Paris. Maison de la Radio. Auditorium. Jeudi 1er juin 2023
Concert « Mittle Europa » cette semaine de l’Orchestre Philharmonique de
Radio France à la Maison de la Radio, dirigé avec énergie par un chef brillant
en osmose avec le programme, le Tchèque Jakub Hrůša.
C’est au Chœur de Radio France qu’a été confiée l’ouverture du programme. Seize de ses membres réunis en cercle autour de leur chef de chœur invité, Roland Hayrabedian, directeur-fondateur de Musicatreize qui au demeurant connaît parfaitement ce répertoire, ont donné du Lux aeterna (1966) du compositeur hongrois né voilà un siècle le 28 mai, György Ligeti (1923-2006), une interprétation confuse, sans relief ni élan, manquant d’assurance au point de susciter d’énormes décalages, ce qui, à coup sûr, n’aurait point éveillé l’oreille d’un Stanley Kubrick à la recherche de musique pour son film 2001 : A Space Odyssey, tant il y manquait d’engagement et de… lumière.
Autre œuvre d’inspiration spirituelle célébrant la Lumière divine, partition magnifique mais pourtant plus rare encore que la pièce de Ligeti, L’Evangile éternel (Věčné evangelium) du Tchèque Leoš Janáček (1854-1928). Composée en 1913-1914 pour soprano, ténor, chœur mixte et orchestre, alors que son auteur travaillait sur la genèse de la première (le Voyage de Monsieur Brouček dans la Lune, 1908-1917) des deux parties de son opéra les Voyages de Monsieur Brouček, l’œuvre ne sera publiée qu’en 1958, plus de quarante ans après sa création au Théâtre national de Prague en pleine Première Guerre mondiale, le 5 février 1917 par la Philharmonie tchèque. Cette œuvre dont le livret reprend les vers du poète hugolien et traducteur tchèque Jaroslav Vrchlicky (1853-1912), signataire notamment du livret de l’opéra Armida d’Antonin Dvořák, dont le thème est l’amour universel est sans doute inspirée par les guerres des Balkans qui allaient conduire en août 1914 au premier conflit mondial. L’Evangile éternel se fonde sur une légende médiévale, celle d’un ange venu annoncer au moine cistercien Joachim de Flore la venue sur Terre du Royaume de l’Amour. Janáček dispose le texte à la façon d’une scène dramatique en trois mouvements suivis d’un épilogue (I : Ce qui est écrit dans la révélation arrivera ! - Con moto -, II : Regardez l’ange volant silencieux - Adagio -, III - Ecoutez, vous dont le cœur est faible et flétri ! - Con moto -, IV (Epilogue) - Tout ce que l’ange m’a dit pendant la veillée - Andante) dont le personnage central, le moine-prophète Joachim de Flore campé par un ténor, s’adresse au peuple (le chœur) pour lui prédire l’Empire Eternel de l’Amour et proclamer sa venue en des termes qui lui sont soufflés par un ange (soprano).
L’œuvre est introduite sur un thème solennel confié à l’orchestre sur lequel le prophète annonce le jour le plus lumineux de l'histoire de l’humanité, dont il développe la révélation dans l’Adagio, demandant au peuple « Qui peut voir l’ange voler à travers les nuages ? » qui répond que « l’ange vole au-dessus des profondeurs sans fond tenant l’Evangile éternel dans sa main ». Dans le troisième mouvement, De Flore se réfère à trois Empires, celui de la Loi où règne la crainte, celui de la Foi, de la Vertu et de la Grâce, enfin celui de l’Esprit dirigé par François d’Assise, tandis que la foule alterne avec la voix du prophète jusqu’à la conclusion triomphale ponctuée d’une série d’Alléluias, avant d’inaugurer dans l’épilogue l’Empire de l’Amour, empire éternel et définitif de l’esprit humain, qui parachèvent la partition sur une série d’accords retournant au mouvement initial. Cette œuvre somptueuse a été servie avec une force de conviction saisissante, révélant un pur joyaux dans la création du compositeur morave, dont l’œuvre chorale est considérable, à l’instar de celle d’un Bartók, d’un Kodaly, d’un Rachmaninov ou d’un Brahms, alliée ici à l’orchestre de la maturité de Janáček (bois par trois dont piccolo, cor anglais, clarinette basse et contrebasson, cuivre par quatre, tuba, timbales, quatre percussionnistes, harpe, orgue, cordes - 16, 14, 12, 10, 8), sonnant comme celui de Jenůfa, Katja Kabanová et de Taras Bulba, avec timbales à la peau sonnant sèchement avec baguettes au feutre serré, trompettes à pistons jaillissant dans l’extrême aigu, trombones majestueux, cors embrasés, cordes criantes avec un premier violon très sollicité (brillante Hélène Collerette, qui s'épanouira plus encore dans le Concerto pour orchestre de Lutoslawski), ainsi qu’altos, violoncelles et contrebasses… Interprétée de façon grandiose et tendue à l’extrême sous la direction souveraine de Jakub Hrůša avec un Chœur de Radio France plus à l’aise que ses seize membres dans la pièce de Ligeti, avec deux magnifiques soliste, la soprano tchèque Kateřina Kněžíková au timbre céleste, et surtout par l'impressionnant et valeureux ténor écossais Nicky Spence, vivant son rôle de prophète au point de haranguer vraiment le peuple/chœur et chantant par cœur.
La seconde partie du concert était
entièrement occupée par l’œuvre la plus jouée du Polonais Witold Lutoslawski (1913-1994),
le Concerto pour orchestre. Composée
au début des années 1950, dans les sombres années de l’occupation de la Pologne
par l’Union soviétique et des purges staliniennes, le compositeur dut se plier
à la doctrine du réalisme soviétique afin d’éviter d’être de nouveau mis à l’index,
à l’instar de sa Symphonie n° 1, tant
et si bien qu’avec son Concerto pour
orchestre il remporta en 1955 le Prix d’Etat de Première Classe et lui
apporta la notoriété internationale. Cette partition, qui reprend un titre déjà
exploité par Paul Hindemith, Zoltan Kodaly ou Walter Pison entre autres, défie
l’œuvre du même titre et aux mêmes propriétés écrite par Béla Bartók au début
de la décennie précédente et exécutée pour la première fois en 1945. Créé à
Varsovie le 26 novembre 1954 par l’Orchestre Philharmonique de Varsovie dirigé
par le commanditaire de l’œuvre, Witold Rowicki, ce concerto offre maintes
occasions à la totalité des pupitres de l’orchestre (bois par trois dont deux
piccolos, cor anglais, clarinette basse, contrebasson, cuivres par quatre,
tuba, timbales, trois percussionnistes, deux harpes, piano, célesta, cordes -
16, 14, 12, 10, 8) de s’illustrer vaillamment, autant sur les plans technique
et musical qu’expressif. Le concerto se déploie en trois mouvements, Intrada marquée Allegro maestoso en forme d’arche dans laquelle Lutoslawski utilise
une mélodie populaire de Mazovie et s’appuie sur la note pédale fa dièse des
violoncelles et reprise longuement à la flûte, Capriccio notturno ed Arioso indiqué Vivace, scherzo et trio (où les trompettes fortissimo introduisent l’Arioso) du concerto, terme qui prend
ici tout son sens puisque c’est précisément là que les pupitres solistes sont
le plus mis à contribution, et se conclut sur une Passacaglia Toccata e Corale notée Andante con moto - Allegro giusto. Ce finale, plus long que les
deux premiers mouvements réunis, est le climax de l’œuvre. La passacaille est
constituée d’un thème de huit mesures répété dix-huit fois et développé du
registre le plus grave de la première contrebasse avec le soutien de la harpe, avant
de passer successivement aux différents pupitres de l’orchestre qui s’ajoutent
les uns aux autres jusqu’au tutti de
l’orchestre entier, tandis que la Toccata,
plus courte, avec son ostinato a le
caractère d’un épisode de liaison conduisant au thème archaïque du Corale exposé par les hautbois et les
clarinettes qui introduisent le sommet de la partition où est énoncé le choral
à six voix des cuivres et s’étendant sur cinq octaves en quatorze parties des
cordes, puis l’œuvre s’achève sur une courte coda marquée Presto. Sous la direction implacable, précise, vigoureuse de Jakub Hrůša,
l’Orchestre Philharmonique de Radio France a donné une interprétation d’une singulière
virtuosité, à la fois étincelante, jaillissante, vivifiante, mais aussi
expressive, nuancée et colorée de cet admirable Concerto pour Orchestre.
Bruno Serrou
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