jeudi 23 octobre 2025

Vassily Kandinsky, la musique des couleurs, à voir avec les oreilles et à écouter avec les yeux à la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Espace des Expositions. Jusqu’au 1er février 2026 

Photo : (c) Philharmonie de Paris

L’on ne peut que sortir les yeux emplis de musique et les oreilles saturées de couleurs de la remarquable exposition que la Philharmonie de Paris consacre depuis le 15 octobre 2025 et jusqu’au 1er février 2026 (1) à l’immense peintre synesthète russe Vassily Kandinsky (1866-1944), ami d’Arnold Schönberg dont les tableaux ont tous des rapports avec la musique. Des tableaux rares venant du Centre Pompidou, coréalisateur de l’exposition (2), de musées de Bâle, Bilbao, Düsseldorf, Ludwigshafen, Munich, New York, Strasbourg, Vienne, Wiesbaden, et de collections privées, près de deux cents œuvres à découvrir entourées de documents et objets divers, photos, manuscrits, lettres, partitions, disques 78 tours, plans, livres, palettes et boîtes de peinture et de crayons de couleurs, etc. Le tout mis en musique par Mikhaïl Rudy (Beethoven, Berg, Bach/Webern, Moussorgski, Schönberg, Scriabine, Wagner, etc.) qui illustre chacune des parties de l’exposition mise en résonance avec la voix de Kandinsky diffusée par des casques détectant l’endroit exact où se situe le visiteur afin de diffuser précisément les documents audio proposés. Des œuvres extraordinaires, qui toutes ou presque portent des titres musicaux et chorégraphiques (Improvisation, Impression, Lyrique, Fugue, Etude, TableauDéveloppement, Composition  toutes plus marquantes et signifiantes les unes que les autres. A visiter coûte que coûte.

Affiche de l'exposition Kandinsky, la musique des couleurs 
Photo : (c) Philharmonie de Paris

« La couleur est la touche, l’œil est le marteau, l’âme est le piano aux cordes nombreuses, écrivait Vassily Kandinsky dans Du spirituel d’ans l’art. L’artiste est la main qui, par l’usage convenable de telle ou telle touche, met l’âme humaine en vibration. » La Philharmonie de Paris, cette fois en association avec le Centre Georges Pompidou fermé pour travaux, poursuit son parcours entrepris voilà une quinzaine d’années dans les relations musique et peinture, principalement au XXe siècle. Après Paul Klee en 2011, Marc Chagall en 2015 et Pablo Picasso en 2020, c’est au tour de Vassily Kandinsky. Maître de l’avant-garde pictural venu de Russie, pour qui la musique était vitale au point d’être un élément essentiel de son inspiration, à l’instar d’Arnold Schönberg, son semblable musical fou de peinture au point d’exercer cet art avec talent, Kandinsky puise sa créativité dans la musique, dont il va jusqu’à adopter formes et titres pour ses propres œuvres. Né à Moscou le 4 décembre 1866 d’un père négociant en thé et d’une mère issue de la haute société moscovite qui s’installent à Odessa en 1871, Vassily Kandinsky reçoit ses premières leçons de musique à l’âge de 4 ans, commençant piano puis le violoncelle un an plus tard, il entre au lycée en 1876 puis étudie le droit et les sciences économiques à l’Université de Moscou de 1885 à 1894. En 1896, il renonce à la carrière d’avocat et devient directeur artistique d’une imprimerie. L’année suivante, deux événements décisifs déclenchent sa vocation de peintre, la découverte des Meule de foin à Giverny de Claude Monet dans une exposition d’art français à Moscou, et la représentation de Lohengrin de Richard Wagner au Théâtre Bolchoï. 

Entrée de l'exposition Kandinsku, la musique des couleurs, illustrations d'Amable et Eugène Gardy, et de Jean-Baptiste Lavastre de Lohengrin de Richard Wagner.
Photo : (c) Philharmonie de Paris

En décembre de cette même année, Vassily Kandinsky s’installe à Munich pour y étudier la peinture…  et il y prend conscience de son aptitude pour la  synesthésie. De 1897 à 1900, il étudie à l’école d’Anton Ažbe, puis à l’Académie des beaux-arts de Moscou dans la classe du peintre symboliste Franz von Stuck (1863-1928). En 1901, il est l’un des fondateurs de l’association Phalanx où il organise jusqu’en 1904 une douzaine d’expositions et enseigne. En 1906-1907, il est à Paris où il remporte le Grand Prix du Salon d’automne et peint des tableaux marqués de l’ambiance féérique et musicale de Moscou, tel Lied (Chanson). En 1909, de retour à Munich, il cofonde la Neue Künstlervereinigung de Munich (NKVM, Nouvelle Association des artistes munichois), avec Gabriele Münter, Alexej von Jawlensky, Marianne von Werfkin, entre autres.

Photo : (c) Philharmonie de Paris

La synesthésie n’était pas qu’une particularité chez Vassily Kandinsky. Chez lui, il ne s’agissait pas d’une métaphore poétique mais bel et bien d’un élément moteur de sa révolution esthétique. Son expérience lors de la représentation au Bolchoï de l’opéra Lohengrin de Wagner en 1896 établit cette réalité : en écoutant la musique, il voit réellement formes, lignes, couleurs. Au point qu’il se détourne de son projet de carrière universitaire en quête d’un moyen d’exprimer en peinture cette capacité inopinée de fusion des sens, apte à émouvoir le public. Dans son ouvrage Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (3), il cristallise en 1910 sa synesthésie, chaque être porteur de cette particularité possédant la sienne, en analysant la façon dont la couleur agit sur la conscience profonde. Dans ce livre écrit alors qu’il venait de peindre son premier tableau abstrait et qui compte depuis sa parution parmi les textes essentiels qui ont changé le cours de l’art moderne, Kandinsky établit une correspondance précise entre les couleurs et les instruments de musique. Par exemple, le jaune terrestre vibrerait comme une trompette, le bleu ciel sonnerait comme une flûte jusqu’à devenir violoncelle en s’assombrissant puis orgue dans ses nuances les plus profondes, le rouge passionnel était un tuba joué fortissimo, au vert apaisant correspondrait un violon, le noir représenterait le silence absolu… Mais plutôt que de se contenter de peindre ce qu’il voyait en écoutant, Kandinsky développa toute une philosophie de l’art et de l’abstraction dans la peinture qui devait fonctionner comme la musique, pour parler comme cette dernière directement à l’âme sans représenter le monde concret : « Tendez votre oreille à la musique, ouvrez votre œil à la peinture. Et… ne pensez pas ! Examinez-vous, si vous voulez, après avoir entendu et après avoir vu. Demandez-vous, si vous voulez, si cette œuvre vous a fait "promener" dans un monde inconnu auparavant. Si oui, que voulez-vous de plus ? »

Vassily Kandinsky (1866-1944). Portrait envoyé à Arnomd Schönberg en 1911, annotée « Arnold Schönberg/avec des sentiments de vie/Sympathie/Kandinsky/Munich 9/IV/11. » 

Ces mots disent combien pour le plasticien Vassily Kandinsky peinture et musique étaient intimement liées. Contemporain d’Arnold Schönberg, maître de la modernité musicale qui concevait en 1909 ses Trois Pièces  pour piano op. 11, tournant définitif dans l’abandon de la tonalité qui sera publié en 1910, le fondateur à Munich en 1911 avec Franz Marc du Blaue Reiter (Cavalier bleu) (3) - auquel sera intégré Schönberg -, qui publie cette même année son premier Almanach, ne pouvait pas ignorer ces pages ni leur auteur. Tous deux partageaient en effet une même aspiration à une expression artistique absolue non conventionnelle à même d’émanciper leur art, Schönberg en libérant la musique de la tonalité, Kandinsky en s’affranchissant de la forme figurative. Le 18 janvier 1911, le peintre russe décide d’écrire au musicien, son cadet de huit ans, alors qu’il se trouve à Munich et le compositeur à Berlin, où il enseigne. « Pardonnez-moi, je vous prie, si je vous écris, sans avoir le plaisir de vous connaître personnellement. Je viens d’assister à votre concert ici, et j’ai eu une joie réelle à l’écouter. Vous ne me connaissez certainement pas, car j’expose très peu, et à Vienne je n’ai exposé qu’une seule fois brièvement il y a déjà quelques années (Sécession). Mais nos aspirations et notre façon de penser et de sentir ont tant en commun que je me permets de vous exprimer ma sympathie. » Mais le plus intéressant vient ensuite, dans la même lettre : « Nos aspirations et notre façon de penser et de sentir ont tant en commun que je me permets de vous exprimer ma sympathie. Vous avez réalisé dans vos œuvres ce dont j’avais, dans une forme à vrai dire imprécise, un si grand désir en musique. Le destin spécifique, le cheminement autonome, la vie propre enfin des voix individuelles dans vos compositions sont justement ce que moi aussi je recherche sous une forme picturale. […] La construction, voilà ce qui manquait si désespérément à la peinture ces derniers temps. Et il est bon qu’on la recherche. Seulement, c’est la manière de construire que je conçois différemment. »

Arnold Schönberg, Die glücklische Hand (1. Bild), 1910. Huile sur carton
Photo : (c) Arnold Schönberg Center, Vienne

« C'est une très grande joie pour moi que ce soit un artiste pratiquant un art différent du mien qui trouve des correspondances avec moi, écrit Kandinsky dans une deuxième lettre datée 24 janvier 1911. Il y a sûrement, entre les meilleurs de ceux qui cherchent aujourd'hui, telle relation inconnue, tel point commun, qui ne sont certes pas le fait du hasard. » Schoenberg vivait alors à Vienne et Kandinsky à Munich. Quelques jours plus tôt, Kandinsky en compagnie de quelques amis peintres comme lui - le Bavarois Franz Marc (1880-1916), le Russe Alexej Jawlensky (1864-1941), la Russe Marianne von Werfkin (1860-1938), la Berlinoise Gabriele Münter (1877-1962) - avait entendu, pour la première fois, des œuvres de Schönberg durant un concert de musique de chambre où figurait notamment le Quatuor à Cordes n° 2 avec voix op. 10 et les Trois pièces pour piano op. 11, concert à l’issue duquel Kandinsky réalise son tableau Impression III (Concert). Kandinsky et ses amis découvrent alors avec enthousiasme un parallèle entre la musique de Schönberg qui rompait avec le système tonal et leur peinture, qui accédait à l'abstraction. « Peux-tu imaginer une musique ou la tonalité (et aussi le respect de n’importe quel ton) est totalement abolie ? écrivait alors Franz Marc à son ami Auguste Macke. Je pensais sans cesse aux grandes compositions de Kandinsky qui ne tolère lui non plus aucune trace de tonalité... et aussi à ses "taches volantes", à l'écoute de cette musique où chaque son joué existe pour soi (une sorte de toile blanche entre les taches de couleurs). Schönberg part du principe que les concepts de consonance et de dissonance n'existent absolument pas. Une soi-disant dissonance n'est qu'une consonance plus éloignée ».

Photo : (c) Philharmonie de Paris

En 1911, Kandinsky était contesté dans ses propres innovations, tout en s’imposant comme leader. Il avait 44 ans. Schönberg, 37. Ce dernier était un compositeur reconnu, enseignant l'harmonie et la composition à Vienne et à Berlin, mais sa musique suscitait une opposition très vive et déclenchait des scandales. Son sextuor à cordes La Nuit transfigurée op. 4 avait déjà provoqué quelque remous en 1899, alors que son langage se rattachait encore au chromatisme brahmso-wagnérien. Les œuvres composées après 1908 ont commencé à perturber davantage encore les auditeurs tant elles s’éloignaient du système tonal qui ramenait les sons d’une mélodie, les accords et leurs successions à un centre de gravité référent de l’œuvre entière. Schönberg pensait que les règles de l’harmonie n’étaient pas des lois inaltérables fixées par la nature et qu'en se dissolvant dans de longues modulations, le principe tonal perdait sa logique et ses justifications. L’émergence du radicalisme dans la musique du XXe siècle correspond au moment où Schönberg et quelques musiciens après lui suspendaient les fonctions tonales en cessant de recourir aux stéréotypes fixant la reconnaissance de l'oreille tout comme la représentation d'un objet, d'une personne ou de la nature établit des structures aisément reconnaissables pour l’œil. A Kandinsky, la musique, qu’elle soit tonale ou pas, apparaissait comme « l’art le plus immatériel », car, sauf quand elle se dégrade dans des évocations descriptives, elle n’imite pas la nature mais permet au compositeur d’exprimer son univers intérieur mieux que toute autre technique artistique. À ce titre, elle ne pouvait que susciter l'intérêt de peintres souhaitant échapper à la contrainte de représentation de l’objet.

Vassily Kandinsky,  Gelb-Rot-Blau (Jaune-rouge-bleu), 1925
Huile sur toile. Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris
Donation Nina Kandinsky, 1976

Il convient de rappeler que Schönberg s’était tourné à l’époque vers la peinture, signant quelques trois cents œuvres picturales, dessins, esquisses, aquarelles et soixante-seize huiles sur toile, portraits et autoportraits, l’essentiel étant produit entre 1908 et 1912. Certes, il ne fait pas preuve de la même force créatrice dans cette matière que dans la musique, mais il a su y exprimer émotions et sentiments avec force et authenticité. En octobre 1910, une exposition lui avait été consacrée à Vienne, et avait été accueillie avec autant de sarcasmes que sa musique. Fin 1911, certains de ses tableaux ont été présentés à Munich par Kandinsky, aux côtés de toiles de Franz Marc et de Robert Delaunay. Ses tableaux ont encore été exposés à Budapest en 1912, en même temps que des œuvres d’Egon Schiele. Cette même année 1912, dans un volume d'hommages à Schönberg comme compositeur et professeur, Kandinsky et le peintre écrivain autrichien Paris von Gütersloh (1887-1973) ont consacré des pages élogieuses à sa peinture. Quelques soixante-dix huiles et cent-cinquante aquarelles et dessins de Schönberg, conçus entre 1906 et 1912 le montrent moins radical que dans sa musique. En effet, lui-même n’a pas abouti à l’abstraction dans sa peinture. 

Vassily Kandinsky, Entwicklung (Développement), 1926
Huile sur carton. Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris
Legs de Nina Kandinsky, 1981

On y trouve le plus souvent dans des tonalités brunes et grises, paysages, portraits, autoportraits, esquisses non pour ses œuvres musicales, bien que certaines soient destinées à situer le climat de ses œuvres notamment scéniques comme Erwartung et Die glückliche Hand. L’on y trouve surtout ce que Kandinsky a appelé des « Visions » et ce que Schoenberg nomme des « Regards », où la toile est entièrement occupée par des visages qui, en se confondant presque avec le fond du tableau, créent une atmosphère fantastique et menaçante. « Il est intéressant de voir avec quelle simplicité et quelle sûreté le compositeur Arnold Schönberg utilise les moyens de la peinture, écrit Vassily Kandinsky dans l’Almanach du Blaue Reiter. Il ne se soucie, en général, que de la résonance intérieure. Il laisse de côté toutes les fioritures et enjolivures, et la forme la plus ’’pauvre’’ devient entre ses mains la plus riche... » Kandinsky espérait davantage du compositeur, certes pas pour quelque application des principes du Viennois dans la peinture, mais pour la mise en évidence des liens spirituels et de l’identité des projets créateurs qui pouvaient se manifester dans des arts différents. Autant que par la musique de Schönberg, Kandinsky d’abord été intéressé par certains de ses textes. Il souhaitait y trouver une confirmation à ses propres recherches dans la réflexion parallèle que Schoenberg menait à propos de la musique qui faisait que l'objet, un paysage, par exemple, restait, le plus souvent, à l’origine de sa création. 

Lotte Johanna Jacobi, Vassily et Nina Kandinsky dans le Saon de musique du Bauhaus, Berlin 1931
Epreuve gélatino-argentique. Centre Pompidou, Musée national d'art moderne
Legs Nina Kandinsky, 1981

Vassily Kandinsky avait appris que le texte figurant dans le programme de salle du concert auquel il avait assisté à Munich en janvier 1911, était tiré d’un chapitre du Traité d’harmonie que Schönberg rédigeait alors. Kandinsky s’était aussitôt plongé dans cet article dans lequel Schönberg s’attachait au problème des octaves et quintes parallèles qui avait été publié dans la revue Die Musik et dont Kandinsky avait traduit en russe les fragments les moins techniques, y ajoutant quelques commentaires pour le catalogue d’exposition d'art moderne international organisé à Odessa (1). Mais Kandinsky le faisait glisser à  l’arrière-plan en ne conservant, par le graphisme, qu’une allusion discrète à son existence : c'est ce qu'il appelait « le passage du matériel au spirituel ». A travers les œuvres que le peintre russe a conçues dès 1910, on perce la lucidité prudente avec laquelle il s’engage dans l’abstraction, les Impressions naissant de la nature, les Improvisations de compositions qui abandonnent toute référence à la réalité. Quant à Schönberg, il se gardait de couper tous les ponts avec l’évolution historique du langage musical, utilisant des motifs mélodiques identifiables pour structurer ses partitions, effets de tension et de repos, de dissonance et de résolution qui n'étant plus néanmoins obtenus par des enchaînements d’accords classiques, mais par le phrasé des lignes mélodiques et leur expression. Dans certaines œuvres, Schönberg allait plus loin, comme dans le monodrame Erwartung, où il renonce à toute allusion thématique, au profit d’une variation continue de l’ensemble des éléments mélodiques. Fréquemment aussi, dans le contrepoint des lignes mélodiques, les voix secondaires cessent d’être un simple accompagnement et s’imposent à l’attention tout comme chez Kandinsky, le fond rivalisant avec la forme principale selon la volonté du spectateur. Ni chez Kandinsky ni chez Schoenberg le radicalisme ne se manifeste par un refus systématique du passé, mais chez l’un comme chez l’autre, les audaces sont continues et troublantes.

Vassily Kandinsky, Bild II, Gnomus [Tableau II, Gnomus], 1928
Mine graphique , encre de Chine et aquarelle sur papier.
Ventre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris. Legs Nina Kandinsky, 1981

Chez Kandinsky comme chez Schönberg, les écrits théoriques sont aussi utiles que les œuvres d’art-mêmes, les justifications que Kandinsky et Schönberg donnent de leurs innovations pouvant être exploitées hors de leurs domaines respectifs. C'est donc avec un intérêt particulier qu'en décembre 1911 Schönberg et Kandinsky ont échangé les ouvrages qu'ils venaient de publier, Harmonielehre (Traité d’harmonie) (4) et Über das Geistige in der Kunst (Du spirituel dans l’art). Dans son étude, Kandinsky évoque à plusieurs reprises une pensée de Goethe à laquelle il consacre une pleine page illustrée dans l’Almanach du Blaue Reiter. Goethe affirmait en 1807 que « depuis longtemps déjà, il manquait à la peinture la connaissance de la basse continue, il lui manquait une théorie établie, approuvée, telle qu’elle existe en musique ». Ce que Kandinsky présentait comme « mot prophétique qui semble annoncer la situation actuelle de la peinture » dans Du Spirituel dans l’art..., souhaitant clairement que la peinture comme la musique élabore sa propre grammaire, indépendamment d’une figuration et en développant ses propres moyens, la forme et la couleur. 

Carte de professeur de Vassily Kandinsky au Bauhaus de Dessau, 1926
Centre Pompidou, Mnam-Cci, Bibliothèque Kandinsky, Paris

Mais il ne pouvait encore se résoudre alors à concevoir une complète autonomie vis-à-vis de la nature. « Nous ne sommes pas assez avancés en peinture, écrivait-il, pour être déjà profondément impressionnés par une composition de formes et de couleurs totalement émancipées ». Et encore, « si, dès aujourd'hui, nous nous mettions à couper tous nos liens avec la nature, à nous arracher d’elle sans hésitation ni retour possible en arrière, à nous contenter exclusivement de combiner la couleur pure avec une forme librement inventée, les œuvres que nous créerions seraient ornementales, géométriques, très peu différentes à première vue d’une cravate ou d'un tapis ». Pour éviter un formalisme qui lui paraissait inexpressif, Kandinsky pensait encore que l’artiste devait partir de la nature pour élaborer des formes autonomes. « Toute la question se ramène à savoir comment nous devons le faire, écrivait-il encore, c’est-à-dire jusqu’où peut aller notre liberté de modifier à notre gré ces formes et à quelles couleurs nous devons associer. Cette liberté doit aller aussi loin que l’intuition de l’artiste peut atteindre, et l’on ne saurait assez répéter de quelle importance est la nécessité de développer cette intuition ». 

Dessin pour Punkt und Liniez u Fläche (Point et ligne sur plon), 1925, thème I de la Symphonie n° 5 de Beethoven traduit en points Encre de Chine sur deux papioers. Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris, legs Nina Kandinsky, 1981

Schönberg, même s’il a fait bouger la syntaxe propre à la musique, n’était peut-être pas le modèle espéré par Kandinsky. D’une part, en essayant de comprendre le Traité d’harmonie, très technique, Kandinsky, qui avait pourtant joué du piano et du violoncelle dans sa jeunesse et plus tard de l'harmonium, se sentait mal à l’aise, au point qu’il tarda à donner à Schönberg un avis que ce dernier attendait avec impatience. Quelques mois plus tard, le 22 août 1912, il devait avouer dans une lettre à Schönberg : « C’est vraiment stupide et cela me fait rager de ne pouvoir lire des ouvrages musicaux. » Kandinsky ne pouvait comprendre que le sens général du texte, tel qu’il se dégageait de l’introduction ou de commentaires extérieurs sur un texte fourmillant et essentiellement technique. « Je vous envie beaucoup !, écrira-t-il néanmoins à Schonberg. Votre Traité d’harmonie est déjà sous presse. Les musiciens ont vraiment de la chance (toutes proportions gardées) de pratiquer un art qui est parvenu si loin. Combien de temps la peinture devra-t-elle attendre ce moment ? Elle aussi a le droit (= le devoir) d’y arriver : la couleur, la ligne en soi et pour soi - quelle force et quelle beauté illimitées possèdent ces moyens picturaux. » Kandinsky pensait à tort que le Traité d’harmonie de Schönberg devait être une mise à jour des méthodes anciennes sur la basse continue et qu'il devait donner aux musiciens des clefs pour des innovations du langage musical et aux peintres un exemple qui les ferait rêver. 

Photo : (c) Philharmonie de Paris

Or, en vérité, Schönberg lui-même avançait à tâtons dans un monde inconnu en suspendant les lois de la tonalité, coupant la musique des lois de la « basse fondamentale », modèle idéal selon Kandinsky. Schönberg ne pouvait que se rapporter à son jugement de compositeur et à son intuition. Il convient explicitement à plusieurs reprises qu’en composant il obéit à une « nécessité intérieure plus forte que sa formation artistique » et à son intuition. « C'est elle qui me dicte exclusivement ce que je dois écrire avoue-t-il dans son Traité d’harmonie. La création de l’artiste est pulsion. La conscience ne l’influence guère. Il a le sentiment que ce qu’il fait lui est dicté par la seule vertu d’une volonté dont il entend en lui la puissante clameur, mais dont il ignore les lois. Il n’est que l’exécutant de cette volonté sans usage au service de l’instinct et de l’inconscient. » Pour Kandinsky aussi, le guide infaillible de l’artiste est le « principe de la nécessité intérieure » constitué par trois exigences : chaque artiste, comme créateur, doit exprimer ce qui est propre à sa personne... comme enfant de son époque, il doit exprimer ce qui est propre à cette époque... comme serviteur de l’art, il doit exprimer ce qui, en général, est propre à l’art... Pour Kandinsky, l’évolution de l’art se réalise grâce à l’effort accompli par l’artiste pour se libérer des formes passées aux vertus épuisées. Aucune recette ne garantit l’efficacité des résultats. « Si je connais les règles de la menuiserie, je serais toujours capable de fabriquer une table, écrit-il toujours en 1912. Mais celui qui connaît les lois présumées de la peinture ne sera jamais certain de créer une œuvre d’art. Ces règles, qui constitueront bientôt la ’’basse fondamentale’’ de la peinture, ne sont rien d’autre que la connaissance de l’effet intérieur des différents moyens et de leur combinaison. Mais il n'existera jamais de règles permettant d’employer la forme nécessaire à tel ou tel effet et de combiner les différents moyens. »

Scénographie de l'exposition Kandinsky, la musique des couleurs 
Photo : (c) Philharmonie de Paris

Déjà dans Du spirituel dans l’art, Kandinsky envisage que la somme de tous les arts pourrait constituer ce qu’il appelait l’ « art monumental », qui participeraient à la réalisation d’une « composition scénique » d’un nouveau type. La référence obligée, ici, est évidemment la Gesamtkunstwerk, l’œuvre d’art totale imaginée par Richard Wagner. Comme ce dernier, Kandinsky estime que l’autonomisation et la spécialisation des arts de la scène - le drame, l’opéra, le ballet -, ont suscité leur dégradation. Mais pour lui, le maître de Bayreuth n’a pas réussi à les intégrer suffisamment pour leur donner une cohérence interne. Le peintre veut que le drame soit constitué par un Almanach complexe d’événements intérieurs pour éveiller les vibrations de l’âme du spectateur. Pour y parvenir, il veut emprunter à l’opéra « l’élément principal - la musique, source des sons intérieurs - qui ne doit en aucun cas être subordonné extérieurement à l’action ». Au ballet, il emprunte « la danse, dont le mouvement à efficacité abstraite est lié au son intérieur ». Enfin, il veut que la « sonorité des couleurs soit traitée sur un pied d’égalité avec les deux autres moyens. Kandinsky est revenu sur cette question dans le « Programme schématique d’études et de travail » qu’il a proposé en 1920 à l’Institut de culture artistique de Moscou dans une Union soviétique qui songeait encore à rénover profondément la création artistique.

Partie du cabinet imaginaire de Vassily Kandinsky, nécessaire du peintre (pinceau, colle de peau, bouteille d'huile de lin, couteau à peindre, pots de pigments, mortier et pilon)

Au sens littéral, l’art « monumental», tel que Kandinsky le conçoit, est obtenu par l’union de la peinture, de la sculpture et de l’architecture. Mais l’art monumental synthétique devrait ajouter la dimension du temps à celle de l’espace en intégrant aussi la musique et la parole. Il devrait partir de la peinture et de la musique, qui parmi les arts, ont su le mieux se libérer de la « forme réaliste ». Kandinsky assumait alors une abstraction libre et prenait ses distances avec les références à la nature qu’il croyait encore nécessaires peu auparavant. « Et certes, convient-il, il vaut bien mieux lancer sa palette sur la toile, fracasser l’argile ou le marbre avec son poing ou une hachette, ou s’asseoir bruyamment sur le clavier du piano que de picorer et empiler les élaborations sans âme d’une forme d’art traditionnelle et morte depuis longtemps... Après tout, un papillon vivant est préférable à un lion mort ». En 1923, dans une étude pour le Bauhaus, Kandinsky a formulé de manière définitive sa conception théâtrale de l’œuvre d’art totale dans ce qu’il appelle alors une « synthèse scénique abstraite », élaborée dans l’union d’arts abstraits autonomes qui exploitent la couleur surtout sous forme de faisceaux lumineux, le son organisant dans la musique, et le mouvement dans la danse. Le peintre russe ne s’est pas limité à la théorie. Dans l’Almanach du Blaue Reiter il a commencé à illustrer sa conception en publiant le texte de sa composition scénique Der gelbe Klang (Le son jaune).

Maquette pour le Salon de musique réalisée pour l'Exposition d'architecture allemande de Berlin, 1931
Huile sur carton. Centre Pompidou, Musée national d'art moderne
Mnam-Cci, Bibliothèque Kandinsky, Paris

Kandinsky avait conçu ce Son jaune en 1909, et avait confié la musique à son ami compositeur russe Thomas von Hartmann (1885-1956), le jeune danseur Alexandre Sakharoff (1886-1963) qui, lui aussi, entendait éliminer dans son art tout aspect anecdotique, en aurait conçu la chorégraphie… si l’œuvre avait pu être montée. Les personnages de ce Der gelbe Klang n’avaient rien de réaliste. Il s’agit de cinq géants, êtres vagues, d’un enfant, d’un homme, de profils en vêtements flottants et en maillots, d’un ténor et d’un chœur derrière la scène. Peu de dialogues, quelques mots chantés ou parlés. Le début du deuxième tableau établit la synthèse abstraite des divers éléments. « La vapeur bleue cède petit à petit à la lumière qui devient d’une blancheur éblouissante, explique le texte. Dans le fond de la scène, une forme aussi élevée que possible, d’un vert éclatant et toute ronde. La musique est étincelante, tumultueuse, avec la, si et la bémol qui se répètent constamment. Les sons isolés sont finalement absorbés par le tumulte intense. Subitement, calme absolu. Pause. De nouveau, la et si gémissent, plaintivement, mais décidés et aigus. Cela se prolonge quelques temps. Ensuite, nouvelle pause. A ce moment, le fond devient d’un brun sale. La colline, vert sale. Juste au milieu se forme une tache noire et imprécise qui paraît, tantôt nette, tantôt effacée. A chaque changement, la blancheur éclatante de la lumière devient d’un gris choquant. A gauche, sur la hauteur, apparaît une grande fleur jaune. » Difficile, sinon impossible à réaliser, cette « composition scénique » n’a été que rarement représentée, convenant peut-être davantage au cinéma. En 1909, Kandinsky avait conçu dans ce même esprit d’autres « compositions scéniques » longtemps restées inédites, Sonorités vert, noir et blanc, en 1911 violet, en 1913 Apothéose et Au-delà du mur.

Vassily Kandinsky, Mit dem schwarzen Bogen [Avec l'arc noir], 1912. Huile sur toile
Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris
Donation Nina Kandinsky, 1976

Côté musique, le compositeur russe Alexandre Scriabine avait écrit peu auparavant l’œuvre d’art totale Promethée ou le Poème du feu pour grand orchestre avec piano, orgue, chœur mixte et « orgue de lumière » projetant des couleurs variées durant le développement harmonique de l’œuvre selon une notation figurant explicitement sur une portée dans la partition. Prométhée faisait l’objet d’un article du musicologue russe Leonid Sabaneïev (1881-1968) dans l’Almanach du Blaue Reiter, où est démontré que l’œuvre repose sur la correspondance des sons et des couleurs, chaque accord ayant sa propre couleur, chaque modulation harmonique sa propre modulation colorée, en vertu d’un parallélisme critiqué par Kandinsky, qui souhaitait plutôt créer une sorte de contrepoint entre les divers arts. C’est indépendamment de Kandinsky, mais avec une préoccupation identique que Schönberg, de son côté, concevait depuis 1908 son œuvre dramatique Die glückliche Hand (La Main heureuse) qu’il achèvera en 1913, dont il avait écrit texte et musique, et pour laquelle il avait prescrit une mise en scène fondée sur des variations de couleurs dans les éclairages. « La ’’Sonorité jaune’’ me plait énormément, écrit Schönberg à Kandinsky le 19 août 1912 après lecture du premier volume de l’Almanach du Bleue Reiter. C'est exactement ce que j’ai cherché à réaliser dans ma Main heureuse. Seulement, vous allez encore plus loin que moi dans le renoncement à toute pensée consciente, à toute action conventionnelle ». 

Photo : (c) Philharmonie de Paris

En effet, l’œuvre de Schönberg maintient une structure dramatique plus traditionnelle que celle de Kandinsky. Il y a un chœur mixte, un rôle chanté, L'Homme», des rôles mimés, La femme, et Le Dandy, dans une trame où Schönberg traduit de façon symbolique une expérience personnelle particulièrement douloureuse, puisqu’elle se fonde sur ses relations avec sa propre femme, Louise née Zemlinsky qui l'avait un moment quitté pour le peintre Richard Gerstl (1883-1908), son propre professeur de peinture qui devait se suicider peu après que Schönberg se soit aperçu que sa femme le trompait avec lui. Cette œuvre qui exige un orchestre d’une centaine de musiciens, un grand chœur mixte pour une durée de moins de vingt-cinq minutes n’a été représentée pour la première fois qu’en 1924, à Vienne. Entre temps, la Première Guerre mondiale et la révolution bolchevique avait coupé de l’Occident Kandinsky, qui était resté bloqué en Russie jusqu’à ce qu’il puisse de nouveau retourner en Allemagne, à Munich, en 1922.

Vassily Kandinsky à son burau dans son atelier

Quelle a été dès lors, la nature de l’aide que la musique a pu apporter à la peinture ? A propos des interférences d’un art sur l’autre, il convient de noter qu’à la dernière page de son Traité d'harmonie. Schönberg abandonnant l’étude des accords, aborde la question négligée jusqu’au tournant des XIXe et XXe siècles de la « couleur du son », c’est-à-dire du timbre. Il regrette que le timbre ne fasse l’objet d’aucune étude systématique et que son utilisation soit abandonnée à l’empirisme du compositeur. Il imagine une utilisation mélodique des timbres par l’intégration des couleurs sonores dans une structure continue et organique, ce qu'il appelle une Klangfarbenmelodie (Mélodie de timbres). « Il doit être possible,  écrit-il, à partir de pures couleurs sonores, les timbres, de produire des successions de sons dont le rapport entre eux agit avec une logique en tout point équivalente à celle qui suffit à notre plaisir dans une simple mélodie de hauteurs ». Ce qui n'est encore à ce moment pour lui, qu’une « fantaisie futuriste » correspondait à l’utilisation par Kandinsky des couleurs dans un ordonnancement qui leur donnait une signification formelle. Schönberg a mis en œuvre le principe de la Klangfarbenmelodie (Mélodie de timbres) de façon rigoureuse dans la troisième des Cinq Pièces pour orchestre op. 16, intitulée Farben (Couleurs). De son côté, Kandinsky devait publier en 1913 des poèmes en prose illustrés de bois abstraits, auxquels il donne le titre de Klänge (Sons). 

Scénographie de l'exposition Kandinsky, le musique des couleurs 
Photo : (c) Philharmonie de Paris

Dans ses Compositions, titre qui se réfère explicitement à la musique, il distingue les œuvres « mélodiques » développées à partir d’une seule forme et les œuvres « symphoniques » qui mêlent plusieurs motifs pour aboutir à une forme unique. Dans son livre Du spirituel dans l'art, Kandinsky justifie par ailleurs l'exploitation qu’un artiste peut faire des procédés utilisés dans un art parallèle au sien. « Un art doit apprendre d’un autre art l’emploi de ses moyens, même les plus particuliers, et appliquer ensuite, selon ses propres principes, ses propres moyens, qui sont à lui seul. Mais il ne faut pas que l’artiste oublie qu’à chaque moyen répond un emploi spécifique qu’il convient de découvrir ». Sur la question plus précise des relations entre musique et peinture, Kandinsky ajoute : « Si totalement émancipée de la nature qu’elle soit, la musique n’a pas besoin pour s’exprimer, de lui emprunter les formes de son langage. La peinture, elle, est à l’heure actuelle encore presque totalement réduite à se contenter des formes qu’elle emprunte à la nature. Sa tâche est encore d’analyser ces moyens et ces formes, d’apprendre à les connaître, comme la musique l’a fait depuis longtemps, et de s’efforcer en les utilisant à des fins purement picturales, de les intégrer dans ses créations. » 

Vassily Kandinsky, Imptrovisation XIV, 1910. Huile sur toile
Centre Pompidou; Musée national d'art moderne, Paris, don Nina Kandinsky, 1966

Comment s’étonner dès lors de la place de la musique dans l’Almanach du Blaue Reiter publié à partir de 1912. « J’avais alors l’idée, écrira plus tard Kandinsky, d’un livre ’’synthétique’’ qui devait effacer les superstitions, faire ’’tomber les murs’’ entre les arts divisés l’un de l’autre, entre l’art officiel et l’art non admis et enfin prouver que la question de l’art n’est pas celle de la forme, mais du contenu artistique. » Et en effet, dans cette publication conçue par des peintres, Kandinsky et Franz Marc, et réalisée avec de nombreux collaborateurs, il n’est point question seulement de peinture contemporaine avec des textes, des gravures originales ou des reproductions, mais aussi d’art ancien peu connu, d’art populaire, de théâtre et de musique. Cette dernière est représentée par un article sur les relations texte/musique et une page vocale de Schönberg dont sont également reproduites des œuvres picturales, par des fac-similés musicaux d’Alban Berg et d’Anton Webern, deux disciples de Schönberg, par une analyse du Prométhée de Scriabine entre autres articles.

Foule se bousculant dans le hall d''entrée de l'exposition Kandinsky, la musique des couleurs
Photo : (c) Philharmonie de Paris

Quant à Kandinsky, il publie dans l’Almanach du Blaue Reiter l’article Sur la question de la forme où il entend notamment démontrer que dans la création artistique, la forme (la matière) n’est l’élément essentiel, mais le contenu (l’esprit). Ainsi, si ce qui compte est l’émotion suscitée par des procédés formels très différents, des arts étrangers l’un à l’autre peuvent converger vers un même objectif expressif. Kandinsky pensait aussi que la combinaison d’arts distincts peut aboutir à une création artistique d’ordre supérieur. Sous le titre De la composition scénique, il consacre à cette question un deuxième article dans l’Almanach. « Chaque art a son propre langage, c’est-à-dire ses moyens qui n’appartiennent qu’à lui, écrit-il. C’est pourquoi chaque art forme un tout refermé sur lui-même. Chaque art est une vie singulière. Il est en lui-même un empire. Aussi, les moyens des divers arts sont-ils en apparence parfaitement différents. Son, couleur, mot !... Mais tout compte fait, dans leur profondeur, ces moyens sont absolument semblables, le but ultime efface des différences apparentes et met à nu l'identité intime. »

Scénographie de l'exposition Kandinsky, la musique des couleurs
Photo : (c) Philharmonie de Paris

A partir de 1922, année de son retour en Allemagne où il rejoint le Bauhaus alors installé à Weimar (5) pour y enseigner, sa synesthésie s’épanouit pleinement. Il conçoit notamment des pièces de théâtre synesthétiques, mettant en scène en 1928 les Tableaux d’une exposition de son compatriote Modest Moussorgski, sa seule œuvre scénique jouée en public de son vivant, où musique, formes géométriques et projections de lumières fusionnent pour constituer un spectacle total, concrétisant ainsi le concept d’« œuvre d’art totale » cher à Richard Wagner, ainsi que de son compatriote russe Alexandre Scriabine et son Prométhée : Le Poème du feu composé en 1909-1910 que son auteur destinait à être accompagné d’un clavier à lumières projetant des couleurs dans la salle. En 1933, suite à la fermeture définitive du Bauhaus, il s’installe en France, à Neuilly-sur-Seine, près de Paris. En 1936, il participe à New York à une grande rétrospective de l’art contemporain, « Cubisme et art abstrait », au Museum of Modern Art, tandis que l’année suivante il figure en bonne place dans l’exposition organisée par Goebbels à Munich intitulée Entartete Kunst (Art dégénéré) avec quatorze de ses œuvres, tandis que l’Etat français acquiert en 1939 une première œuvre, une grande huile sur toile Composition IX peinte en 1936 (7). Malgré la proposition faite par le MoMa (8) de New York, il refuse de quitter Paris pendant la guerre, participant notamment à une exposition clandestine en juillet 1942 puis en janvier 1944 chez Jeanne Bucher, avant de tomber malade moins de deux mois plus tard. Il cesse de peindre en juin 1944, et meurt d’une attaque cérébrale le 13 décembre suivant.

Vassily Kandinsky, Compositions IX et X, deux des trois dernières toiles portant ce titre

Ce sont tous ces éléments théoriques et concrets que la remarquable exposition présentée à la Philharmonie déploie de façon subtile et parfaitement lisible. Les peintures réunies concrétisent les éléments de la pensée et de la création de Kandinsky, sans doute le plus musiciens des plasticiens de l’histoire de l’art. De sa période russe, à la parisienne, ce sont près de deux cents œuvres et objets de l’atelier de Kandinsky situé à mi-parcours de l’exposition où l’on voit sa palette, ses pots de pigments, ses boîtes de pastels et de crayons, sa collection de disques 78T au répertoire éclectique, où les chants orthodoxes, Moussorgski, Scriabine, Debussy et Stravinski côtoient Weill et le jazz tandis qu’une suite de points noirs glose la Symphonie n° 5 de Beethoven dansée par son amie danseuse, Palucca, que présente l’exposition « Kandinsky, la musique des couleurs » mises en résonnance avec les musiques qui ont accompagné le peintre, de Richard Wagner à Arnold Schönberg, en passant par Bach/Webern, Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Brahms, Moussorgski, Mahler, R. Strauss, Hindemith diffusées à travers des casques en libre accès suivant le moindre pas et la plus petite halte du visiteur, laissant un espace libre d’une quarantaine de centimètres entre le bas des cloisons et le sol tandis que sont projetés des jeux de lumières colorées dessinant des formes mouvante, le tout suggérant le rôle de la musique et de la couleur chez Kandinsky. L’exposition s’achève au son du Concerto « à la mémoire d’un ange » qu’Alban Berg composa sous le choc de la mort de la jeune Manon Gropius, fille du fondateur du Bauhaus et de sa Alma née Schindler, et la Symphonie n° 9 de Mahler, premier mari d’Alma diffusés alors que le visiteur admire trois toiles sublimes réunies pour la première fois à Paris, les trois dernières des dix Compositions, l’effervescence pure de Composition VIII, l’explosion florale de Composition IX et la noirceur apocalyptique prémonitoire de Composition X.

Bruno Serrou

1) Jusqu’au 1er février 2026. 221, avenue Jean Jaurès 75019 - Paris. Métro ligne 5 et tramway ligne T3B Porte de La Villette. Du mardi au jeudi de 12h00 à 18h00, le vendredi de 12h00 à 20h00, le samedi de 10h00 à 20h00 et le dimanche de 10h00 à 18h00. Fermé les 25 décembre et 1er janvier. Tarifs : normal, 17 € ; jeune (18-28 ans), 13 € ; enfant (12-17 ans), 11 € ; gratuit pour les moins de 12 ans. Réservations fortement recommandées

2) Commissaires de l’exposition Angela Lampe, conservatrice du Musée national d’art moderne-Centre Georges Pompidou ; Marie-Pauline Martin, directrice du Musée de la musique-Philharmonie. Directeur musical : Mikhaïl Rudy

3) « Le nom nous est venu assis dans un café, se souviendra Vassily Kandinsky. Franz Marc et moi aimions le bleu. Marc aimait les chevaux, moi les cavaliers. Le nom est ainsi venu tout seul. » (Will Grohmann, Wassily Kandinsky. Life and Work. New York, 1958

4) Folio Essais

5) Wassily Kandinsky, commentaires sur l’Harmonielehre de Schönberg, in Correspondance Schönberg-Kandinsky, Editions Contrechamps, 1995. Tous les extraits de lettres cités dans le cours du présent article proviennent de ce recueil

6) Fondée en 1919 à Weimar par l’architecte Walter Gropius, cette école d’architecture et d’arts appliqués, était un centre de créativité porté par la modernité, architecture, design, photographie, costumes et danse. Installée à partir de 1925 à Dessau à la suite de l’arrivée au pouvoir dans le Lander de Thuringe de l’extrême droite, puis à Berlin en 1932 pour les mêmes raisons, le Bauhaus est victime de la vindicte nazie qui le considère comme un centre de formation à l’« art dégénéré » sous l’emprise du « bolchevisme culturel » selon Joseph Goebbels et est acculé à la dissolution en 1933

7) Vassily Kandinsky portait sa préférence sur son Composition VIII peint en juillet 1923 conservé au Musée Guggenheim de New York

8) Museum Of Modern Art de New York

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