Un compositeur encore méconnu, si ce n’était son assassinat qui a inspiré romanciers et historiens du fait divers depuis le XVIIIe siècle. Le Lyonnais Jean-Marie Leclair (1697-1764) est au violon ce que le Dijonnais Jean-Philippe Rameau, son contemporain, est au clavecin, l’un des plus grands pourvoyeurs de chefs-d’œuvre pour son propre instrument du Siècle des Lumières, mais son œuvre reste peu enregistrée en raison de son extrême difficulté, dont se joue avec une aisance et une perfection extrêmes Stéphanie-Marie Degand. Un coffret à découvrir, à écouter et à réécouter sans retenue toutes affaires cessantes.
C’est en tant que maître de
ballet des ducs de Savoie que Jean-Marie Leclair se fait tout d’abord
connaître, fonction qu’il exerce à la cour de Turin, où il travaille également
le violon avec Giovanni Battista Somis (1686-1763), qui est à l’origine de l’école
française du violon, ayant eu pour élèves, outre Leclair, Jean-Pierre Guignon
(1702-1774) et Louis Gabriel Guillemain (1705-1770), mais aussi les Italiens Gaetano
Pugnani (1731-1798) et Giovanni Battista Viotti (1755-1824). A son retour à
Paris en 1733, il devient ordinaire de la Musique du roi Louis XV, jouant un
violon d’Antonio Stradivari de 1721 appelé le Noir qui est parvenu jusqu’à nous
après avoir réchappé à l’assassinat de son propriétaire. C’est au violon que
Leclair s’exprime musicalement dès son enfance lyonnaise, tout en commençant sa
carrière comme danseur dans la troupe de l’Opéra de Lyon, où il épouse une
ballerine en premières noces, puis à Rouen et à Turin. En 1723, il publie ses
premières sonates pour violon et se fait connaître pour sa virtuosité au
Concert spirituel. En 1737, il démissionne de la Musique du Roy pour intégrer à
La Haye la cour d’Anne d’Orange, élève de Georg-Friedrich Haendel. En 1743, il
retourne à Paris, où il compose son unique opéra, Scylla et Glaucus qui est créé à l’Académie royale de musique le 4
octobre 1746. Bien qu’il ait également écrit des musiques de scène et pour divers
instruments solistes comme la flûte traversière et le hautbois, Leclair reste dans l’histoire
de la musique comme le plus éminent violoniste français de son temps, ne serait-ce
que par ses sonates et concertos. En 1758, à la mort de sa seconde épouse, il
achète à Paris une petite résidence dans le quartier malfamé du Temple, où il
est assassiné d’un coup de couteau dans la rue au milieu de la nuit du 22 au 23 octobre 1764 (1).
Publiés en 1737 (opus 7) et 1744
(opus 10), les douze concertos pour violon de Leclair suivent la forme
classique des œuvres concertantes, alternant mouvements vifs-lents-vifs sur le modèle instauré par Antonio Vivaldi (1678-1741). C’est
avec le soutien du Centre de Musique Baroque de Versailles (CMBV), qui a établi
le catalogue de l’œuvre de Jean-Marie Leclair que Stéphanie-Marie Degand a
réalisé l’enregistrement de l’intégrale des concertos pour violon seul du
compositeur. Saluons dès l’abord l’initiative de la plus éclectique des
violonistes françaises, qui fréquente aussi assidûment tous les répertoires
pour son instrument, depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours,
changeant d’instrument, de cordes et d’archet selon ce qu’elle choisit de jouer. Avec elle, Leclair est restitué avec flamme dans sa grandeur et son
authenticité, l’interprète se jouant sans effort et avec une facilité confondante de la virtuosité flamboyante de l’écriture de Leclair, doubles et triples cordes,
surexploitation du registre aigu, et l’expressivité, de l’allégresse la plus
fébrile à la mélancolie la plus sombre, caractéristiques du style et de la
pensée du compositeur, comme une métaphore de sa vie, le tout servi par un nuancier infini, tandis qu’elle
exerce en même temps ses deux spécialités, l’instrument et la direction d’orchestre,
qu’elle a commencé à aborder voilà quelques années, au point que le Festival
Berlioz de La Côte-Saint-André lui a confié son académie d’orchestre, succédant à François-Xavier Roth qui l’a fondée. La musicienne emporte l’auditeur
par son énergie conquérante, sa conviction et les tensions qu’elle suscite
avec sensibilité dans les mouvements les plus tendus et délicats à aborder,
sans jamais se montrer en danger, débordante de vitalité, tant elle se défait des traits les plus téméraires
avec une aisance stupéfiante qui rend le discours infiniment naturel et
limpide, exposant des sonorités onctueuses, sensuelles et charnues, tout en soulignant
la netteté des lignes grâce à un archet souple et aérien sur les cordes. Un feu d'artifice d'esprit et de virtuosité dans chacun
des mouvements des douze concertos qu'il conviendrait d'analyser au-delà du présent compte-rendu, tant tout ce qui est donné d"écouter ici est à la fois
unique et partie d’un tout, admirablement servis par la violoniste-chef d'orchestre particulièrement inspirée par cette musique Stéphanie-Marie Degand,
qui dialogue en toute intimité et en parfaite connivence avec son ensemble
La Diane Française aux effectifs réduits (2) (trois violons, celui de la
soliste chef d’orchestre inclus, un alto, un violoncelle, une contrebasse, un
clavecin) qui jouent de façon à la fois fluide, aérée, mais aussi colorée et
contrastée comme un orchestre de formation Mannheim.
A noter que malgré sa concision, le contenu des textes de Stéphanie-Marie Degand et de Benoît Dratwicki, directeur artistique du Centre de Musique Baroque de Versailles, réunis dans la pochette du coffret sont particulièrement informatifs.
Bruno Serrou
3 CD NoMadMusic (Musique augmentée) NMM 122. Enregistré en 2025 abbaye
de Port-Royal des Champs. Durée : 3h 12mn 07s. DDD
1) Mon défunt ami Gérard Gefen (1934-2003)
a consacré un ouvrage sur la mort du compositeur sous le titre L’Assassinat de Jean-Marie Leclair paru
en 1990 aux Editions Belfond
2) Rozarta Luka et Yuki Koike
(violons), Laurent Muller (alto), Gauthier Broutin (violoncelle), Ludovic
Coutineau (contrebasse), Violaine Cochard (clavecin)
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