lundi 26 juin 2023

Troisième semaine du Festival ManiFeste de l’Ircam : remarquables prestations au service de la création du SWR Vokalensemble et des Orchestres Philharmonique de Radio France et National d’Ile-de-France

Paris. Festival ManiFeste de l’Ircam. Philharmonie de Paris-Cité de la Musique, Radio France-Studio 104, Centre Georges Pompidou-Grande Salle. Lundi 19, vendredi 23, samedi 24 juin 2023 

Yuval Weinberg, SWR Vokalensemble. Photo : (c) Bruno Serrou

Le 19 juin, ManiFeste proposait à la Cité de la Musique un concert extraordinaire d’œuvres chorales a capella consacrées à l’Eternité de l’Âme et à sa lumière, par le fantastique SWR Vokalensemble dirigé à la perfection, le geste précis, clair, limpide, fluide, par son chef permanent depuis deux ans, Yuval Weinberg, avec deux partitions magistrales de György Ligeti (1923-2006), un fabuleux Lux aeterna (1966) d’une force, d’une précision phénoménales, d’une fluidité, d’une tension dramatique inouïes, à plus de mille coudées au-dessus de ce qu’avait donné à entendre le Chœur de Radio France le 1er juin dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/06/dirige-par-le-tcheque-jakub-hrusa.html), et les transcendantes Drei Phantasien nach Friedrich Hölderlin (Trois Fantaisie d’après Friedrich Hölderlin), les vers du grand poète allemand au psychisme tourmenté Friedrich Hölderlin (1770-1843) inspirant en 1982 au compositeur hongrois des pages intensément lyriques empreintes d’harmonies nocturnes aux lumières constellées et des micropolyphonies à exécuter à une vitesse telle qu’elles transmettent à l’auditeur de façon irrésistible la folie du poète. 

Justė Janulytė, Yuval Weinberg, SWR Vokalensemble. Photo : (c) Bruno Serrou

Ces deux grandes partitions chorales du maître hongrois ont préludé à une pièce intense de son compatriote Márton Illés (né en 1975), Chorrajzok op. 24 (Dessins chorals) sur trois poèmes d’Árpád Tóth (1886-1928) - Les couleurs sombres rougeoient, Fièvre, colère, agonies…, L’air tournoie dans le vortex de parfums voluptueux -, donné en création française contenant des pages à l’archaïsme touchant, d’autres adoptant la luminosité nocturne des Fantaisies de Ligeti, la création mondiale du planant et enveloppant Iridescence pour voix vocal et électronique en temps réel, fruit d’une commande de la SWR et de l’Ircam à la compositrice lituanienne Justė Janulytė (née en 1982) pour le centième anniversaire de György Ligeti, métaphore musicale réussie en forme de vagues de la lumière à partir de son Lux aeterna sur une phrase tirée du poème Star Hole de l’écrivain étatsunien Richard Brautigan (1935-1984) - « Je suis assis là tout au bord d’une étoile » - répétée à l’infini...

Alberto Posadas (né en 1967), Yuval Weinberg, SWR Vokalensemble. Photo : (c) Bruno Serrou

... Et surtout, en première audition française, le bouleversant Ubi sunt pour vingt-quatre voix a capella en double chœur, réponse à une commande des mécènes français Françoise et Jean-Philippe Billarant et de la SWR à l’Espagnol Alberto Posadas (né en 1967), qui, à chacune de ses œuvres nouvelles, s’impose comme l’un des compositeurs les plus considérables de notre temps. Le compositeur, qui a voulu créer ici une passerelle entre présent et passé, a puisé le titre de l’œuvre dans les premiers mots d’une phrase latine de la littérature médiévale dont les origines remontent à la Bible, « Ubi sunt qui ante nos in hoc mundo fuere? » (Où sont ceux qui étaient avant nous dans ce monde ?). Posadas y associe la poésie de Novalis, Stefan George et Maître Eckhart, des versets de l’Evangile selon saint Marc, une inscription trouvée dans la crypte d’une église romaine et des textes écrits pour l’œuvre-même. Se fondant dans la tradition de la musique vocale depuis le haut Moyen-Âge (antienne, psalmodie, récitatif accompagné, ritournelle, superposition de quatre langues - allemand, espagnol, italien, anglais), cette pièce d’une vingtaine de minutes est en fait d’une fructueuse originalité, avec ses vingt-quatre voix réparties en deux chœurs symétriques d’où découlent une diversité saisissante de relations, du tutti à la division en vingt-quatre voix selon des modalités telles que la circularité du son, la spatialisation, les contrastes de registres entre voix de femmes et voix d’hommes.  

Pascal Rophé, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Le neuvième concert ManiFeste auquel j’ai assisté avait pour cadre vendredi 23 juin le Studio 104 ex-Messiaen de Radio France. Or, il s’agissait d’un concert symphonique à gros effectifs qui aurait dû avoir sa place dans l’enceinte de l’Auditorium, tant le « 104 » aura ressemblé à une boîte de sardines pour un orchestre de cent musiciens et les dégagements terriblement étriqués pour que le public puisse écouter les œuvres avec le recul nécessaire aux oreilles humaines souhaitant goûter pleinement les sons et les polyphonies des œuvres proposées. Annoncé sans entracte, le concert en aura finalement compté deux, tant les changements de plateaux se seront éternisés en raison d’effectifs, de dispositions et de dispositifs incompatibles les uns avec les autres… L’Orchestre Philharmonique de Radio France était en partie associé à l’Ensemble Intercontemporain, tous deux dirigés de main de maître par un infaillible Pascal Rophé. La soirée s’est ouverte sur une pièce réunissant un orchestre symphonique de quatre vingt dix musiciens et l’électronique sans personnalité consistante de l’Iranienne Aida Shirazi (née 1987), commande de l’Ircam et de Radio France intitulée T O  R     N (« DE C  H   I  R    E ») donnée en création mondiale qui semblerait vouloir décrire des sentiments suscités par le déracinement et l’exil, l’électronique étant censée être l’expression de l’âme souffrant sans répit et interagissant tel un miroir avec l’orchestre.

Rebecca Saunders (née en 1967), Pascal Rophé, Ensemble Intercontemporain, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Suivait le puissant Wound (Blessé) pour ensemble de douze instruments (hautbois, trompette en ut, clarinette basse et clarinette en si bémol, trombone, percussion, deux pianos, guitare électrique, violon, alto, violoncelle, contrebasse) et orchestre (deux flûtes dont une aussi piccolo, deux hautbois, trois clarinettes en si bémol dont une aussi clarinette basse, deux bassons dont un aussi contrebasson, quatre cors, trois trompettes en ut, trois trombones ténor, tuba basse, quatre percussionnistes, accordéon, harpe, dix violons I, dix violons II, huit altos, huit violoncelles, six contrebasses) de la Britannique Rebecca Saunders (née en 1967) fourmillant d’idées tendues jusqu’à la déchirure entrecoupée de silences tels des lézardes cutanées et proposant un véritable concerto pour deux formations bien mises en relief par un travail clairement distinct, complémentaire et parfois fusionnel, mais l’œuvre de quarante minutes apparaît trop longue d’une dizaine de minutes tant le développement reste figé sur les mêmes séquences. 

Pascal Rophé, Ensemble Intercontemporain, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Deux semaines après Amériques par l’Orchestre de Paris dirigé par Alain Altinoglu à la Philharmonie de Paris (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/06/premiere-semaine-du-festival-manifeste.html), l’on retrouvait vendredi 23 juin avec grand plaisir Edgar Varèse (1883-1965) pour l’extraordinaire et trop rare Arcana, qui concluait le concert en apothéose, sur le plateau hélas trop étroit du Studio 104, et assis au quatrième rang, ce qui aura nui à la polyphonie et aux saillies des pupitres solistes. Ce qui est d’autant plus regrettable que l’Orchestre Philharmonique de Radio France était en très grande forme et il est apparu clairement que Pascal Rophé, gestes précis, poignets souples, profil engagé dans l’œuvre et se fondant dans l’orchestre comme pour chanter avec les pupitres à chacune de leurs interventions, ce qui témoigne à la fois de sa connaissance de l’œuvre, de son plaisir de la diriger, de sa grande estime pour cette partition hors normes.

Léo Margue, Orchestre National d'Île-de-France. Photo : (c) Bruno Serrou

Le dixième rendez-vous de ManiFeste 2023 se déroulait dans la Grande Salle du Musée d’Art Moderne Georges Pompidou, remplie à ras bord côté public comme sur le plateau. Jamais en effet n’avaient été réunis autant de musiciens à la fois sur cette scène : cinquante-deux instrumentistes de l’Orchestre National d’Ile de France dirigés par Léo Margue, pianiste, saxophoniste, ex-assistant de Matthias Pintscher à l’Ensemble Intercontemporain, actuel directeur de l’Ensemble 2e2m pour la finale du Concours de jeunes compositeurs Élan, deuxième édition du prix international de composition pour orchestre créé par l’Ircam et l’Orchestre National d’Île-de-France (1). Trois finalistes ont été retenus, deux sud-coréennes et un polonais, chacun ayant dû composer une œuvre en cinq courts mouvements pour flûte solo et orchestre interprétée par chacune des trois flûtistes de l'ONDIF, Hélène Giraud, Sabine Raynaud et Nathalie Rozat

Leehwa Hong (née en 1995), Hélène Giraud (flûte), Orchestre National d'Île-de-France. Photo : (c) Bruno Serrou

Le premier candidat dans l’ordre de passage déterminé par tirage au sort a été une candidate, la Sud-Coréenne Leehwa Hong (née en 1995), étudiante en troisième cycle du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon, qui a proposé Rivière d’écoute, dont la gageure voulait être une métaphore musicale de l’eau portée par le courant. La deuxième pièce était celle du jeune Polonais Andrzej Ojczenasz, né à Cracovie en 1992, élève de l’Académie de musique Krzysztof Penderecki de Cracovie. Ses Deux essences révèlent un musicien qui aime l’orchestre, tant son écriture met en valeur le potentiel sonore des différents pupitres instrumentaux, avec la flûte solo qui représente « l’essence personnelle » et l’orchestre « l’essence sociale », selon le compositeur. 

Selim Jeon (née en 1994) vainqueur du Concours Elan 2023, Nathalie Rozat (flûte), Orchestre National d'Île-de-France. Photo : (c) Bruno Serrou

Troisième candidat, seconde Sud-Coréenne, Selim Jeon (née en 1994), avec Kiss (Baiser) inspiré par le freudien concept de libido, ce qui n’apparaît pas clairement à l’écoute, mais où l’on apprécie le travail instrumental sophistiqué et fort judicieux avec structure, durée, rythme, orchestration sont en constante évolution à l’intérieur de chacun des cinq mouvements d’une durée moyenne de deux minutes. C’est cette dernière œuvre qui a été couronné vainqueur du Concours, avec le Premier Prix du  jury et le Prix des musiciens de l’Orchestre National d’Île-de-France, tandis que Deux essences d’Andrzej Ojczenasz s’est vu attribué le Prix du public. 

Alexandre Jamar (né en 1995), Joao Svidzinski (réalisateur en informatique musicale Ircam), Florence Dumont (harpe), Orchestre National d'Îme-de-France. Photo : (c) Bruno Serrou

Pendant que le jury délibérait, l’Orchestre National d’Île-de-France et sa harpiste Florence Dumont dirigés par Léo Margue donnaient en création mondiale We will not waste a vowel (Nous ne perdrons pas une voyelle, titre puisé dans la Disparition de Georges Perec) pour harpe, orchestre et informatique en temps réel remarquablement orchestrée mais à la partie de harpe trop minimaliste (une exposition systématique de gammes ascendantes) du Français Alexandre Jamar (né en 1995), vainqueur de l’édition 2022 du concours Élan (2).

Bruno Serrou

1) Membres du jury 2023 : Isabel Mundry (compositrice, présidente du jury), Frank Madlener (directeur de l’Ircam), Edith Canat de Chizy (compositrice), Blandine Berthelot (conseillère artistique de l’Orchestre National d’Île-de-France), Hélène Giraud (première flûte solo de l’Orchestre National d’Île-de-France), Léo Margue (chef d’orchestre), Estelle Lowry (Maison de la Musique Contemporaine), Elsa Vautrin (Editions Durand Salabert Eschig - Universal Music), Anne Montaron (France Musique)

2) La troisième édition du Prix Elan, Concours international de composition pour orchestre se déroulera du 10 au 15 juin 2024. Les candidatures sont à déposer avant le 9 novembre 2023 à l’adresse Internet suivante : www.ulysses.network.eu


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