Suisse. Genève. Grand Théâtre. Mardi 24 septembre 2025
En dépit de
petites réserves comme ces quatre jeunes filles qui balayent le sol avant le
tournoi de chant ou un Venusberg sans chorégraphie mais forestier avec apparitions
d’hommes-animaux renvoyant à l’univers du Freischütz de Carl
Maria von Weber, la nouvelle production de Tannhäuser de Richard Wagner dans sa version viennoise de 1875 présentée au Grand
Théâtre de Genève est une réussite. Sauvée au sens propre du terme par Michael
Thalheimer qui n’a eu que trois mois pour la réaliser, la mise en scène est
limpide et respectueuse de la narration, les lumières de Stefan Bolliger,
quoique trop systématiquement sombres avec projecteurs agressifs dans le finale,
sont d’un bel effet. Menée par Samuel Sakker entendu à l’Opéra de Nancy en 2023
en Tristan qui, dans le rôle-titre, s’est avéré constant bien que fragile,
avant de s’imposer définitivement dans le récit de Rome. Brillante Venus de
Victoria Karkacheva, radieuse Elisabeth de Jennifer Davis, fantastique Wolfram
de Stéphane Degout, noble Landgraf de Franz-Josef Selig... Après une ouverture
un peu lente, la vision de Sir Mark Elder s’affirme peu à peu pour tendre à la
fulgurance vers un troisième acte somptueux, aidé par un Orchestre de la Suisse
Romande tendu au cordeau avec des pupitres solistes rivalisant en couleurs et
en virtuosité, à l’instar de l’excellent Chœur du GTG, dont le rôle est éminemment
central
Assister au
sixième des opéras du compositeur saxon où il est question de pèlerinage à
Rome, de péché et de rédemption, tandis qu’est évoqué le rameau régénérant
avant la conclusion chorale sur deux Alléluia, un dimanche des Rameaux est en
soit une idée séduisante. L’on sait combien Tannhäuser
préoccupa son auteur une grande partie de sa vie, depuis sa création en
1845 à l’Opéra de Dresde jusqu’à 1875 pour l’Opéra de Vienne, en passant par
1861 pour l’Opéra de Paris – il aurait même songé à de nouveaux apports jusqu’à
sa mort le 13 février 1883. La nouvelle production genevoise se fonde sur
l’ultime révision, dite « viennoise », qui se fonde sur celle dite
« de Paris » (1861), fruit de nombreuses modifications résultant
notamment de l’expérience de Tristan und
Isolde, surtout perceptibles dans les
interventions de Venus, et de l’ajout de la bacchanale dansée ainsi que d’un
chœur de transition avant le début de l’action-même. Ainsi, en 1875, Wagner
supprime la réexposition du thème des pèlerins pour enchaîner directement l’ouverture
à la bacchanale, tandis que le solo de Walther de l’acte II supprimé à Paris
est réintroduit à Vienne, l’opéra acquérant ainsi une continuité musicale qui
fait entrer ce cinquième ouvrage de Wagner dans les œuvres de la maturité du
compositeur en le rattachant au « drame wagnérien » tout en devenant l’un
des opéras les plus populaires du « sorcier de Bayreuth », bien que
peu avant sa mort, il ait déclaré devoir encore Tannhäuser au monde…
A Genève
point de bacchanale orgiaque ni de ballet exotique mais une sombre forêt habitée
par des humanoïdes aux têtes d’animaux sauvages. Pourtant, la conception du
metteur en scène allemand séduit dès l’abord, d’autant que l’ouverture se
déroule rideau ouvert. Et d’autant plus que Michael Thalheimer n’a disposé que de
moins d’un trimestre pour réaliser sa propre conception de l’œuvre qu’il a dû
glisser au sein d’une scénographie déjà conçue pour la metteuse en scène
Tatjana Gürbaca qu’il a remplacée au pied levé. Il faut dire qu’il connaît
aussi bien le répertoire wagnérien et le Grand Théâtre de Genève, où il a
précédemment réalisé un Parsifal en
2023 et un Tristan und Isolde en
2024. En outre, cette production bénéficie d’une brillante distribution, d’un
chœur et d’un orchestre de grande
classe. Dès les premières mesures de l’ouverture, Mark Elder investit la
partition extirpant de l’Orchestre de la Suisse Romande des couleurs
luxuriantes, un miroitement de timbres qui peu à peu conduira à l’ivresse sonore.
A la tête d’un OSR onctueux et malléable à merci,
le chef britannique dirige avec allant et élan, sachant se faire tour à tour et
à la fois évocateur, poète, donnant à la fosse sa vie intérieure pour en faire
un être polychrome, soutenant les chanteurs tout en donnant instrumentalement
tout ce qui est sous-jacent dans le comportement des personnages et leurs
pensées. L’OSR gronde, brille, chante, suggère, se fait idyllique, spirituel,
méditatif, fervent, la phalange genevoise donnant son maximum, se montrant
d’une parfaite cohésion. A l’instar du Chœur du Grand Théâtre de Genève,
homogène, puissant, carné, triomphant des passages chambristes avec une
ductilité raffinée, ce qui compense largement les petits décalages sans impacts
décisifs sur toute la durée de la représentation.
Portée par un tel tapis sonore,
la distribution s’épanouit à merveille, même si Samuel Sakker, entendu en
février 2023 à l’Opéra de Nancy en Tristan, tend à privilégier la vaillance à
défaut de la flexibilité vocale. Mais le ténor australien convainc en brossant
un Tannhäuser singulièrement engagé, ardent qui, de plus, s’affermit d’acte en acte pour offrir un
troisième acte d’une intensité bouleversante, atteignant son acmé dans un
hallucinant récit de Rome. Face à lui, deux cantatrices de grande qualité,
autant vocale que du point de vue dramatique. D’abord la radieuse Elisabeth de la
soprano irlandaise Jennifer Davis, voix souple et présence lumineuse, ainsi que
la brillante Venus de la mezzo-soprano russe Victoria
Karkacheva, timbre charnel aux textures de velours, engageante incarnation de
la tentation. Stéphane Degout est un Wolfram d’exception, sa Romance à l’étoile
est un pur moment d’anthologie qui restera à jamais gravé dans la mémoire de
ceux qui auront eu le bonheur de l’entendre. Le baryton français chante avec
une justesse stupéfiante ce personnage déchiré entre l’amour, la droiture et
l’amitié comme un lied immense, donnant à chaque mot son juste poids, comme si
chaque phrase en dépendait. La basse allemande Franz-Josef Selig, voix
sombre et veloutée, est un Hermann de très grande classe, tandis que les rôles
secondaires sont bien tenus, à commencer par les minnesänger Julien Henric
(Walther von der Vogelweide), Mark Kurmanbayev (Biterolf), Jason Bridges
(Heinrich der Schreiber) et Raphaël Hardmeyer (Reinmar von Zweter).
Bruno Serrou
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