. Pommier
magnifie l’héroïsme conquérant de cette grande page, tirant de son piano des
résonances et des timbres dignes d’un orchestre entier, les doigts jouant avec dextérité
des arpèges de doubles croches et de la polyphonie dense à la main gauche, galvanisant
l’intense poésie de l’Adagio, avant
de donner au menuet un tour baroque pour mieux souligner le contraste avec le
vaste finale où il se joue des difficultés avec une aisance saisissante.
Jean-Bernard Pommier. Photo : DR
Se lançant dans la première œuvre
de la seconde partie de son récital en prenant tout juste le temps de s’asseoir,
Jean-Bernard Pommier a voulu donner aux deux « Sonates faciles pour le
forte-piano » de Beethoven que sont les Sonates n° 19 en sol mineur op. 49/1 et n° 20 en sol majeur op. 49/2, une totale unité, enchaînant les deux
mouvements de chacune pour en faire une unique sonate en quatre mouvements,
bien que ces deux œuvres probablement conçues pour des élèves aient, en dépit
de leur numéro d’ordre, précédé de peu la Sonate
op. 10/1 avec laquelle Pommier a débuté ce concert. Le pianiste a donné à
ces sonatines la tournure classique idoine dans l’esprit de Haydn, instillant
en outre à la seconde une luminosité transcendante.
C’est avec l’une des œuvres les
plus fameuses de Beethoven que Jean-Bernard Pommier a conclu son programme, dont
les premières volets n’ont finalement constitué qu’un vaste prélude, leurs climats
préparant celui envoûtant de la dernière, la fameuse Sonate n° 23 en fa mineur op. 57 « Appassionata » de
1805-1806. De ce « torrent de feu dans un lit de granit » décrit par
Romain Rolland et que Beethoven considérait comme sa plus grande sonate, à l’exception
de ses cinq dernières, Jean-Bernard Pommier a admirablement mis en lumière le
déchaînement des forces irréductibles, les passions primitives et les folies troubles
des hommes et de la nature magnifiés par cette œuvre extraordinaire dont il a
fait un véritable poème pianistique annonciateur de la Sonate en si mineur de Franz Liszt. Tout entier engagé dans son interprétation
enflammée, Jean-Bernard Pommier a tétanisé l’auditeur par la puissance de son
interprétation, l’aisance phénoménale de son jeu au geste coulant avec naturel et retenue, son large nuancier, son
engagement de chaque instant exprimé sans ostantation, tirant de son instrument des sonorités de braise
aux résonances infinies, prenant son public à bras le corps sans que ce dernier n'en prenne conscience transporté dans un ailleurs d'où il a du mal à
revenir, hypnotisé par la transcendance de la conception titanesque du pianiste de cette partition visionnaire.
Les prochains volets de l’intégrale
des sonates pour piano de Beethoven par Jean-Bernard Pommier résonneront dans
cette même salle Gaveau les 27 mai, 4, 15 et 17 juin.
Bruno Serrou
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