samedi 10 février 2024

Fête du son de l’Orchestre de Paris et Esa-Pekka Salonen dans des œuvres d’Edward Elgar et de Paul Hindemith

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Jeudi 9 février 2024

Esa-Pekka Salonen, Orchestre de Paris. Photo : (c) Orchestre de Paris

Le deuxième des trois programmes de l’Orchestre de Paris dirigés par Esa-Pekka Salonen était Germano-britannique. Un programme original avec deux œuvres d’Edward Elgar en première partie et deux œuvres de Paul Hindemith en seconde.

Esa-Pekka Salonen, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Félicitons-nous tout d’abord du fait que les programmes concoctés par Esa-Pekka Salonen n’ont absolument rien d’ordinaire. Que l’on en sorte satisfait ou non n’est pas la question, car l’essentiel est de pouvoir écouter dans les meilleures conditions des œuvres rarement données que le public peut ainsi découvrir dans des interprétations de qualité optimale, ce qui permet d’apprécier pleinement les œuvres pour ce qu’elles sont et non pas pour ce qu’elles devraient être…

Sarah Connolly, Esa-Pekka Salonen, Orchestre de Paris. Photo : (c) Orchestre de Paris (capture d'écran)

Ainsi, après Debussy et Stravinski, l’écoute de Noces de ce dernier malheureusement brouillée par un dessin animé envahissant (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/02/un-concert-hors-normes-de-lorchestre-de.html), le chef finlandais a choisi cette semaine de mettre en résonance le Britannique Edward Edgar (1857-1934) et l’Allemand Paul Hindemith (1895-1963) de façon équitable, chacun étant représenté par une pièce inspirée de Johann Sebastian Bach, une seconde d’essence lyrique. Esa-Pekka Salonen n’a pas fait dans la nuance, soulevant des tempêtes de sons toute la soirée, s’engageant vaillamment dans un programme où il était assuré des flamboyances sonores et de virtuosité des musiciens de l’Orchestre de Paris, au point dasphyxier la mezzo-soprano Sarah Connolly qui remplaçait Nina Stemme dans les Sea Pictures d’Elgar.

Sarah Connolly, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Toutes œuvres originales, à commencer par une orchestration d’Edward Elgar réalisée en 1922 de la Fantaisie et Fugue en ut mineur BWV 537 pour orgue de Jean-Sébastien Bach. Nous ne sommes pas loin ici, avec cet orchestre opulent mis en jeu - bois par trois, quatre cors, trois trompettes et trombones, tuba, timbales, cinq percussionnistes, deux harpes, cordes (16-14-12-10-7) -, mais en moins emphatique, de ce que pouvait faire à la même époque Leopold Stokowski (1882-1977) de ses transcriptions d’œuvres du cantor de Leipzig, la Fantaisie se déployant en un long crescendo qui prélude à une Fugue abordée d’emblée par un puissant fortissimo au cours de laquelle un violent coup de cymbales interpelle l’auditeur à la façon de l’apparition du même instrument à l’apogée de l’Adagio de la Symphonie n° 7 d’Anton Bruckner, l’ampleur sonore allant croissant d’un bout à l’autre de l’œuvre. Découverte (du moins pour moi) de la partition suivante, les Sea Pictures op. 37 qu’Edward Elgar a composées en 1897-1898, d’abord pour soprano et piano puis pour contralto et grand orchestre (bois par deux, contrebasson, quatre cors, deux trompettes, trois trombones, tuba, timbales, cinq percussionnistes, orgue, harpe et cordes en proportion). Il s’agit d’un cycle de cinq mélodies d’une vingtaine de minutes sur des poèmes d’autant d’auteurs britannique, dont l’épouse du compositeur, Alice Elgar, à qui s’ajoutent Roden Noel, Elizabeth Barrett Browning, Richard Garnett et Adam Lindsay Gordon. Il s’agit davantage d’une méditation que d’une évocation, le climat marin n’ayant rien à voir avec les Sea Interludes de Benjamin Britten tirés de l’opéra Peter Grimes, ni même de celui plus imaginaire de La Mer de Claude Debussy, et les embruns marins ne sont que rarement clairement perceptibles, bien qu’ils le soient plus ou moins longuement dans chacune des cinq mélodies. Le cycle s’ouvre sur une berceuse, Sea Slumber Song, suivie d’une évocation de l’île de Capri, In Haven, puis de trois parcours en mer, Sabbath Morning at Sea, Where Corals Lie et The Swimmer. Remplaçant au pied levé la soprano dramatique suédoise Nina Stemme, la mezzo-soprano Sarah Connolly en a donné une interprétation délicate mais la voix manquant légèrement de chair et d’ampleur, au point d’être écrasée par l’orchestre durant les excroissances de l’orchestration.

Esa-Pekka Salonen, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Consacrée à Paul Hindemith, la seconde partie commençait sur une page au rythme populaire venue de la communauté afro-américaine du XIXe siècle fort à la mode dans les années 1920, notamment dans Allemagne de la République de Weimar, avec des œuvres comme celles de Kurt Weill, Ernst Krenek ou Hanns Eisler, le Ragtime. Hindemith le célèbre notamment dans cette pièce de 1921 sous-titrée wohltemperiert (bien tempéré) ajoutant ainsi un hommage à Jean-Sébastien Bach en renvoyant à son Clavier bien tempéré. Ainsi, tandis qu’il était à l’époque à la pointe de l’avant-garde, Hindemith ancre sa création dans la tradition en prenant pour base de la fugue en ut mineur du cantor de Leipzig qu’il intègre à des dissonances qui donnent un tour de musique de cirque, peut-être s’est-il agi de la part d’Hindemith d’un « crime de lèse-majesté » à l’égard de Bach, au point qu’il faudra attendre le printemps 1987 pour que la pièce soit donnée en public, soit près d’un quart de siècle après la mort de l’auteur. Esa-Pekka Salonen et l’Orchestre de Paris en ont donné une interprétation rutilante au swing communicatif. Cette courte pièce de quatre minutes des années vingt a été le prologue d’une partition plus ambitieuse et représentative du Paul Hindemith des années trente, le triptyque symphonique Mathis der Maler. Il s’agit en fait de trois pièces portant chacune en titre un panneau du retable d’Issenheim tirées de l’opéra éponyme qui sera créé à Zurich le 28 mai 1938, après avoir été interdit à Berlin, franchissant les portes de l'Opéra « Unter den Linden » que douze ans plus tard. Il s'agit pourtant de l'un des grands chefs-d'œuvre de l'opéra allemand du XXe siècle, l’œuvre testament de son auteur, qui eut maille à partir avec le régime nazi, qui interdit l’ouvrage, qualifié de dégénère, malgré les efforts déployés par Wilhelm Furtwängler pour en imposer la création. Ce dernier conseilla au compositeur ce qu’Erich Kleiber avait préconisé à Alban Berg pour Wozzeck et pour Lulu. A cette fin, il recommanda à Hindemith de tirer de la partition une suite symphonique reprenant en fait le prélude et de larges passages du troisième acte. Cette Symphonie « Mathis der Maler » a été créée à la Philharmonie de Berlin par les Berliner Philharmoniker dirigés par Wilhelm Furtwängler le 12 mars 1934 - l’Opéra de Paris fit entrer l’ouvrage le 16 novembre 2010 dans une production dirigée par Christoph Eschenbach et mise en scène par Olivier Py - ce qui en fait n'arrangea en rien le sort de l’opéra, puisque les ennemis d’Hindemith redoublèrent d'activisme pour tenter d’en interdire la musique qu’ils qualifièrent de « bolchevique ». Auteur de son propre livret, Hindemith se met tout entier dans le personnage de Matthias Grünewald (1470-1528), peintre allemand de la Renaissance exact contemporain d’Albrecht Dürer (1471-1528), auteur entre autres du fameux Retable d'Issenheim, œuvre hallucinée aujourd'hui encore intimidante visible à Colmar. Parallèlement à la Réforme, il vécut la Guerre des paysans allemands, violent soulèvement contre les clercs et les princes, connu en France sous le nom de révolte des Rustauds. A l'arrivée au pouvoir des nazis en 1933, Hindemith se penche dans son opéra sur le destin de cet artiste mêlé aux conflits de son temps, prenant la défense des démunis, recherchant la justice et créant malgré les doutes qu’il éprouve sur la nécessite et l’urgence de la création artistique. Les deux mouvements initiaux sont puisés à l’identique dans l’opéra, Engelkonzert (Concert des anges) constituant l’ouverture de l’opéra qui prélude à la scène où les anges chantent la gloire de Marie et de l’enfant Jésus, et Grablegung (Mise au tombeau) étant l’interlude réunissant les deuxième et troisième scènes du dernier acte et évoque le panneau représentant la mise au tombeau du Christ tandis que la vie du peintre touche à sa fin. Le dernier volet, Versuchung des heiligen Antonius (Tentation de saint Antoine)le plus développé et spécifique de la symphonie, s’inspire de deux panneaux d’Issenheim, Dans le premier, saint Antoine/Grünewald est assailli par de grotesque démons, dans le second le même saint Antoine rencontre saint Paul l’Ermite, avant que le segment se conclut dans un tourbillon d’énergie d’une force tellurique, interrompu à la fin par les bois qui exposent un chant venu du XIIIe siècle, « Lauda Sion Salvatorem » (Louange à Sion le Sauveur), auxquels répondent les cuivres sur de solennels alléluias. Excellent dans les grandes fresques lyriques dont il sait ménager de grands moments au lyrisme généreux et les contrastes les expressifs, Esa-Pekka Salonen a particulièrement brillé dans ce triptyque, à la tête d’un Orchestre de Paris étincelant de toute évidence ravi de jouer cette œuvre qui n’était plus apparue à l’affiche de la phalange parisienne depuis quarante-quatre ans, sous la direction du légendaire Eugen Jochum…

L’Orchestre de Paris et Esa-Pekka Salonen, rejoints par l’Ensemble Intercontemporain, se retrouvent le 15 février à la Philharmonie pour un hommage à la compositrice franco-finlandaise Kaija Saariaho disparue le 2 juin 2023 à l’âge de 70 ans. En solistes, la flûtiste Sophie Cherrier et le violoncelliste Anssi Karttunen dans un programme de musique finlandaise avec des œuvres de Kaija Saariaho, Jean Sibelius et Magnus Lindberg.

Bruno Serrou

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