samedi 20 janvier 2024

Péter Eötvös 80 (3/3) : L’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Gergely Madaras a célébré Péter Eötvös dans un programme de créations avec la Maîtrise et le Chœur de Radio France

Paris. Maison de la Radio. Auditorium. Jeudi 18 janvier 2024 

Péter Eötvös (né en 1944). Photo : (c) Christophe Abramowitz / Radio France

Ultime étape de l’hommage de Paris au plus Parisien des grands compositeurs hongrois depuis Franz Liszt, Péter Eötvös pour ses 80 ans, le concert de Radio France excellemment dirigé par le Hongrois Gergely Madaras a réuni la quasi-totalité des forces musicales de la « maison ronde », la Maîtrise, le Chœur et l’Orchestre Philharmonique de Radio France, dans un remarquable programme monographique pour de grands effectifs (1)

Katharina Kammerloher, Artavazd Sargsyan, Gergely Madaras, Lambert Wolson, Orchestre Philharmonique de Radio France, Choeur de Radio France. Photo : (c) Christophe Abramowitz / Radio France

Après le musique d’ensembles à la Philharmonie de Paris/Cité de la Musique par l’Ensemble Intercontemporain dont il fut pendant douze ans le directeur musical (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/01/peter-eotvos-80-lensemble.html), puis la musique de chambre à l’IRCAM par des membres du même EIC précédé d’un colloque sur sa création (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/01/peter-eotvos-80-lircam-et-lensemble.html), c’était au tour de Radio France de célébrer les quatre-vingt printemps du compositeur hongrois, cette fois avec sa musique chorale et celle pour orchestre, avec deux créations mondiales et deux premières auditions françaises interprétées par l’Orchestre Philharmonique de Radio France avec lequel Péter Eötvös entretient des relations privilégiées depuis plus de trente ans et qu’il aurait dû diriger ce 18 janvier, s’il n’avait dû passer la main pour raison de santé à son compatriote et cadet de quarante ans Gergely Madaras. 

Maîtrise de Radio France, Sofi Jeannin. Photo : (c) Bruno Serrou

Comme tout compositeur hongrois qui se respecte depuis Franz Liszt, Péter Eötvös, maître de l’opéra avec treize ouvrages lyriques à son catalogue, s’intéresse particulièrement à la voix, y compris aux effectifs choraux, maîtrises d’enfants et chœurs d’adultes, professionnels et amateurs, confondus. Il convient ici de rappeler qu’il chantait enfant dans une maîtrise, formation pour laquelle il a composé plusieurs pièces a capella. L’une d’elles, conçue en 1956 - une semaine avant l’Insurrection de Budapest contre le régime soviétique - par un compositeur de douze ans, a été donnée durant ce concert. Son titre, Egyedül (Solitude) qui se conclut sur les vers « Je me sens seul / Seul, si seul / Seule la lueur de la grande lune ronde », en dit déjà long sur l’esprit profondément mélancolique du tout jeune homme. Un spleen que le compositeur gardera sa vie durant, à l’instar de ses compatriotes, comme il me le précisait le 6 février 1998 lorsque nous évoquions la littérature russe peu avant la création à l’Opéra de Lyon de son chef-d’œuvre lyrique, Trois Sœurs d’après Anton Tchekhov : « La souffrance des Hongrois est comme celle des Russes, cela quelle que soit l’époque. Chez nous, tout le monde souffre - phénomène sans doute lié à la langue. Il y a en nous une sorte de fatalisme de la souffrance, et nous laissons les gens souffrir car nous ne pouvons rien y faire. Pour nous, l’optimisme est un devoir, car, sinon, rien ne fonctionne. Mais le pessimisme est toujours sous-jacent » (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2018/08/peter-eotvos-portrait-et-entretiens-du.html). Péter Eötvös a retrouvé la partition d’Egyedül en 2001, la révisant une première fois pour sa création le 26 octobre 2022 à l’Académie des Sciences de Hongrie, puis en 2006 pour le cinquantième anniversaire de la revue musicologique Muzsika le 13 novembre 2007 par le Chœur d’enfants de la Radio hongroise, avec la dédicace « In memoriam Zoltán Kodály », compositeur qui le fit entrer comme élève à l’Académie Franz Liszt de Budapest dont il était alors le directeur. La Maîtrise de Radio France donné cette œuvre de jeunesse dans une traduction française de Marta Godeny.

Sofi Jeannin, Maîtrise de Radio France. Photo : (c) Christophe Abramowitz / Radio France

C’est directement en français, dans une traduction de Roger Munier, que Péter Eötvös a composé pour la Maîtrise de Radio France à qui l’œuvre est dédiée et qui en a donné la création mondiale dans le cadre de ce concert, Treize Haïkus consacrés aux petits animaux des villes et des champs répartis en cinq courtes entités - trois Rossignol, trois Alouette, un Moineau, trois Papillon , trois Grenouille -, reflets de l’attrait exercé sur le compositeur par les cultures orientales, particulièrement celle du Japon découverte dans les années 1960 en compagnie de Karlheinz Stockhausen dont il était alors l’un des proches collaborateurs, et son moyen-âge, qui a notamment inspiré As I Crossed a Bridge of Dreams et Lady Sarashina. La partition de Péter Eötvös au caractère ludique est emplie d’humour, de facéties d’écriture, de clins d’œil à la nature et à l’Orient, tout en étant merveilleusement chantante, suscitant un plaisir partagé entre les jeunes choristes et leurs auditeurs, le compositeur plongeant également dans l’univers madrigaliste de la Renaissance italienne qui lui est cher, comme il l’a démontré notamment dans Trois Sœurs, et l’amoureux de la langue s’exprime pleinement par des jeux et des répétitions de mots qu’il traite jusqu’à les transformer en phonèmes, à l’imitation de la phonologie nippone, l’homme de théâtre qu’est Eötvös concluant sur des croissements de grenouilles, après avoir imité chants et crachements d’oiseaux, bruits de bec, ajoutant gestes et mimiques qui ravissent clairement les enfants, sous la direction radieuse de leur cheffe de chœur, Sofi Jeannin…

Xavier de Maistre,; Gergely Madaras, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Christophe Abramowitz / Radio France

Seconde création mondiale de ce concert monographique Péter Eötvös, le Concerto pour harpe et orchestre interprété par son dédicataire, Xavier de Maistre. Contrairement à ses précédentes œuvres concertantes, celle-ci ne s’est pas vue attribuer de titre autre que celui générique de « concerto ». Peut-être en raison de la rareté même de ce type d’œuvres destiné à la harpe, contrairement au piano ou au violon, à l’instar de la forme en trois mouvements alternant tempi vif-lent-vif, avec deux cadences, la première dès l’introduction de l’Allegro e felice initial, la seconde au terme du finale sobrement indiqué 3eme mouvement, tandis qu’au centre de l’œuvre Péter Eötvös ancre plus encore son concerto dans la tradition en renvoyant à Maurice Ravel, qui fit largement appel à la harpe (introduction et Allegro, Ma mère l’Oye, Concerto en sol…). La contemporanéité de l’œuvre se situe dans l’écriture et les effets que le compositeur introduit dans le jeu et les sonorités de la harpe concertante qu’il fait ensuite passer en réverbération, écho ou dialogue au sein des divers pupitres de l’orchestre (deux flûtes dont un piccolo et une flûte alto, deux hautbois dont un cor anglais, trois clarinettes dont une clarinette basse, deux bassons dont un contrebasson, deux cors, deux trompettes, deux trombones, tuba, percussion, célesta, cordes (12, 10, 8, 6, 4)), glissandi, jeu près de la table d’harmonie, frappes sur le bois, résonances des harmoniques, arrachés des cordes, exploitations des nombreux registres de timbres et de techniques, l’emploi de la scordatura au quart de ton, le tout engendrant des couleurs inouïes, surtout lorsqu’elles sont confrontées aux cordes quant à elles normalement accordées. Xavier de Maistre a donné de cette œuvre une première exécution au cordeau, jouant avec une aisance confondante une partition a priori complexe mais qui ne joue jamais contre le soliste, le compositeur connaissant parfaitement tous les instruments de l’orchestre et faisant son possible pour travailler en amont avec le dédicataire de ses partitions  concertantes. Peut-être l’œuvre, toujours passionnante, gagnerait-elle à être légèrement resserrée en quelques passages de chacun des mouvements, mais en l’état elle ne cesse de solliciter l’oreille de l’auditeur.

Katharina Kammerloher, Artavazd Sargsyan, Gergely Madaras, Lambert Wilson, Orchestre Philharmonique de Radio Frnce, Choeur de Radio France. Photo : (c) Christophe Abramowitz / Radio France

C’est une grande partition de près de cinquante-cinq minutes que la seconde partie de ce concert monographique a présenté en première audition française. Un fantastique oratorio intitulé Halleluja-Oratorium balbulum, portrait de notre temps à l’humour sarcastique, voire désespéré empli de réminiscences de musique du passé pour récitant, un ange mezzo-soprano, ténor aigu campant un Prophète bégayant, chœur jubilatoire et grand orchestre aux couleurs foisonnantes (quatre flûtes dont deux piccolos et une flûte alto, trois hautbois dont un cor anglais, trois clarinettes dont une petite clarinette et une clarinette basse, trois bassons dont un contrebasson, quatre cors, trois trompettes, trois trombones, tuba, timbales, cinq percussionnistes, piano, célesta, accordéon, cordes (quatorze, douze, dix, huit, six)) et chœur mixte. Composée en 2015 à la suite d’une commande du Festival de Salzbourg et du Wiener Konzerthaus en collaboration avec le festival Wien Modern, l’oratorio a été créé le 30 juillet 2016 à Salzbourg par les Wiener Philharmoniker et le Chœur de la Radio hongroise dirigés par Daniel Harding. Le texte, ou plutôt les fragments de texte, originellement écrits en hongrois par Péter Eötvös et son ami écrivain Péter Esterházy disparu le 14 juillet 2016, traduit en allemand pour la création salzbourgeoise et en français pour ce concert, compte quatre parties sur lesquelles le compositeur a écrit une musique puissante, ironique, mordante, désillusionnée, truffée d’emprunts aux alléluias plus ou moins célèbres de l’histoire de la musique associés à d’autres références, de Claudio Monteverdi à Béla Bartók, en passant par Johann Sebastian Bach, Georg Friedrich Haendel, Wolfgang Amadeus Mozart, Robert Schumann, Modest Moussorgski, Anton Bruckner et jusqu’aux Beatles… Ainsi, la structure générale de l’œuvre, texte et musique étant emplis de citations et de collages, n’est pas sans rappeler le travail de Luciano Berio.

Lambert Wilson, Orchestre Philharmonique de Radio France, Choeur de Radio France. Photo : (c) Christophe Abramowitz / Radio France

Le livret s’inspire plus ou moins de Nokter de Saint-Gall (v.840-912), dit Le Bègue ou Balbulus, moine bénédictin musicien poète auteur notamment d’une geste consacrée à Charlemagne qui est campé ici par le ténor à travers le personnage du Prophète, l’autre voix chantée incarnant un ange, attribué non pas à la soprano aiguë attendue mais à une mezzo-soprano (« Prophète, tu tisses le Monde de tes paroles or la Parole ne garantit rien »), tandis que le récitant, à qui est attribué une place centrale, mène avec humour une réflexion sur le langage et le silence (« On parle de l’espace, de la relation entre la musique, la parole et le silence, de ce qu’il y a dans un fragment et de ce qu’il n’y a pas, et du reste »), le tout autour de l’événement qui aura fait entrer le monde dans le XXIe siècle, l’acte terroriste du 11 septembre 2001… 

Choeur de Radio France. Photo : (c) Christophe Abramowitz / Radio France

L’œuvre, qui s’achève obsessionnellement sur les mots « sel et poivre » répétés à l’envi tandis que l’avion dans lequel est embarqué l’ange mezzo-soprano est censé être en train d’entrer en collision avec l’une des Twin Towers du World Trade Center de New York le 11 septembre 2001, est mue par un humour acéré, ironique, tragique, désillusionné, tragiquement sombre, sentiment qui, comme évoqué plus haut, gouverne la vie et la création du compositeur. Dans cet oratorio, le chœur, l’ange, le prophète bègue et le récitant agissent en pleine conscience de leur mission. « Je suis le narrateur. Le prosateur. […] Ma verbosité est structurelle, donc c’est un défaut non corrigible. Je suis le défaut. Je suis la répétition », non sans reconnaître néanmoins que « quoi qu’il en soit, la musique va toujours décider de tout. […] La musique, ce n’est pas moi. Ah, quel dommage ! » Tandis que le prophète bègue retrouve à la fin son élocution normale « l’oratorio n’a pas de fin, il ne fait que prendre fin. Ce n’est qu’un fragment », avant que la recette du jus de tomate servi à l’ange dans l’avion soit égrenée par l’ensemble du plateau vocal qui introduit l’œuvre dans l’absurdité de la violence obscurantiste du terrorisme.

Gergely Madaras montrant au public lors des saluts la partition d'Halleluja-Oratorium balbulum de Péter Eötvös, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Interprété par une éblouissante équipe artistique, la création française de l’oratorio a connu un franc succès. La  mezzo-soprano allemande Katharina Kammerlohrer, l’une des invitées privilégiées de Daniel Barenboïm au Staatsoper « unter den Linden » de Berlin, est un ange à la voix fruitée et souple surmontant avec assurance les saillies de l’orchestre, le ténor français d’origine arménienne Artavazd Sargsyan balbutie en virtuose de sa voix haut perchée tel un Mime tétralogique, et le comédien Lambert Wilson, qui aime la musique au point de se plaire à se produire dans tous les oratorios possibles et imaginables pour le plus grand plaisir des mélomanes, est un narrateur particulièrement engagé, caustique et expressif à souhait, tandis que le Chœur de Radio France chante sa riche et dense partie avec vaillance. De sa battue précise et sans fards, le chef hongrois Gergely Madaras, remplaçant le compositeur (2), qui, souffrant, a écouté le concert retransmis en direct par France Musique depuis Budapest, a remarquablement dirigé un Orchestre Philharmonique de Radio France étincelant, donnant à l’œuvre une intensité, un lustre singulier, les excellents tuttistes sertissant de somptueux écrins aux pupitres solistes, notamment à l’alto parmi les cordes, mais aussi bois et cuivres, ainsi qu’une foisonnante percussion, « instrument » que Péter Eötvös apprécie et « soigne » particulièrement.

Bruno Serrou

1) Concert à écouter pendant un mois en streaming sur le site de @francemusique et l'application @radiofrance

2) Halleluja-Oratorium Babilum a été enregistré par Wergo (Schott) dans sa version allemande sous la direction de Péter Eötvös, avec Iris Vermillon (mezzo-soprano), Topi Lehtipuu (ténor), Matthias Brandt (récitant), le WDR Rundfunkchor et le WDR Sinfonieorchester (1 CD WER 73862)

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