vendredi 23 février 2024

Energique et fragile Idomeneo de Mozart de Leonardo Garcia Alarcón et Sidi Larbi Cherkaoui à Genève

Genève. Grand Théâtre. Mercredi 21 février 2024 

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Idomeneo, re di Creta. Bernard Richter (Idomeneo), Lea Desandre (Idamante). Photo : (c) Magali Dougados

Premier véritable chef-d’œuvre de Mozart dans le domaine du théâtre lyrique, Idomeneo, re di Creta contient toutes les caractéristiques de la maturité du compositeur autrichien, chœurs compris. Qualifié d’opéra-ballet, cet ouvrage a été judicieusement confié à un chorégraphe maison, Sidi Larbi Cherkaoui, qui signe à la fois la mise en scène et la chorégraphie, tandis que l’orchestre associe deux formations suisses jouant sur instruments anciens, l'une plus habituée que l'autre, dirigés avec allant par Leonardo Garcia Alarcón 

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Idomeneo, re di Creta. Bernard Richter (Idomeneo). Photo : (c) Filip van Roe

Troisième incursion de Mozart dans le genre de l’opera seria après Mitridate re di Ponto (1770) et Lucio Silla (1772), Idomeneo re di Creta constitue une dizaine d’années plus tard à la fois un aboutissement et une naissance. Composé en 1780-1781 sur un livret de l’abbé Giambattista Varesco (1735-1805) avec qui le père du compositeur, Leopold Mozart, travailla en étroite collaboration dans la genèse du texte, Idomeneo re di Creta KV 366 est un opera seria en trois actes dont l’action est puisée dans la mythologie grecque qui avait déjà inspiré au compositeur français André Campra (1660-1744) sa tragédie en cinq actes Idoménée sur un livret de l’académicien Antoine Danchet (1671-1748) créé à Paris le 12 janvier 1712, lui-même adapté de la tragédie Idoménée (1705) d’un autre académicien, Crébillon père (1674-1762), rival de Voltaire. L’opera seria de Mozart a été créé le 29 janvier 1781 dans une chorégraphie de Claudius Le Grand au Théâtre Cuvilliés de Munich pour lequel le destinait son commanditaire, l’Electeur de Bavière Karl-Theodor Wittelsbach (1724-1799) dont l’épouse avait choisi elle-même le sujet d’après l’original français. A l’occasion de sa reprise à Vienne en 1786, Mozart écrivit deux airs destinés à remplacer deux numéros, l’un au deuxième acte l’autre au troisième, et transcrivit le rôle d’Idamante de soprano-castrat à ténor. Le musicologue Alfred Einstein, frère du père de la relativité, qualifiait cet ouvrage comme « l’une de ces œuvres que même un génie de tout premier ordre comme Mozart ne réussit qu’une fois dans sa vie ». Pourtant, l’opéra disparaîtra de longues années de la scène lyrique, et il faudra attendre que Richard Strauss la réinscrive à l’affiche de l’Opéra de la Cours de Bavière quand il en sera le directeur, puis d’en réaliser sa propre adaptation en 1931 qui scandalisa Alfred Einstein qui s’écria que ce que s’est permis de faire le compositeur bavarois est « un viol flagrant »…

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Idomeneo, re di Creta. Lea Desandre (Idamante), Giulia Semenzato (Ilia). Photo : (c) Magali Dougados

L’argument imprimé à la création de l’opéra de Mozart se concluait sur la recommandation de lire « la tragédie française, que le poète italien a imitée pour partie, en réduisant la fin tragique en fin heureuse ». L’action est placée sous les foudres du terrible et menaçant Neptune, dieu de la mer et de la tempête, qui constitue la figure divine agissante, à la fois mystère et terreur de l’ensemble du drame dont la voix tellurique ne se fait entendre qu’une seule fois dans tout l’opéra avec fracas depuis les dessous de l’autel du temple qui lui est consacré où officie le Grand Prêtre en extase. Après la chute de Troie, le roi Idoménée peut enfin envisager regagner sa patrie après une longue absence pendant laquelle son fils Idamante a assuré la continuité de son règne et la garde des prisonniers troyens parmi lesquels se trouve Ilia, fille du roi troyen Priam. Pour échapper à une violente tempête qui l’empêche de regagner la Crète, il promet au dieu Neptune de lui sacrifier le premier mortel qu’il rencontrera en débarquant sur le rivage. Idoménée révèle ce terrifiant oracle à son confident Arbace. C’est malheureusement son propre fils qui l’accueille à son arrivée, ce qui rend malheureusement impossible l’étreinte attendue entre le père et le fils lors de leurs retrouvailles après dix ans de séparation… En offrant sa vie en échange de celle d’Idamante, qu’elle aime et dont elle est aimée, Ilia parviendra à fléchir le cœur de Neptune et à délivrer ainsi Idomeneo de son funeste vœu. Un autre personnage tient une place importante dans l’opéra, la figure d’Elettra (Electre), princesse maudite fille du roi de Mycènes Agamemnon et Clytemnestre, sœur d’Iphigénie, de Chrysothémis et d’Oreste, amante éconduite d’Idamante qu’elle tente de convaincre sans y réussir de fuir avec elle les foudres de Neptune. Son traitement vocal, son caractère annoncent ceux de la Reine de la Nuit de la Flûte enchantée. C’est pour elle que Mozart a composé le ballet des Furies inspiré de celui de Don Juan de Gluck, et il a indubitablement surfé sur la vague du succès des deux Iphigénie de son aîné, celle en Aulide et celle en Tauride, créées à Paris en 1774 et en 1778.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Idomeneo, re di Creta. Photo : (c) Felip van Roe

Plutôt que le happy end de Mozart, la production de Genève, coproduite par le Dutch National Opera d’Amsterdam et le Théâtre de la ville de Luxembourg, a repris le final tragique de l’opéra de Campra. Sidi Larbi Cherkaoui a inscrit l’opéra de Mozart dans la perspective gluckiste, comme « suite logique d’Alceste » créé à Vienne une quinzaine d’années plus tôt, « autre tragédie du sacrifice » qu’il rappelle avoir eu l’occasion de monter à Munich puis à Rome. Les récitatifs cimentent le drame dont ils maintiennent les tensions, faisant continuellement évoluer le ressenti des personnages, tandis que l’ouverture contient en elle tout ce qui précède l’action-même de l’opéra, contant en moins de cinq minutes les tenants et aboutissants de la Guerre de Troie, tandis que les ballets occupent une place déterminante, évoquant l’invisible, les puissances supérieures qui régissent le monde concentrées en la figure de Neptune, tandis que les chœurs, eux aussi centraux, ont un rôle considérable, à commencer par les prisonniers troyens affranchis par Idamante en l’absence de son père, ainsi que dans les deux grandes scènes de tempête, celle où est pris Idomeneo dans l’acte I, et celle du monstre de Neptune surgissant des flots à la fin de l’acte II, enfin le chœur réunissant à l’acte III les prêtres et les Crétois. Ilia, la princesse troyenne qui introduit le drame, est l’une des héroïnes les plus singulières de Mozart, pour elle l’amour ne peut que s’enraciner dans une profonde douleur, lorsqu’elle apparaît, dans la continuité de l’ouverture, elle s’exprime à travers un récitatif accompagné qui change constamment de tempo, tandis que les quatre mots qu’elle prononce à la fin de cette première intervention, vengeance, jalousie, haine et amour, synthétise l’opéra entier. Animal blessé, bombe à retardement, elle est en fait complémentaire d’Elettra. Idamante est l’incarnation de la jeunesse, de la spontanéité, de la générosité, mais il évolue tout au long de l’opéra, et c’est dans le deuil et la destruction qu’il se rapproche d’Ilia, ce qui les poussera tous deux à s’offrir en sacrifice. 

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Idomeneo, re di Creta. Bernard Richter (Idomeneo). Photo : (c) Magali Dougados

Quoique prenant la liberté d’aller à l’encontre du livret, optant pour le final pessimiste de la version de Campra, la nouvelle production proposée par le Grand Théâtre de Genève est particulièrement convaincante. La mise en scène du chorégraphe belge Sidi Larbi Cherkaoui séduit par sa clarté, sa grâce, l’intériorité expressive des sentiments des protagonistes, la souplesse des corps, la pudeur des personnages, sertie d’un décor d’une grande simplicité mais fort évocateur de la scénographe japonaise Chiharu Shiota qui attise l’imaginaire du spectateur, et de seyants costumes japonisants du styliste nippon Yuima Nakazato d’une grande variété de textures et de couleurs, le tout fort bien mis en valeur par les lumières de Michael Bauer et surtout par les mouvements chorégraphiques du metteur en scène. Mais trop systématiques et omniprésents sont les fils - sans doute ceux de la destinée - rouge-sang rappelant le sort tragique des Troyens et dessinant des figures géométriques de toutes formes évoquant les mouvements de la mer et des tempêtes dans lesquels s’emmêlent, se démêlent et se balancent danseurs et figurants. La distribution réunie par le Grand Théâtre de Genève est homogène. A commencer par la magnifique Elettra de la soprano italienne Federica Lombardi de noble stature malgré le tragique de sa situation, voix charnelle, souple et ardente. L’endurent ténor Bernard Richter, qui remplace au pied levé Stanislas de Barbeyrac souffrant, est un Idomeneo solide, sûr et d’une brillante musicalité, malgré les difficultés qu’il rencontre dans les vocalises, notamment celles de l’aria « Fuor del mar » au deuxième acte. Les yeux curieusement affublés d’un masque noir façon méchant loup de bande dessinée, la mezzo-soprano franco-italienne Lea Desandre est un Idamante touchant et généreux, la soprano italienne Giulia Semenzato est une Ilia aux aigus  incandescents, le ténor italien Omar excelle en Arbace, ainsi que le ténor suisse Luca Bernard en autocrate Grand-Prêtre de Neptune, tandis que la seule voix grave de l’ouvrage confiée à la basse états-unienne William Meinert (l’Oracle) est déformée par l’amplification caverneuse venant de haut-parleurs discrètement dissimulés. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève brille par sa cohésion et par son engagement dans l’action, à l’instar du ballet associant celui du Grand Théâtre dont le metteur en scène est le directeur depuis 2022 et des danseurs de la Compagnie Eastman. Dans la fosse, la direction dynamique et fluide du chef argentin Leonardo Garcia Alarcón emporte vaillamment l’œuvre à la tête de sa Capella Mediterranea renforcée pour l’occasion par l’Orchestre de Chambre de Genève, sollicitant leur virtuosité jusqu’aux limites du possible, comme l’attestent les infimes dérapages d’attaques du cor solo. Il faut dire que tous les instruments étaient réglés « à l'ancienne » au diapason de 430 Hz (et non pas 442 Hz) avec cordes en boyau et instruments à vent historiques. 

Bruno Serrou

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