samedi 10 juin 2023

Première semaine du festival ManiFeste de l’Ircam placée sous le signe de Kaija Saariaho et du deuil

Paris. Centre Georges Pompidou - Grande Salle, Philharmonie de Paris - Salle Pierre Boulez, Cité de la Musique - Salle des Concerts. Mercredi 7, jeudi 8, vendredi 9 juin 2023 

Franck Madlener, directeur de l'Ircam, ouvrant l'édition 2023 du Festival ManiFeste Grande Salle du Centre Georges Pompidou. Photo : (c) Ircam

Regardant du côté de l’Italie, le concert inaugural étaitd’une beauté pure ce mercredi soir en ouverture du Festival ManiFeste 2023 Grande Salle du Centre Georges Pompidou par chanteurs et instrumentistes de l’ensemble Ars Nova avec Serge Maggiani (récitant), Emma Liégeois (comédienne vidéo) dirigés avec allant par le compositeur chef d’orchestre hongrois Gregory Vajda, disciple de Péter Eötvös, mis en scène par le musicien metteur en scène David Lescot dans une scénographie d’Alwyne de Dardel faite d‘archives, de classeurs, de livres, de papiers, servant de cadre à trois somptueux madrigaux à cinq voix de Carlo Gesualdo (1566-1613) et de son contemporain Luca Marienzo (1553-1599)... 

Ensemble Ars Nova, Centre Georges Pompidou. (c) Ircam

... Mis en regard d’un chef-d’œuvre du XXe siècle de Luciano Berio (1925-2003) Laborintus II pour trois voix de femmes, récitant, huit acteurs, ensemble de dix-sept instrumentistes et bande magnétique créé à Paris à la Maison de la Radio en 1965 sur un magnifique livret d’Edoardo Sanguineti (1930-2010) adapté de Dante (1265-1321). En prélude du concert, Franck Madlener, directeur de l’Ircam et du festival, a rendu hommage et dédié la présente édition à la compositrice Kaija Saariaho décédée le 2 juin qui avait beaucoup travaillé au sein de l’institut créé par Pierre Boulez en 1977 avec le concours de Berio, directeur de la section électroacoustique jusqu’en 1980.

Orchestre de Paris et équipe artistique de Cortèges de Sasha J. Blondeau. Photo : (c) Philharmonie de Paris

Le deuxième concert a permis à l’excellent chef français Alain Altinoglu de s’illustrer brillamment dans un programme hors normes particulièrement exigeant.  Considérant la réussite exceptionnelle de sa prestation, l’on ne peut que se demander quels peuvent être les obstacles qui s’opposent au fait qu’il soit titulaire de l’un des grands orchestres français, alors que le Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles et l’Orchestre Symphonique de la Radio de Francfort, deux institutions internationales de prestige, l’ont pour directeur musical. Sous sa direction vivante, précise, sa battue claire et solide, Amériques d’Edgard Varèse (1883-1965) a sonné comme le plus scintillant des joyaux, soutenu par une rythmique infaillible, une vision de braise, les musiciens de l’Orchestre de Paris jouant comme un orchestre de chambre donnant ainsi une impression de fluidité et de transparence transcendante tout en ménageant des espaces telluriques mais sans saturations, choisissant malheureusement la version de 1929 plutôt que l’originale de 1918-1921 de cette œuvre-monument subtilement enchaînée à l’inventif Densité 21,5 pour flûte solo de 1936 hélas joué partition devant les yeux par Vicens Prats, flûte solo de l’Orchestre de Paris au milieu duquel il s’exprimait isolé par une poursuite. 

Alain Altinoglu, Orchestre de Paris. Photo : (c) Philharmonie de Paris

En première partie une création chargée de clichés « modernistes », Cortèges de Sasha J. Blondeau (né en 1986) avec un orchestre divisé en trois entités quasi identiques (seuls les cuivres sont réunis sur le plateau du centre) constituant un carré fermé par le chef, et une informatique en temps réel surchargée (quatre consoles sont nécessaires) dont une fréquence aux graves abyssaux écrasant le récitant-« chanteur »-danseur François Chaignaud, qui se meut au centre du dispositif et autour du chef, et dit un texte en six parties d’Hélène Giannecchini (I - Il n’y a plus rien, II - Te voir apparaître, III - Iels disent : « colère », IV - Ta mort est plus grande que toi, V - Nous, un lac, VI - Nous disons la défaite et son retournement) célébrant les « minorités LGBT » mais dont on ne discerne pas un mot, tandis que l’on ne distingue du grand orchestre éclaté que des éclairs de trompettes, des échos de cors et des appels de bois.

Sophia Burgos dans Quatre Chants pour franchir le Seuil de Gérard Grisey. Photo : (c) Ensemble Intecontemporain

Troisième rendez-vous de ManiFeste 2023, intitulé avec a propos "un souffle de lumière" tant il aura intimement bouleversé l’auditeur du dernier concert dirigé par Matthias Pintscher comme directeur musical et artistique de l’Ensemble Intercontemporain donné Cité de la Musique, avec l‘insondable désespoir du requiem de Gérard Grisey (1946-1998), Quatre Chants pour franchir le Seuil sur des textes appartenant à quatre civilisations (Prélude, I - La mort de l’ange (chrétienne), Interlude, II - La mort de la civilisation (égyptienne), Interlude, III - La mort de la voix (grecque), Faux interlude, IV - La mort de l’humanité (mésopotamienne)) créé à titre posthume le 3 février 1999. Sublime, d’une expressivité hallucinante, d’une déchirante humanité, prodigieusement orchestré, admirablement chanté par Sophia Burgos, soprano au timbre charnel clamant la vie au cœur de cette œuvre désespérée, ce qui amplifie la terreur de la mort qui gouverne l’orchestre du début à la fin de l'oeuvre avec ses graves abyssaux et ses aigus stridents. Pourtant, dans son ultime partition, le compositeur se posait-il une question existentielle du passage de la vie à la mort, ou du franchissement du seuil de voix « que je ne peux pas continuer à ignorer », la voix étant pour Grisey comme une icône, tant elle est porteuse de sens, d’affect, si bien qu’elle n’est pas aussi maîtrisable que tout instrument de musique. S’opposant à la voix de soprano, l’orchestration extraordinairement originale et efficace est somptueusement colorée, dominée par les instruments graves et pesants répondant à de brillants plans sonores de flûte piccolo, de saxophone soprano, de trompette en ré, de steel drum et de harpe, tandis qu’un bourdonnement quasi permanant de batterie et de poussières sonores sonnent à la limite de l’audible dans les interludes. Il est évident que Matthias Pintscher et les musiciens de l’Intercontemporain aiment cette œuvre douloureuse dont ils ont transmis la déchirure profonde et les tensions qui sont au-delà du tragique et du funèbre.

Matthias Pintscher, Ensemble Intercontemporain. Photo : (c) Philharmonie de Paris

Autre moment d’émotion de la soirée, l’hommage à Kaija Saariaho (1952-2023) en première partie avec son Lichtbogen (Arc électrique) pour neuf instruments et électronique en temps réel de l’époque de ses débuts parisiens (1985-1986) déjà empli de la lumière intérieure caractéristique de la compositrice finno-française, avec une électronique déjà parfaitement intégrée à la pensée acoustique. Introduite par l’œuvre référence d‘Anton Webern (1883-1945) Cinq Pièces pour orchestre op. 10 qui reste d’un sublime dénuement avec ses pupitres qui se répondent et se font écho et un instrumentarium qui renvoie à la Symphonie n° 7 de Gustav Mahler avec sa mandoline et sa guitare, le concert d’adieux de Pintscher a été le cadre de la création mondiale de Dasein I (Être là I) pour ensemble et électronique, œuvre de vingt-cinq minutes du Français vivant à Berlin Mark Andre (né en 1964) centrée sur des effets sonores d’instabilité et de disparition, fruit d’une commande de l’Ensemble Intercontemporain composée en 2021-2023. 

Jens McMana (cor). Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

Outre le départ du compositeur chef d’orchestre allemand, qui perdurait la lignée Pierre Boulez-Péter Eötvös des origines de l’EiC, ce concert était également le cadre de l’ultime prestation de l’un des membres de l‘ensemble, l’excellent et solide corniste d’origine états-unienne Jens McManama (né à Portland en 1956), après quarante-quatre ans de fructueuse collaboration.

Bruno Serrou

Le festival Manifeste se poursuit jusqu'au 1er juillet. https;//manifeste.ircam.fr

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