vendredi 2 juin 2023

Hommage à la compositrice la plus célébrée dans le monde, Kaija Saariaho (14 octobre 1952 - 2 juin 2023) - Portrait et interviews

Kaija Saariaho (1952-2023). Photo : DR

C’est par un texte magnifique de son mari Jean-Baptiste Barrière, également signé par leurs deux enfants, Alexi et Aliisa, que la tragique nouvelle de la mort de la grande compositrice finno-française a été officiellement annoncée en début d’après-midi du vendredi 2 juin 2023. Nous la savions malade, atteinte d’un cancer du cerveau, elle ne s’en cachait pas, nous la voyions chaque fois plus diminuée, mais toujours souriante en compagnie de son époux, se faisant une joie d’assister aux concerts de ses œuvres et participer à colloques et conférences autour de sa création. Dans quelques semaines sera créé, désormais à titre posthume, son Concerto pour trompette et orchestre le 24 août 2023 à Helsinki par Verneri Pohjola et l’Orchestre Symphonique de la Radio Finlandaise dirigé par sa compatriote Susanna Mälkki. Son cinquième et dernier opéra, Innocence sur un livret de Sofi Oksanen, avait été créé avec un immense succès en juillet 2021 dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence (disponible sur le site Arte Concert via le lien suivant : https://www.arte.tv/fr/videos/097910-000-A/kaija-saariaho-innocence/).

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Kaija Saariaho (1952-2023). Photo : DR

« Ma musique correspond au caractère secret, réservé, craintif, mais généreux des Finlandais. Peut-être notre façon de penser la musique n’est-elle ni légère ni joyeuse - nous puisons au plus profond de notre être. Ma musique est peu loquace, mais chaque note a sa nécessité. »

Finlandaise résidant en France, née à Helsinki le 14 octobre 1952, Kaija Saariaho est décédée dans son sommeil dans la matinée de vendredi 2 juin 2023. Compositeur contemporain parmi les plus joués dans le monde, elle était de cette nation septentrionale, la Finlande, qui, en à peine plus de soixante-quinze ans, a produit plus de musiciens de talent qu’aucun autre pays. Les commandes ne cessaient d’affluer, festivals, orchestres, ensembles, formations de chambre, solistes, opéras lui ont consacré tout ou partie de leurs programmations. « J’ai le sentiment de n’avoir rien fait d’autre que de composer, disait-elle. Plus je suis jouée, plus on entend ma musique, plus on veut me programmer. J’ai ainsi la chance de me concentrer sur ma seule création. » Distinguée pour ses grandes partitions d’orchestre et pour son opéra l’Amour de loin (1) créé à Salzbourg en 2000 avec un succès immédiat, elle a donné à l’Opéra de Paris Adriana Mater (2006) et, à l’Opéra de Lyon, Emilie (2010). Trois portraits de femmes sur des livrets d’Armin Maalouf auxquels il convient d’ajouter l’oratorio la Passion de Simone (2) qui sont autant de facettes de la compositrice. Ces quatre œuvres sont écrites sur des textes français, parce que, vivant en France, Kaija Saariaho baignait au quotidien dans cette langue. « Il m’importe de conduire les mots que je mets en musique. Avec le sur-titrage, les paroles sont désormais toujours comprises, ce qui renforce le sentiment de vivre l’opéra. » Ont suivi Only The Sound Remains en 2016 et Innocence en 2021.

C’est à Paris que Kaija Saariaho s’était installée pour travailler non loin de l’IRCAM, à l’ombre duquel elle a acquis en vingt-cinq ans une maîtrise de l’informatique musicale hors normes. Ainsi, avec Magnus Lindberg et Esa-Pekka Salonen, elle est des compositeurs finlandais du groupe Korvat auki (Ouvrez les Oreilles) qui se sont imposés sur la scène internationale. Cette association fondée en 1970 par de jeunes compositeurs qui se sont donnés la mission de « promouvoir la musique et la faire connaître », organise concerts, séminaires et débats. Ces jeunes créateurs ne se revendiquent pas pour autant d’une école particulière mais d’une communauté de créateurs originaux, qui ne partagent pas pour autant les mêmes idéaux stylistiques et esthétiques. Ils se réunissent pour discuter de musique contemporaine et pour organiser des concerts programmant à la fois leurs propres œuvres et des partitions récentes méritant, à leurs yeux, d’être mieux connues en Finlande.

Si la musique de chambre est pour cette artiste pudique et intimiste un terreau privilégié, constituant pour elle des moments de détente, d’échanges, de confidences amicales avec ses interprètes favoris, parmi lesquels ses amis violoncelliste Anssi Kartunen, altiste Garth Knox et flûtiste Mario Caroli, ce sont ses grandes partitions pour orchestre, comme le Château de l’âme, et, surtout, son premier opéra, l’Amour de loin, créé le 15 août 2000 dans le cadre du Festival de Salzbourg, qui ont forgé sa renommée.

Elève de Paavo Heininen à l’Académie Sibelius d’Helsinki, elle avait aussi étudié avec Klaus Huber et Brian Ferneyhough à Fribourg-en-Brisgau. En 1982, elle s’initia à la musique avec informatique à l’IRCAM. Ce premier séjour parisien l’avait mise au contact des techniques de composition élaborées par Gérard Grisey, Tristan Murail et Michael Levinas. Ce courant de pensée allait marquer ses œuvres, toujours plus centrées sur le son, matière vivante emplie de micro-vibrations dont l’analyse lui a ouvert des perspectives harmoniques de plus en plus larges. Sa musique apparaît ainsi dans une continuité gouvernée par le goût du détail, une sensibilité extrême, une vaste imagination sonore et l’usage de méthodes de composition raffinées. Elle affine sa démarche qui place le timbre au centre de ses préoccupations, associant matériau et forme, tandis que l’ordinateur la conduit à explorer les ressources du son et de les projeter dans le temps.

Après des œuvres de jeunesse qui l’imposent rapidement - … sah den Vögeln en 1981, Laconisme de l’aile et Vers le blanc, en 1982 -, elle s’affirme définitivement en 1984 avec Verblendungen pour orchestre et bande magnétique qui développe une technique de champs sonores particulièrement raffinée, où le développement des spectres et des micro rythmes crée une atmosphère statique et rêveuse. Elle affine sa démarche d’écriture qui place le timbre au centre de ses préoccupations sous le vocable d’ « axe timbral », qui associe le matériau à la forme, tandis que l’ordinateur lui permet d’explorer les diverses ressources du son et de les projeter dans le temps. Cette atmosphère, confrontée à des éclats brusques se retrouve dans Nymphéa (1987) pour quatuor à cordes et électronique. Plusieurs œuvres majeures marquent cette période riche en créations, comme Jardin secret I pour bande (1985) et II pour clavecin et bande (1986), Petals pour violoncelle, composé en 1988 pour son compatriote Anssi Karttunen. En 1986, elle écrit à la demande du Centre Pompidou Lichtbogen pour neuf musiciens qui fait appel à une modélisation par ordinateur particulièrement poussée, Io (1986-1987) pour ensemble et bande qui s’attache à la modification du timbre, Stilleben (1988) pièce radiophonique sous-titrée “ nature morte ” qui annonce le ballet de Carolyn Carlson Maa (1991). C’est ensuite Du cristal… à la fumée (1990), deux pièces concertantes pour instruments solistes (la seconde avec flûte alto et violoncelle) et orchestre symphonique suivies d’Amers (1993) pour violoncelle et ensemble, partitions qui marquent un renouvellement de l’écriture de la compositrice et une expression plus extravertie. En 1995, le succès du Château de l’âme pour groupe vocal et orchestre au Festival de Salzbourg lui vaut la commande par son directeur Gérard Mortier de l’opéra L’Amour de loin, écrit sur un livret de l’écrivain franco-marocain Amin Maalouf, Prix Goncourt 1993 pour le Rocher de Tanios, et créé le 15 août 2000 dans le cadre du festival autrichien. Commencée en 1997, cette œuvre a occupé plusieurs années auparavant les pensées de la compositrice. Son style s’est allégé, intégrant une part de lyrisme et intégrant un certain classicisme. Elle écrit souvent sa musique pour des proches, des musiciens comme Esa-Pekka Salonen ou Anssi Karttunen y étant associés depuis les premières années, « ces interprètes en qui je peux avoir confiance, qui connaissent ma musique et discernent son évolution, avec qui je peux en discuter franchement, me sont essentiels. » Son style s’allège, intégrant lyrisme et classicisme. Elle compose pour ses proches, comme le chef Esa-Pekka Salonen, le violoncelliste Anssi Karttunen, l’ensemble Avanti!. « Ces interprètes, qui connaissent ma musique, discernent son évolution et avec qui je peux en discuter, me sont essentiels. »

Ces derniers mois, hommages, créations, commandes, livres se sont faits nombreux. Toujours en sa présence, se déplaçant d’abord à l’aide de cannes, puis sur un fauteuil roulant, soutenue ou poussée par son mari, Jean-Baptiste Barrière, lui-même compositeur et informaticiens. Parmi eux, celui du festival Musica de Strasbourg qui lui a consacré plusieurs concerts (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/09/pour-sa-40e-edition-musica-de.html), ou celui de l’Orchestre de Paris, deux rendez-vous fixés en septembre 2022 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/09/lorchestre-de-paris-et-klaus-makela.html). Voir également les comptes rendus de ses opéras, notamment Only The Sound Remains qui a été donné à l’Opéra de Paris en janvier 2018 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2018/01/only-sound-remains-de-kaija-saariaho.html).

Pour découvrir la riche personnalité de Kaija Saariaho et celle de sa musique et de ses influences, je recommande la lecture du recueil réunissant ses textes sous le titre Le Passage des Frontières - Ecrits sur la musique publiés aux Editions MF (Musica Falsa) dans la collection Répercussions.  

J’ai pour ma part eu le bonheur de rencontrer et d’interviewer plusieurs fois Kaija Saariaho. Aussi, je propose ici deux entretiens, l’un réalisé le  28 février 2006, l’autre les 31 mars et 4 avril 2005.

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Kaija Saariaho (1952-2023). Photo : DR

Kaija Saariaho, entretien réalisé en 2006 :

Bruno Serrou : Kaija Saariaho, à cinquante-trois ans [en 2006], vous êtes l’un des compositeurs les plus demandés dans le monde et la compositrice la plus célèbre. Comment vous expliquez-vous ce succès, et pourquoi les Finlandais sont-ils si musiciens ?

Kaija Saariaho : Je n’ai pas à me plaindre de mon sort, en effet. Mais ce n’est rien de plus qu’un constat. Depuis Jean Sibelius, premier compositeur de la Finlande indépendante, la musique est très respectée dans mon pays, mes compatriotes considérant cet art d’autant plus important qu’il correspond au caractère très fermé, timide et aux grands sentiments des Finlandais.

B. S. : Se trouve-t-il encore des particularités nationales en musique ?

K. S. : Je ne pense pas une seconde à la façon dont la musicienne que je suis peut être cataloguée. Mais en tant que femme, je me sens très Finlandaise, si bien que je suis incontestablement un compositeur finlandais. Ce qui est clair et qui correspond à la nature de ma culture est que je ne suis pas loquace, que chaque note que j’écris a sa nécessité. Peut-être que notre façon de penser la musique est ni légère ni joyeuse, mais ce qui est sûr est que nous puisons au plus profond de notre être.

B. S. : Vous êtes de ces rares compositeurs qui vivent exclusivement de leur création. Comment échappez-vous à l’exercice d’une activité parallèle ?

K. S. : Ma musique est en effet abondamment jouée, et les propositions de commandes affluent. J’ai le sentiment de n’avoir rien fait d’autre de ma vie que composer. Plus je suis jouée, plus les gens entendent ma musique, plus on a envie de me programmer. Ainsi, ai-je effectivement la chance de pouvoir me concentrer sur ma création.

B. S. : Qu’est-ce qui vous a attirée à l’IRCAM (1) ?

B. S. : J’y suis venu pour la première fois en 1982, à l’occasion d’un stage. Je préparais alors mon diplôme du Conservatoire de Freiburg-am-Brisgau, où j’affermissais mon langage. J’avais donc besoin de définir des procédés que je savais pouvoir trouver à l’Ircam. Je cherchais en effet à analyser les sons, à comprendre la façon de l’enregistrer et d’en maîtriser les outils. Je me suis intéressée à l’informatique (2) parce que je n’étais pas satisfaite des lieux où ma musique était jouée, et je tenais en outre à posséder ma propre acoustique.  

B. S. : Est-ce la forme qui, chez vous, définit le contenu ou le contraire ?

K. S. : Il y a chez moi échange continu entre le matériau et la forme, comme il y en a entre la pensée et l’émotion. Ils sont inséparables. Néanmoins, au moment où je commence à écrire une pièce d’une certaine ampleur, la forme est prédéfinie. Mais le matériau est tout aussi défini. Je le considère donc comme une même entité.

B. S. : Qu’est-ce qui vous incite à écrire indifféremment sur des textes en diverses langues ?

K. S. : Je n’aime pas les traductions, si bien que j’utilise le plus possible les langues d’origine.

B. S. : Pour quelles raisons vos deux opéras reposent-ils sur des textes français ?

K. S. : Le premier, l’Amour de loin (3), puise chez le troubadour français Jauffré Rudel. Il m’a donc semblé naturel de l’écrire en français. D’autant plus qu’il s’agissait d’une commande émanant à la fois du Festival de Salzbourg et du Théâtre du Châtelet et, vivant à Paris depuis longtemps, je suis constamment immergée dans la langue française. Pour le second opéra, Adriana Mater, j’ai voulu continuer à travailler avec Amin Maalouf (4) parce que nous n’avons commencé à nous connaître qu’en cours de rédaction du premier. Libanais, Amin écrit en français, nous communiquons en français et, de plus, il s’agit cette fois d’une commande de l’Opéra de Paris. Je n’ai donc pas pensé une seconde écrire dans un autre idiome. Amin un formidable partenaire. Quand il écrit un roman, il est solitaire et n’a aucun délai à tenir. Pour un opéra, il se met à ma disposition et travaille pour la musique avec beaucoup de souplesse, sans pour autant renoncer à sa culture. Contrairement à L’Amour de loin, où j'avais puisé le sujet chez un troubadour médiéval, il nous a fallu cette fois inventer une histoire. - La langue française ne vous pose-t-elle pas de problème particulier ? Toutes les langues sont complexes. Chacune a ses difficultés intrinsèques. Le français possède une certaine souplesse, mais il faut beaucoup travailler pour la rendre compréhensible en musique. En ce sens, elle est très rigide. Je ne tiens pas de raisonnements pragmatiques, mais avant tout émotionnels, ce qui constitue la base de mes choix.

B. S. : La compréhension du texte constitue-t-elle un élément important dans la perception d’un opéra ?

K. S. : Il m’importe, bien sûr, quand j’écris, de conduire le texte. Mais, fort heureusement, désormais, à l’opéra, quelque chose fonctionne fort bien, ce sont les le surtitres. Ce système renforce le sentiment de vivre l’opéra. Même si le texte n’est pas particulièrement beau, du moins est-il toujours compris. Mais je pense que l’intrigue de mes deux opéras peut être suivie aisément, même par celui qui ne comprend pas le moindre mot du livret. - Qu’est-ce qui vous a séduite dans le sujet de votre premier opéra, l’Amour de loin ? La vie du poète Jauffré Rudel est de portée universelle. Ce n’est pas l’amour de loin dans cette époque historique qui m’a intéressée, ni la vie d’une princesse, mais l’idée d’aimer quelqu’un de loin, sans le connaître, ainsi que les peurs engendrées par l’idée même de faire sa connaissance et de créer une chimère.

B. S. : Votre deuxième opéra est créé par la même équipe que le premier, à l’exception de votre compatriote Esa-Pekka Salonen, qui s’est substitué à Kent Nagano, mais qui est l’un de vos amis les plus proches. Pourquoi cette fidélité ?

K. S. : Le travail avec Maalouf est une authentique collaboration, fruit d’échanges fructueux et suivis. Nous travaillons tout le temps ensemble. C’est d’ailleurs la seule raison qui m’incite faire quelque chose comme me lancer dans l’écriture d’un opéra, qui est un travail titanesque. Amin, au premier stade de l’écriture, Peter, à qui j’ai dédié l’opéra, qui intervient aussi très tôt, enfin, au moment où on le monte sur scène, un musicien comme Esa-Pekka à mes côtés, voilà qui est passionnant. Sinon, en fait, je ne collabore avec personne. J’écris ma musique, et c’est tout. Je reste des années seule, devant ma table de travail, jusqu’à ce que l’opéra soit entièrement terminé.  - La solitude ne vous pèse-t-elle pas ? Non, je me sens solitaire, mais pas isolée. Ma relation avec ma musique est absolument privée. Je n’éprouve pas le besoin d’en parler. La première expérience de l’opéra m’a tellement bouleversée que, dès mon retour à Paris, lorsque je me suis retrouvée seule à la table pour écrire un concerto pour flûte j’ai été prise d’une profonde mélancolie. Je regrettais les journées trépidantes de Salzbourg où il m’avait fallu évoluer sans cesse au centre des énergies de l’équipe de production. Je crois d’ailleurs que si je me suis attelée si rapidement à la composition d’un nouvel opéra, c’est en partie pour retrouver de telles sensations.

B. S. : Le projet Adriana Mater s’est-il fait dans la continuité du succès de l’Amour de loin ?

K. S. : Il a fallu plusieurs années après la création de l’Amour de loin pour que l’idée émerge. Lorsque Gérard Mortier a été nommé à l’Opéra de Paris, il m’a contactée pour me proposer la commande d’un nouvel ouvrage. J’ai travaillé plus de trois ans sur l’écriture d’Adriana Mater, l’achevant en mars 2005. Puis j’ai écrit une autre grande œuvre, un oratorio cette fois, la Passion de Simone, consacré à la philosophe Simone Weill, un oratorio d’environ une heure pour soprano, chœur, grand orchestre et électronique, commande du Los Angeles Philharmonic Orchestra, du Barbican Center, du Lincoln Center et des Wiener Festwochen, où il sera créé dans le cadre d’un hommage à Peter Sellars sous la direction de ma compatriote Susanna Mälkki (5). Si le livret est de nouveau d’Amin Maalouf, c’est moi qui en ai émis la première impulsion. Après avoir assisté à un spectacle sur la maternité, j’ai eu envie d’aborder cette thématique, consciente que je la traiterais différemment de mes confrères masculins. Quand j’ai commencé à en discuter avec Amin, des événements atroces se déroulaient dans le monde. Nous avons alors décidé de croiser le thème de la maternité et celui de la violence humaine, une question brûlante pour Amin, qui a quitté le Liban à cause de la guerre. Il a conçu une première version, qui m’a permis de lui demander un certain nombre de modifications, en particulier l’adjonction de séquences de rêverie.  

B. S. : Vos sensations, en composant, ont-elles été différentes ?

K. S. : Oui, car c’est la première fois que je ne me suis pas coupée du monde en écrivant. Généralement, quand je compose, je suis apaisée car je vis dans hors du monde, un monde rassurant. Cette fois, ma musique parlait des choses du monde, et cela a rendu l’écriture plus exténuante. Cela est sans doute lié à l’influence de Peter Sellars, qui ramène tous les sujets qu’il traite à notre propre époque. En écrivant Adriana Mater, j’ai pris conscience avec plaisir que, pour la première fois depuis que je compose, je n’étais pas en train de me réfugier dans ma musique. Pendant les trois années que j’ai consacrées à l’écriture de la partition, entre la fin de 2002 et le début de 2005, il s’est passé beaucoup de choses effroyables dans le monde. Traiter aussi de cela par la musique m’a fait beaucoup de bien. - Quel est le sujet d’Adriana Mater ? Il s’agit d’un sujet tout à fait contemporain. Cet opéra, en sept tableaux, pour quatre personnages, quatre-vingts musiciens et électronique est plus sombre, plus dramatique, moins méditatif que l’Amour de loin. Adriana Mater est centré sur la maternité et la violence, la femme et la guerre. La première émane de l’expérience d’Amin, la seconde de la mienne. L’histoire est relativement simple, peut-être. En ce sens, elle peut rappeler l’Amour de loin, les sentiments des protagonistes étant assez archétypiques, chacun de nous pouvant reconnaître des expériences, des points de réflexion qui peuvent nous renvoyer tous à quelque chose. Je fais appel à un chœur spatialisé, travail que j’ai réalisé à l’Ircam avec Gilbert Nouno, et à un orchestre avec deux pianos et une riche percussion. La spatialisation est si raffinée que la source reste mystérieuse et le son naturel. Aucun autre traitement en temps réel ici. Adriana est enceinte du fruit d’un viol perpétré pendant la guerre, non par un ennemi mais par un proche. Elle garde son enfant, et dix-sept ans plus tard, celui-ci est devenu un jeune homme, qui découvre que, pour le protéger, sa mère n’a cessé de lui dire que son père était mort au combat en cherchant à les secourir. Mais l’enfant comprend que sa mère a été violée et que son père est vivant. Apprenant qu’il est revenu dans la région, la seule obsession du fils est de tuer son géniteur. Adriana ne veut pas l’en dissuader. Mais, après avoir rencontré son père, le fils comprend qu’il ne peut le tuer. Adriana lui révèle alors qu’elle s’est toujours demandée si elle devait l’élever dans l’amour et la droiture, et inquiétée de ce qu’il allait devenir. L’enfant est-il là pour quelque chose ? Peut-on donner la vie dans un temps de mort ? Telles sont les vraies questions. Entre les tableaux, le rêve permet de revivre des événements déjà vus, mais exposés différemment. - Cet opéra dont le héros est une femme, a-t-il quelque rapport avec vous ? Son sujet est de tous les temps, de tous les pays. Sommes-nous en Europe de l’Est, en Afrique, en Asie ?... Il s’agit en fait d’un hymne à l’humanité et, surtout, à la maternité. Au centre de l’opéra, Adriana dit à sa sœur : « je ne sais pas ce qui s’est passé, tout ce que je sais, c’est que dans mon corps il y a deux cœurs, le second est si proche du mien. » J’ai vécu cette situation, enceinte. C’est un moment incroyable que de réaliser que, dans son propre corps, il se trouve, soudain, deux cœurs. L’idée est merveilleusement musicale, parce que le petit cœur bat d’abord très vite, et quand le fœtus grandit, il ralentit en un ritardando de neuf mois, alors que le cœur maternel reste quasi stable.

B. S. : Musicalement, vous situez-vous dans la continuité de votre premier opéra ?

K. S. : Adriana Mater est très différent de l’Amour de loin. L’histoire est particulièrement sombre et beaucoup plus dramatique. La musique qui en découle est donc beaucoup plus grave mais aussi plus violente que celle de l’Amour de loin qui était plus intériorisée. Ce qui m’intéresse dans l’opéra, est de créer des personnages musicaux, et leur interaction musicale. Donc, chaque personnage a son harmonie, son tempo, son matériau vocal, son comportement rythmique, son instrumentation propres. Il n’use pas du leitmotiv, mais je propose un matériau caractéristique pour les personnages, chacun pouvant se superposer. Les instruments sont souvent traités en solistes. - La voix, pour vous, est-elle davantage qu’un instrument ? Est-ce aussi un vecteur de compréhension du drame ? L’intéressant dans la voix est le travail avec le texte qu’elle permet seule, parce qu’elle apporte toute la dimension sémantique, tout en fortifiant encore cette dernière dans la musique. Ce qui est très important pour moi, c’est le caractère de la musique qui peut acquérir des aspects très divers. Dans Adriana Mater, il se trouve beaucoup de caractères extrêmes, et, bien sûr, des textes, et la voix, qui est vraiment un moyen de communication profondément humain d’une musique qui l’est déjà, ce qui renforce cet aspect.

B. S. : A quel moment de la genèse de l’œuvre est intervenu Peter Sellars ?

K. S. : Dans ce second opéra, il était beaucoup là bien avant les premières répétitions. Et heureusement, parce que je crois que s’il ne m’avait pas encouragé, je n’aurais pas commencé cet ouvrage. J’avais en effet le sentiment que l’Amour de loin était « mon » opéra, et je sais que je ne suis pas un compositeur d’opéra. Donc, OK, j’ai écrit un opéra. Point. Sentiment renforcé par le fait que j’ai toujours le sentiment que les compositeurs qui ont écrit deux opéras, le premier est très intéressant, le second beaucoup moins. J’avais donc très peur, d’autant plus que l’Amour de loin tourne énormément dans le monde. Il est tout le temps quelque part, ce qui m’empêche de prendre facilement mes distances avec lui, tant il est tout le temps présent dans ma vie. Trouvant ce premier opéra un peu pesant, je pensais ne pas en écrire un second, du moins pas tout de suite. Mais j’ai été encouragée par Peter, et maintenant je suis contente de l’avoir écouté. Je l’ai écrit pour lui, je le lui ai donc dédié. Peter est un homme étonnant, autant comme artiste que comme personne. J’admire son travail, et c’est un grand honneur qu’il aime ma musique.

B. S. : Avez-vous participé au choix des interprètes de la création ?

K. S. : Oui, et nous avons longtemps cherché une cantatrice pour le rôle d’Adriana. Parce que c’est un mezzo-soprano assez grave, presque une voix de contralto. Le physique est aussi important, le personnage étant vraiment très dense.

B. S. : Avez-vous choisi vos chanteurs en fonction de leurs connaissances de la musique contemporaine, ou au contraire avez-vous souhaité des chanteurs belcantistes ?

K. S. : Nous avons pensé au lieu de la création, l’Opéra Bastille, qui fait que nous avons besoin de voix assez puissantes ; nous avons dû penser à Peter, avec qui tout le monde ne peux pas travailler tant il est exigent. Avec lui, les interprètes doivent s’intéresser au théâtre, en plus d’être motivés à l’apprentissage d’une œuvre qui n’est pas facile.

B. S. : Un nouvel opéra marque-t-il toujours à vos yeux une date importante, ou est-ce désormais l’équivalent de toute œuvre, qui, pour vous, est l’occasion d’un nouveau défi ?

K. S. : Chaque œuvre est extrêmement importante. Il est bien sûr très agréable de travailler dans les conditions que m’a offertes l’Opéra de Paris, mais je voudrais aborder un peu plus la musique de chambre, parce que j’ai le sentiment que ce genre est trop négligé, parce qu’il n’est pas maximaliste, tout devant être aujourd’hui un méga événement attirant des milliers d’artistes et de spectateurs, alors que la vraie communication de la musique, la plus formidable, c’est d’abord la musique de chambre. Nous devrions nous y consacrer davantage. Elle me manque vraiment. Je m’y sens en famille. - Certes, mais à l’opéra aussi, vous êtes en famille. C’est vrai. Mais je ne sais pas si c’est de la fidélité, parce que je suis très ouverte à d’autres interprètes.

B. S. : Avez-vous l’impression que l’opéra a donné à votre nom un écho plus large ?

K. S. : L’opéra lui a en effet donné une autre dimension. Peut-être que le public qui va à l’opéra est un peu différent, ou peut-être y a-t-il le fait qu’un opéra est répété et repris, ce qui fait que beaucoup plus de gens l’entendent et le voient, que la presse est plus présente. Oui, c’est en effet autre chose que d’écrire de la musique aujourd’hui, même jouée par de grands orchestres ou de grands solistes.

B. S. : Pensez-vous que votre style, votre écriture ont évolué avec votre expérience de l’opéra ?

K. S. : Je sens non pas une évolution mais une vraie continuité. Dans l’Amour de loin, j’ai fait des choses que je ne fais pas dans ma musique orchestrale, avec les nombreux passages modaux qui viennent du Moyen-Âge dus au sujet. Mais dans Adriana Mater, il n’y a rien de tel. Je n’avais nul besoin ni aucun prétexte de sortir de ma musique, de ma syntaxe.

 

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Kaija Saariaho (1952-2023). Photo : DR
 

Kaija Saariaho, entretien réalisé en 2005

Cette interview a été réalisée pour le programme de salle de juin 2005 du portrait que lui a consacré Château de Fontainebleau, l’association ProQuartet dirigée à l’époque par son fondateur, Georges Zeisel

Bruno Serrou : Kaija Saariaho, vous êtes l’un des compositeurs les plus demandés dans le monde. Comment vous expliquez-vous ce succès et pourquoi les Finlandais sont-ils si musiciens ?

Kaija Saariaho : Il est vrai que je n’ai pas à me plaindre de mon sort. Je suis en effet beaucoup jouée. Mais c’est un constat, rien de plus. Depuis Jean Sibelius, premier compositeur de la Finlande indépendante, la musique est très respectée dans mon pays, qui considère cet art d’autant plus important qu’il correspond bien au caractère très fermé, timide, mais aussi aux grands sentiments des Finlandais.

B. S. : Se trouve-t-il encore des particularités nationales en musique ?

K. S. : Je ne pense pas une seconde à la façon dont la musicienne que je suis peut être cataloguée. Mais en tant que femme, je me sens très Finlandaise. Je suis donc incontestablement un compositeur finlandais. Ce qui est clair et correspond à la nature de ma culture est que je ne suis pas loquace, que chaque note que j’écris a sa nécessité. Peut-être que notre façon de penser la musique est ni légère ni joyeuse, mais nous puisons au plus profond de notre être.

B. S. : Vous êtes de ces rares compositeurs qui vivent exclusivement de leur création. Comment échappez-vous à l’exercice d’une activité parallèle ?

K. S. : Ma musique est en effet abondamment jouée, et les propositions de commandes affluent. Mais, pour connaître le succès, j’ai le sentiment de n’avoir rien fait d’autre que composer. Plus je suis jouée, plus les gens entendent ma musique, plus on a envie de me programmer. Ainsi ai-je effectivement la chance de pouvoir me concentrer sur ma création.

B. S. : Qu’est-ce qui vous a attirée à l’IRCAM ?

K. S. : J’y ai effectué un stage en 1982. Je préparais alors mon diplôme du conservatoire de Fribourg-en-Brisgau, où j’étais en train d’affermir mon langage. J’avais donc besoin de définir des procédés que je savais pouvoir trouver à l’Ircam. Je cherchais en effet à analyser les sons, comprendre la prise de son. Je me suis intéressée à l’informatique parce que je n’étais pas satisfaite des lieux où ma musique était jouée. Je tenais à posséder ma propre acoustique.

B. S. : Pourquoi avez-vous choisi de programmer à Fontainebleau des pièces de Robert Schumann ?

K. S. : Je souhaitais trouver avec les musiciens quelque chose qui leur soit intéressant à jouer. Ce qui est indubitablement le cas de Schumann. Nous avons pensé en outre que sa musique présentait des contrastes avec la mienne. Mais je ne suis pas sure que cela soit entièrement le cas. Parce que l’on peut auss trouver des points communs. Schumann est un compositeur singulier, qui a suivi son chemin. Ce que j’aime chez lui est son attitude à l’égard de l’instrument, son travail avec les instrumentistes. Il se trouve dans son langage un courant assez sombre, une ambiance que l’on trouve dans sa musique qui m’attire. Les brumes rhénanes ont des rapports plus ou moins lointains avec les climats de la Finlande. Ma musique est parcourue d’immenses espaces mêlés de couleurs sombres, même si la lumière peut être très présente.  

B. S. : Vos affinités avec Debussy sont plus patentes qu’avec Schumann.

K. S. : Debussy est bien sûr un compositeur important, et, pour moi qui viens de Finlande, qui n’étais donc pas familiarisée avec la culture française, Debussy m’était connu depuis mon enfance, car très apprécié dans mon pays. Sa musique a toujours symbolisé pour moi la couleur, le raffinement, l’esprit français, et ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai compris combien j’avais bien choisi mon modèle. Beaucoup de choses sont admirables chez lui. Il y a bien sûr son travail orchestral, mais ce qui est aussi très intéressant dans son œuvre c’est la forme, souvent difficile à analyser et tellement moins carrée que chez Ravel, qui était vraiment formaliste.

B. S. : Debussy vous est-il plus important que Webern ?  

K. S. : Je ne peux comparer ces deux compositeurs. J’ai aimé Webern, que j’ai beaucoup travaillé quand j’étais étudiante, mais je n’ai pas les mêmes relations affectives avec sa musique qu’avec celle de Debussy qui, en ce sens, m’est beaucoup plus proche.

B. S. : Webern vous apparaît-il plus formaliste que Debussy ?

K. S. : On dit que je suis très formaliste, en ce sens que je tiens particulièrement à la forme, mais je ne veux pas que ce soit entendu mais vécu. Je suis plutôt pour vivre la musique que pour l’analyser.

B. S. : Est-ce la forme qui, chez vous, définit le contenu ou le contraire ?

K. S. : Il y a un échange continu entre le matériau et la forme, comme il y en a entre la pensée et l’émotion. Ils sont inséparables. Mais quand je commence à écrire une pièce d’une certaine ampleur, la forme est prédéfinie. Mais le matériau est tout aussi défini. Je les considère donc comme une même entité.

B. S. : Qu’évoque pour vous Syrinx de Debussy ?

K. S. : J’ai beaucoup écrit pour la flûte, mais Syrinx n’a pas constitué un modèle. J’aime particulièrement cet instrument, notamment parce que l’on peut écrire pour elle des sons continus et des transformations qui partent du souffle pour aller vers des sons purs, éléments assez typiques de ma musique. Cette respiration est extraordinairement présente dans Syrinx. La flûte est l’un des premiers instruments de l’humanité, d’où son côté relativement primitif.

B. S. : Le terme sonate a-t-il encore un sens chez Debussy ?

K. S. : Tout dépend de ce que l’on entend avec ce terme. Personnellement, je ne qualifierai jamais ainsi l’une de mes pièces, parce pour moi la sonate est une forme. Ce qui n’était pas le cas de Debussy.

B. S. : Autre de vos instruments privilégiés, aux côtés de la flûte, le violoncelle. Que représente-t-il pour vous ?

K. S. : Cet instrument est très expressif, possède une grande capacité sonore, du grave jusqu’à l’aigu. Il est aussi très physique et ambigu, avec ce corps féminin et cette voix masculine. Sa taille permet comme nul autre de travailler les couleurs, les harmoniques, l’archet en détail. Je ne pourrais pas écrire les mêmes choses pour le violon, les distances étant beaucoup plus petites entre les harmoniques, entre autres. Avec le violoncelle, je peux donner des instructions précises parce que je sais qu’elles peuvent être rigoureusement suivies. Cet instrument est vraiment confortable à tous les points de vue. Il faut dire aussi que j’ai trouvé avec Anssi [Karttunen] un interprète qui comprend vite et bien ma musique. Quand je lui apporte une œuvre nouvelle, je change très peu de choses, mais nous cherchons ensemble le trait qui lui sera le plus confortable, ou nous maximisons une idée. Il connaît si bien ma musique qu’il comprend immédiatement l’idée musicale sous-jacente. Nous nous comprenons sans avoir à nous expliquer.

B. S. : Vous proposez une nouvelle version de Changing light que vous avez composé en 2002. Qu’est-ce que cette « lumière changeante » ?

K. S. : Ce titre est celui d’un livre acheté aux Etats-Unis où j’ai trouvé le poème que j’ai choisi d’illustrer, une très belle prière d’un rabbin américain. Je cherchais une prière universelle, parce qu’il s’agissait de célébrer la mémoire des victimes des attentats du 11 septembre 2001 à l’occasion du premier anniversaire. J’ai composé cette pièce à Santa Fe (Nouveau-Mexique) pendant les répétitions de l’Amour de loin. L’esprit de Changing Light tient des paysages du Nouveau-Mexique et de ses espaces infinis. Il se passe dans cette pièce beaucoup de choses, mais le climat est assez ascétique. C’est très linéaire et, l’écriture vocale n’ayant pas de mélisme, le texte a une très grande importance. J’ai changé la nomenclature de cette pièce, originellement pour soprano et violon, dans le but de ce concert de Fontainebleau en raison de la présence d’Anssi [Karttunen], d’autant que j’avais envie d’entendre sonner l’œuvre avec un violoncelle. Je n’ai pas modifié la ligne vocale, mais j’en ai profité pour obtenir quelque chose de plus profond, de plus grave.

Kaija Saariaho et Jean-Baptiste Barrière, son mari. Photo : DR

B. S. : Près remonte à 1992. Avez-vous travaillé la partie électronique à l’Ircam avec Anssi Karttunen ?

K. S. : Oui. J’ai fait quelques échantillonnages avec Anssi, mais la plupart des éléments de la partie électronique n’émanent pas du violoncelle. Il y a des matériaux puisés dans la nature (ici des vagues de la mer) qui ont été filtrés, tout comme le son du violoncelle. Il s’y trouve aussi des acoustiques différentes, des synthèses de sons que j’ai créés après avoir analysé des ceux du violoncelle, un spectre similaire au sien qui crée une sorte d’extension un prolongement du son de l’instrument.

B. S. : L’univers marin est-il important pour vous ?

K. S. : Pas l’univers, mais la mer, l’eau. L’idée de la mer, le rythme des vagues, les couches de rythmes, mais pas la mer salée et ses grands vents.

B. S. : Serait-ce des strates, des couches d’ondes musicales, rythmiques ou timbriques ?

K. S. : Oui, mais aussi le reflet, l’écho, etc. Cette pièce est complexe.

B. S. : Autre pièce pour soprano, cette fois avec électronique, From the Grammar of Dreams.

K. S. : En fait, l’électronique est porteuse d’une seconde voix. Cette pièce est en effet initialement pour deux voix de femmes, et j’ai décidé on a d’enregistrer l’une d’elles, parce que beaucoup de chanteuses aiment cette pièce, et ne peuvent pas toujours trouver une seconde soprano. De fait, l’œuvre fonctionne très bien ainsi. La voix préenregistrée, celle de ma compatriote Pia Freund, entoure la soprano qui chante en direct un texte en anglais.

B. S. : Qu’est-ce qui vous incite à écrire indifféremment sur des textes en diverses langues ?

K. S. : Je n’aime pas les traductions, si bien que j’utilise le plus possible les langues d’origine.

B. S. : Un compositeur doit-il maîtriser une langue pour écrire dessus, où lui suffit-il de se laisser porter par le verbe ?

K. S. : Beaucoup peuvent le faire, ou s’en amusent. Quant à moi, j’estime que cela n’a aucun sens. Je pense que je dois vivre en moi chaque langue que j’utilise, et je n’entretiens pas avec elle une relation seulement intellectuelle, mais aussi émotionnelle. C’est uniquement à ces conditions que je peux utiliser une langue de façon intéressante.

B. S. : Vos deux opéras reposent sur des textes en français. Pourquoi ?

K. S. : Mon premier opéra a été L’Amour de loin, histoire puisée chez le troubadour Jaufré Rudel. Il m’a donc semblé naturel d’écrire l’ouvrage en français. En outre, il s’agissait d’une commande du Festival de Salzbourg et du Théâtre du Châtelet, et, vivant à Paris, je suis entourée par le français. De ce fait, je ne suis pas certaine de pouvoir écrire un opéra en finnois, par exemple. Je suis trop dans la langue française. Pour mon second opéra, j’ai voulu continuer à travailler avec Amin Maalouf parce qu’en fait, nous avons commencé à nous connaître seulement pendant l’écriture de l’Amour de loin. Nous avons donc souhaité tenter une nouvelle expérience. Amin écrit en français, nous communiquons en français, et, de plus, il s’agissait cette fois d’une commande de l’Opéra de Paris. Je n’ai donc pas pensé un instant écrire dans une autre langue.

B. S. : La langue française ne vous pose-t-elle pas problème ?

K. S. : Toutes les langues sont complexes. Chacune a des difficultés propres. Le français possède une certaine souplesse, mais il faut beaucoup travailler pour la rendre compréhensible en musique. En ce sens, elle est très rigide. Je ne tiens pas de raisonnements pragmatiques, mais avant tout émotionnels. C’est ce qui constitue la base de mes choix.

B. S. : La compréhension du texte est-elle un élément important ?

K. S. : Il m’importe bien sûr, quand j’écris, de conduire le texte. Mais, fort heureusement, désormais, à l’opéra, quelque chose fonctionne fort bien : le sur-titrage. Ce système renforce le sentiment de vivre l’opéra. Même si le texte n’est pas particulièrement beau, du moins est-il toujours compris. Mais je pense que, par exemple, l’Amour de loin peut être suivi aisément, même pour celui qui ne comprend pas le moindre mot du livret.

B. S. : Lohn, pour soprano et électronique, date de 1996. Cette pièce a-t-elle un rapport avec l’Amour de loin ?

K. S. : Le titre signifie en effet “ De loin ” en occitan, et l’œuvre se fonde sur un poème de Jaufré Rudel. Il s’agit de la première partition que j’ai écrite pour Dawn Upshaw, alors que je préparais l’Amour de loin. Ce n’est cependant pas une esquisse pour l’opéra, mais une façon d’entrer dans le monde de Rudel et de créer un matériau que j’allais développer en imaginant la musique des troubadours. J’ai préparé la partie électronique à l’Ircam, où j’ai testé des filtrages, des idées avec lesquels je prolongerai l’instrumentation de l’Amour de loin. La vie de Rudel est de portée universelle, ce n’est pas l’Amour de loin dans cette époque historique qui m’a intéressée, ou la vie d’une princesse, mais l’idée d’aimer quelqu’un de loin, sans le connaître, ainsi que les peurs engendrées par l’idée même de faire sa connaissance et de créer une chimère.

B. S. : Je sens un deuxième cœur pour alto, violoncelle et piano découle-t-il du même procédé ?

K. S. : Cette page et son titre proviennent directement d’Adriana Mater, mon second opéra dont la création sera donnée le 13 mars 2006 à l’Opéra Bastille. Le livret est également d’Amin Maalouf. Je sens un deuxième cœur est une commande du pianiste Emanuel Ax pour Carnegie Hall, à l’occasion de l’inauguration d’une nouvelle salle de concerts. Je pense qu’écrire de la musique de chambre est extrêmement important, mais j’ai constaté que si je ne programme pas une pièce du genre dans mon calendrier, je ne le fais pas. Pourtant, cela m’apparaît capital, surtout quand je travaille sur des œuvres importantes, qui demandent une concentration extrême.

B. S. : Quatre instants pour soprano et piano est également inspiré d’Armin Maalouf. Cette œuvre est-elle déduite de L’Amour de loin ?

K. S. : Non. l’Amour de loin date de 2000, alors que ces pages ont été écrites en 2002 à la suite d’une commande du Théâtre du Châtelet et du Barbican Center pour Karita Mattila.  

B. S.: Est-ce un cycle de mélodies ou de lieder ?

K. S. : Oui. J’avais une idée de textes, mais je pas de textes. Je voulais composer sur des textes courts mais très forts et dramatiques, parce que Karita [Matila] aime la scène. J’ai d’abord cherché des textes en finnois, étant toutes deux finlandaises. Mais je n’ai rien trouvé qui corresponde à l’esprit que je recherchais, bien qu’il y ait en Finlande profusion d’excellents poètes. Je me suis donc tournée vers Amin [Maalouf]. Comme il n’avait pas écrit de poèmes, je lui ai demandé de sortir de ses tiroirs, essais et esquisses. Il m’a donné une pile de textes différents, j’en ai choisi trois, et lui ai demandé d’en tirer un quatrième. Ce qu’il a fait.

B. S. : Pourquoi aviez-vous besoin de quatre instants et non pas de trois ?Est-ce quatre mouvements d’une symphonie ?…

K. S. : Je ne pense pas ainsi. Je pense beaucoup à la forme, ce qui m’a naturellement conduite à songer à quatre instants, mais les formes prédéfinies, classiques, même si je finis par les utiliser, ce ne peut être une forme préexistante, et elles ne constituent en aucun cas un point de départ. Ces Quatre instants sont autant de visages de l’amour. Il est possible d’imaginer l’histoire d’une femme qui attend l’être aimé, qui le rencontre, puis qui est trahie ou quittée – ce qui se passe en vérité n’est pas clairement dit –, et qui, après ces émois, se retrouve seule.

B. S.: Plusieurs de vos œuvres s’inspirent de Saint-John Perse. Pourquoi ce poète ?

K. S. : Parce que je l’aime ! J’ai composé Laconisme de l’aile en 1982, étudiante à Freiburg. Dans la bibliothèque publique de la ville, au milieu des nombreux livres que j’empruntais, j’ai découvert un recueil de poésies de Saint-John Perse. Ne parlant pas un mot de français, à l’époque, j’avais choisi une édition bilingue. Parmi les poèmes, j’ai particulièrement apprécié Oiseaux, dont les images correspondent plus ou moins aux miennes. Il ne s’agissait pas seulement de chants d’oiseaux, mais de l’oiseau comme métaphore, les traces que son vol forme dans le ciel, les notions de gravité, d’espace. Le titre ou le poème me livre un matériau, et je laisse flotter mon imagination.

B. S. : Quel est le sujet de Près, autre pièce sur un poème de Saint-John Perse ?

 K. S. : L’œuvre n’a aucun rapport avec Laconisme de l’aile. Elle tient plutôt de mon concerto pour violoncelle Amers. Le titre signifie donc “ Près de l’Amer (la mer) ”. Mais outre la relation entre les deux pièces, la partie électronique de Près utilise le son de la mer. Ici, je suis partie par deux fois d’un même matériau, qui a engendré deux partitions fort différentes.

B. S. : Après le ciel, les ailes et la mer, voici Terrestre pour flûte, harpe, percussion, alto, violoncelle.

K. S. : Terrestre est également lié à Saint-John Perse. Il s’agit en effet d’un arrangement de la deuxième partie de mon Concerto pour flûte “ l’Aile du Songe ”, qui m’a été inspiré par un autre poème puisé dans le recueil Oiseaux, l’Aile falquée du songe. En fait, j’ai retrouvé la même source d’inspiration à vingt ans d’intervalle. Mais le matériau de Terrestre est tout autres, dansant et très rythmique. Cet arrangement est un peu fou. J’en fais régulièrement, souvent pour des raisons pratiques. Dans tout concert, je voudrais pouvoir donner une œuvre nouvelle, mais cela demande du temps, ce qui me conduit à réaliser des arrangements de pièces existantes. Ce qui m’incite aussi à l’arrangement est l’idée qu’une pièce pour grand effectif aurait d’excellents résultats en musique de chambre, et, plus souvent, cela correspond à une occasion particulière ou à une demande d’ami musicien.

B. S. : Qu’y a-t-il dans la partie percussion ?

K. S. : Il s’y trouve la moitié de l’orchestre (rires)…

B. S. : Cendres pour flûte et violoncelle date de 1988. Qu’évoque ce titre ?

K. S. : Il se trouve toujours des histoires avec mes titres. Le Zabet Trio m’a longtemps réclamé une pièce, que je n’ai pas trouvé le temps d’écrire. Ils ont fini par me demander de tirer quelque chose du matériel de A la fumée. Il s’agit d’un double concerto pour flûte en sol, violoncelle et grand orchestre. Après A la fumée, que peut-on avoir ?… C’est ainsi que j’ai songé aux cendres qui restent après l’extinction d’un feu. Il se trouve dans Cendres des sonorités granuleuses, “ grillées ”…

B. S. : Qu’est-ce que vous a conduite à composer Je sens un deuxième cœur ?

K. S. : J’adore la musique de chambre. Ce qui m’attire vers ce mode d’expression est le fait de s’exprimer dans une salle de taille humaine qui permet d’apprécier au plus près les musiciens. La vraie musique est là, alors que les gens sont de moins en moins attirés par cette musique. J’ai écrit ce trio en 2003, au milieu de l’écriture de mon second opéra. A la fin de la rédection d’un tableau, je me suis décidée d’écrire cette partition. Mais je ne pouvais m’extraire de l’univers de l’opéra. J’avais tout d’abord pensé à un portrait des quatre personnages principaux. Mais quand j’ai commencé l’écriture, je suis entrée dans le monde sonore de ces trois instruments, ce qui m’a finalement conduite à quitter un peu l’opéra.

B. S. : Pourquoi l’alto plutôt que le violon ?

K. S. : La combinaison me tentait, et j’ai imaginé des sonorités dans le registre grave de l’alto, du violoncelle et du piano, le climat d’Adriana Mater étant sombre. L’opéra est centré sur la maternité et la violence, la problématique étant la femme et la guerre. Adriana est enceinte du fruit d’un viol perpétré pendant la guerre, non pas par un ennemi mais par quelqu’un qui est censé la protéger. Elle garde son enfant, et dix-sept ans plus tard, l’enfant est devenu un jeune-homme, qui découvre que, pour le protéger, sa mère n’a cessé de lui dire que son père était mort au combat, alors qu’il voulait les protéger. L’enfant apprend qu’en fait sa mère a été violée et que son père est vivant. On apprend qu’il est revenu dans la région, et la seule obsession du fils est de tuer son père. Adriana ne veut pas l’en dissuader. Mais, après avoir rencontré son père, le fils comprend qu’il ne peut tuer cet homme. Adriana lui révèle alors qu’elle s’est toujours demandé si elle devait l’élever avec amour et droiture, et ce qu’il allait devenir. L’enfant est-il là pour quelque chose ? Là est en fait la vraie problématique. Entre les tableaux, le rêve permet de revivre des événements déjà vus, mais exposés différemment.

B. S. : Où se situe ce deuxième cœur du titre de ce trio ?

K. S. : Enceinte, Adriana s’adresse à sa sœur, à qui elle dit “ je ne sais pas ce qui s’est passé, tout ce que je sais c’est que dans mon corps il y a deux cœurs, et l’autre cœur est tellement près du mien ”. C’est une situation que j’ai moi-même vécue enceinte de façon très intense, et c’est une idée incroyable que de réaliser que, dans son corps, il se trouve soudain deux cœurs. Cette idée est singulièrement musicale, parce que le petit cœur bat d’abord très vite, et quand le fœtus grandit, le battement ralentit de plus en plus. Il y a donc un ritardando permanent dee neuf mois, alors que le cœur de la mère reste quasi constant.

B. S. : Y a-t-il une allusion au chiffre divin dans Sept papillons pour violoncelle ?

K. S. : Je ne m’en souviens pas. J’ai écrit cette pièce à Salzbourg, l’été 2000, pendant les répétitions de l’Amour de loin pour apaiser mes angoisses. Il y a donc dans Sept papillons quelque chose qui bouge constamment, une grande vibration. Avec ces miniatures, j’ai voulu retrouver un monde connu, le violoncelle et Anssi, ce qui ne pouvait que me rassurer au milieu de la gigantesque aventure que constituait la naissance de mon premier opéra. Je n’avais jamais vécu cela : cinq semaines avec ma musique, jour et nuit, et entourée par des êtres aussi forts que Peter Sellars, Esa-Pekka Salonen et la troupe de chanteurs. C’était psychiquement si fort pour moi que j’ai ressenti le besoin de retourner dans une certaine intimité amicale d’Anssi pour m’apaiser.  

B. S. : La structure de Sept papillons a-t-elle un rapport avec les Suites pour violoncelle de Bach ?

K. S. : Pas consciemment. J’alterne vaguement tempi vifs et lents, mais l’écriture n’est pas particulièrement classique, puisqu’il s’agit d’une sorte de cristallisation de mon écriture pour instruments à cordes. J’y exploite de façon caractéristique trilles, harmoniques, couleurs, archet…

Recueilli par Bruno Serrou

Paris, les 31 mars et 4 avril 2005

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