Contrairement à nombre de ses pairs,
Iannis Xenakis n’a pas connu après sa mort de véritable purgatoire mémoriel.
Depuis sa disparition en 2001, orchestres, ensembles instrumentaux, formations
chambristes et solistes n’ont jamais cessé de jouer sa musique (1). Concerts, disques
et livres maintiennent sa mémoire, à l’instar du vibrant ouvrage que vient de publier
sa fille chez Actes Sud, Iannis Xenakis,
Un père bouleversant.
Mâkhi Xenakis (née en 1956). Photo : DR
« ‘’Xenakis’’ est un nom originaire du
Sud de la Crète qui veut dire ‘’petit étranger’’ : xenos : étranger ; akis :
diminutif, petit, gentil. Mon père se sentira toujours un étranger, où qu’il se
trouve. » C’est ainsi que s’ouvre le livre émouvant que Mâkhi Xenakis consacre
à son père Iannis Xenakis, décédé voilà quatorze ans. Dessinatrice, sculptrice,
graveuse, décoratrice de théâtre, écrivain, Mâkhi Xenakis (née en 1956) partage
avec son père une parfaite connaissance de l’architecture à laquelle elle s’est
forgée au contact de Paul Virilio. Elle revient d’ailleurs avec sensibilité sur
cette part importante du travail du compositeur, particulièrement sur sa
collaboration avec Le Corbusier, dont est célébré cette année le cinquantenaire
de la disparition.
Iannis Xenakis au côté de Le Corbusier. Photo : DR
Ce père, ce héros non seulement
pour sa fille mais aussi pour ses faits d’arme en Grèce au temps de l’occupation
allemande puis de l’occupation-libération britannique qui lui valut l’exil et
le fait d’être longtemps apatride - c’est André Malraux qui finira par lui
obtenir la nationalité française - est glorifié par Mâkhi Xenakis avec une
profondeur de sentiment et une sincérité qui transporte le lecteur. Riche en
illustrations, depuis une photo de 1898 réunissant les grands-parents du
compositeur et dix de leurs enfants jusqu’à un cliché de 1998 où le compositeur
tient dans son bras gauche sa fille au pied de l’escalier de leur domicile parisien,
c’est un siècle d’histoire européenne qui est parcouru à travers le prisme de
la famille Xenakis et de la vie du plus célèbre de ses représentants, le compositeur
Iannis Xenakis. L’ensemble est évoqué en deux cent vingt huit documents photographiques
et reproductions de partitions manuscrites, dessins d’architecte, documents
administratifs, lettres et carnets intimes, beaucoup étant reproduits pour la
première fois, ponctuant le texte écrit avec simplicité et émotion, le tout
formant un ouvrage de deux cent trente deux pages.
Iannis Xenakis (1922-2001). Photo : DR
« Pendant longtemps, comme
beaucoup de ceux qui ont vécu les événements tragiques de la guerre, écrit
Mâkhi Xenakis, [mon père] disait refuser le pathos
dans son art et dessinait des équations mathématiques pour expliquer sa
musique. Je ne dis pas que les mathématiques étaient secondaires pour lui. Je
suis bien placée pour savoir que c’était fondamental, puisque, pendant des
années, il me poursuivait en courant dans notre appartement pour que nous
fassions ce qu’il appelait ‘’mes mathématiques’’. Et que plus tard, me voyant
peindre, il me répéta jusqu’à son dernier souffle que sans mathématiques je ne
serai jamais une bonne artiste. » De fait, lorsqu'il est question du lien entre mathématiques et musique
au vingtième siècle, le nom d’Iannis Xenakis vient rapidement à l’esprit. En
effet, dès Metastaseis (1953-1954), l’ingénieur devenu
architecte et compositeur multiplie les œuvres composées à l’aide de principes
issus des mathématiques, de la théorie des probabilités jusqu’à la stochastique
en passant par l’algorythme, seul point de départ possible pour échapper, selon
lui, à la « pensée linéaire » dans laquelle trop de ses confrères se
seraient fourvoyés.
Le Pavillon Philips conçu et dessiné par Iannis Xenakis pour l'Exposition universelle de Bruxelles en 1958
« J’ai pris des leçons
privées auprès d’un compositeur d’origine russe, Aristote Kondourov, avec qui
j’ai étudié trois ans, me disait-il en décembre 1997 tandis que je l’interviewais
dans la perspective du festival Présences de Radio France que lui consacrait
Claude Samuel en février 1998. Mais j’ai beaucoup appris par moi-même. Pendant
la guerre, avec cet ami musicien, nous nous arrangions toujours pour occuper
des maisons pourvues d’un piano. Mon ami était un peu plus jeune que moi, et il
jouait fort bien de cet instrument. Je le suivais partout et je l’écoutais
jouer tout en tirant par la fenêtre. » Mais avant de se consacrer à la
composition, il lui a fallu découvrir Paris, où il est arrivé par la gare d’Austerlitz
en décembre 1947, fuyant son pays où il avait été condamné à mort. Mais alors qu’il entendait s’exiler aux Etats-Unis pour y
étudier l’astrologie, des amis lui ont trouvé un emploi chez Le Corbusier. « Je
travaillais chez Le Corbusier tout en commençant à composer... une musique
folklorico-post-bartókienne, se souvenait-il en 1997. L’une de mes premières
partitions fut la Procession aux eaux
claires. Vara Hadzimikalis,
avec qui j’avais combattu, m’a aidé à reprendre contact avec un certain nombre
de compagnons d’arme qui avaient trouvé refuge à Paris. Lorsque j’ai connu [ma
femme] Françoise, je faisais tous les trois mois la queue à la préfecture pour
y renouveler mon permis de séjour. J’y passais des heures à attendre mon tour,
et j’avais droit au tutoiement. Ma cicatrice au visage provoquait de violentes
réactions de la part des policiers, qui me fouillaient plus que tout autre,
sans doute parce qu’on me prenait pour un malfrat. » Néanmoins, Xenakis s’impose
rapidement auprès de Le Corbusier, pour qui il réalise de nombreux projets que
l’architecte suisse s’accapare le plus souvent, au grand dam de son
collaborateur plus créatif que lui. Ce que démontrent esquisses, dessins et
photos de bâtiments conçus par Xenakis qui illustrent le livre de sa fille.
Iannis Xenakis (1922-2001). Photo : DR
Dès septembre 1951, comme l’atteste
son premier carnet intime reproduit dans le livre de sa fille, la musique
devient le centre de la vie de Xenakis. Les mathématiques qu’il utilisait pour
l’architecture trouvent très vite un usage qui lui permet de traiter les
mouvements de masses sonores et de les transcrire en musique. « La musique
doit être sociale, écrit-il dans son premier carnet. […] L’autre jour, j’ai
essayé des superpositions de rythmes différents… Le résultat au bout de trois
répétitions était très pauvre. » Grâce aux cours d’Olivier Messiaen, il
découvre les rythmes complexes des musiques hindoues, ce qui conforte son idée
d’associer mathématiques et musique. « Comment introduire les voix, les
cris de douleur, les sanglots en musique ? », s’interroge-t-il dans
ce même premier carnet...
Iannis Xenakis devant son ordinateur. Photo : DR
Mais il ne s’agit pas ici d’une
monographie pure et simple - ce qui explique sans doute l’absence d’index, ce
qui m’apparaît néanmoins regrettable. Impossible en effet pour la fille d’un
couple hors normes - car il ne faut pas négliger la compagne de toujours du
compositeur, Françoise Xenakis, écrivain et femme de médias qui est aussi la
mère de l’auteur - de mettre une part d’elle-même, surtout qu’elle est aussi
écrivain. C’est à travers le regard de cette enfant aimante et admiratrice de
son père qu’est tiré le portrait du héros de l’auteur, qui laisse couler au fil
de l’écriture ce qui appartient au plus profond de son être et qu’elle exprime avec
son cœur, son âme, sa sensibilité de petite fille devenue femme puis mère et artiste.
Un père génial et fin qui vit à travers elle et qui est également elle, au
point qu’elle se décrit à travers lui jusqu’au plus secret de son âme. Tandis
qu’elle finissait une sculpture d’Antigone sur la pelouse de la retraite que
son père avait bâtie en Corse, elle conclut son livre-souvenir ainsi : « De
retour à Paris, en regardant […] Antigone, je réalise une nouvelle chose
incroyable. Mon père avait souhaité que l’on disperse ses cendres dans la
Méditerranée, en Corse. Et c’est exactement dans ce golfe, là où Antigone porte
aujourd’hui son regard, qu’elles reposent. Antigone maintenant veille sur les
cendres de mon père. »
Bruno Serrou
Mâkhi Xenakis, Iannis Xenakis /
Un père bouleversant. Editions Actes Sud, 2015 (231 p., 29€)
1) Une série de concerts est
consacrée ces prochaines semaines à Iannis Xenakis. Notamment autour de l’Orestie par Spyros Sakkas (baryton), l’ensemble
vocal Soli-Tutti, les Chœurs de l’Université Paris VIII et l’Ensemble Court-Circuit
dirigés par Jean-Louis Forestier, samedi 11 mai à 20h Salle des Fêtes de
Gennevilliers et mercredi 15 avril à 20h à l’Amphithéâtre de l’Opéra-Bastille.
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