jeudi 25 janvier 2024

Avec l’opéra «Justice», Hèctor Parra réactive avec force à Genève l’inqualifiable tragédie congolaise engageant la responsabilité d’une multinationale suisse

Suisse. Genève. Grand Théâtre. Lundi 22 janvier 2024 

Hèctor Parra (né en 1978), Justice. Lauren Michelle (l'Enfant mort), Axelle Fanyo (la Mère de l'Enfant mort), Idunnu Münch (la Femme du Directeur). Photo : (c) Carole Parodi

C’est un ouvrage passionnant d’une brûlante actualité mais symbolique de notre temps qui a été créé lundi soir au Grand Théâtre de Genève, le neuvième opéra du compositeur catalan Hèctor Parra, Justice, sur un scénario du metteur en scène, cinéaste, écrivain, dramaturge suisse Milo Rau fondé sur l’histoire authentique de victimes innocentes d’un terrifiant accident chimique impliquant une multinationale suisse et impactant les habitants de deux villages de République Démocratique du Congo. L’œuvre fait intervenir huit chanteurs solistes, des comédiens, un grand chœur mixte et un orchestre étoffé d’une écriture dense et bigarrée contenant de grands passages lyriques quasi belcantistes, dans une production luxuriante devant des projections sur grand écran d’images vidéos d’une violence et d’un réalisme souvent insoutenables qui ont conduit le prude canton genevois à décommander le spectacle aux moins de seize ans… 

Hèctor Parra (né en 1978), Justice. Willard White (le Prêtre). Photo : (c) Carole Parodi

Moins de sept mois après la création de son opéra de chambre Orgia pour trois chanteurs et ensemble instrumental d’après le roman éponyme de Pier Paolo Pasolini au Teatro Arriaga de Bilbao dans une mise en scène de Calixto Bieito, avec l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Pierre Bleuse, Hèctor Parra a réalisé pour le Grand Théâtre de Genève un opéra en cinq actes (1) de cinq scènes chacun précédés d’un prélude et suivis d’un postlude d’une durée totale d’une centaine de minutes, le tout joué en continu, Justice pour huit chanteurs, un comédien (2), chœur et grand orchestre (3), commande du Grand Théâtre de Genève et du Festival Tangente de Sankt-Pölten (Autriche).

Hèctor Parra (né en 1978), Justice. Photo : (c) Carole Parodi

En amont de la genèse de l’opéra, et pendant son écriture, l’équipe de création de l’ouvrage, scénariste, librettiste et compositeur, s’est immergée dans les villages katangais de Tenke et Fungurume, au sud-est de la République Démocratique du Congo, où le drame qui l’a inspirée s’est déroulé le mercredi 20 février 2019. Un accident de la route sur la voie très fréquentée reliant les deux cités minières (cuivre et cobalt) de Lubumbashi et Kolwezi qui a impliqué un camion-citerne non assuré rempli d’acide sulfurique immatriculé en Tanzanie mais lié à l’entreprise suisse Glencore entré en collision avec un minibus à l’arrêt. L’acide contenu dans la citerne s’est déversé sur les passagers des deux véhicules faisant vingt-et-un morts dont plusieurs enfants, piégés dans les carcasses, sept blessés graves souvent brûlés par l’acide, et un rescapé, tandis que le poison finissait sa course dans la rivière du village de Kabwe. Une fois sur place, l’équipe de création a intégré le poète romancier dramaturge congolais de langue allemande Fiston Mwamza Mujila, auteur notamment du roman Tram 83, originaire de Lumumbashi, pour la rédaction du livret. La force de son texte est d’avoir réussi à éviter la victimisation dans sa dénonciation de la violence politique et économique, de la pauvreté et de la faim, Mwamza Mujila utilisant une langue limpide, lucide et caustique. 

Hèctor Parra (né en 1978), Justice. Axelle Fanyo (la Mère de l'Enfant mort), Lauren Michelle (l'Enfant mort). Photo : (c) Carole Parodi

Après Les Bienveillantes, opéra dénonçant l’horreur de la Shoa par balles fondé sur le roman éponyme de Jonathan Littel, prix Goncourt 2006, créé à l’Opéra d’Anvers en avril 2019 empli de bruits et de fureur lyriques suscitant un « intense malaise » selon les critiques présents à la création, Hèctor Parra (né en 1978) renoue avec un sujet de dimension universelle tout aussi déchirant d’inhumanité et d’injustice des puissants à l’abri de toute poursuite judiciaire à l’égard des faibles, avec un sujet qui, bien que se déroulant de nos jours dans un pays pas encore revenu de l’ère coloniale, reste soumis à l’exploitation économique d’entreprises occidentale. La réussite de Les Bienveillantes aura conquis le directeur de l’Opéra flamand, Aviel Cahn, au point que sitôt nommé à la tête du Grand Théâtre de Genève, il lui a passé la commande d’un nouveau drame lyrique puisant cette fois dans l’histoire du canton de Genève. La rencontre du compositeur avec le scénariste bernois Milo Rau s’est faite au moment où ce dernier mettait en scène au Grand Théâtre de Genève son tout premier opéra, La clemenza di Tito de Mozart. « A partir du moment où Milo Rau me proposa le sujet, écrit le compositeur, il ne faisait aucun doute dans mon esprit que mon avenir immédiat était intimement lié à cette région d’Afrique centrale, à ses habitants, à ses cultures, à son art et à ses aspirations. » 

Hèctor Parra (né en 1978), Justice. Photo : (c) Carole Parodi

Pour s’immerger pleinement dans le projet, ses tenants et aboutissants, compositeur, scénariste et librettiste se sont rendus sur les lieux de l’accident, partant à la rencontre de ses habitants, des victimes de l’accident au contact direct du syncrétisme africain, de leur langage métaphorique, du rapport qu’ils entretiennent avec la mort, de l’omniprésence de leurs ancêtres dans leur quotidien, de l’importance de la communauté, de la terre, du passé, du corps. Ces séjours au Congo ont inspiré à Parra un langage ardent et ouvert, jamais anecdotique ni folklorisant bien que puisant dans les rythmes les couleurs et le climat de l’Afrique centrale, notamment la rumba et la salsa congolaises, mais aussi le free jazz et un fonds de chansons traditionnelles centre-africaines (Katanga, Kasaï, Zambie du nord, la mélodie du prélude venant d’un chant de lutte du peuple kaonde), le tout engendrant une musique pleine de bruits, de fureur, de dissonances, d’une libre inventivité qui, parfois, tend à paraître comme improvisée, rehaussée de rythmes puissants, d’immenses crescendos d’une amplitude considérable et des diminuendos extraordinairement rugueux. L’opéra s’articule sur l’alternance persistante entre de longs passages statiques permettant la méditation et des interludes où l’orchestre déverse des flots de sons torrentiels et brutaux, tandis que la vocalité peut se faire particulièrement tendre, voire candide dans l’épisode évoquant la jeune fille morte qui cherche sa mère dans l’obscurité. C’est d’ailleurs aux femmes que sont le plus souvent réservés les moments les plus émouvants et lyriques, la mère de la jeune fille morte, la jeune fille elle-même, sommet émotionnel de la partition situé dans la première scène du cinquième acte, la conductrice du camion accidenté et l’épouse du directeur, auxquels il convient d'ajouter la voix de contralto aigu du jeune homme amputé confiée à un contre-ténor, tous rôles inspirés de la culture luba caractéristique de la région. Parra signe ici une partition d’un lyrisme singulièrement expressif qui suscite les émotions les plus variées soutenues et amplifiées par une orchestration dense, richement colorée d’une polyphonie amplement variée en timbres, nuances et intonations, des phrasés alliant vitalité et transparence qui, avec des instruments plus ou moins conventionnels, comme le waterphone et la guitare électrique country jouée sur le plateau par le Kinois Kojack Kossakamvwe spécialiste de la rumba, enluminent le texte de leur précieux écrin.

Hèctor Parra (né en 1978), Justice. Photo : (c) Carole Parodi

La mise en scène du scénariste Milo Rau, claire, dépouillée, mue par une direction d’acteur au cordeau, se déploie avec naturel au sein d’une scénographie d’Anton Lukas particulièrement lisible avec en fond de scène la carcasse calcinée et défoncée d’un énorme semi-remorque renversé, avec à l’aplomb un écran de cinéma sur lequel sont projetées des images d'un film documentaire tourné sur les lieux du drame par Moritz von Dungern parfois insoutenables tant il y a de corps déchirés, déchiquetés, enfants et adultes confondus.

Hèctor Parra (né en 1978), Justice. Fiston Mwanza Mujila (le Librettiste). Photo : (c) Carole Parodi

La distribution est remarquable de cohésion, d’équilibre, de vérité, d’engagement, avec un casting essentiellement constitué de chanteurs africains et afro-américains, l’un des protagonistes étant originaire du lieu de l’action, le touchant contre-ténor né à Kolwezi Serge Kakudji, en Garçon qui a perdu ses jambes. Ici, les emplois négatifs de coupables-responsables reviennent à deux chanteurs blancs, le chauffard, campé avec brio par la mezzo-soprano serbe Krarina Bradic, et le directeur de la mine par l’excellent ténor étatsunien Peter Tantsits, qui avait participé au succès de la création de Les Bienveillantes. Mais les personnages centraux sont les victimes du drame, toutes africaines, y compris la femme du directeur, la mezzo-soprano d’origine allemande Idunnu Münch, voix souple au timbre lumineux. L’on retrouve avec respect la noble stature du baryton-basse jamaïcain Willard White, qui, après quarante ans de carrière, est un prêtre au charisme rayonnant qui fait oublier une voix naturellement marquée par le temps. Tous les rôles sont supérieurement tenus, le baryton-basse sud-africain Simon Shibambu en jeune prêtre, la bouleversante soprano californienne Lauren Mitchelle dans le double emploi de l’Avocate et de l’Enfant mort, dont le chant bouleversant chanté en swahili ouvre le cinquième acte. Mais le personnage le plus emblématique de l’opéra est celui de la mère de l’enfant mort, à qui est dévolue l’aria la plus remarquable, qui constitue le point culminant de l’œuvre (acte III, scène 5), la soprano française Axelle Fanyo au timbre solaire dont l’interprétation est d’une force poignante. Autour de cette véritable troupe de chanteurs, plusieurs rôles parlés qui incarnent les victimes, particulièrement celui du librettiste en personne, Fiston Mwamza Mujila qui mène l’enquête et clôt l’ouvrage dans le long cri du postlude « Mais les mots […] n’ont plus de goût, ils puent la chiure […] sentent la mascarade et la putréfaction », les victimes du drame incarnées par le comédien dramaturge Zaïrois installé en Suisse Joseph Kumbela, et Pauline Lau Solo, déchirants de dignité dans leur douleur profonde. Il convient également de saluer l’excellente prestation du Chœur du Grand Théâtre de Genève brillamment préparé par Mark Biggins.

Bruno Serrou

1) Les cinq actes portent des titres distincts, respectivement Les richesses de la terre, Le milliardaire, L’acide sulfurique, Les mondes disparus et Les adieux.

2) Distribution des rôles : Le Directeur (ténor), la Femme du Directeur (mezzo-soprano), le Chauffard (mezzo-soprano), le Prêtre (basse), le jeune Prêtre (basse), le Garçon qui a perdu ses jambes (contre-ténor), l’Avocate/l’Enfant mort (soprano), la Mère de l’enfant mort (soprano), le Librettiste et victimes (rôles parlés)

3) Nomenclature de l’orchestre de Justice (soixante-dix musiciens) : flûte piccolo, deux flûtes, deux hautbois, cor anglais, deux clarinettes en si bémol, clarinette basse, deux bassons, contrebasson, quatre cors en fa, trois trompettes en ut, trois trombones, tuba, timbales, trois percussionnistes jouant des instruments à lamelles (vibraphone, xylophone, marimba), piano, harpe, guitare électrique, douze premiers violons, dix seconds violons, huit altos, six violoncelles, quatre contrebasses


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