jeudi 4 septembre 2025

Grand succès public des deux premiers concerts « Les Prem’s » de la Philharmonie de Paris confiés au Gewandhausorchester Leipzig dirigé par Andris Nelsons, avec Isabelle Faust et le Chœur de l’Orchestre de Paris

Paris. Les Prem’s, Festival Symphonique. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mardi 2 et mercredi 3 septembre 2025 

Gewandhausorchester Leipzig
Photo : (c) Denis Allard / Philharmonie de Paris

C’est avec deux concerts de l’une des phalanges allemandes les plus réputées et les plus anciennes au monde, le Gewandhausorchester Leipzig, venu avec deux programmes distincts, que la Philharmonie de Paris a inauguré sa nouvelle série de rendez-vous symphoniques, dont l’intitulé « Les Prem’s » renvoie à la formule lancée voilà cent trente ans au Royal Albert Hall de Londres, « The Proms ». Le succès s’avère foudroyant, e public ayant répondu favorablement à la proposition de la plus grande salle de concerts parisienne à un prix unique de quinze euros, attirant  un nobre conséquant de jeunes venant pour la toute première fois à un concert d’orchestre symphonique, pour une grande part debout au parterre, qui a pour l’occasion été défait de ses rangées de fauteuils. 

Andris Nelsons, Gewandhausorchester
Photo : (c) Denis Allard / Philharmonie de Paris

En cette époque où la musique dite « classique » est qualifié d’élitiste et de bourgeoise au point d’être de plus en plus délaissée par les édiles au profit de musiques plus mercantiles et moins dispendieuses en subventions, le concept de « The Proms » ou « les concerts promenades » lancé à Londres le 10 août 1895 sur une idée de l’impresario Robert Newman (1858-1926) (1) en référence aux concerts londoniens organisés dans les parcs avec un auditoire debout déambulant autour des kiosques. Si, comme le laisse présager l’écho extrêmement positif de ces deux premières soirées parisiennes, le succès venait à se confirmer, il ne reste qu’à souhaiter que, à l’instar des Proms, le rendez-vous de cette fin d’été 2025 devienne annuel et se développe avec la même résonance que le modèle britannique, qui propose désormais un concert quotidien au Royal Albert Hall huit semaines en juillet et août durant, chacun étant retransmis en direct depuis 1927 par la radio publique du Royaume Uni, la BBC, d’où leur intitulé actuel de « The BBC Proms », la réussite de l’événement étant devenue telle que s’associent désormais plusieurs villes britanniques dans le cadre de The Last Night of the Proms ainsi que des événements éducatifs destinés aux enfants. La configuration de la Salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris étant fort différente de celle du Royal Albert Hall, qui a la forme d’une arène couverte, le public debout dispose d’une jauge moins importante à Paris qu’à Londres, les étages de la Philharmonie, comme ceux du RAH, n’accueillant comme de coutume que des spectateurs assis dans les fauteuil habituels.

Andris Nelsons
Photo : (c) Denis Allard / Philharmonie de Paris

Concert d’ouverture de saison a la Philharmonie de Paris avec cette première édition d’un nouveau festival d’orchestres intitulé « Prem’s » qui renvoie aux fameux « Proms » du Royal Albert Hall de Londres, avec un parterre délesté des sièges ce qui conduit à une jauge plus importante dans la partie basse de la Salle Boulez une partie du public étant debout. Le somptueux Gewandhausorchester Leipzig dirigé par le grand chef letton Andris Nelsons a donné un programme empli de l’esprit et de la nostalgie septentrionaux, maritimes, lacustres et forestiers… La terre balte et la mer d’Albion d’abord, avec une pièce de l’Estonien Arvo Pärt, qui célèbre cette année ses 90 ans, composée en 1977 à la mémoire de son aîné britannique Benjamin Britten (1913-1976), pour cordes et cloche marine en la frappée rien moins que quarante fois en sept minutes.

Isabelle Faust, Andris Nelsons, Gewandhausorchester Leipzig
Photo : (c) Denis Allard / Philharmonie de Paris

La forêt de Bohême ensuite, avec une œuvre concertante d’Antonin Dvořák. De style plus classique et d’essence plus retenue que le Concerto pour violoncelle et orchestre en si mineur op. 104 de 1895, et surtout infiniment moins couru que ce dernier, le Concerto pour violon et orchestre en la mineur op. 53 composé par Dvořák en 1879 est plus rarement programmé. Destiné à l’origine au même violoniste virtuose que ceux de Robert Schumann, Johannes Brahms et Max Bruch, Joseph Joachim à qui il est dédié et qui demanda à deux reprises des modifications à son auteur, en 1880 et en 1882, les difficultés d’exécution défiant la dextérité-même de son dédicataire et qui continuent de nos jours à refroidir quantité de violonistes tant il requiert une excellente maîtrise technique du fait de nombreux procédés d’écriture, registre aigu, arpèges, octaves, tierces, trilles, doubles cordes, etc. Si bien que nombre de violonistes se refusent de le jouer, et pas des moindres, puisque même Joachim y renonça, si bien que l’œuvre dut attendre le 14 octobre 1883 pour être créée à Prague par le Tchèque Ondříček František, futur violoniste de l’empereur austro-hongrois François-Joseph. Le violon intervient dès le début, l’orchestre n’entrant que plusieurs mesures plus tard, tandis que dans l’Adagio central, il est tour à tour soliste et accompagnateur, tandis que l’Allegro giocoso final prend le tour d’une étude de rythmes et de danses tchèques. Remplaçant au pied levé Hilary Hahn, qui a fait de cette œuvre l’un de ses concertos favoris, l’irradiante Isabelle Faust dans le Concerto pour violon d’Antonin Dvorak et son radieux finale empli des parfums de la forêt de Bohême. 

Isabelle Faust, Andris Nelsons, Gewandhausorchester Leipzig
Photo : (c) Denis Allard / Philharmonie de Paris

La violoniste allemande possède indubitablement la technique, le souffle et la vélocité correspondant aux exigences de la partition, ainsi que le son riche, généreux, fruité et l’ampleur du nuancier qui lui permettent tout autant d’émerger des tutti de l’orchestre et de s’y fondre. Si l’on ne peut qu’admirer sa performance, et bien qu’elle ait choisi de garder devant elle la partition, elle en a donné une interprétation lumineuse mais un peu froide et distante, comme retenue par la peur de mal faire, sa virtuosité naturelle sans fioriture manquant étonnamment de musicalité, d’engagement, de de la part de l’artiste allemande, que l’on finit par perdre le fil d’une œuvre certes d’esprit classique mais aussi d’essence romantique. Mais Isabelle Faust s’est de toute évidence libérée dans le finale, à l’instar de l’orchestre, devenant infiniment plus expressive et, surtout, nostalgique, chantant de concert avec le chef dans un radieux final empli des parfums de la forêt de Bohême, suscitant l’enthousiasme du public qui obtint de la soliste un long bis sortant de l’ordinaire, un Adagio pour viole de gambe du virtuose saxon Karl Friedrich Abel (1723-1787), disciple de Johann Sebastian Bach.

Photo : (c) Denis Allard / Philharmonie de Paris

Pour conclure ce premier concert, l’orchestre saxon a interprété une fantastique Symphonie n° 2 en ré majeur op. 43 de Jean Sibelius, et son fabuleux finale qui n’en finit pas de finir avec les admirables présentations du thème qui va croissant jusqu’à la fin, sous les roulements de timbales qui pénètrent au plus profond du corps de l’auditeur. Conçue en 1901, la plus longue des sept symphonies du maître finlandais est aussi la plus célèbre, au point d’être considérée par les Finlandais, au côté du poème symphonique Finlandia op. 26 du même Sibelius, comme un hymne à la résistance contre l’occupant russe. La brièveté de ses thèmes, l’alliage peu couru des divers groupes d’instruments donnent l’impression d’une œuvre en constante évolution, comme une course au renouveau d’une extrême expressivité, la narration tenant l’auditeur en haleine jusqu’à l’immense crescendo final de l’orchestre entier qui conduit à une courte et exaltante coda triomphale dominée par les cuivres et les timbales. En dépit de quelques décalages et d’un léger tunnel suscités par une baisse de tension de la direction dans le deuxième mouvement, la vision globale d’Andris Nelsons et l’attention soutenue des musiciens du Gewandhausorchester, qui a particulièrement brillé dans les deux derniers mouvements enchaînés, s’exprimant sans sourciller dans l’incisif et tumultueux scherzo et respirant large dans le dense Allegro moderato conclusif, ont fait que cette symphonie a été le grand moment de ce concert.

Julia Kleiter (soprano), Christian Gerhaher (baryton), Andris Nelsons
Gawandhausorchester Leipzig, Choeur de l'Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou 

Plus homogène a été le second concert aux Prem’s de la Philharmonie du Gewandhausorchester Leipzig et Andris Nelsons. Cette fois le programme était entièrement centré sur le romantisme allemand d’inspiration luthérienne, avec la Symphonie « Réformation » du Leipzigois Felix Mendelssohn-Bartholdy et Ein deutsches Requiem du Hanovrien Johannes Brahms, deux compositeurs proches l’un de l’autre par l’esprit et par la culture, tous deux romantiques profondément ancrés dans le classicisme à travers la personne du Cantor de Leipzig, Johann Sebastian Bach. Bien que citant l’« Amen de Dresde » - cité saxonne catholique « rivale » de la luthérienne Leipzig sa voisine, thème que reprendra notamment Richard Wagner dans Parsifal, Mendelssohn, qui n’aimait pas cette partition au point de vouloir la détruire, signe pourtant avec cette Symphonie n° 5 en ré mineur op. 107 de 1829-1830 une œuvre d’une profonde spiritualité. Il faut reconnaître qu’elle doit beaucoup à Beethoven, mort en 1827, non seulement par les couleurs de l’orchestre et par la structure thématique mais aussi par l’importance de l’élément programmatique, chacun des mouvements constituant une étape dans l’affirmation du protestantisme dans la pensée hébraïque du compositeur converti. Le mouvement initial, le plus développé, puise dans le classicisme Sturm und Drang (Tempête et Passion) de la seconde moitié du XVIIIe siècle allemand avec un emprunt au « thème de Jupiter » déjà exploité par Joseph Haydn et Wolfgang Amadeus Mozart, et la citation de l’Amen de Dresde, séquence composée par le Dresdois Johann Gottlieb Naumann (1741-1801) chantée par les chœurs de la cité saxonne lors des services liturgiques de l’office catholique et qui sera repris plusieurs fois dans la symphonie de Mendelssohn un demi-siècle avant Richard Wagner qui en fera l’un des principaux motifs de son Parsifal. Sous l’impulsion de son directeur musical, la phalange leipzigoise fait chanter cette « Réformation » avec énergie et onirisme. Une humanité rutilante et profonde qui s’est retrouvée dans l’interprétation toute en nuances et en plénitude du chef-d’œuvre de Brahms. 

Andris Nelsons, Julia Kleiter (s), Christian Gerhaher (bar), Richard Wilberforce (chef du Choeur de l'Orchestre de Paris)
Gewandhausorchester Leipzig
Photo : (c) Bruno Serrou

Le sublime Ein deutsches Requiem op. 45 (Un Requiem allemand, 1865-1868) de Johannes Brahms est d’une grandeur simple, toute en retenue et en espérance intime, contraire à l’encontre de l’esprit tellurique des requiem de tradition catholique qui faisaient en cette époque romantique les beaux soirs des salles de concerts. Le terme « allemand » signifie que ce requiem repose non pas sur le rituel funèbre latin mais sur des textes vernaculaires allemands qui mettent l’accent non pas sur les défunts mais sur les vivants. Il commence en effet sur les mots tirés de l’Evangile selon saint Matthieu « Heureux ceux qui souffrent, car ils seront soulagés » (V, 4). Les textes réunis par Brahms associent Evangiles, Epitres, Ancien Testament (Psaumes, Hébreux, Isaïe, Ecclésiastique, Sagesse), l’Apocalypse de saint Jean, apocryphes inclus. Les sept mouvements que compte la partition sont disposés à la façon d’une arche, ouverte et fermée par deux invocations commençant sur Selig sind (Heureux sont…). Pour mieux rattacher cette fresque à la tradition luthérienne, Brahms cite dans son deuxième mouvement un choral du XVIIe siècle, et, plus loin, des échos de pages de deux compositeurs de la Renaissance allemande, Michael Praetorius (1571-1621) et Heinrich Schütz (1585-1672), particulièrement dans le morceau initial et dans le finale, ainsi que des références à Johann-Sébastian Bach (1685-1750).

Julia Kleiter (soprano), Christian Gerhaher (baryton), Andris Nelsons
Gawandhausorchester Leipzig, Choeur de l'Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Avec des tempi plutôt lents mais d’une souplesse exemplaire, Andris Nelsons a offert d’Un Requiem allemand une interprétation retenue, à la fois introspective et fervente, sombre et lumineuse, dramatique et spirituelle, donnant à l’œuvre un tour tirant dans la tradition de la théâtralité catholique davantage que vers l’humanisme luthérien. Le Gewandhausorchester de Leipzig, qui a donné la première exécution publique de l’œuvre dans son intégralité le 18 février 1869 sous la direction de Carl Reinecke (1824-1910) a répondu avec souplesse et allant à la volonté de son directeur musical, s’appuyant sur la tenue rigoureuse mais formidablement expressive du timbalier Tom Greenleaves et l’organiste étonnamment resté anonyme, mettant ainsi en évidence le fait que Brahms semble toujours composer la tête dans les timbales. Mais l’ensemble des musiciens s’est imposé, des altos aux contrebasses, les cordes graves étant particulièrement sollicitées, ainsi que bois et cuivres, dont le socle harmonique est assuré par l’orgue. Dans cette œuvre qui met en avant les effectifs choraux, omniprésents, le Chœur de l’Orchestre de Paris s’est épanoui sans réserve, donnant à la soirée tout son poids, d’une plastique et d’une élasticité à toute épreuve, de toute évidence heureux de participer à cet authentique événement, faisant oublier d’infimes décalages essentiellement dus à une articulation perfectible dans le mouvement initial. Extraordinaire d’engagement et de puissance, soulignant la portée de chaque mot mis en musique par Brahms soutenu par une respiration à la mesure des longues phrases brahmsiennes, le baryton bavarois Christian Gerhaber a enluminé les grands moments d’humanité que sont les Andante « Herr, lehre doch mich » (« Seigneur, apprends-moi », troisième mouvement) et « Denn wir haben hie keine bleibende Statt » (« Car nous n’avons pas de place permanence ici », sixième mouvement) et surtout la révolte qui suit dans un fantastique « Dann wird erüllet » (« Alors cela s’accomplira ») magnifiés par des élans d’Evangéliste, tandis que la soprano allemande Julia Kleiter, voix légère mais carnée, a restitué la grâce paradisiaque de « Ihr habt nun Traurigkeit » (« Tu as maintenant la tristesse ») le tout soutenu par un orchestre d’une ferveur et d’une humanité transcendantes serties de couleurs amples et profondes, porté par une dynamique saisissante. L’exécution de l’œuvre a été si intense que pas un son n’a perturbé un Salle Pierre Boulez comble réunissant un monde fou jusqu’au parterre, public debout sans broncher tout au long de la soirée

Bruno Serrou

1) Robert Newman présenta ainsi son projet au chef d’orchestre Henry Wood (1869-1944), qui allait diriger pendant un demi-siècle la plupart des Proms : « Je vais organiser des concerts en soirée et former le public par étapes faciles, d’abord populaires, et je vais progressivement élever le niveau jusqu’à créer un public pour la musique classique et moderne »