mardi 13 juin 2023

Bernard Foccroulle livre un somptueux monodrame musical du poignant Journal d’Hélène Berr

Paris. La Belle Saison. Théâtre des Bouffes du Nord. Lundi 12 juin 2023 

Adèle Charvet (mezzo-soprano), Julien Dieudegard (1er violon du Quatuor Béla), Jeanne Bleuse (piano), Frédéric Aurier (2nd violon du Quatuor Béla), Julian Boutin (alto du Quatuor Béla), Luc Dedreuil (violoncelle du Quatuor Béla). Photo : (c) Bruno Serrou

La Belle Saison a présenté lundi 12 juin Théâtre des Bouffes du Nord, un peu plus d’un mois après la création le 3 mai 2023 à Cherbourg, Théâtre Le Trident (1), un sensible et émouvant sextuor pour mezzo-soprano/récitante, piano et quatuor à cordes, Le Journal d’Hélène Berr, du compositeur claveciniste organiste pédagogue belge Bernard Foccroulle (né en 1953), ex-directeur du Théâtre de La Monnaie de Bruxelles (1992-2007) puis du Festival d’Aix-en-Provence (2007-2018).

Bernard Foccroulle (né en 1953). Photo : (c) Bruno Serrou

Le contenu, la dimension et la portée du Journal d’Hélène Berr ne pouvaient qu’attirer l’attention de l’humaniste engagé qu’est Bernard Foccroulle, dont l’une des constantes qui l’animent est centrée sur les questions de société et de son histoire, cherchant à donner à la musique la plus grande accessibilité de tous, au point de fonder en 1993 l’association Culture et Démocratie qui milite pour la participation du plus grand nombre à la vie culturelle. Cinq ans plus tôt, en 1988, il avait créé le réseau européen RESEO dont la mission est la sensibilisation du plus grand nombre à l’opéra et à la danse.

Hélène Berr et Jean Morawiecki à Aubergenville (Yvelines) en 1942. Photo : (c) Mémorial de la Shoa / Coll. Mariette Job

C’est en 2008, année de la parution du Journal d’Hélène Berr dont le manuscrit est conservé au Mémorial de la Shoa à Paris, que Bernard Foccroulle, bouleversé par sa lecture, par ce que ces pages contiennent de peurs, de doutes, de citations littéraires - le journal s’ouvre à la suite d’une visite de la jeune femme à Paul Valéry - avec quantité de citations de William Shakespeare ou de Lewis Carroll, et musicales, avec nombre de renvois à Ludwig van Beethoven et à Robert Schumann, mais aussi de goût pour la vie, de légèreté, d’insouciance se transformant peu à peu en prise de conscience de sa situation désespérée, d’amour, caresse aussitôt le projet d’en tirer une œuvre lyrique au caractère intime. « La diversité des émotions, les citations littéraires et musicales, le témoignage sur cette époque terrible, constituent autant de motivations fortes, confie le compositeur. Aujourd’hui, dans une période où l’antisémitisme reprend vigueur, où populismes, extrémismes, racismes et violences de toutes sortes se répandent à travers toute l’Europe et le monde, n’est-il pas primordial de faire acte de mémoire et de résistance contre les amnésies ? » Libéré de toute obligation administrative, le musicien liégeois peut se consacrer entièrement à la composition, s’attachant notamment à la genèse de ce monodrame auquel il donne la forme d’un sextuor pour voix, piano et quatuor à cordes qu’il achève en 2020. Il adapte lui-même le livret, qu’il divise en deux parties précédées d’un prologue, suivies d’un épilogue et séparées par un interlude instrumentaux, ce dernier reprenant littéralement le mouvement lent, Molto adagio, du Quatuor à cordes n° 15 en la mineur op. 132 de Beethoven, œuvre citée dans les carnets commencés le 7 avril 1942 par cette jeune étudiante juive parisienne alors âgée de 21 ans, qui met un terme à son journal le 15 février 1944, le jour de son internement dans le camp de Drancy, d’où elle sera déportée à Auschwitz le 27 mars 1944 avant d’être assassinée par une geôlière nazie à Bergen-Belsen, début avril 1945.

Julien Dieudegard (1er violon du Quatuor Béla), Jeanne Bleuse (piano), Adèle Charvet (mezzo-soprano), Luc Dedreuil (violoncelle du Quatuor Béla), Frédéric Aurier (2nd violon du Quatuor Béla),Julian Boutin (alto du Quatuor Béla). Photo : (c) Bruno Serrou

Parmi les deux cent soixante deux feuillets qui constituent le Journal d’Hélène Berr, Bernard Foccroulle en a réalisé quinze entrées, réparties en deux sections jouées en continu, reliées par un interlude instrumental ouvertes sur la dédicace de Paul Valéry et conclues sur le mot « Horreur ! ». La première compte huit segments, d’avril à novembre 1942 (La dédicace à Paul Valéry, Retour d’Aubergenville, La rupture avec Gérard, La rencontre avec Jean Morawiecki, L’étoile jaune, L’arrestation du père, La rafle du Vel d’hiv, Libération du père, départ de Jean), la seconde sept, d’août 1943 à février 1944, avec la montée de l’antisémitisme, la violence de l’arrestation, l’indicible de la déportation  (Après dix mois sans écrire, Dans Paris, Mort de Bonne-Maman, Nouveaux massacres, angoisse de l’arrestation, Réflexions sur la judéité, Description du wagon de la déportation, Horreur ! Horreur !). « J’ai choisi la voix de mezzo-soprano, écrit Bernard Foccroulle, car c’est le timbre qui me semblait le mieux à même d’exprimer toutes les couleurs et tous les états d’âme évoqués par Hélène Berr. Le choix de l’effectif instrumental a d’autant plus de sens que le journal regorge de citations musicales et d’évocations à la musique de chambre de Beethoven et de Schumann. »

Julien Dieudegard (1er violon du Quatuor Béla), Jeanne Bleuse (piano), Bernard Foccroulle, Adèle Charvet (mezzo-soprano), Luc Dedreuil (violoncelle du Quatuor Béla), Frédéric Aurier (2nd violon du Quatuor Béla), Julian Boutin (alto du Quatuor Béla). Photo : (c) Bruno Serrou

Écriture extraordinairement fine et serrée empreinte avec virtuosité de l’expressionnisme venu de la Seconde Ecole de Vienne, inventive et profonde tant elle est personnelle et inhérente à l’œuvre elle-même, Le Journal d’Hélène Berr touche autant l’âme que l’oreille. La voix passe adroitement de la parole au chant, jusqu’au triple cri de révolte final, « Horreur ! ». Bernard Foccroulle, qui intègre avec un naturel infini des citations de compositeurs appréciés par son héroïne (outre Beethoven et Schumann déjà relevés, se font entendre Mozart et Chopin), peint un puissant drame lyrique, tendu, tragique mais sans pathos, tant il s’y trouve de pudeur, de retenue, de sincérité, d’humanité, ce qui rend ces pages d’autant plus bouleversantes. Les interprètes sont en tous points remarquables. La mezzo-soprano Adèle Charvet est une impressionnante Hélène Berr, toute en délicatesse, en spontanéité, en engagement, vivant intensément de sa voix pleine et merveilleusement colorée le drame de la jeune étudiante, passant avec authenticité de l’amour à la mélancolie puis à l’angoisse, au déchirement et à la terreur avec un art de la progression dramatique bouleversant de vérité. Le violon, instrument joué par Hélène Berr, tient une place majeure dans la partition, à l’instar du piano, instrument que jouait son second ami de cœur, Jean Morawiecki. Solide et d’une musicalité exemplaire, la pianiste Jeanne Bleuse est autant une excellente soliste qu’une chambriste inspirée, dialoguant, fusionnant, soutenant le brillant Quatuor Béla, dont l’alliage avec la cantatrice est un modèle, annonçant, suscitant, commentant, colorant, harmonisant le chant, ce dernier finissant par s’effacer dans l’épilogue pour laisser le soin aux seuls instruments l’évocation de l’arrestation, de la déportation, et du quotidien du camp de concentration de cette jeune-fille qui jusqu’au bout aura envisagé de survivre à l’ineffable… 

Bruno Serrou

1) Du 3 décembre au 12 janvier prochains, l’Opéra national du Rhin présentera la première réalisation scénique du Journal d’Hélène Berr de Bernard Foccroulle dans une mise en scène de Matthieu Cruciani. www.operanationaldurhin.eu

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