Philharmonie de Paris. Salle Pierre Boulez. Festival d’Automne à Paris. Samedi 29 novembre 2025
Depuis 2018, Le Balcon et son directeur
artistique Maxime Pacal se sont engagés dans un projet fou mais en passe de se
réaliser totalement, la première production ralisée en France de l’intégralité
du cycle consacré aux sept jours de la semaine de Karlheinz Stockhausen, Licht, soit trente-cinq heures de musique (plus du
double du Ring de Richard
Wagner, auquel le compositeur consacra vingt-cinq ans de sa vie. L’exploit aura
été réalisé à raison d’un opéra par an, avec l’Opéra Comique, puis la
Philharmonie de Paris et le Festival d’Automne à Paris, pour Donnerstag (1977-1980,
1981), Samstag (1977-1983, 25 mai 1984 ) et Dienstag (1977-1991,
28 mai 1993), Sonntag (1997-2002, créé en 2011, réalisé à la
Philharmonie les 19 et 20 novembre 2023). L’Opéra de Lille, qui accueille Le
Balcon en résidence, s‘est associé à cet imposant projet en donnant la création
de Freitag (1991-1994, 12 septembre 1996) en 2022, et
montant en janvier dernier des scènes de Montag, tandis que, dix
mois plus tard, la Philharmonie de Paris et le Festival d’Automne à Paris
viennent d’en donner à guichet fermé l’intégralité de la même production. Dès
lors, il ne reste plus qu’à monter Mittwoch (1995-1997, 30
novembre 1998) annoncé pour 2026…
Le projet de Maxime Pascal
remonte à dix-neuf ans, avec pour chronologie de production celle de la
création de chacun des volets du cycle Licht. « Karlheinz Stockhausen est aujourd’hui un
modèle pour les jeunes générations de musiciens, autant classiques que
populaires, s’enthousiasmait en 2018 Maxime Pascal. Avec Pierre Henry, il a
exploré la musique mixte, la sonorisation, l’électronique musicale. Il est pour
nous un phare, et jouer son cycle autobiographique de sept opéras Licht: die sieben Tage der Woche (Lumière : les
sept jours de la semaine) composé entre 1977 et 2003 est la
concrétisation d’un rêve. » Le patron de l’ensemble Le Balcon a travaillé
à Kürten, résidence du compositeur allemand aujourd’hui siège de la Fondation
Stockhausen pour la musique où sont dispensées des master-classes par des
proches de Stockhausen dont Suzanne Stephens, la « papesse » du cor
de basset, inspiratrice et créatrice du personnage d’Eva du cycle Licht. « J’ai eu la chance de travailler en
2007 avec elle, ainsi qu’avec le fils du compositeur Markus Stockhausen, la soprano
Annette Meriweather, et, surtout, avec Karlheinz Stockhausen en personne. Tous
ont participé à la création du cycle entier », se félicite Pascal, qui
rappelle avoir donné des extraits de Jeudi de Lumière dès
le premier concert public du Balcon, en 2008, pour le premier anniversaire de
la mort du compositeur.
Après
Samstag aus Licht (Samedi de Lumière) (1981-1983) en 2019, Dienstag aus Licht (Mardi de Lumière)
(1977-1991) en 2020, Donnerstag au Licht (Jeudi de Lumière)
en 2021, Freitag aus Licht (Vendredi de Lumière) (1991-1994)
en novembre 2022 à l’Opéra de Lille repris à la Philharmonie de Paris dans le
cadre du Festival d’Automne, Le Balcon poursuit sa progression a sein du cycle
d’opéras Licht que
Stockhausen a consacré aux sept jours de la semaine avec Montag aus Licht (Lundi de Lumière).
Il ne reste plus dès lors que deux journées pour conclure l’ensemble en 2028,
selon le calendrier établi depuis l’origine par les porteurs du projet, Maxime
Pascal et Le Balcon. Après Jupiter (Jeudi) (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2018/11/donnerstag-aus-licht-de-karlheinz.html),
Saturne (Samedi), Mars (Mardi), et Vénus, son savoir et sa raison (Vendredi,
voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/11/a-lopera-de-lille-avec-la-creation.html),
Lundi est une sorte de rituel musical de vénération de la mère, de la naissance
et de la renaissance de l’Humanité, le jour d’Eva, la Mère cosmique symbole de la
fertilité, de la séduction, de la sensualité. Sa couleur exotérique est le vert
vif et ses couleurs ésotériques sont l’opale et l’argent. La journée se
focalise sur le côté féminin de l’existence, la naissance de l’Homme. Le lundi
est le jour de la lune, traditionnellement associée au féminin, face au soleil,
considéré comme masculin, l’astre du jour étant symbole de fertilité tandis que
celui de la nuit représente le culte du pouvoir productif de la nature, de la
sagesse instinctive et des perceptions obscures, elle est aussi la forme
démoniaque du principe féminin, la force aveugle d’éclipse, de destruction, de
peur primordiale telle que personnifiée par la déesse grecque Hécate, image que
Stockhausen évite ces aspects au profit d’une vision positive, créatrice et
revigorante. Composé en 1984-1988 en trois actes précédés d’un Salut et suivis
d’un adieu, Montag aus Licht est dans l’ordre de la genèse du
cycle Licht le troisième volet du cycle. La
partition est écrite pour vingt-et-un solistes comprenant quatorze voix, six instrumentistes
et un acteur auxquels s’ajoutent des mimes, un chœur mixte, une maîtrise et un
« orchestre moderne ». Pour sa production, Le Balcon a porté les
effectifs à quatorze adultes et sept enfants solistes, vingt-et-une
comédiennes, chœur mixte, chœur de filles, chœur d’enfants et « orchestre
moderne » (1). L’œuvre a été créée à la Scala de Milan le 7 mai 1988 dans
une mise en scène de Michael Bogdanov, des décors de Chris Deyer et des
costumes de Mark Thompson, le compositeur étant à la diffusion sonore.
Samedi soir, à la Philharmonie de Paris dans le cadre du Festival d'Automne
à Paris, une production magnifique de musique, d’onirisme et d’humanité, de
l’intégrale (4h40) de Montag aus Licht
(Lundi de Lumière) de Karlheinz
Stockhausen (1928-2007). Je souligne « une intégrale », parce qu’une partie de
ce spectacle avait été donnée à l’Opéra de Lille en janvier dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/01/un-idyllique-montag-aus-licht-lundi-de.html), l’Opéra de Lille ayant donné en
avant-première les deux dernières scènes du deuxième acte intitulé Deuxième enfantement d’Eva et
les trois scènes du troisième titré Magie d’Eva. Manquaient donc l’acte I et le premier
tableau de l’acte II. En outre, le spectacle était naturellement plus au large
à la Philharmonie que dans la salle à l’italienne du théâtre lyrique lillois.
Toujours
préludé par un Salut portant le titre
du jour qui suit, donc ici Salut du Lundi
(Salut d’Eva), pour cor de basset multiple, clavier électronique et régie
du son, dédié à Suzanne Stephens, l’acte premier, qui compte six scènes d’une
durée totale d’une heure et trente-cinq minutes dédiées à Wolfgang
Becker-Crsten de la WDR, sa commanditaire, est intitulé Premier enfantement d’Eva et requiert la participation de trois
sopranos, trois ténors, basse, acteur, chœur (bande ou live), vingt-et-une actrices, chœur d’enfants (sept sopranos, sept
altos), orchestre moderne, chef des solistes et régie du son. L’action se situe
en bord de mer, d’où l’omniprésence de la couleur bleu avec un rien de vert, et
d’un phare imposant côté jardin au sommet duquel Eva est assise toute la soirée
durant façon Bouddha. Baignée, lavée, séchée, ointe d’huile, maquillée et
parfumée, Eva s’apprête à donner vie. Après neuf mois de gestation, se
succèdent l’accouchement, celui de sept êtres intermédiaires, entre le garçon
et l’animal, d’où l’apparition d’un lion, de eux hirondelles, d’un cheval, d’un
perroquet, d’une perruche et d’un chien. Sept gnomes sortent du ventre d’Eva,
dont Lucifer, jusqu’à ce qu’aux premières heures du matin la jeune mère soit
fêtée par deux airs de naissance : « célébration musicale en souvenir
de la difficile naissance de l’homme » pour trois sopranos, tandis que
dans le second trois marine s’inclinent apportant des offrandes tels les Rois
mages. Constituée de trente-cinq stations, la quatrième scène se présente tel
un ballet de poussettes et de landaus, dans lesquels les enfants réclament les
besoins de la prime enfance puis les premières nourritures, liquides, solides
puis fondantes que les enfants réclament à trois incarnations d’Eva (les
sopranos Michiko Takahashi, Marie Picaut et Clara Barbier Serrano). Lucifer (la
basse chantante Florent Baffi), furieux, fait son apparition, sous le nom de
Lucipolype, dédoublé d’un être monstrueux (ici une pieuvre personnifiée par le
comédien Elio Massignat), exaltant l’alphabet et insulte l’humanité entière, ce
qui suscite la révolte des femmes, et entraîne la scène des Grandes Lamentations
qui clôt l’acte. L’acte deux compte quatre scènes, et se subdivise en sous-scènes ou
« situations », le « Deuxième enfantement d’Eva »,
Procession des jeunes filles, Fécondation avec pièce de piano (la Klavierstück XIV
jouée par Alphonse Cemin), Re-naissance et La chanson d’Eva. L’action conduit à
assister à la naissance de sept garçons représentant chacun un jour de la
semaine, tous musicalement surdoués à qui Cœur de basset Iris Zerdoud) apprend
la musique qui « seule peut sauver le monde ». Le troisième acte, La
Magie d’Eva, comprend trois « situations », Message, Le Ravisseur de l’enfant,
Enlèvement. Cet acte final s’ouvre sur Eva qui interroge son miroir sur son
degré de beauté par rapport à ses semblables, tandis que des femmes surviennent
pour annoncer la venue d’un musicien de grande beauté. Il s’agit d’Ave, double
inversé d’Eva, joueuse de flûte, les deux personnages s’associant pour jouer un
duo cor de basset/flûte. Attirés par la présence d’Ave, les enfants surviennent
et le joueur de flûte leur apprend à son tour la musique, ce qui les conduit à
s’éloigner d’Eva. Ave et les enfants atteignent les mondes supérieurs et,
disparaissant dans les nuages, se transformant en oiseaux chantants, tandis
qu’Eva, vieillissante, se métamorphose en montagne… Entre les sept enfants et
le miroir juge de la plastique des femmes, Stockhausen a assurément songé au
conte des frères Grimm Blanche Neige, à sa marâtre de reine jalouse et aux sept
nains. Pour Maxime Pascal, deus ex machina de
ce projet follement audacieux mais génial qui consiste à offrir les quelques
vingt-trois heures de spectacle que représente la production du cycle complet, Montag aus Licht est l’un des ouvrages du cycle
les plus complexes à monter, si l’on tient à restituer le chaos originel dans
lequel la déesse Eva enfante une multitude de créatures incroyables » (in « Les Inrockuptibles »
du 15 janvier 2025).
Dans la poétique mise en scène de Silvia Costa, qui a déjà participé au cycle en réalisant la partie scénique de Freitag aus Licht en 2022 à l’Opéra de Lille, la metteur en scène italienne signant également de scénographie et costumes ingénument allégoriques et chatoyants, mis en lumière façon douanier Rousseau par Lila Meynard, situe l’action dans un japon imaginaire tout en évocation fantasmée, avec un imposant phare marin faisant songer à un Mont Fuji auquel il est accédé par un escalier en colimaçon en haut duquel est installée une femme enceinte qui domine l’action, assise de bout en bout telle un bouddha féminin, immobile et au sourire lumineux, symbole maternel universel, tandis qu’au milieu de l’ère de jeu une piste de cirque est le point central de l’action délimitée côté jardin par une clôture en bois peinte en blanc d’où émerge l’imposante tuyauterie d’une fontaine tandis qu’une autre plus complexe sort d’un mur côté cour. La conception est en totale cohérence avec l’œuvre et la pensée du compositeur, tandis que des projections vidéo de Nieto et Claire Pedot, ramène le spectateur dans la réalité d’une nature luxuriante digne d’un jardin d’Eden saturé de vie, en parfaite adéquation avec les projections sonores immersives réalisées par Florent Derex, qui, authentique instrumentiste, joue de chants d’oiseaux, de murmures de forêts, de courses de ruisseaux, de bruits industriels exprimés par le biais de trois claviers électroniques tenus par Bianca Chillemi, Sarah Kim et Alain Muller. L’acte I est particulièrement ludique, avec une chorégraphie de berceaux et de landaus inénarrable, après neuf mois de gestation de Michael par Ève, un Lucifer/Lucipolype à l’humour noir qui fait mouche accompagné d’une pieuvre tout aussi noire exaltant l’alphabet tandis qu’apparaissent oiseaux, lion, éléphant, loutre, train, avion, foire, roue de loterie... L’acte II commence par le second enfantement d’Eva, qui fonde un nouveau paradis pour enfants… L’œuvre, dans le cours de laquelle un grondement sourd dans le tréfonds du spectre grave se fait entendre continûment, se termine à la façon de la légende germanique Le Joueur de flûte de Hamelin, avec plus de vingt minutes d’échanges entre une trentaine d’enfants et une intrépide flûtiste (Claire Luquiens) commençant par jouer une flûte en ut pour finir par entraîner ses juvéniles suiveurs à la mort avec un piccolo. Distribution impressionnante avec plus d’une centaine de protagonistes autour de l’ensemble Le Balcon, particulièrement Joséphine Besançon, Alice Caubit et Iris Zerdoud (cors de basset), Alphonse Cemin (piano, qui s’illustre dans l’acte II dans la Klavierstück XIV ici avec chœur). Eva polycéphale, Iris Zerdoud joue sa part en virtuose accomplie de son cor de basset s’exprimant avec lui comme si elle usait de son propre langage naturel d’expression, sous le nom de « cœur de basset », comme le confirme le grand cœur argenté planté au-dessus de sa tête, tandis que, face à elle, Claire Luquiens déjà citée campe Ave en tirant de sa flûte des sonorités d’une variété et d’une plénitude impressionnantes. Autres cors de basset, ceux de Busi et de Busa, extensions du personnage d’Eva, initiatrices des jeunes garçons, brillamment tenus par Alice Caubit et Joséphine Besançon. Autre part d’Eva, Muschi incarnée par la soprano Pia Davila au timbre céleste, diction parfaite, et ligne de chant particulièrement souple est idéalement adaptée aux difficultés de la partition. Les sept jeunes solistes du Trinity Boys Choir de Croydon (bourg londonien) impressionnent par leur maîtrise vocale et scénique, à l’instar des membres du Jeune Chœur des Hauts-de-France et de la Maîtrise de Radio France, tandis que le Chœur de l’Orchestre de Paris s’illustre par sa grande cohésion, sa maîtrise de l’espace et de sa pigmentation vocale. La direction musicale de Maxime Pascal, porteur de ce projet fou d’intégrale du cycle Licht dont il reste désormais à monter le seul Mittwoch aus Licht (Mercredi de Lumière) prévu en 2026 - que va-t-il advenir de l’acte pour quatuor à cordes installés dans autant d’hélicoptères ? -, dirige ce spectacle splendide avec énergie, rigueur et enthousiasme, doublé d’un plaisir contagieux qu’il transmet autant à ses interprètes qu’à son public.
Un spectacle-bonheur
que ceux qui ont eu la chance d’y assister garderont assurément gravé dans leur
mémoire, qu’il faut absolument voir lors de la diffusion en streaming
annoncée prochainement sur le site de la
Philharmonie.
Bruno Serrou
1) Cinq claviers électroniques (Bianca Chillemi, Chae-Um Kim, Sarah Kim, Alain Muller et Haga Ratovo), percussion (Akino Kamlya), trombone (Mathieu Adam)






