samedi 4 octobre 2025

La tragique descente aux enfers de Maurice Ravel dépeinte avec tact par Ramón Lazkano dans l’opéra « La Main gauche » créé par l’Ensemble Intercontemporain et Pierre Bleuse avec un excellent trio vocal

Paris. Cité de la Musique. Salle des Concerts. Vendredi 3 octobre 2025 

Ramón Lazkano (né en 1968), La Main gauche 
Photo : (c) Anne-Elise Grosbois / Ensemble Intercontempordain

Vendredi soir était donnée à la Philharmonie de Paris / Cité de la Musique la création « scénique » de l’opéra de chambre La Main gauche de Ramón Lazkano d’après le roman Ravel de Jean Echenoz. Une œuvre de quatre-vingt minutes pour une cantatrice, deux chanteurs et quinze instrumentistes. Un projet de dix-neuf ans d’un compositeur basque espagnol supérieurement abouti se focalisant sur les dernières années de la vie de l’immense compositeur basque français. Un remarquable résultat magnifié par l’Ensemble Intercontemporain, Marie-Laure Garnier (soprano, qui incarne toutes les femmes qui ont compté pour Ravel), Peter Tantsits (ténor, Ravel) et Allen Boxer (baryton, qui campe divers personnages ayant croisé et/ou inspiré Ravel), le tout brillamment dirigé par Pierre Bleuse. Seul petite réserve, la mise en espace peu lisible depuis la place que j’occupais, le final plaçant le compositeur sur son lit de mort au centre. L’Intercontemporain était installé côté cour et l’action proprement dite se déroulait au centre du plateau sous un écran où étaient projetées les vidéos de Mathieu Crescence et Béatrice Lachaussée, signataire de la mise en espace 

Ramón Lazkano (né en 1968), La Main gauche 
de gauche à droite : Jean Echenoz, Pierre Bleuse et Ramón  Lazkano
Photo : (c) Anne-Elise Grosbois / Ensemble Intercontemporain

Ramón  Lazkano est l’un des compositeurs espagnols les plus marquants de notre temps. Né à San-Sébastian (Pays Basque) en 1968 et formé au Conservatoire de sa ville natale par son compatriote compositeur Francisco Escudero (1912-2002), puis à Paris, où il vit désormais après y avoir été l’élève d’Alain Bancquart et de Gérard Grisey au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, d’où il est sorti en 1990, docteur ès Musicologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris, Ramón Lazkano a fait en 1988, la rencontre, brève mais fulgurante et décisive dans sa carrière, de Helmut Lachenmann. Une rencontre qui ira au-delà d’une simple influence sur son parcours de créateur car elle allait aussi le marquer dans ses préoccupations sociales et politiques. S’est alors imposée dans ses compositions une idée qu’il affermit dans les années 1990, le concept d’érosion, d'intertextualité, de saturation, de silence et d’expérience du son et du temps sur lesquels il a l’occasion de réfléchir longuement pendant son séjour à la Villa Médicis de Rome en 2000-2002.

Ramón Lazkano (né en 1968), La Main gauche. Peter Tantsits (Ravel)
Photo : (c) Anne-Elise Grosbois / Ensemble Intercontemporain

Ramón Lazkano ne craint pas de faire chanter les instruments, se plaisant à surprendre au détour d’une phrase, jouant des timbres et des rythmes qu’il renouvelle inlassablement. A l’instar de sa voix, douce et mélodieuse, le silence est chez lui un élément fondamental, dont il joue comme personne dans son opéra La Main gauche. « Je me sens rapidement agressé par le volume sonore, me disait-il lorsque je l’interviewais voilà quelques années pour le quotidien La Croix. Même si, dans l’orchestration, quantité d’éléments sont difficilement discernables, on entend leur absence. Cette qualité du silence n’est pas l’absence totale de son mais une présence imperceptible qui donne à la polyphonie un relief particulier. » Les musiques du passé lui sont vitales. « Elles permettent, dit-il, à notre musique d’exister, de se penser elle-même à travers un miroir dans lequel puiser. Elle m’est fondamentale, car elle me fait respirer, me donne des pistes, alimente ma musique. J’adore Orlando di Lasso, ses Larmes de saint Pierre sont l’une des plus belles choses au monde. »

Ramón Lazkano (né en 1968), La Main gauche 
Photo : (c) Anne-Elise Grosbois / Ensemble Intercontemporain 

La découverte des sculptures de Jorge Oteiza (1908-2003) en 2000 dans le Laboratoire expérimental ou Laboratorio de Tizas (Laboratoire des craies) fondé n 1954 par le plasticien basque, homme de conviction, polémiste redouté, travailleur infatigable de la pierre et du fer qui a fait du carré et de la sphère les outils de sa réflexion sur la relation du volume et de l’espace et qui refusait la notion de musée à laquelle il préférait celle de laboratoire, a donné à Ramón Lazkano l’idée de creuser davantage encore ces principes dans le domaine de la musique, plus particulièrement celui de l’érosion. En effet, pour Oteiza, l’expression du vide, l’occupation active de l’espace est à construire et cette construction passe par la fusion d’unités formelles légères, dynamiques et ouvertes. Chez le compositeur, il s’agit d’érosion des matériaux de l’orchestre jusqu’au silence, d’érosion de la vie, qui chemine inévitablement vers la mort, notion qui allait si fortement marquer l’un des élèves de Lazkano, l’Italien Francesco Filidei. Mention a souvent été faite de la facette architectonique de Lazkano, son intérêt pour l’espace et la physique du son, le compositeur allant jusqu’à parler de «son sculpté » pour ce qui est de sa mise en forme dans un espace invisible mais déterminé par le contexte physique des vibrations sonores décrit comme « une forme d’émanation spatiale partagée entre sculpture et musique ».

Ramón Lazkano (né en 1968), La Main gauche 
De gauche à droite : Peter Tantsits (Ravel), Marie-Laure Gaenier, Allen Boxer
Photo : (c) Anne-Elise Grosbois / Ensemble Intercontemporain

Lorsque je rencontrais Ramón Lazkano en 2016 pour le quotidien dont j’étais alors l’un des collaborateurs, il travaillait déjà sur son projet d’opéra qui vient d’être porté à la scène Cité de la Musique dont un premier fragment allait être donné dans le cadre du Festival d’Automne. La figure centrale en était Maurice Ravel. « Sa musique me touche, me confiait-il alors. J’y admire la magie, l’artifice, la netteté, la facture, la fluidité absolue quasi mozartienne, une émotion à la fois profonde et discrète. La maladie de Ravel me trouble profondément, ce problème de langue, cette aphasie qui suscite douleurs et traumatismes, m’obsède. L’idée de cet isolement, de cette réalité impossible à exprimer à travers la parole m’effraie. Quand on a la conviction d’avoir beaucoup de musique en soi et de ne pouvoir l’écrire, ne pas pouvoir se reconnaître dans sa propre musique, avouer à un ami qu’il a fallu chercher dans un dictionnaire pour la lettre qu’on lui adresse, est terrorisant. »

Ramón Lazkano (né en 1968), La Main gauche 
Photo : (c) Anne-Elise Grosbois / Ensemble Intercontemporain

Il aura donc fallu neuf ans de plus pour que Ramón Lazkano mène à son terme le projet La Main gauche, dont le titre renvoie au second concerto pour piano et orchestre de Ravel achevé en 1931, ce qui a conduit l’opéra à une création l’année du cent-cinquantenaire du compositeur qui en est le héros. Ecrite sur un livret de Jean Echenoz et Ramón Lazkano, l’œuvre est consacrée aux dernières années de Ravel, et mêle à la fois l’amour que porte le compositeur basque espagnol pour la musique de son aîné basque français, et une réflexion sur l’érosion progressive de la mémoire Inspirée du roman Ravel de Jean Echenoz (né en 1947, Prix Goncourt 1999 pour le roman Je m’en vais), publié aux Editions de Minuit en janvier 2006, l’opéra évoque les dernières années de Ravel, de sa tournée triomphale aux Etats-Unis au printemps 1928 à la maladie qui se révèle en 1932 à la suite d’un accident de taxi, et à l’isolement de ses dernières années qui s’ensuivit et le conduisit dans l’isolement de sa dégénérescence dans sa maison de Montfort-l’Amaury (Yvelines), tandis que Ravel prend conscience de sa perte des mots, de l’expression et de la mémoire, ainsi que de son impossibilité de noter sur le papier la musique suscitée par ses rêveries. Pour évoquer ce passage de la gloire à la fin douloureuse du plus joué des compositeurs français dans le monde, Ramón Lazkano convoque autour de Ravel, chanté par un ténor, la Femme, qui représente à elle seule, à travers sa voix de soprano,  toutes celles qui ont compté dans sa vie, la violoniste Hélène Jourdan-Morhange dédicataire de la Sonate pour violon que Ravel surnomme Moune, la cantatrice Madeleine Grey créatrice des Chansons madécasses, la danseuse Ida Rubinstein créatrice du Boléro qui lui est dédié, la pianiste créatrice du Concerto en sol Marguerite Long, la peintre et illustratrice Valentine Hugo épouse du peintre Jean Hugo, l’amie Marie Gaudin (1), ainsi que l’épouse du commandant de bord du navire qui le ramène des Etats-Unis en France), en un baryton qui, lui aussi, représente plusieurs amis et interlocuteurs du compositeur (le poète Léon-Paul Fargue, l’écrivain Jacques de Zogheb voisin de Ravel à Montfort-l’Amaury, le pianiste compositeur cubain Joaquin Nin, le pianiste manchot Paul Wittgenstein commanditaire du Concerto « pour la main gauche », l’oncle peintre Edouard Ravel, le commandant de bord, le neurochirurgien Clovis Vincent qui tenta l’opération du cerveau de Ravel le 27 décembre 1937.

Ramón Lazkano (né en 1968), La Main gauche 
Photo : (c) Quentin Chevrier / Ensemble Intercontemporain

Dans cet opéra de chambre en trois parties de cinq scènes chacune, à l’instar de Wozzeck d’Alban Berg, la musique de Ramón Lazkano accompagne et enveloppe l’action, qui se raréfie peu à peu, passant de l’exaltation des Etats-Unis, puis se ralentit et se raréfie peu ou prou pour s’achever dans un silence surhumain, tandis que la musique de Ravel, déjà créée - notablement le Concerto « pour la main gauche » sous-tend l’opéra entier -, ou en gestation dans sa tête incapable qu’il est de transmettre sa pensée à ses mains, devenues « gauches », pour la transcrire sur des portées, et qui s’insinue dans celle de Lazkano avant de se dissiper tel un songe inassouvi, flottant autour de lui de façon plus ou moins désagrégée, la partition s’éteignant inexorablement dans le silence irréversible du néant. Ce qui est notamment remarquable dans le travail de Lazkano est la façon déchirante dont il parvient à restituer musicalement l’impossibilité de Ravel de reconnaître sa propre musique, son incapacité à trouver le moyen de la transmettre, impression que Lazkano restitue par des citations qui s’érodent, se brouillent tels de vagues souvenirs plus ou moins identifiables. Que l’Ensemble Intercontemporain donne vie à cette partition bouleversante était rien moins que naturel, tant on se souvient combien Pierre Boulez, son fondateur, a été le plus grand champion de Maurice Ravel dans le monde, dirigeant et programmant très souvent ses œuvres à la tête des plus grands orchestres du monde, laissant quantité d’enregistrements discographiques, radiophoniques et télévisuels qui resteront à jamais des modèles d’intégrité et d’inspiration. Très chargée émotionnellement, d’un grand raffinement, mêlant deux univers, le sien, magique et raffiné, et celui de Ravel, outre le Concerto « pour la main gauche » en fil dramaturgique, entre autres la Sonatine et le Quatuor à cordes qui se fait plus ou moins déformé par la mémoire. Le fin orchestrateur qu’est Lazkano, à l’exemple de son modèle Ravel, enthousiasme par son inventivité sonore, fluide, charnelle, chatoyante, contrastée, toujours novatrice jusques et y compris dans le silence, les quinze instrumentistes (2) résonant comme quatre-vingt solistes du plus somptueux des orchestres symphoniques aux alliages de timbres les plus extraordinaires.

Ramón Lazkano (né en 1968), La Main gauche. Pierre Bleuse
Photo : (c) Anne-Elise Grosbois / Ensemble Intercontemporain

L’écriture vocale utilise finement la prosodie exploitée avec un débit soulignant le mot de telle sorte qu’il en émane une énergie extraordinaire, allant décrescendo, depuis le tourbillon vertigineux de la tournée nord-américaine durant laquelle Ravel, à la direction ou au piano, accumule les succès, jusqu’à la raréfaction asphyxiante du son, la fin approchant. Le ténor états-unien Peter Tantsits, membre fondateur de l’International Contemporary Ensemble de New York, créateur de plus d’une cinquantaine d’opéras contemporains, dont Les Bienveillantes d’Hèctor Parra (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/07/cd-evenement-lyrique-avec-les.html), est un véritable chanteur-acteur, incarnant ici un Ravel authentique, particulièrement endurant, depuis sa première apparition qui ouvre l’opéra sur sa voix puissante, sombre et de conjonctions délicates -, le brillant ténor étatsunien surmonte avec une aisance phénoménale et sans flancher dans une tessiture extraordinairement tendue avec les moyens d’un ténor héroïque d’une solidité exceptionnelle et l’élégance d’un interprète de lieder restituant jusqu’à la douleur toute intérieure et normalement impossible à exprimer vocalement mais qui déchire l’âme de Ravel profondément tourmentée. La soprano française, révélation lyrique de l’année 2021 des Victoires de la Musique, Marie-Laure Garnier, et le baryton Allan Boxer s’imposent dans la diversité des protagonistes que chacun est chargé de représenter (sept chacun) dont ils dépeignent avec vaillance et sensibilité la variété des personnalités, jouant avec souplesse de leur impressionnante capacité d’acteurs et de colorations vocales qui permettent de distinguer le tempérament des divers acteurs de la vie de Ravel.

Ramón Lazkano (né en 1968), La Main gauche 
Photo : (c) Bruno Serrou

La mise en espace de Béatrice Lachaussée est apparue peu lisible, du moins depuis la place où j’étais assis, en fond de salle, côté jardin où il ne se passait rien sur le praticable, l’action se déroulant exclusivement au centre sur trois niveaux, au sol, le final plaçant le compositeur sur son lit de mort, sur un praticable, où se déployait l’action en tant que telle, et sur un écran, où étaient projetées séquences vidéos réalisées par Mathieu Crescence et sous-titres/surtitres, l’Ensemble Intercontemporain et Pierre Bleuse étant quant à eux placés côté cour.

Bruno Serrou

1) Marie Gaudin est la destinataire d’une lettre datée du 3 janvier 1933 dans laquelle l’écriture de Ravel porte les stigmates du début de sa dégénérescence, ratures, hésitations, répétitions, reprises de lettres, de mots et de phrases en plusieurs endroits 

2) Flûte (aussi piccolo et flûte basse), hautbois (aussi cor anglais), clarinette (aussi clarinettes basse et contrebasse), basson (aussi contrebasson), cor, trompette (aussi bugle en si bémol), trombone, accordéon, un percussionniste, piano (aussi célesta), deux violons, alto, violoncelle, contrebasse


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