Paris. Philharmonie de Paris - Cité de la Musique. Grande Salle. Mercredi 10 janvier 2024
Somptueux hommage à la Cité de la
Musique de l’Ensemble Intercontemporain à Péter Eötvös (80 ans le 2 janvier)
qui en fut le directeur musical pendant douze ans (1979-1992), remplacé avec
maestria ce mercredi soir dans le même programme par son successeur de 1992 à
2000, le chef états-unien David Robertson, le geste souple, concis et précis, avec
une création mondiale de la jeune quadragénaire Clara Iannotta (née en 1983) et
surtout quatre œuvres admirables du maître hongrois, dont trois premières
françaises, deux pièces solistes fruits de la profonde connaissance fonctionnelle
qu’a le compositeur chef d’orchestre hongrois de la totalité des instruments de
l’orchestre, toutes de poésie, d’inventivité, de maîtrise, de rythmes trépidants,
de groove jazzistique, l’une pour alto interprétée par Odile Auboin,
magistrale, l’autre pour clarinette jouée par un Martin Adámek virtuose et
précis, et deux grandes œuvres pour ensembles, l’étincelant Fermata de 2021, et l’enchanteur Chinese Opera, première grande partition de Péter Eötvös fruit d’une commande
de Pierre Boulez pour le dixième anniversaire de l’ensemble instrumental qu’il
avait fondé en 1976 et qui, ce 10 janvier 2024, a brillé de tous ses feux pour
un vibrant hommage à deux de ses ex-directeurs musicaux, l’un à travers sa
création, l’autre comme chef d’orchestre invité mais ayant tous deux marqué la
formation de leur emprunte et représentant vingt et une unités des quarante-six
ans d’existence malgré le renouvellement de ses membres depuis un quart de
siècle…
Créé le 6 mars 2022 au Budapest Music Center par le UMZE Ensemble dirigé par Gregory Vajda, Fermata, œuvre instrumentale profondément ancrée dans le théâtre, se présente tel un concerto pour quinze instrumentistes (flûte/flûte piccolo, hautbois, clarinette en la, clarinette basse, basson, cor, trompette en si bémol, trombone, percussion, piano/célesta, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse) « qui se tiennent à un mètre cinquante les uns des autres », précise Péter Eötvös, qui rappelle avoir composé cette partition de dix-huit minutes à l’esprit ludique pendant la pandémie de la Covid-19, en 2020-2021, tandis que l’exécution de cette pièce d’essence dramatique est interrompue par des pauses assez longues instaurées pour inciter l’auditeur à s’interroger sur le cheminement qui va suivre, conformément à ce que suggère le titre qui en matière musicale désigne un arrêt prolongé.
Composé à l’origine pour violon solo en 2019-2021, Adventures of the Dominant Seventh Chord (Aventures de l’accord de Septième de Dominante) a été donnée mercredi dans la transposition pour alto seul que le compositeur a réalisée en 2022 pour en confier la création mondiale dans le cadre de ce concert à Odile Auboin, altiste de l’Intercontemporain. Il s’agit d’une pièce dans laquelle Eötvös entremêle deux cultures musicales, savante occidentale et traditionnelle orientale ingérée par les chants traditionnels transylvaniens où l’œuvre puise sa source, l’accord de septième de dominante préparant la conclusion dans l’harmonie classique, et une ouverture dans l’autre cadre, ce qui, à l’instar de Formata, instille un tour d’une grande théâtralité à cette pièce d’une douzaine de minutes d’une prégnante inventivité.
Dextrement joué par l'élégant Martin Adámek, initialement composée pour soprano (qui peut être remplacée par une clarinette) et quatuor à cordes autour du thème de l’Odyssée à la suite d’une commande venue de Madrid où elle a été créée le 9 février 2019, Joyce constitue le premier des trois mouvements du Quatuor à cordes n° 2 d’Eötvös consacré à autant de grandes figures littéraires, James Joyce, Homère et Franz Kafka. A partir des vingt minutes initiales, le compositeur a réduit ce morceau de moitié avant de le transcrire pour clarinette seule à l’attention de Jörg Widmann, ajoutant des gestes musicaux singulièrement virtuoses à la version originale. « Au lieu d’une narration chantée des passages tirés du chapitre de l’Ulysse de James Joyce, a indiqué Eötvös, la clarinette solo transforme les rêveries masculines du protagoniste Leopold Bloom, inspirées par le charme des serveuses présentes, ainsi que le monde littéraire de l'écrivain étatsunien, avec ses créations imaginatives de mots en composition musicale. »
Pour les dix ans de l’Ensemble Intercontemporain dont il était alors directeur musical, Péter Eötvös a composé Chinese Opera, réflexion sur la théâtralité du son, la dimension dramatique étant assurée par le seul sonore, sans texte ni argument. Dans cette œuvre qui n’est pas un opéra et qui est aussi peu chinois, Eötvös a voulu susciter l’effet d’un plus grand effectif en utilisant notamment une technique inspirée de la stéréophonie, répartissant dans l’espace les instruments selon un procédé qu’il reprendra dans son opéra Trois Sœurs en 1997. De ce fait-même, Chinese Opera est une partition majeure quant à l’instrumentation et le matériau sonore, et chaque fois qu’elle est programmée, ce qui lui arrive assez souvent, elle s’impose toujours davantage comme un classique tant elle fait d’effet sur le public. « La technique est très complexe, convient Eötvös, mais comme je l’ai écrite comme présent à l’Ensemble Intercontemporain, j’étais certain de la virtuosité des instrumentistes. Ce qu’a confirmé l’enregistrement que nous avons fait ensemble pour Erato peu après la création. »
Joués par un ensemble de vingt-six musiciens disposés en miroir, les mêmes pupitres se faisant face dans la même disposition - deux flûtes/piccolos/altos, deux hautbois/cors anglais, deux clarinette/clarinettes en mi bémol, clarinette/clarinette basse, deux bassons, deux cors, deux trompettes/trompettes piccolo/trompettes en si bémol, deux trombones, tuba, trois percussionnistes, clavier électronique, harpe, deux violons, deux altos, deux violoncelles, contrebasse -, les instruments solitaires étant regroupés en fond de plateau au centre derrière les instruments en miroir), les quatre mouvements sont des hommages à des metteurs en scène de théâtre et de cinéma qu'Eötvös admire, Peter Brook, Robert Wilson, Klaus Michael Grüber, Luc Bondy, Patrice Chéreau, et Jacques Tati pour l’humour. Bien qu’il n’ait jamais directement travaillé avec Peter Brook, Eötvös a par exemple été particulièrement sensible à la façon qu’a le metteur en scène britannique de commencer ses spectacles, ce qui a invité le compositeur à s'interroger sur le début de chacune de ses propres œuvres. « Là, remarque-t-il, Brook est très fort ! » Un compositeur capable de prendre des leçons de musique chez un metteur en scène ne pouvait qu'intéresser l’ex-baryton Jean-Pierre Brossmann devenu directeur de l’Opéra national de Lyon qui lui passa peu après la création de Chinese Opera le 17 novembre 1986 Théâtre du Rond-Point à Paris, la commande d’un opéra sur les recommandations du chef d’orchestre états-unien Kent Nagano. Ce dernier a connu Eötvös à l’Ensemble Intercontemporain alors qu’il en était premier chef invité, de 1986 à 1988, année de sa nomination au poste de directeur musical de l’Opéra de Lyon. Sitôt en fonctions, il parla de Chinese Opera qu’Eötvös avait composé pour les dix ans de l’Intercontemporain à Brossmann, qui demanda au compositeur s’il pourrait envisager une version scénique de cette œuvre bien qu’elle fut pour ensemble instrumental. Ne voyant rien qui puisse en l’état susciter une lecture scénique, Eötvös s’y refusa. Mais Brossmann lui demanda si l’écriture d’un véritable opéra l’intéresserait. C’est ainsi que naquit l’un des grands chefs-d’œuvre du théâtre lyrique du XXe siècle, Trois Sœurs d’après Anton Tchekhov qui sera créé à l’Opéra de Lyon en mars 1998… Néanmoins, un spectacle a été tiré de Chinese Opera qui a été donné à Francfort, adapté par une sinologue, professeur d’université qui connaît parfaitement l’opéra chinois et son public « Je lui ai expliqué pourquoi mon Chinese Opera n’est pas un opéra chinois, et elle m’a à son tour expliqué en quoi c’était un véritable opéra chinois, ce que j’ignorais, à moins que je l’ai imaginé inconsciemment. Mon côté chinois est naturellement inscrit dans mon ADN de Hongrois, car nous avons tous plus ou moins des éléments qui se correspondent. Il ne me vient certainement pas d’Egypte, car je n’y ai jamais mis les pieds, mais depuis mes débuts de musicien je garde un côté extrême-oriental qui m’est venu très tôt. Depuis l’âge 20 ou 30 ans, j’entretiens un contact étroit avec l’Asie, les Mongols, les Japonais, les Chinois… » Le compositeur a également été contredit par le musicologue hongrois Péter Szendy, lorsqu’il a écrit que Chinese Opera est en fait un opéra parlé sans paroles, comique et fantastique, un opéra de mouvement de groupes, d’espace public, qui n’est pas chinois mais qui vient de la « province intérieure » du compositeur, donc difficile à catégoriser.
Mise en regard de quatre chefs-d’œuvre signés Péter Eötvös,
moins impressionnante que son abyssal Echo from
Afar entendu dans le cadre du
festival ManiFeste de l’IRCAM 2022 qui méritait d’être développée, Vacant lot (Strange bird) (Terrain vague (oiseau étrange)) de Clara
Iannotta (née en 1983) pour grand ensemble (deux flûtes, trois clarinettes
(deuxième et troisième aussi clarinettes basses), basson, deux cors, deux
trompettes, deux trombones, tuba, trois percussionnistes, piano, harpe,
accordéon, deux violons, deux altos, deux violoncelles, basse) donné en
création mondiale est apparu moins abouti, semblant trop long avec ses
nombreuses redites, notamment des imitations de cris de batraciens et d’oiseaux plusieurs fois réitérés. Mais je ne doute pas que la prochaine pièce que je découvrirai, la troisième pour
mes oreilles, de la compositrice italienne vivant à Berlin comblera mon
attente…
Deux autres rendez-vous avec la création de Péter Eötvös sont proposés à Paris en ce mois de janvier, le premier vendredi 12 et samedi 13 janvier à l’IRCAM, où un colloque lui est consacré qui se conclura sur un concert de l’Ensemble Intercontemporain Espace de Projection, et le 17 janvier à la Maison de la Radio avec un concert de l’Orchestre Philharmonique et de la Maîtrise de Radio France.
Bruno Serrou
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