mardi 2 décembre 2025

Féerique «Montag aus Licht» (Lundi de Lumière) de Karlheinz Stockhausen par Le Balcon qui a envoûté la Philharmonie de Paris

Philharmonie de Paris. Salle Pierre Boulez. Festival d’Automne à Paris. Samedi 29 novembre 2025 

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Denis Allard

Depuis 2018, Le Balcon  et son directeur artistique Maxime Pacal se sont engagés dans un projet fou mais en passe de se réaliser totalement, la première production ralisée en France de l’intégralité du cycle consacré aux sept jours de la semaine de Karlheinz Stockhausen, Licht, soit trente-cinq heures de musique (plus du double du Ring de Richard Wagner, auquel le compositeur consacra vingt-cinq ans de sa vie. L’exploit aura été réalisé à raison d’un opéra par an, avec l’Opéra Comique, puis la Philharmonie de Paris et le Festival d’Automne à Paris, pour Donnerstag (1977-1980, 1981), Samstag (1977-1983, 25 mai 1984 ) et Dienstag (1977-1991, 28 mai 1993), Sonntag (1997-2002, créé en 2011, réalisé à la Philharmonie les 19 et 20 novembre 2023). L’Opéra de Lille, qui accueille Le Balcon en résidence, s‘est associé à cet imposant projet en donnant la création de Freitag (1991-1994, 12 septembre 1996) en 2022, et montant en janvier dernier des scènes de Montag, tandis que, dix mois plus tard, la Philharmonie de Paris et le Festival d’Automne à Paris viennent d’en donner à guichet fermé l’intégralité de la même production. Dès lors, il ne reste plus qu’à monter Mittwoch (1995-1997, 30 novembre 1998) annoncé pour 2026… 

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Denis Allard

Le projet de Maxime Pascal remonte à dix-neuf ans, avec pour chronologie de production celle de la création de chacun des volets du cycle Licht. « Karlheinz Stockhausen est aujourd’hui un modèle pour les jeunes générations de musiciens, autant classiques que populaires, s’enthousiasmait en 2018 Maxime Pascal. Avec Pierre Henry, il a exploré la musique mixte, la sonorisation, l’électronique musicale. Il est pour nous un phare, et jouer son cycle autobiographique de sept opéras Licht: die sieben Tage der Woche (Lumière : les sept jours de la semaine) composé entre 1977 et 2003 est la concrétisation d’un rêve. » Le patron de l’ensemble Le Balcon a travaillé à Kürten, résidence du compositeur allemand aujourd’hui siège de la Fondation Stockhausen pour la musique où sont dispensées des master-classes par des proches de Stockhausen dont Suzanne Stephens, la « papesse » du cor de basset, inspiratrice et créatrice du personnage d’Eva du cycle Licht. « J’ai eu la chance de travailler en 2007 avec elle, ainsi qu’avec le fils du compositeur Markus Stockhausen, la soprano Annette Meriweather, et, surtout, avec Karlheinz Stockhausen en personne. Tous ont participé à la création du cycle entier », se félicite Pascal, qui rappelle avoir donné des extraits de Jeudi de Lumière dès le premier concert public du Balcon, en 2008, pour le premier anniversaire de la mort du compositeur.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Maontag aus Licht 
Photo : (c) Denis Allard

Après Samstag aus Licht (Samedi de Lumière) (1981-1983) en 2019, Dienstag aus Licht (Mardi de Lumière) (1977-1991) en 2020, Donnerstag au Licht (Jeudi de Lumière) en 2021, Freitag aus Licht (Vendredi de Lumière) (1991-1994) en novembre 2022 à l’Opéra de Lille repris à la Philharmonie de Paris dans le cadre du Festival d’Automne, Le Balcon poursuit sa progression a sein du cycle d’opéras Licht que Stockhausen a consacré aux sept jours de la semaine avec Montag aus Licht (Lundi de Lumière). Il ne reste plus dès lors que deux journées pour conclure l’ensemble en 2028, selon le calendrier établi depuis l’origine par les porteurs du projet, Maxime Pascal et Le Balcon. Après Jupiter (Jeudi) (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2018/11/donnerstag-aus-licht-de-karlheinz.html), Saturne (Samedi), Mars (Mardi), et Vénus, son savoir et sa raison (Vendredi, voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/11/a-lopera-de-lille-avec-la-creation.html), Lundi est une sorte de rituel musical de vénération de la mère, de la naissance et de la renaissance de l’Humanité, le jour d’Eva, la Mère cosmique symbole de la fertilité, de la séduction, de la sensualité. Sa couleur exotérique est le vert vif et ses couleurs ésotériques sont l’opale et l’argent. La journée se focalise sur le côté féminin de l’existence, la naissance de l’Homme. Le lundi est le jour de la lune, traditionnellement associée au féminin, face au soleil, considéré comme masculin, l’astre du jour étant symbole de fertilité tandis que celui de la nuit représente le culte du pouvoir productif de la nature, de la sagesse instinctive et des perceptions obscures, elle est aussi la forme démoniaque du principe féminin, la force aveugle d’éclipse, de destruction, de peur primordiale telle que personnifiée par la déesse grecque Hécate, image que Stockhausen évite ces aspects au profit d’une vision positive, créatrice et revigorante. Composé en 1984-1988 en trois actes précédés d’un Salut et suivis d’un adieu, Montag aus Licht est dans l’ordre de la genèse du cycle Licht le troisième volet du cycle. La partition est écrite pour vingt-et-un solistes comprenant quatorze voix, six instrumentistes et un acteur auxquels s’ajoutent des mimes, un chœur mixte, une maîtrise et un « orchestre moderne ». Pour sa production, Le Balcon a porté les effectifs à quatorze adultes et sept enfants solistes, vingt-et-une comédiennes, chœur mixte, chœur de filles, chœur d’enfants et « orchestre moderne » (1). L’œuvre a été créée à la Scala de Milan le 7 mai 1988 dans une mise en scène de Michael Bogdanov, des décors de Chris Deyer et des costumes de Mark Thompson, le compositeur étant à la diffusion sonore.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Denis Allard

Samedi soir, à la Philharmonie de Paris dans le cadre du Festival d'Automne à Paris, une production magnifique de musique, d’onirisme et d’humanité, de l’intégrale (4h40) de Montag aus Licht (Lundi de Lumière) de Karlheinz Stockhausen (1928-2007). Je souligne « une intégrale », parce qu’une partie de ce spectacle avait été donnée à l’Opéra de Lille en janvier dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/01/un-idyllique-montag-aus-licht-lundi-de.html), l’Opéra de Lille ayant donné en avant-première les deux dernières scènes du deuxième acte intitulé Deuxième enfantement d’Eva et les  trois scènes du troisième titré Magie d’Eva. Manquaient donc l’acte I et le premier tableau de l’acte II. En outre, le spectacle était naturellement plus au large à la Philharmonie que dans la salle à l’italienne du théâtre lyrique lillois.

Toujours préludé par un Salut portant le titre du jour qui suit, donc ici Salut du Lundi (Salut d’Eva), pour cor de basset multiple, clavier électronique et régie du son, dédié à Suzanne Stephens, l’acte premier, qui compte six scènes d’une durée totale d’une heure et trente-cinq minutes dédiées à Wolfgang Becker-Crsten de la WDR, sa commanditaire, est intitulé Premier enfantement d’Eva et requiert la participation de trois sopranos, trois ténors, basse, acteur, chœur (bande ou live), vingt-et-une actrices, chœur d’enfants (sept sopranos, sept altos), orchestre moderne, chef des solistes et régie du son. L’action se situe en bord de mer, d’où l’omniprésence de la couleur bleu avec un rien de vert, et d’un phare imposant côté jardin au sommet duquel Eva est assise toute la soirée durant façon Bouddha. Baignée, lavée, séchée, ointe d’huile, maquillée et parfumée, Eva s’apprête à donner vie. Après neuf mois de gestation, se succèdent l’accouchement, celui de sept êtres intermédiaires, entre le garçon et l’animal, d’où l’apparition d’un lion, de eux hirondelles, d’un cheval, d’un perroquet, d’une perruche et d’un chien. Sept gnomes sortent du ventre d’Eva, dont Lucifer, jusqu’à ce qu’aux premières heures du matin la jeune mère soit fêtée par deux airs de naissance : « célébration musicale en souvenir de la difficile naissance de l’homme » pour trois sopranos, tandis que dans le second trois marine s’inclinent apportant des offrandes tels les Rois mages. Constituée de trente-cinq stations, la quatrième scène se présente tel un ballet de poussettes et de landaus, dans lesquels les enfants réclament les besoins de la prime enfance puis les premières nourritures, liquides, solides puis fondantes que les enfants réclament à trois incarnations d’Eva (les sopranos Michiko Takahashi, Marie Picaut et Clara Barbier Serrano). Lucifer (la basse chantante Florent Baffi), furieux, fait son apparition, sous le nom de Lucipolype, dédoublé d’un être monstrueux (ici une pieuvre personnifiée par le comédien Elio Massignat), exaltant l’alphabet et insulte l’humanité entière, ce qui suscite la révolte des femmes, et entraîne la scène des Grandes Lamentations qui clôt l’acte. L’acte deux compte quatre scènes, et se subdivise en sous-scènes ou « situations », le « Deuxième enfantement d’Eva », Procession des jeunes filles, Fécondation avec pièce de piano (la Klavierstück XIV jouée par Alphonse Cemin), Re-naissance et La chanson d’Eva. L’action conduit à assister à la naissance de sept garçons représentant chacun un jour de la semaine, tous musicalement surdoués à qui Cœur de basset Iris Zerdoud) apprend la musique qui « seule peut sauver le monde ». Le troisième acte, La Magie d’Eva, comprend trois « situations », Message, Le Ravisseur de l’enfant, Enlèvement. Cet acte final s’ouvre sur Eva qui interroge son miroir sur son degré de beauté par rapport à ses semblables, tandis que des femmes surviennent pour annoncer la venue d’un musicien de grande beauté. Il s’agit d’Ave, double inversé d’Eva, joueuse de flûte, les deux personnages s’associant pour jouer un duo cor de basset/flûte. Attirés par la présence d’Ave, les enfants surviennent et le joueur de flûte leur apprend à son tour la musique, ce qui les conduit à s’éloigner d’Eva. Ave et les enfants atteignent les mondes supérieurs et, disparaissant dans les nuages, se transformant en oiseaux chantants, tandis qu’Eva, vieillissante, se métamorphose en montagne… Entre les sept enfants et le miroir juge de la plastique des femmes, Stockhausen a assurément songé au conte des frères Grimm Blanche Neige, à sa marâtre de reine jalouse et aux sept nains. Pour Maxime Pascal, deus ex machina de ce projet follement audacieux mais génial qui consiste à offrir les quelques vingt-trois heures de spectacle que représente la production du cycle complet, Montag aus Licht est l’un des ouvrages du cycle les plus complexes à monter, si l’on tient à restituer le chaos originel dans lequel la déesse Eva enfante une multitude de créatures incroyables » (in « Les Inrockuptibles » du 15 janvier 2025).

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Denis Allard

Dans la poétique mise en scène de Silvia Costa, qui a déjà participé au cycle en réalisant la partie scénique de Freitag aus Licht en 2022 à l’Opéra de Lille, la metteur en scène italienne signant également de scénographie et costumes ingénument allégoriques et chatoyants, mis en lumière façon douanier Rousseau par Lila Meynard, situe l’action dans un japon imaginaire tout en évocation fantasmée, avec un imposant phare marin faisant songer à un Mont Fuji auquel il est accédé par un escalier en colimaçon en haut duquel est installée une femme enceinte qui domine l’action, assise de bout en bout telle un bouddha féminin, immobile et au sourire lumineux, symbole maternel universel, tandis qu’au milieu de l’ère de jeu une piste de cirque est le point central de l’action délimitée côté jardin par une clôture en bois peinte en blanc d’où émerge l’imposante tuyauterie d’une fontaine tandis qu’une autre plus complexe sort d’un mur côté cour. La conception est en totale cohérence avec l’œuvre et la pensée du compositeur, tandis que des projections vidéo de Nieto et Claire Pedot, ramène le spectateur dans la réalité d’une nature luxuriante digne d’un jardin d’Eden saturé de vie, en parfaite adéquation avec les projections sonores immersives réalisées par Florent Derex, qui, authentique instrumentiste, joue de chants d’oiseaux, de murmures de forêts, de courses de ruisseaux, de bruits industriels exprimés par le biais de trois claviers électroniques tenus par Bianca Chillemi, Sarah Kim et Alain Muller. L’acte I est particulièrement ludique, avec une chorégraphie de berceaux et de landaus inénarrable, après neuf mois de gestation de Michael par Ève, un Lucifer/Lucipolype à l’humour noir qui fait mouche accompagné d’une pieuvre tout aussi noire exaltant l’alphabet tandis qu’apparaissent oiseaux, lion, éléphant, loutre, train, avion, foire, roue de loterie... L’acte II commence par le second enfantement d’Eva, qui fonde un nouveau paradis pour enfants… L’œuvre, dans le cours de laquelle un grondement sourd dans le tréfonds du spectre grave se fait entendre continûment, se termine à la façon de la légende germanique Le Joueur de flûte de Hamelin, avec plus de vingt minutes d’échanges entre une trentaine d’enfants et une intrépide flûtiste (Claire Luquiens) commençant par jouer une flûte en ut pour finir par entraîner ses juvéniles suiveurs à la mort avec un piccolo. Distribution impressionnante avec plus d’une centaine de protagonistes autour de l’ensemble Le Balcon, particulièrement Joséphine Besançon, Alice Caubit et Iris Zerdoud (cors de basset), Alphonse Cemin (piano, qui s’illustre dans l’acte II dans la Klavierstück XIV ici avec chœur). Eva polycéphale, Iris Zerdoud joue sa part en virtuose accomplie de son cor de basset s’exprimant avec lui comme si elle usait de son propre langage naturel d’expression, sous le nom de « cœur de basset », comme le confirme le grand cœur argenté planté au-dessus de sa tête, tandis que, face à elle, Claire Luquiens déjà citée campe Ave en tirant de sa flûte des sonorités d’une variété et d’une plénitude impressionnantes. Autres cors de basset, ceux de Busi et de Busa, extensions du personnage d’Eva, initiatrices des jeunes garçons, brillamment tenus par Alice Caubit et Joséphine Besançon. Autre part d’Eva, Muschi incarnée par la soprano Pia Davila au timbre céleste, diction parfaite, et ligne de chant particulièrement souple est idéalement adaptée aux difficultés de la partition. Les sept jeunes solistes du Trinity Boys Choir de Croydon (bourg londonien) impressionnent par leur maîtrise vocale et scénique, à l’instar des membres du Jeune Chœur des Hauts-de-France et de la Maîtrise de Radio France, tandis que le Chœur de l’Orchestre de Paris s’illustre par sa grande cohésion, sa maîtrise de l’espace et de sa pigmentation vocale. La direction musicale de Maxime Pascal, porteur de ce projet fou d’intégrale du cycle Licht dont il reste désormais à monter le seul Mittwoch aus Licht (Mercredi de Lumière) prévu en 2026 - que va-t-il advenir de l’acte pour quatuor à cordes installés dans autant d’hélicoptères ? -, dirige ce spectacle splendide avec énergie, rigueur et enthousiasme, doublé d’un plaisir contagieux qu’il transmet autant à ses interprètes qu’à son public. 

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Denis Allard

Un spectacle-bonheur que ceux qui ont eu la chance d’y assister garderont assurément gravé dans leur mémoire, qu’il faut absolument voir lors de la diffusion en streaming annoncée  prochainement sur le site de la Philharmonie.

Bruno Serrou

1) Cinq claviers électroniques (Bianca Chillemi, Chae-Um Kim, Sarah Kim, Alain Muller et Haga Ratovo), percussion (Akino Kamlya), trombone (Mathieu Adam)     

vendredi 28 novembre 2025

Berio 100 : L'Orchestre de Paris dirigé par Masato Suzuki a fusionné Bach, un peu sec, Schubert et Berio, plus coloré

Paris. Philharmonie. Cité de la Musique. Salle des Concerts. Mercredi 26 novembre 2025 

Masato Suzuki, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Cette semaine, à la Cité de la Musique - Philharmonie de Paris, l’Orchestre de Paris a donné deux concerts Johann Sebastian Bach / Luciano Berio dirigés par Masato Suzuki, fils du célèbre spécialiste japonais du cantor de Leipzig Masaaki Suzuki, offrant le premier soir les trois premiers Concertos Brandebourgeois de Bach, brillamment interprétés par les musiciens de l’Orchestre de Paris jouant debout, mais dirigés de façon trop sèche par le chef nippon depuis un clavecin inaudible. Le chef s’est étonnamment avéré plus assuré dans le Rendering (Rendu / Restitution) de Berio composé sur des fragments de la Symphonie n° 10 en ré majeur de Franz Schubert, œuvre en trois mouvements comme un renvoi à la Symphonie n° 8 « Inachevée » mais avec un épisode de plus, subtilement travaillés et montés par le compositeur italien, qui fait ici œuvre originale en ajoutant nombre de passages de son cru qui, subtilement intégrés dans le déploiement de la partition, apparaissent en étant préludés par le célesta, qui lance une musique flottante invitant au rêve et ouvrant l’imaginaire. Portés avec énergie et onirisme par le chef japonais, les musiciens de l’Orchestre de Paris, dans cette partition, ont brillé par de lumineuses sonorités et une séduisante vélocité 

Masato Suzuki, Orchestre de Paris à l'issue d'un Concerto Brandebourgeois de J.S. Bach
Photo : (c) Bruno Serrou

Fils et élève de l’éminent spécialiste de Johann Sebastian Bach chef d’orchestre claveciniste organiste japonais Masaaki Suzuki, directeur du Bach Collegium Japan avec lequel il enregistre l’intégrale des cantates du cantor (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/12/lardente-spiritualite-des-trois.html), Masato Suzuki, membre de l’ensemble de son père en tant que claveciniste et organiste, il a été invité cette semaine par l’Orchestre de Paris pour diriger en deux soirs l’intégrale des Concertos Brandebourgeois BWV 1046-1051 de Johann Sebastian Bach, « six concerts avec plusieurs instruments » donnés dans leur ordre de chronologique, chaque moitié étant mise en résonance avec une partition de Luciano Berio. Ce mercredi, il s’agissait donc des trois premiers « Brandebourgeois » composés entre 1718 et 1720, réunis avec les trois autres en 1721, et ainsi dénommés en référence à leur dédicataire, le margrave installé à Berlin Christian-Louis de Brandebourg-Schwedt (1677-1734), de la famille des Hohenzollern. Ecrit pour deux cors de chasse, trois hautbois, basson, violon piccolo  avec accompagnement de cordes et basse continue (clavecin, violoncelle et violone grosso), le concerto n° 1 en fa majeur compte quatre mouvements et s’ouvre sur une Sinfonia sans indication de tempo, puise son modèle dans le « goût français », le finale (Menuet-Trio-Polonaise-Trio) adoptant la forme d’une suite française. Plus concertant, le Brandebourgeois n° 2, lui aussi en fa majeur mais en trois mouvements, a pour parties solistes une flûte à bec alto, un clarino (petite trompette baroque vaillamment tenue par Robin Paillet, vainqueur du Concours International de Musique de l’ARD 2025 à Munich), hautbois et violon, ce dernier tenu par Vera Lopatina, deuxième violon solo de l’orchestre, avec accompagnement de cordes (violons I et II, altos, violone en sol) et basse continue (clavecin, violoncelle), tandis que le Concerto n° 3 en sol majeur, aussi en trois mouvements, requiert trois violons, trois altos, trois violoncelles et basse continue (violone en sol, clavecin), le mouvement initial sera reprise et développée en forme de Sinfonia introductive dans la cantate pour le lundi de Pentecôte Ich liebe den Höschsten von ganzem Gemüte (J’aime le Très-Haut de tout mon cœur) BWV 174, tandis que l’Allegro final s’inspire du quatrième mouvement de la Pastorella en fa majeur BWV 590. C’est principalement dans le deuxième concerto que les solistes ont eu toute latitude pour s’illustrer brillamment, les parties solistes se détachant à la façon d’une pièce concertante pour plusieurs instruments, tandis que les deux autres sont plus proches du concerto grosso. Ainsi, jouant sur instruments modernes, les musiciens de l’Orchestre de Paris ont donné de ces œuvres une interprétation la plus chaleureuse et brillante possible, les instruments conomte tenu de la vision trop plane et sèche se du chef, les pupitres se détachant plus clairement qu’avec un ensemble d’instruments anciens, ces dcernier étant plus feutrés et fusionnels dans ce type de répertoire, quant au clavecin, tourné face à l’orchestre au centre, le coffre placé au milieu des musiciens, il était inaudible, rendant la partie de basse continue indistincte.

Masato Suzuki, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

En fait, le chef japonais réputé pour son approche de la musique de Bach, s’est davantage illustré dans la seconde partie du concert de mercredi, les trente-cinq minutes de Rendering (Rendu / Restitution) pour grand orchestre réalisées en 1989/1990 par Luciano Berio à partir des esquisses laissée par Franz Schubert de sa Xe Symphonie en ré majeur D. 936 A que le compositeur italien a assemblés à sa façon en trois mouvements (1) autour du timbre du célesta avec une nostalgie propre à Schubert et une gravité typique de Berio car toujours empreinte d’humour. Les deux premiers mouvements, Allegro et Andante achevés en 1989, ont été créées en juin de cette année-là par Nikolaus Harnoncourt à la tête de l’Orchestre Royal du Concertgebouw d’Amsterdam, l’Allegro final, composé début 1990, a été donné pour la première fois en avril 1990 avec les deux autres parties au même endroit par le même orchestre mais dirigé cette fois par son directeur musical de l’époque, le chef italien Riccardo Chailly, à qui l’œuvre est dédiée. La mission que s’est donnée Berio est de « combler les vides », tissés autour du timbre du célesta, utilisant des motifs schubertiens et citant les parties existantes de l’œuvre initiale dont il accentue les lacunes plutôt que de tenter d’aplanir les ruptures, séparant les fragments tout en les maintenant ensemble, réalisant ainsi un mortier permettant d’atteindre la structure symphonique pour lesquels les fragments éraient destinés. 

Masato Suzuki, Orchestre de Paris à l'issur de Rendering de Berio-Schubert
Photo : (c) Bruno Serrou

« Dans les vides entre une esquisse et l’autre, écrira Berio, j’ai composé un tissu connectif toujours différent et changeant, toujours pianissimo et ’’lointain’’, entremêlé de réminiscences du dernier Schubert (la Sonate pour piano en si bémol, le Trio avec piano en si bémol, etc.) et traversé par des développements polyphoniques conduits sur des fragments des mêmes esquisses. Ce délicat ciment musical qui commente la discontinuité et les lacunes entre une esquisse et l’autre est toujours signalé par le célesta. […] L’Allegro final est étonnant et certainement le mouvement orchestral le plus polyphonique qu’ait jamais écrit Schubert. […] Ces esquisses présentent alternativement le caractère d’un Scherzo et celui d’un Finale. Cette ambiguïté, que le jeune Schubert aurait peut-être résolue ou en quelque sorte ’’exaspérées’’, m’attirait particulièrement, en fait mes ’’ciments’’ visent, parmi d’autres choses, à la rendre structurellement expressive » (2). L’interprétation qu’en a donné Masato Suzuki a aplani les contrastes, tout en maintenant une force narrative réelle et ne manquant pas de dynamiques, les tempi étant judicieusement étirés et la palette sonore apparaissant richement colorée, l’Orchestre de Paris sous la direction du chef japonais se situant au niveau des enregistrements qu’en ont réalisé Riccardo Chailly avec l’Orchestre du Théâtre de la Scala de Milan et David Robertson avec l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise, mais il faut dire que la phalange parisienne s’était déjà illustrée dans cette œuvre en 2004, lors d’un concert qui a fait l’objet d’un enregistrement (3) sous la direction de Christoph Eschenbach, avec l’ultime partition de Luciano Berio, Stanze pour baryton, chœur d’hommes et orchestre créé à titre posthume le 22 janvier 2004 Théâtre Mogador.

Bruno Serrou

1) La partition de Rendering requiert la participation d’un orchestre constitué de bois par deux (flûtes, hautbois, clarinettes en si bémol, bassons), deux cors en fa, deux trompettes, trois trombones, timbales, célesta, cordes (8, 6, 6, 5, 4)

2) Luciano Berio, Ecrits sur la musique. Edition établie par Angela Ida de Benedictis. Philharmonie de Paris Editions, 2025 (688 pages, 30,00 €)

3) 1 CD Ondine ODE 1059-2 (2005), avec Dietrich Henschel (baryton) et le Chœur de l’Armée Française préparé par Pascale Jeandroz

 

 

mercredi 26 novembre 2025

Interview : Bernard Foccroulle, musicien passionnément universel

Bernard Foccroulle (*1953)
Photo : DR

Musicien complet, ouvert au monde, humaniste, compositeur, interprète, enseignant, directeur d’institutions internationales, homme de culture, Bernard Foccroulle est un être universel comme il en est peu. Créateur et organiste de renom, Bernard Foccroulle, après avoir lancé en 1989 le Festival Ars Musica consacré à la musique contemporaine, s’est également imposé comme un très grand directeur d’opéra, maintenant non seulement au sommet le Théâtre de La Monnaie au niveau où l’avait porté Gérard Mortier, à qui il a succédé en 1992, mais lui instillant aussi une impulsion nouvelle qui a donné à l’Opéra royal de Bruxelles la dimension de parangon en matière de politique artistique, sociale et pédagogique auprès d’institutions lyriques internationales, donnant une impulsion nouvelle dès son arrivée en 2007 à la direction du Festival international d’Art lyrique d’Aix-en-Provence jusqu’à son départ en 2018.

Né à Liège le 23 novembre 1953, élève du Conservatoire de sa ville natale dans la classe d’Hubert Schoonbroodt puis de Xavier Darasse, Bernard Lagacé et Gustav Leonhardt, Bernard Foccroulle a commencé sa carrière internationale d’organiste au festival de Royan 1974, puis il s’est imposé par ses enregistrements de l’intégrale de l’œuvre d’orgue de Bach puis de Buxtehude, de Weckmann et de Correa de Arauxo sur les plus beaux instruments historiques préservés, ainsi que par son engagement en faveur des musiques baroque et contemporaine, donnant notamment des créations de Philippe Boesmans, Brian Ferneyhough, Betsy Jolas, Jonathan Harvey, Pascal Dusapin. Dans les années 1980, il est membre du Ricercar Consort. Professeur d’analyse au Conservatoire Royal de Liège puis à celui de Bruxelles où il enseignera l’orgue, il compose nombre de pièces pour son instrument, mais aussi des œuvres de chambre, pour orchestre et vocales, dont l’opéra Cassandra (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/grande-reussite-de-cassandra-drame-de.html). Ces dernières années, il multiplie les projets pluridisciplinaires associant l’orgue à la danse et à la vidéo. Après avoir assuré l’été dernier une mission de conseiller au Festival d’Aix-en-Provence à la suite du décès  de Pierre Audi,, , il est retourné depuis août dernier à sa table de travail de compositeur, tandis que paraît chez Ricercar un disque monographique consacré à Tarquino Merula quelques semaines après la parution de son opéra Cassandra. Occasion de l’entretien ci-dessous en partie publié dans les colonnes du magazine Scherzo de Madrid.

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Bernard Foccroulle
Photo : DR

Bruno Serrou : Qui est Tarquino Merula à qui vous consacrez un CD entier (1) ?

Bernard Foccroulle : Né à Busseto en 1595, mort à Crémone en 1665, Tarquinio Merula est un compositeur italien contemporain de Girolamo Frescobaldi, qui est de douze ans son aîné. Comme lui, il explore de nouvelles formes, de nouveaux moyens expressifs. Personnellement, je suis très sensible à cette période des débuts du baroque, où les artistes innovent, sortent des sentiers battus et expérimentent. Merula a laissé une œuvre d’orgue particulièrement originale qui pousse très loin la recherche chromatique. Il utilise des notes très rares pour les orgues de l’époque, notamment les la bémol, dièse et la dièse, ce qui implique de recourir aux tasti sprezzati (touches brisées), c’est-à-dire un clavier qui comporte des doubles feintes pour sol dièse et la bémol, pour mi bémol et dièse, etc. Il fait dès lors appel à un instrument qui comporte trois feintes brisées par octave : sol dièse et la bémol ont ainsi chacun une feinte spécifique, de même que mi bémol et dièse ainsi que si bémol et la dièse. Ce procédé permet de conserver un tempérament mésotonique au quart de coma qui favorise les tierces majeures tout en autorisant des modulations dans des tonalités moins usitées. Construit en 1565, l’orgue Antegnati de l’église Santa Barbara à Mantoue que nous avons utilisé pour enregistrer les pièces solo possède ces doubles feintes. 

B. S. : Quelle place occupe la musique de Merula dans le répertoire organistique ? Comment nous est-elle parvenue ?

B. F. : Sa musique d’orgue nous est parvenue à travers des sources italiennes mais également allemandes et polonaises. C’est probablement dû à la fois à sa grande réputation, à la diffusion de son œuvre hors de l’Italie mais aussi à sa fonction de musicien à la cour du Roi Sigismond de Pologne de 1621 à 1626. Son œuvre occupe une place singulière dans la littérature organistique de l’Italie du Nord en raison de sa dimension très innovante et créative. Le compositeur écrit des notes telles que la bémol, ré dièse et même la dièse, des notes rarement utilisées à l’orgue durant les seizième et dix-septième siècles. Le chromatisme est présenté de manière particulièrement évidente au début du Capriccio cromatico del primo tono, basé sur un long motif chromatique ascendant qui s’étend sur plus d’une octave. La pièce est composée de plusieurs sections successives dont l’animation va croissant et qui permettent certains changements de registrations.

B. S. : Qu’est-ce qui vous a conduit à choisir l’orgue sur lequel vous avez enregistré les pièces solistes ?

B. F. : Très peu d’instruments italiens ont conservé les feintes brisées nécessaires pour mettre en valeur le chromatisme cher à Tarquinio Merula. Nous avons donc choisi l’orgue de Graziadio Antegnati de la Basilique Santa Barbara à Mantoue. Construit en 1565, cet instrument est particulièrement précieux, et, après son examen approfondi, les feintes brisées ont été rajoutées par Giorgio Carli lors de la restauration achevée en 2006. Ce grand instrument fondé sur le Principale 16’ appartient pleinement à l’esthétique de la Renaissance, et il contient les ressources nécessaires à l’exécution de l’œuvre de Merula. Celle-ci s’éloigne toutefois du monde de la Renaissance pour explorer avec beaucoup de liberté et de créativité un univers nouveau et captivant, celui du premier baroque. L’Intonazione del quarto tono par exemple se révèle plus proche du genre Durezze e legature et semble appeler la sonorité délicate du Principale, suivant l’indication du facteur d’orgues et compositeur Costanzo Antegnati, fils de Graziadio Antegnati.

B. S. : Outre l’orgue solo, vous avez sélectionné un certain nombre de pages avec ensembles. Qu’est-ce qui a présidé au choix des œuvres du CD ?

B. F. : Fruit d’un projet porté par le  cornettiste Lambert Colson et son ensemble InAlto, ce CD contient aussi des œuvres vocales et instrumentales de Merula. Il est d’ailleurs remarquable que la carrière de Merula ne se soit pas limitée à l’Italie. Il a voyagé à travers l’Europe, travaillant notamment à la cour du Roi de Pologne. Son œuvre instrumentale est assez considérable et nous avons opéré avec InAlto une sélection de quelques œuvres parmi les plus remarquables. L’une d’elles est la célèbre Canzonetta spirituale sopra la Nanna, pièce vocale fondée sur deux notes (la – si bémol) qui conte les émois de la Vierge Marie berçant l’enfant Jésus et méditant sur les souffrances qui vont suivre : une sorte de minimalisme fascinant, qui n’exclut nullement une expressivité incandescente.

Bernard Foccroulle
Photo : DR

B. S. : Que pensez-vous du disque en tant que médium ? En tant qu’interprète, mais aussi comme compositeur ?

B. F. : En tant que musicien, j’ai évidemment une prédilection pour le concert qui permet la rencontre vivante avec le public. En tant qu’organiste, je reconnais que le CD me permet de choisir les orgues historiques les plus remarquables et les mieux adaptés à chaque répertoire, à chaque compositeur. De 1982 à 1997, j’ai enregistré l’intégrale de la musique d’orgue de Bach en choisissant systématiquement des instruments historiques. Idem plus tard avec Buxtehude, Weckmann ou Correa de Arauxo. En tant qu’interprète, j’ai l’impression que ces instruments précieux me tendent la main, me proposent des solutions et des sonorités idéales, m’évitent de prendre de fausses pistes. Pour le CD « 25 Years of Contemporary Music for Organ », j’ai eu le bonheur d’enregistrer sur l’orgue de la Philharmonie de Paris, l’un des plus beaux orgues de salle de concerts dans le monde, que j’avais eu le plaisir de co-inaugurer quelques années plus tôt. En tant que compositeur, le CD autorise une diffusion qui va bien au-delà du cercle des premiers spectateurs ou auditeurs. Dans le cas de mon opéra Cassandra (2), j’ai eu le bonheur de représentations magnifiques à La Monnaie et au Staatsoper de Berlin. Le CD en garde la trace et permet à des auditeurs plus éloignés de découvrir l’œuvre.

B. S. : Pourquoi avoir mis en retrait la composition au profit d’une carrière de directeur d’institutions, avant de décider d’y revenir à partir de 2018 ?

B. F. : En acceptant la direction de La Monnaie, ce sont surtout mes activités d’interprète que je réduisais. Je n’avais pas encore à cette époque une activité de compositeur aussi active qu’aujourd’hui. J’ai toutefois pu continuer à donner des concerts, à enregistrer des CD, et depuis 1999, à composer. Mais c’est surtout depuis que j’ai quitté la direction du Festival d’Aix, en 2018, que j’ai pu concentrer mon activité sur la composition.

B. S. : Parallèlement à votre CD Merula, paraît l’enregistrement de votre premier opéra, Cassandra, qui a été précédé d’une longue maturation lyrique qui vous a permis de mener à bien la réalisation de l’idée d’opéra. Vous qui, à l’instar d’un Gustav Mahler et d’un Richard Strauss, d’un George Auric ou d’un Rolf Liebermann, avez dirigé d’importantes institutions lyriques, qu’est-ce qui a fini par motiver votre décision de vous lancer dans l’aventure ?

B. F. : Peter De Caluwe, qui m’a succédé en 2007 à la direction de La Monnaie, m’avait proposé d’écrire un opéra. En avril 2020, j’ai pu profiter du confinement pour entamer une longue conversation avec Matthew Jocelyn, qui est devenu le librettiste de cet opéra. J’étais très attiré par le personnage mythologique de Cassandre, une figure toujours très actuelle : combien de scientifiques, de lanceurs d’alerte, de militants des Droits humains, d’activistes du climat ne sont-ils pas aujourd’hui vilipendés, ou simplement inaudibles parce que leur parole dérange ? Nous avons choisi de conserver la figure antique de Cassandre et d’y ajouter une Cassandre contemporaine, une climatologue. Néanmoins, cette œuvre n’est pas un opéra sur le climat, mais sur la tragédie de tous ceux qui ne sont pas entendus, et de tous ceux (nous !) qui ne les entendent pas.

Les mains de Bernard Foccroulle 
Photo : DR

B. S. : Qu’est-ce qui a présidé au choix de la langue ? 

B. F. : J’ai choisi la langue anglaise pour plusieurs raisons, notamment pour son potentiel dramatique. Mais j’ai eu beaucoup de plaisir à composer en français (Le Journal d’Hélène Berr) (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/06/bernard-foccroulle-livre-un-somptueux.html), en italien (E vidi quattro stelle d’après Dante) ou en allemand (sur des textes de Rainer Maria Rilke, de Paul Celan ou aujourd’hui de Felicitas Pfaus). Chaque langue a sa musique propre, et je suis de plus en plus sensible à cette empreinte de la langue sur la musique, et même sur les instruments, notamment sur les orgues qui reflètent très souvent les langues locales.

B. S. : Revenons à votre carrière d’interprète. Qu’est-ce qui vous a conduit à opter pour l’orgue ? 

B. F. : J’ai souhaité jouer de l’orgue à l’âge de cinq ans. C’était évidemment trop tôt ! Je suis passé par le piano et j’ai atterri dans la classe d’orgue au Conservatoire de Liège à l’âge de quinze ans. Là, les choses sont allées très vite, et j’ai été très rapidement invité à jouer dans des festivals internationaux, notamment la musique contemporaine dont j’étais à l’époque l’un des rares organistes spécialistes. Mais si Bach est toujours resté au centre de ma vie musicale, l’orgue m’a également permis de pratiquer la musique de chambre, notamment avec le Ricercar Consort, dont nous célébrons cette année les quarante ans d’existence. Après mes cours, notamment avec Xavier Darasse et Gustav Leonhardt, j’ai beaucoup appris au contact de chanteurs tels que Henry Ledroit, René Jacobs, Max Van Egmont, ou d’instrumentistes de haut rang tels que Philippe Pierlot ou Jean Tubéry. Aujourd’hui, j’ai le bonheur de rejoindre périodiquement la jeune génération, notamment ma fille Alice Foccroulle,  soprano, et son mari, Lambert Colson, remarquable cornettiste, et leur ensemble InAlto.

B. S. : Votre vocation de passeur vous a conduit à vous consacrer à l’enseignement. Vous avez commencé cette carrière au Conservatoire de Liège, puis à l’Université de Louvain-la-Neuve, enfin au Conservatoire de Bruxelles. Aujourd’hui à la retraite, vos dispensez des masters classes. 

B. F. : Je suis très tôt devenu professeur d’analyse musicale, ce que je préférais à l’enseignement de l’orgue : je ne voulais pas me retrouver « enfermé » dans le monde de l’orgue, quelle que soit ma passion pour cet instrument. Mais j’étais aussi très engagé dans le partage avec des publics plus éloignés : j’ai été président des Jeunesses Musicales en Belgique francophone, j’ai cofondé le festival Ars Musica parce que la musique contemporaine disparaissait des radars en Belgique à la fin des années 1980. C’est ce qui a conduit Gérard Mortier à me proposer de lui succéder à la direction de La Monnaie, ce que je n’avais jamais envisagé jusque-là. L’enseignement de l’orgue n’est venu qu’à partir de 2009, au Conservatoire de Bruxelles. Aujourd’hui, je donne régulièrement des master-classes dans des académies internationales.

B. S. : Venons-en à votre activité de directeur d’institutions lyrique. Pouvez-vous évoquer votre action à la tête du Théâtre de La Monnaie, que vous avez dirigé pendant quinze ans. Comment avez-vous acquis vos premières expériences en ce domaine ?

B. F. : Je l’ai acquis en deux temps. D’abord à la présidence des Jeunesses musicales de la Belgique francophone, puis, en 1989, en créant le festival Ars Musica avec Paul Dujardin, qui deviendra par la suite directeur du Palais des Beaux-Arts. Je ne connaissais l’Opéra que comme artiste et spectateur. Je m’y suis formé sur le tas, d’une part pendant les vingt mois entre ma nomination et mon entrée en fonction à La Monnaie, où j’avais un bureau qui m’a permis de connaître toute la maison, et d’autre part progressivement, d’année en année. J’ai mesuré combien cette nomination représentait de défis majeurs, tant il n’était guère évident de succéder à Gérard Mortier. En fait trois grands défis se présentaient. Le premier était artistique, avec le maintien de la Monnaie au rang auquel l’avait amené mon prédécesseur, mais qui n’avait pas toujours été le sien dans l’Histoire, et d’en faire un vrai théâtre de création, d’interprétation tout en travaillant sur le sens des œuvres. Deuxième défi, briser l’image élitiste, de forteresse inaccessible du théâtre en ouvrant portes et fenêtres à un nouveau public, aux jeunes, au monde scolaire, etc. Troisième défi auquel j’ai été très vite confronté, l’aspect financier, avec l’installation de nouveaux outils de gestion qui, depuis, nous ont permis de remettre La Monnaie financièrement à flot. Tout cela a demandé un certain temps, parce que je tenais à la fois à me placer dans la continuité de Mortier et de sa réflexion sur l’opéra comme art d’équipe, et à imposer ma marque en apportant ma sensibilité pour la musique ancienne et mon engagement dans la musique contemporaine, sans renoncer au répertoire central.

Bernard Foccroulle au côté du chef d'orchestre Kazushi Ono lors des saluts le soir de la création le 10 septembre 2023 de son opéra Cassandre au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles
Photo : (c) La Monnaie

B. S. : Parmi vos préoccupations figure l’ouverture à de nouveaux publics. En quoi cela a-t-il consisté, considérant qu’au moment de votre arrivée à la direction de La Monnaie, l’offre était largement inférieure à la demande ? 

B. F. : Je suis convaincu qu’un théâtre soit plein n’est pas forcément un cadeau, le corollaire étant d’être prisonnier de son public et de ne toucher ainsi qu’une infime minorité. C’est pourquoi nous avons cherché à augmenter les jauges et le nombre de spectacles, à diversifier les publics, à réduire progressivement la proportion d’abonnés et augmenter la part des non-abonnés. J’ai créé dès 1992 un service éducatif vite monté en puissance jusqu’à atteindre plus de quarante mille jeunes. Nous avons investi sur la présence des jeunes dans les spectacles. Toutes sortes d’activités leur étaient proposées, depuis des programmes destinés aux groupes scolaires jusqu’à des moments privilégiés comme le festival « Take a Note », week-end réservé au jeune public, à la fois autour d’un spectacle, des visites d’ateliers, notamment vocaux, solistes, chœurs, musiques extra européennes, etc. Nous avons également adapté des d’abonnements aux spécificités des jeunes, qui sont des zappeurs et qui se décident au dernier moment. Pour ce faire, nous avons inventé le « Pass » à tarif réduit unique pour ceux qui assistent à toutes les productions de l’année, opéra, danse, concert. Les quinze années que j’ai passées à la direction de la Monnaie ont été absolument passionnantes.

B. S. : A Aix-en-Provence, vous avez développé le concept d’Académie, de découverte de jeunes chanteurs, instrumentistes, chefs d’orchestre, compositeurs, metteurs en scène…

B. F. : A Aix-en-Provence, j’ai en effet pu développer une politique dans la ligne de ce que j’avais réalisé à La Monnaie : accent sur la création, mise en place d’un service éducatif, ouverture à de nouveaux publics avec Aix-en-juin, programmation interculturelle, etc. La création de Written on Skin de George Benjamin a été un grand moment et l’aboutissement d’une démarche entamée vingt ans plus tôt à la Monnaie. L’Académie a constitué une spécificité remarquable : à côté des sessions voix et instruments, nous avons lancé des ateliers destinés aux jeunes créateurs de toutes disciplines, et cela a donné des résultats remarquables. Nombre de jeunes compositeurs, metteurs en scène, dramaturges, chefs d’orchestre, etc., sont passés par l’Académie, y ont découvert le monde de l’opéra, ont rencontré des artistes d’autres disciplines, des équipes se sont formées, des projets sont nés… Cette année 2025, le spectacle The Story of Billy Budd, Sailor était mis en scène par Ted Huffmann (3), un ancien de l’Académie, et incluait plusieurs artistes liés à cette dernière. Entretemps, Ted est devenu directeur général du Festival, il est le premier directeur à être passé par l’académie et avoir mis en scène cinq opéras à Aix ! Mais c’était aussi le cas cette année de Sivan Eldar, la compositrice de The Nine jewelled Deer. Ces réussites et beaucoup d’autres suscitent en moi joie et fierté. Enfin, l’accueil de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée depuis 2010 a permis d’élever le niveau de cette formation, d’année en année, et surtout d’accompagner des artistes méditerranéens dans des créations interculturelles passionnantes. A cet égard, le travail porté par Fabrizio Cassol a donné des résultats exceptionnels.

B. S. : Vous avez également développé des réseaux, cela depuis vos débuts à Ars Musica, qui s’associent pour passer des commandes. Quels sont les conséquences dans le développement de la musique ?

B. F. : Les intérêts sont multiples. D’abord pour les artistes. Au lieu d’écrire un opéra pour un seul théâtre lyrique comme cela se faisait généralement au XXe siècle - et dans la majorité des cas ce n’était pas rejoué -, aujourd’hui quand on coproduit un opéra à deux, trois, quatre, six partenaires, on a une certaine assurance que l’opéra va voyager, aller à la rencontre de nouveaux publics, ce qui conduit à la création d’un véritable « répertoire » d’opéras contemporains beaucoup plus vivant aujourd’hui que ce n’était le cas il y a trente ou quarante ans. J’y vois l’avantage pour les institutions artistiques de réduire les coûts en ces périodes où l’on doit faire face à des réductions de subventions, cela permet de rémunérer correctement les artistes en répartissant entre plusieurs partenaires les coûts de commandes, de production, etc. Cela exerce aussi, je pense, une certaine influence sur les publics dans la mesure où un spectateur français, par exemple, ne va pas être uniquement informé du travail des compositeurs français mais il va aussi découvrir quelques compositeurs italiens, américains, anglais ou argentins, ce qui aide ainsi à la circulation internationale des artistes et des œuvres d’art contemporains. 

B. S. : Il est pourtant de notoriété qu’à l’opéra plus on joue plus cela coûte

B. F. : Cela dépend des formats. C’est vrai pour les grands opéras, cela ne l’est pas forcément pour Cosi fan tutte par exemple, parce qu’il y a une distribution plus légère ; je pense que le fait de beaucoup jouer ne conduit pas forcément à une inflation déficitaire, et pour des formes plus petites, comme The Turn of the Screw ou cet été à Aix de Billy Budd, qui était sold out, nous avons ajouté une représentation sans pour autant perdre d’argent … Et ce fut de nouveau sold out. Ce qui est plutôt réjouissant.

B. S. : Les compositeurs qui écrivent pour l’opéra aujourd’hui en France ont tendance à le faire pour les voix façon Pelléas et Mélisande de Claude Debussy. Les élèves du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris n’ont pour la plupart pas entendu parler de l’Œdipe d’Enescu, opéra en français avec des quarts de ton qui chante vraiment. 

B. F. : C’est vrai pour les opéras en français, cela ne l’est pas pour les autres langues, les modèles étant différents. Mais il ne faut pas oublier que chaque langue a sa musique propre, et si l’on tient à respecter la musique de la langue, il est très difficile en français d’aujourd’hui d’échapper à une certaine influence debussyste ou ravélienne. 

Bernard Foccroulle à sa table de travail
Photo : DR

B. S. : Travailler avec des compositeurs comme George Benjamin, qui a donné naissance au chef-d’œuvre Written on Skin, comment avez-vous pensé à lui ?

B. F. : C’est une longue histoire, qui remonte à ma première année à La Monnaie, en 1990. Il a été le premier compositeur auquel je me suis adressé pour un opéra, parce que j’avais beaucoup d’estime pour son travail. C’est un surdoué, un hypersensible, mais il n’était pas encore prêt. Nous avons gardé une réelle amitié, je l’ai invité àar venir  diriger Pelléas et Mélisande à la Monnaie, puis nous lui avons passé commande de Dance Figures, une pièce chorégraphique… Un jour, il m’a téléphoné et m’a dit « voilà, le Festival d’Automne à Paris m’a commandé une petite forme lyrique, viens la voir, si tu apprécies nous parlerons de ta commande ». J’y suis allé, j’ai trouvé Into the Little Hill formidable, et nous avons commencé à parler de Written on Skin que nous avons créé cinq ans plus tard. C’est un projet qui s’est donc étendu sur vingt ans, des années 1990 jusqu’à 2012. J’ai aussi passé des commandes à Toshio Hosokawa, compositeur que j’aime beaucoup et avec qui je suis toujours en contact. J’ai joué l’une de ses pièces à l’orgue au Japon voilà une dizaine d’années. Je suis fier par exemple d’avoir donné à La Monnaie plus d’une vingtaine d’œuvres nouvelles en quinze ans, ce qui fait plus d’une création par saison. Pas toutes en première mondiale ; je n’ai pas l’instinct de propriété en la matière. J’ai eu autant de plaisir à accueillir Trois Sœurs d’Eötvös qu’à donner naissance aux opéras de Philippe Boesmans et d’autres. Chaque œuvre a son itinéraire propre. Ballata de Luca Francesconi, par exemple, mis en scène par Achim Freyer en 2002, a été un très grand moment. Cette production a vu les débuts de Kazushi Ono comme directeur musical de La Monnaie. Mais au-delà des trajectoires individuelles de ces œuvres, ce qui me reste surtout est que chacune a entraîné une énergie incroyablement positive au sein des équipes. Le fait d’accompagner la naissance d’une œuvre, depuis sa conception jusqu’à sa réalisation  constituer une équipe autour du compositeur, réunir les chanteurs, ’accompagner le processus jusqu’au soir de la première, c’est la plus belle partie du travail de directeur d’opéra. En tant que compositeur, cette confrontation, ce compagnonnage, ce regard qui associe distance et proximité, est extraordinairement formateur et inspirant. Beaucoup de compositeurs ont eu la gentillesse de me dire qu’ils ont été aussi nourris par ce regard. Avoir fréquenté Pascal Dusapin au moment de la création de Medeamaterial en 1992 et ensuite Passion en 2008, George Benjamin au printemps 2006 à la création de Dance Figures pour Anne Teresa De Keersmaeker puis de Written on Skin, et tant d’autres a été un privilège extraordinaire. 

B. S. : Vous avez révélé des grands chefs d’orchestre, comme Antonio Pappano, Kazushi Ono déjà cité

B. F. : Antonio Pappano a été le directeur de l’Orchestre de La Monnaie pendant dix ans : un musicien exceptionnel, un grand connaisseur des chanteurs, un homme de théâtre, un être humain de grande qualité…A son propos, je suis en train d’écrire une œuvre pour le London Symphony Orchestra que Pappano va créer en 2027. Quant à Ono, il est revenu à Bruxelles en 2022 à la tête d’un autre orchestre, le Brussels Philharmonic, tout en étant directeur artistique du Nouveau Théâtre national de Tokyo depuis 2018. Ce  compagnonnage avec les chefs d’orchestre est extrêmement inspirant. 

B. S. : Que vous a apporté l’enseignement en tant que compositeur et interprète ? En vérité, qu’êtes-vous avant tout ?

B. F. : Je suis musicien. Le plaisir du partage, de la transmission est quelque chose que j’ai  très ancré en moi depuis toujours. J’ai commencé très tôt à enseigner l’analyse musicale dans un conservatoire, j’avais 22 ans, d’abord à Bruxelles puis à Liège. J’ai toujours aimé enseigner. Au départ, je ne voulais pas trop enseigner l’orgue parce que je ne voulais pas être prisonnier du monde de l’orgue. J’y suis venu beaucoup plus tard, à Bruxelles en 2010 pendant une dizaine d’années. En fait j’ai beaucoup de plaisir à partager mes passions. 

B. S. : N’avez-vous jamais enseigné la composition ?

B. F. : Jamais. Peut-être le ferai-je un jour, mais je n’ai vraiment pu me consacrer à la composition que récemment. Je ne pouvais donc pas prétendre professer quelque chose à laquelle je ne m’adonnais pas prioritairement… Mon premier opéra, je l’ai écrit à 70 ans… Enfin, j’ai commencé à 67-68 ans. C’est donc tard. Un peu comme César Franck si je puis dire [rires], je suis un vieux « jeune compositeur ». 

B. S. : Mais vous composez beaucoup, désormais, est-ce une nécessité vitale pour rattraper le temps plus ou moins perdu ?

B. F. : Oui, dans ce domaine, je suis désormais beaucoup plus actif. Je suis en train de réfléchir à un nouvel opéra. Mais je n’ai pas encore trouvé le sujet. Je n’ai pas encore non plus reçu d’invitation ferme. Mais en ce moment, j’ai diverses œuvres en écriture et en projet. Je viens de terminer  une pièce pour le ténor Julian Prégardien, la soprano Pia Davila et l’Ensemble Modern de Francfort. Aujourd’hui, je suis revenu à la partition pour voix et orchestre pour le London Symphony Orchestra, et j’ai d’autres projets sur le feu. Pour le LSO, j’ai sélectionné des textes d’une très belle écrivaine québécoise autochtone, Joséphine Bacon,  écrits dans la langue traditionnelle innue, mais ils seront chantés en anglais. 

B. S. : Pour en revenir à Aix-en-Provence, vous y êtes retourné en acteur pour y assurer l’intérim de Pierre Audi, subitement décédé le 3 mai 2025. Comment s’est déroulé ce retour imprévu ?

B. F. : Ce retour était très étrange, après sept ans, ce qui m’a conduit à retrouver beaucoup de personnes que j’avais fréquentées et appréciées parmi les équipes aixoises. Je ne me suis pas vraiment trouvé à la direction, car ce n’était pas ma programmation. En fait j’ai essayé d’accompagner les équipes pour réaliser dans les meilleures conditions possibles cette édition, et j’ai commencé à préparer à la fois l’édition 2026 et à accompagner le processus de la succession (4). 


B. S. : Vous connaissiez bien Pierre Audi, qui avait longtemps dirigé l’Opéra d’Amsterdam…

B. F. : Nous avons beaucoup travaillé ensemble, entre Aix et Amsterdam. J’admire ce qu’il a accompli à l’Opéra National des Pays-Bas et sa capacité à aller chercher des gens extérieurs au monde de l’Opéra, par exemple Simon McBrurney, Simon Stone, de les amener du théâtre lyrique, à l’instar d’artistes plasticiens. Il était en permanence très attentif à faire vivre le monde de l’Opéra, point de vue que nous partagions. 

B. S. : Ce qui explique le fait que la succession s’était très bien passée. Ce fut plutôt une continuité dans le renouveau des objectifs du Festival d’Aix-en-Provence, entre vous deux.

B. F. : Sur de nombreux points, en effet. Maintenant, j’ai résolu d’arrêter totalement la direction d’institutions. J’ai pris cette décision en 2018 et je m’y tiens. Mon activité essentielle est la composition. Je ne refuse pas de donner des conseils, ou de participer à un jury, mais mon travail est redevenu plus individuel ou au maximum en équipe réduite. 

B. S. : Avez-vous envie d’écrire pour des instruments solistes ?

B. F. : La forme concertante ne m’a pas vraiment attiré. Mais j’ai écrit une pièce pour violoncelle et orchestre à la suite d’une commande de La Monnaie. Je dois dire que depuis plus d’une dizaine d’années, le travail sur la voix et sur le texte me passionne vraiment. Ce n’est pas exclusif, mais c’est le centre de ma création.

B. S. : Ce qui est naturel pour un homme d’Opéra…

B. F. : Voilà. Impossible de cacher le naturel, il revient au galop !

B. S. : Votre répertoire d’interprète est très large, depuis la Renaissance jusqu’à nos jours. Vous vous êtes notamment attaché à la musique espagnole, qui est important à l’époque de Vittoria, avant une sorte de « traversée du désert » jusqu’au tournant des XIX-XXe siècles. Quel est votre rapport avec le répertoire ibérique ?

B. F. : J’y suis très sensible, particulièrement à celle de Francisco Correa de Arauxo (1584-1654). J’ai enregistré deux CD de sa musique en 1989 et 1990, et plus récemment cinq nouveaux CD qui sont parus chez Ricercar. Ce compositeur me touche particulièrement pour quantité de raisons liées à la fois à la culture espagnole, à la persistance d’éléments arabo-andalous, à sa façon de travailler les clairs-obscurs, à une expressivité extrêmement intense, incandescente, et j’aime l’Espagne et ses orgues. Je suis très touché par ce répertoire, mais il est vrai qu’au-delà du XVIIe siècle, la musique espagnole des XVIIIe et XIX, à l’exception de Cabanillés, n’est pas à mon sens capitale. Un peu comme la musique anglaise après Henry Purcell.

B. S. : Il faut attendre Falla, Granados…

B. F. : Effectivement, il faut attendre Falla, qui est passionnant, et aujourd’hui il y a toute une série de compositeurs de qualité. . Je donne régulièrement des concerts d’orgue   en Espagne. J’ai été plusieurs fois invité par le Festival Bach de Madrid, deux fois ces dernières années par le Festival de Grenade, en Andalousie… J’ai pas mal de contacts en Espagne, et c’est toujours un bonheur de m’y rendre.

B. S. : La littérature espagnole, ne vous a-t-elle pas encore inspiré ? 

B. F. : Je ne parle pas bien l’espagnol.. Jusqu’à présent, je n’ai pas eu l’occasion d’écrire en espagnol. Je le fais volontiers en Italien, en anglais, en allemand, en français, mais en espagnol ou en russe ce serait plus difficile. 

B. S. : Sur le plan de la politique culturelle, il est de plus en plus difficile d’obtenir des subsides, non seulement en raison des problèmes économiques mondiaux, mais aussi parce que les édiles politiques rasent dans le sens du poil, c’est-à-dire que le divertissement populaire prime, les musiques mercantiles. Comment voyez-vous l’avenir ? Début septembre dernier, la Philharmonie de Paris a organisé un cycle symphonique appelé « Les Prem’s » en référence aux Prom’s de Londres, avec un parterre défait de ses sièges réunissant huit cents personnes debout au lieu des quatre cent cinquante places assises habituelles, accessibles pour une somme modique de 15 euros. Si bien que quantité de jeunes ont découvert la musique d’orchestre, la majorité ayant entendu la Neuvième de Mahler avec plaisir, donnée par l’Orchestre Philharmonique de Berlin… 

B. F. : Les deux phénomènes sont concomitants, un aspect négatif qu’est le consumérisme et la marchandisation de l’art qui est un problème à l’échelle planétaire, et, en contrepoint, il y a toute une série d’éléments réjouissants et positifs comme celles que vous venez d’évoquer, qui sont l’assez bonne santé de l’opéra contemporain, de la création, toute une série de facteurs encourageants, mais je pense que nous sommes malgré tout en train  d’entrer en résistance, et je ne sais pas jusqu’où ira le processus. Quand on voit l’évolution aux Etats-Unis, cela donne vraiment froid dans le dos. Tant et si bien que je pense qu’il nous faut réfléchir sur la façon de résister. Pour moi, la poésie est une forme de résistance, la musique de qualité également, donner des concerts d’orgue peut aussi devenir une forme de résistance. J’organise des concerts pour la paix à partir de la Belgique avec la volonté d’en faire un événement de dimension européenne. Je crois qu’il faut être conscient du fait que nous sommes entrés dans une période très dangereuse, et qu’il faut veiller à ne pas nous laisser entraîner dans cette spirale négative. 

B. S. : Il se trouve de plus en plus de jeunes musiciens surdoués dans les conservatoires, que vont-ils devenir ?

B. F. : Ils doivent pouvoir pratiquer leur musique. Mais il va falloir trouver de nouvelles solutions. On parle d’entreprenariat, du fait que l’on soit autoentrepreneur de son travail. Nous allons devoir trouver de nouveaux modèles économiques. Je pense que nous allons vers une mutation à grande échelle. Dans cette mutation, il peut y avoir des choses catastrophiques, mais il peut aussi y en avoir de très positives. Il faudra que le monde de la Culture soit flexible et s’adapte pour le meilleur et pas pour le pire. 

B. S. : Vous êtes très engagé sur le plan politique culturelle, sociétale. N’avez-vous jamais cherché à vous engager plus à fond dans ce domaine ?

B. F. : Quand j’étais jeune, j’ai été militant, mais depuis quarante ans je considère que c’est inclus dans mon travail artistique, de transmetteur, etc. C’est là que se situe mon engagement, je n’adhère à aucun parti, je n’ai pas l’intention de devenir un responsable politique, mais en revanche je pense que comme citoyen nous sommes tous appelés à nous engager. J’essaye donc de le faire là où je suis. 

B. S. : Quelle est à vos yeux la place de l’art au sein de la société ?

B. F. : Si tant de responsables politiques négligent la dimension artistique, c’est parce qu’ils la considèrent comme quelque chose de décoratif, un divertissement, un loisir, alors que nous savons à quel point la musique, l’opéra, le théâtre, mais aussi la danse, le théâtre, la littérature et bien entendu le cinéma sont des outils d’appropriation du monde. Impossible de comprendre ce dernier si nous ne prêtons pas attention à la vision de l’artiste. Il s’agit d’un immense travail de sensibilisation à entreprendre ; non pas d’instrumentalisation, ce qui serait évidemment dangereux, mais pour replacer l’art au cœur de la société. Voilà une quinzaine d’années, nous avons fondé avec un certain nombre de confrères l’association Culture et Démocratie. Notre but était précisément de replacer l’art et la culture au cœur de la cité, d’élargir l’accès du public aux formes les plus diverses d’activités culturelles et de créer des passerelles interdisciplinaires et intercommunautaires, notre époque ayant trop tendance au cloisonnement. Aujourd’hui, un jeune compositeur connaît peu de jeunes plasticiens ou de jeunes metteurs en scène. Chacun vit dans son monde. C’est non seulement un problème d’éducation, mais aussi de conception de l’art. Je crois que l’enseignement artistique tel qu’il a été mis en place au XIXe siècle s’est orienté vers certains modèles dominants, comme le virtuose, l’artiste romantique. Il faut impérativement revoir cette conception. Le virtuose existe encore, certes, mais il y a aujourd’hui mille fonctions artistiques qui impliquent un autre type de relations avec le monde. La notion d’artiste en résidence, par exemple, extrêmement importante, nous a beaucoup aidés à La Monnaie et à Aix-en-Provence. Ce qui frappe aujourd’hui, c’est à quel point les lieux de culture, même les plus prestigieux, se sont coupés de la création. J’ai eu le bonheur à La Monnaie de travailler avec des artistes en résidence tels que la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker dans le domaine de la danse,  Philippe Boesmans et Fabrizio Cassol dans le domaine de la musique, avec pour chacun des itinéraires distincts, mais tous les trois ont apporté à La Monnaie des éléments considérables, bien au-delà de leur propre travail, des réseaux d’artistes, des modes de pensée, une présence dans des processus, etc. Je suis convaincu que mon action n’aurait pas été la même sans ces résidences, ces proximités aussi avec d’autres artistes importants, écrivains, chorégraphes, metteurs en scène, etc., qui ont nourri ma réflexion. Si bien que je m’étonne que si peu d’institutions culturelles fassent appel à ce modèle, qui n’a rien de contraignant et qui peut être décliné de toutes les façons. J’aurais aimé accueillir en résidence davantage d’écrivains, de vidéastes, aller plus loin dans la proximité et l’interdisciplinarité. L’opéra dans la cité, c’est aussi être une corde de résonance, le miroir d’un certain nombre d’enjeux de société. Cela ne procède pas forcément d’une volonté délibérée, mais quand nous nous sommes retrouvés dans l’affaire Dutroux qui bouleversa la Belgique entière et au-delà, tandis que La Monnaie présentait The Turn of the Screw, l’œuvre de Britten est entrée en résonance avec la maltraitance des enfants. Les premières productions d’opéras russes, comme La Khovanstchina en 1995 avec des chanteurs qui, pour la plupart, sortaient pour la première fois de Russie et d’Ukraine, ont constitué des moments d’une force considérable. Les rubriques « International » des journaux se sont emparées du spectacle. J’ai tenu à montrer que le travail de l’artiste est le contraire d’un travail en chambre, et même quand il travaille en chambre, il reste relié au réel. 

Propos recueillis par Bruno Serrou 

Samedi 6 septembre 2025, complétés et révisés le 14 novembre 2025

1) 1CD Ricercar RIC 474 (Outhère Music)

2) 1CD Fuga Libera FUG 844 (Outhère Music)

3) Ted Huffmann a été nommé fin octobre 2025 directeur général du Festival International d’Art lyrique d’Aix-en-Provence, où il succède à Pierre Audi, décédé subitement le 3 mai 2025

4) id.