Paris. Les Prem’s, Festival Symphonique. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mardi 2 et mercredi 3 septembre 2025
C’est
avec deux concerts de l’une des phalanges allemandes les plus réputées et les
plus anciennes au monde, le Gewandhausorchester Leipzig, venu avec deux
programmes distincts, que la Philharmonie de Paris a inauguré sa nouvelle
série de rendez-vous symphoniques, dont l’intitulé « Les Prem’s »
renvoie à la formule lancée voilà cent trente ans au Royal Albert Hall de
Londres, « The Proms ». Le succès s’avère foudroyant, e public
ayant répondu favorablement à la proposition de la plus grande salle de concerts parisienne à un prix unique de quinze euros, attirant un nobre conséquant de jeunes venant pour la toute
première fois à un concert d’orchestre symphonique, pour une grande part debout
au parterre, qui a pour l’occasion été défait de ses rangées de fauteuils.
En cette époque où la musique dite
« classique » est qualifié d’élitiste et de bourgeoise au point
d’être de plus en plus délaissée par les édiles au profit de musiques plus mercantiles
et moins dispendieuses en subventions, le concept de « The Proms » ou
« les concerts promenades » lancé à Londres le 10 août 1895 sur une
idée de l’impresario Robert Newman (1858-1926) (1) en référence aux concerts
londoniens organisés dans les parcs avec un auditoire debout déambulant autour
des kiosques. Si, comme le laisse présager l’écho extrêmement positif de ces
deux premières soirées parisiennes, le succès venait à se confirmer, il ne
reste qu’à souhaiter que, à l’instar des Proms, le rendez-vous de cette fin
d’été 2025 devienne annuel et se développe avec la même résonance que le modèle
britannique, qui propose désormais un concert quotidien au Royal Albert Hall huit
semaines en juillet et août durant, chacun étant retransmis en direct depuis
1927 par la radio publique du Royaume Uni, la BBC, d’où leur intitulé actuel de
« The BBC Proms », la réussite de l’événement étant devenue telle que
s’associent désormais plusieurs villes britanniques dans le cadre de The Last
Night of the Proms ainsi que des événements éducatifs destinés aux enfants. La
configuration de la Salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris étant fort
différente de celle du Royal Albert Hall, qui a la forme d’une arène couverte,
le public debout dispose d’une jauge moins importante à Paris qu’à Londres, les
étages de la Philharmonie, comme ceux du RAH, n’accueillant comme de coutume
que des spectateurs assis dans les fauteuil habituels.
Concert d’ouverture de saison a la
Philharmonie de Paris avec cette première édition d’un nouveau festival d’orchestres
intitulé « Prem’s » qui renvoie aux fameux « Proms » du Royal Albert Hall
de Londres, avec un parterre délesté des sièges ce qui conduit à une jauge plus
importante dans la partie basse de la Salle Boulez une partie du public étant debout.
Le somptueux Gewandhausorchester Leipzig dirigé par le grand chef letton Andris
Nelsons a donné un programme empli de l’esprit et de la nostalgie
septentrionaux, maritimes, lacustres et forestiers… La terre balte et la mer d’Albion
d’abord, avec une pièce de l’Estonien Arvo Pärt, qui célèbre cette année ses 90
ans, composée en 1977 à la mémoire de son aîné britannique Benjamin Britten (1913-1976),
pour cordes et cloche marine en la frappée rien moins que quarante fois en sept
minutes.
La forêt de Bohême ensuite, avec une œuvre concertante d’Antonin Dvořák. De style plus classique et d’essence plus retenue que le Concerto pour violoncelle et orchestre en si mineur op. 104 de 1895, et surtout infiniment moins couru que ce dernier, le Concerto pour violon et orchestre en la mineur op. 53 composé par Dvořák en 1879 est plus rarement programmé. Destiné à l’origine au même violoniste virtuose que ceux de Robert Schumann, Johannes Brahms et Max Bruch, Joseph Joachim à qui il est dédié et qui demanda à deux reprises des modifications à son auteur, en 1880 et en 1882, les difficultés d’exécution défiant la dextérité-même de son dédicataire et qui continuent de nos jours à refroidir quantité de violonistes tant il requiert une excellente maîtrise technique du fait de nombreux procédés d’écriture, registre aigu, arpèges, octaves, tierces, trilles, doubles cordes, etc. Si bien que nombre de violonistes se refusent de le jouer, et pas des moindres, puisque même Joachim y renonça, si bien que l’œuvre dut attendre le 14 octobre 1883 pour être créée à Prague par le Tchèque Ondříček František, futur violoniste de l’empereur austro-hongrois François-Joseph. Le violon intervient dès le début, l’orchestre n’entrant que plusieurs mesures plus tard, tandis que dans l’Adagio central, il est tour à tour soliste et accompagnateur, tandis que l’Allegro giocoso final prend le tour d’une étude de rythmes et de danses tchèques. Remplaçant au pied levé Hilary Hahn, qui a fait de cette œuvre l’un de ses concertos favoris, l’irradiante Isabelle Faust dans le Concerto pour violon d’Antonin Dvorak et son radieux finale empli des parfums de la forêt de Bohême.
La violoniste allemande possède indubitablement la
technique, le souffle et la vélocité correspondant aux exigences de la
partition, ainsi que le son riche, généreux, fruité et l’ampleur du nuancier qui
lui permettent tout autant d’émerger des tutti
de l’orchestre et de s’y fondre. Si l’on ne peut qu’admirer sa performance, et
bien qu’elle ait choisi de garder devant elle la partition, elle en a donné une
interprétation lumineuse mais un peu froide et distante, comme retenue par la
peur de mal faire, sa virtuosité naturelle sans fioriture manquant étonnamment
de musicalité, d’engagement, de de la part de l’artiste allemande, que l’on
finit par perdre le fil d’une œuvre certes d’esprit classique mais aussi
d’essence romantique. Mais Isabelle Faust s’est de toute évidence libérée dans
le finale, à l’instar de l’orchestre, devenant infiniment plus expressive et,
surtout, nostalgique, chantant de concert avec le chef dans un radieux final
empli des parfums de la forêt de Bohême, suscitant l’enthousiasme du public qui
obtint de la soliste un long bis sortant de l’ordinaire, un Adagio pour viole de gambe du virtuose saxon
Karl Friedrich Abel (1723-1787), disciple de Johann Sebastian Bach.
Pour conclure ce premier concert, l’orchestre
saxon a interprété une fantastique Symphonie
n° 2 en ré majeur op. 43 de Jean Sibelius, et son fabuleux finale qui n’en
finit pas de finir avec les admirables présentations du thème qui va croissant
jusqu’à la fin, sous les roulements de timbales qui pénètrent au plus profond
du corps de l’auditeur. Conçue en 1901, la plus longue des sept
symphonies du maître finlandais est aussi la plus célèbre, au point d’être
considérée par les Finlandais, au côté du poème symphonique Finlandia op. 26 du même Sibelius, comme
un hymne à la résistance contre l’occupant russe. La brièveté de ses thèmes,
l’alliage peu couru des divers groupes d’instruments donnent l’impression d’une
œuvre en constante évolution, comme une course au renouveau d’une extrême
expressivité, la narration tenant l’auditeur en haleine jusqu’à l’immense
crescendo final de l’orchestre entier qui conduit à une courte et exaltante
coda triomphale dominée par les cuivres et les timbales. En dépit de quelques
décalages et d’un léger tunnel suscités par une baisse de tension de la
direction dans le deuxième mouvement, la vision globale d’Andris Nelsons et
l’attention soutenue des musiciens du Gewandhausorchester, qui a
particulièrement brillé dans les deux derniers mouvements enchaînés,
s’exprimant sans sourciller dans l’incisif et tumultueux scherzo et respirant
large dans le dense Allegro moderato
conclusif, ont fait que cette symphonie a été le grand moment de ce concert.
Plus homogène a été le second concert aux Prem’s de la Philharmonie du Gewandhausorchester Leipzig et Andris Nelsons. Cette fois le programme était entièrement centré sur le romantisme allemand d’inspiration luthérienne, avec la Symphonie « Réformation » du Leipzigois Felix Mendelssohn-Bartholdy et Ein deutsches Requiem du Hanovrien Johannes Brahms, deux compositeurs proches l’un de l’autre par l’esprit et par la culture, tous deux romantiques profondément ancrés dans le classicisme à travers la personne du Cantor de Leipzig, Johann Sebastian Bach. Bien que citant l’« Amen de Dresde » - cité saxonne catholique « rivale » de la luthérienne Leipzig sa voisine, thème que reprendra notamment Richard Wagner dans Parsifal, Mendelssohn, qui n’aimait pas cette partition au point de vouloir la détruire, signe pourtant avec cette Symphonie n° 5 en ré mineur op. 107 de 1829-1830 une œuvre d’une profonde spiritualité. Il faut reconnaître qu’elle doit beaucoup à Beethoven, mort en 1827, non seulement par les couleurs de l’orchestre et par la structure thématique mais aussi par l’importance de l’élément programmatique, chacun des mouvements constituant une étape dans l’affirmation du protestantisme dans la pensée hébraïque du compositeur converti. Le mouvement initial, le plus développé, puise dans le classicisme Sturm und Drang (Tempête et Passion) de la seconde moitié du XVIIIe siècle allemand avec un emprunt au « thème de Jupiter » déjà exploité par Joseph Haydn et Wolfgang Amadeus Mozart, et la citation de l’Amen de Dresde, séquence composée par le Dresdois Johann Gottlieb Naumann (1741-1801) chantée par les chœurs de la cité saxonne lors des services liturgiques de l’office catholique et qui sera repris plusieurs fois dans la symphonie de Mendelssohn un demi-siècle avant Richard Wagner qui en fera l’un des principaux motifs de son Parsifal. Sous l’impulsion de son directeur musical, la phalange leipzigoise fait chanter cette « Réformation » avec énergie et onirisme. Une humanité rutilante et profonde qui s’est retrouvée dans l’interprétation toute en nuances et en plénitude du chef-d’œuvre de Brahms.
Le sublime Ein
deutsches Requiem op. 45 (Un Requiem allemand,
1865-1868) de Johannes Brahms est d’une grandeur simple, toute en retenue et en
espérance intime, contraire à l’encontre de l’esprit tellurique des requiem de tradition
catholique qui faisaient en cette époque romantique les beaux soirs des salles
de concerts. Le terme « allemand » signifie que ce requiem repose non
pas sur le rituel funèbre latin mais sur des textes vernaculaires allemands qui
mettent l’accent non pas sur les défunts mais sur les vivants. Il commence en
effet sur les mots tirés de l’Evangile selon saint Matthieu « Heureux ceux
qui souffrent, car ils seront soulagés » (V, 4). Les textes réunis par
Brahms associent Evangiles, Epitres, Ancien Testament (Psaumes, Hébreux, Isaïe,
Ecclésiastique, Sagesse), l’Apocalypse de saint Jean, apocryphes inclus. Les
sept mouvements que compte la partition sont disposés à la façon d’une arche, ouverte
et fermée par deux invocations commençant sur Selig sind (Heureux sont…).
Pour mieux rattacher cette fresque à la tradition luthérienne, Brahms cite dans
son deuxième mouvement un choral du XVIIe siècle, et, plus loin, des
échos de pages de deux compositeurs de la Renaissance allemande, Michael Praetorius
(1571-1621) et Heinrich Schütz (1585-1672), particulièrement dans le morceau
initial et dans le finale, ainsi que des références à Johann-Sébastian Bach
(1685-1750).
Avec des tempi
plutôt lents mais d’une souplesse exemplaire, Andris Nelsons a offert d’Un Requiem
allemand une interprétation retenue, à la fois introspective et fervente,
sombre et lumineuse, dramatique et spirituelle, donnant à l’œuvre un tour tirant
dans la tradition de la théâtralité catholique davantage que vers l’humanisme
luthérien. Le Gewandhausorchester de Leipzig, qui a donné la première exécution
publique de l’œuvre dans son intégralité le 18 février 1869 sous la direction
de Carl Reinecke (1824-1910) a répondu avec souplesse et allant à la volonté de
son directeur musical, s’appuyant sur la tenue rigoureuse mais formidablement
expressive du timbalier Tom Greenleaves et l’organiste étonnamment resté
anonyme, mettant ainsi en évidence le fait que Brahms semble toujours composer
la tête dans les timbales. Mais l’ensemble des musiciens s’est imposé, des
altos aux contrebasses, les cordes graves étant particulièrement sollicitées, ainsi
que bois et cuivres, dont le socle harmonique est assuré par l’orgue. Dans
cette œuvre qui met en avant les effectifs choraux, omniprésents, le Chœur de
l’Orchestre de Paris s’est épanoui sans réserve, donnant à la soirée tout son
poids, d’une plastique et d’une élasticité à toute épreuve, de toute évidence
heureux de participer à cet authentique événement, faisant oublier d’infimes
décalages essentiellement dus à une articulation perfectible dans le mouvement
initial. Extraordinaire d’engagement et de puissance, soulignant la portée de
chaque mot mis en musique par Brahms soutenu par une respiration à la mesure
des longues phrases brahmsiennes, le baryton bavarois Christian Gerhaber a
enluminé les grands moments d’humanité que sont les Andante « Herr, lehre
doch mich » (« Seigneur, apprends-moi », troisième
mouvement) et « Denn wir haben hie
keine bleibende Statt » (« Car
nous n’avons pas de place permanence ici », sixième mouvement) et
surtout la révolte qui suit dans un fantastique « Dann wird erüllet » (« Alors cela s’accomplira ») magnifiés par des élans d’Evangéliste,
tandis que la soprano allemande Julia Kleiter, voix légère mais carnée, a
restitué la grâce paradisiaque de « Ihr
habt nun Traurigkeit » (« Tu
as maintenant la tristesse ») le tout soutenu par un orchestre d’une ferveur et d’une humanité
transcendantes serties de couleurs amples et profondes, porté par une dynamique
saisissante. L’exécution de l’œuvre a été si intense que pas un son n’a
perturbé un Salle Pierre Boulez comble réunissant un monde fou jusqu’au
parterre, public debout sans broncher tout au long de la soirée
Bruno Serrou
1) Robert Newman présenta ainsi son projet au chef d’orchestre Henry Wood
(1869-1944), qui allait diriger pendant un demi-siècle la plupart des
Proms : « Je vais organiser des concerts en soirée et former le
public par étapes faciles, d’abord populaires, et je vais progressivement
élever le niveau jusqu’à créer un public pour la musique classique et
moderne »