Christoph von Dohnányi (1929-2025)
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Décédé le 6 septembre 2025 à Munich, le très grand chef allemand Christoph von Dohnányi allait avoir 96 ans deux jours plus
tard. Je l’avais interviewé pour le magazine espagnol Scherzo dans son immense
appartement de la place de la Bastille où il vivait alors avec sa femme, la
soprano Anja Silja. Au rez-de-chaussée, il se trouvait un frêne immense rappelant
celui de la Tétralogie de Richard Wagner qui traversait les étages de son triplex.
Cet homme discret à la noble stature était un immense musicien de vaste
culture. Il était le petit-fils du compositeur hongrois Ernö Dohnányi, qui fut
son maître, et le fils d’un général allemand de la Wehrmacht fusillé sur ordre
d’Hitler à la suite de l’attentat de juillet 1944. Il excellait dans l’œuvre de
Mozart, Beethoven, Brahms, Wagner et Richard Strauss, mais également de Béla
Bartók, Witold Lutoslawski, Edgard Varèse et de la Seconde École de Vienne. Il
a été conseiller musical de l’Orchestre de Paris (1) de 1998 à 2000, appelé par
Stéphane Lissner, qui le nommera en 2004 chef permanent de l’Opéra national de
Paris. Mais il a surtout été directeur musical de l’Opéra de Lübeck en 1957, de
l’Opéra de Francfort-sur-le-Main de 1968 à 1977, de l’Opéra de Hambourg de 1977
à 1984, puis de 1984 à 2002 de l’Orchestre de Cleveland, qu’il confiait souvent
à Pierre Boulez dans la continuité de George Szell, et de 2004 à 2011 du NDR
[Elb]phiharmonie Orchester. Il se produisait également à la Scala de Milan, à
l’Opéra de Paris, au Metropolitan Opera de New York, au Festival de Bayreuth et
au Festival de Salzbourg. Il était aussi un hôte privilégié de l’Orchestre
Philharmonique de Vienne, de l’Orchestre Philharmonique de Londres et de
l’Orchestre Symphonique de Chicago. Je l’avais interviewé en mai 1996 à l'occasion de l’un de ses séjours à Paris. C’est cet
entretien initialement publié en espagnol dans le numéro 106 de Scherzo daté juillet-août 1996, qui me semble toujours digne d’attention malgré
ses presque trente ans d’âge, que je reprends ici dans sa version originale française.
Christoph von Dohnányi (1929-2025)
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Mais avant de passer à l’entretien, je soumets à ses lecteurs quelques-uns des enregistrements de Christoph von Dohnányi à
connaître absolument, parmi ceux publiés sous les labels Decca/Universal et Telarc.
Je recommande ici ceux consacrés à Alban Berg (Wozzeck, Lulu), Arnold Schönberg
(Erwartung, 6 Lieder op. 8, 5 Pièces op.
16), Anton Webern (Fuga-Ricercata,
Im Sommerwind, Passacaille, 5 Pièces op. 10,
6 Pièces op. 6a, Symphonie op. 21, Variations
op. 30), Richard Strauss (Salomé,
Don Juan, Métamorphoses, Mort et
Transfiguration), le Concerto pour
orchestre et la Musique pour cordes,
percussion et célesta de Bartók, le Concerto
pour orchestre et la Musique funèbre de
Lutoslawski ainsi que les Symphonies
n° 6, 8 et 9 et le Concerto pour piano de Dvořák, les symphonies de Mozart (35 à 41), Schumann, les Huitième et Neuvième de
Schubert, les symphonies de Mendelssohn, Mahler (n° 1, 4, 5, 6 et 9) et celles de Charles Ives, Harrison Birtwistle (Earth Dances), Karl Amedeus Hartmann (Symphonie n° 2), et chez Telarc les symphonies
de Beethoven, Brahms, Bruckner, le Concerto
pour piano, chœur d’hommes et orchestre de Ferruccio Busoni… Decca a réuni
en un coffret de 40 CD l’intégralité de ses
enregistrements pour ce label, avec les deux premiers volets du Ring de Wagner, son cycle étant resté
inachevé
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Bruno Serrou : Si vous êtes considéré
comme l’un des meilleurs spécialistes de la musique allemande du XXe
siècle, il est clair que vous êtes, en réalité, l’un des plus authentiques
héritiers du romantisme. Est-ce dû à l’influence d’Ernst von Dohnányi, votre
grand-père, sur votre formation ?
Christoph von
Dohnányi : J’ai connu mon grand-père
alors qu’il était déjà âgé. Avant cela, je ne l’avais vu qu’une seule fois, en
1939 à Berlin. Il avait passé deux heures chez mes parents. Je ne l’ai revu
qu’après la guerre. J’avais alors terminé mes études à l’Académie de Musique de
Munich, ce qui m’a permis d’apprécier son sens musical, car j’ai eu la chance
d’étudier avec lui plus en profondeur. Sa façon de faire de la musique m’a sans
aucun doute influencé et m’a fait comprendre, du moins en partie, que les
musiciens classiques et romantiques ne jouaient pas de manière excessive,
contrairement à ce que certains pensent [rires]. Malgré ses soixante-quinze
ans, il était magnifiquement jeune, merveilleusement lucide. Il jouait encore
du piano. Je ne l'ai plus jamais entendu jouer par la suite. Son style était
d'une modernité étonnante. Aujourd'hui, on privilégie la précision à la
rigueur, qui doit pourtant exprimer le contenu d'une œuvre. Mon grand-père
était un technicien exceptionnel, un compositeur très habile, toujours capable
d'écrire une œuvre complète à toute vitesse. Il était un homme charmant et a
tenu une place très importante pour moi. Il avait connu Brahms, dont il
appréciait particulièrement le Quintette
avec piano. Contemporain de Wagner, Dvořák , Bruckner et Mahler, il fut l'un
des derniers grands témoins du XIXe siècle. Grâce à des hommes comme
lui, le style a traversé des générations de musiciens : Mendelssohn a
conduit à Brahms, Beethoven à Wagner. Pour comprendre ce qui distingue Boulez
de Schumann, Schubert ou Mahler, il me semble nécessaire de recueillir le
témoignage d'observateurs directs, affranchi des excès de l'interprétation
moderne. En réalité, le romantisme est une invention du XXe siècle.
B. S. : Vous êtes aussi un disciple de
Leonard Bernstein.
C. v. D : Bernstein est l’une des
personnalités les plus intéressantes que j'ai rencontrées. C’était un véritable
génie, doté d’un talent prodigieux. Il me semble qu’aujourd'hui encore, nous
pouvons apprendre beaucoup de lui, abstraction faite de son côté show-business.
Mais en tant que musicien, il est impossible de l'imiter. Passionné et indépendant,
il s’appropriait tout ce qu'il touchait. Il dirigeait Wagner et Mahler, comme du
Bernstein - ce que Wagner et Mahler ont dû faire avec Beethoven, soit dit en
passant. Un créateur s’autorise des libertés que quelqu’un qui n’est pas
créateur n’oserait pas ! Si les interprétations de Bernstein devenaient une
tradition, ce serait une catastrophe.
B. S. : N'avez-vous pas été tenté d'élargir
le public de la musique comme l’a fait Bernstein à New York ?
C. v. D. : Tout ce que Bernstein a tenté était
très bien fait. Ses écrits, son enseignement et ses émissions télévisées ont eu
un impact considérable. Cependant, il me semble que la télévision est un média
difficile à utiliser. Je ne parlerai jamais de musique aux auditeurs. Beethoven
ne voulait pas parler ; Mahler supprimait tous les titres et commentaires
littéraires de ses partitions. Lorsque j’étais intendant à Francfort, puis à
Hambourg, je dirigeais un chœur et je me donnais pour mission de répondre aux
questions du public avant la représentation. J'ai vite compris que les gens
n'écoutaient que ce qu'on leur disait d'écouter. Personne ne devrait expliquer
ce que Beethoven pensait en concevant ses œuvres, pas même la Pastorale.
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B. S. : Votre
premier poste était auprès de Sir Georg Solti, alors directeur général de la
musique à Francfort. Il était hongrois, comme votre grand-père. Était-ce un
hasard ?
C. v.
D. : C’était
un hasard, bien que Solti ait été l'élève de mon grand-père. J'ai fait toutes
mes études musicales à Munich, où j'ai reçu le prix Richard Strauss de
direction d’orchestre dont la bourse m’a permis d’accompagner mon grand-père
aux États-Unis. Solti était alors directeur général de la musique à Munich. Mon
grand-père a entretenu des relations avec ses disciples, avec Solti mais aussi
avec Ferenc Fricsay. Solti m'a fait découvrir l'univers de Strauss. Il avait
rencontré le compositeur à Munich, dans les derniers mois de sa vie.
B. S. : En 1957,
en poste à l’Opéra de Lübeck, vous étiez le plus jeune directeur musical
d'Allemagne.
C. v.
D. : Cela pas
fait long feu ! Et la génération précédente était bien plus précoce : Fritz
Busch était directeur musical à dix-neuf ans. Mais je dois admettre qu'occuper
un tel poste à moins de trente ans a été une expérience très enrichissante pour
moi. J’ai ainsi pu apprendre très vite à gérer une équipe, à assumer des
responsabilités. J'ai eu le temps de travailler les partitions, de développer
mes idées et de découvrir le répertoire. Reconnaissez-le, c’est mieux de
l’avoir fait à Lübeck qu'à Vienne !
B. S. : Malgré
la rapidité de votre carrière de jeune musicien, vous n'avez acquis la renommée
que tardivement. Ne pensez-vous pas que trop de jeunes artistes sont trop
rapidement propulsés sur le devant de la scène ?
C. v.
D. : J’ai eu
la chance de travailler à mes débuts avec des ensembles modestes dans de petites
villes. Ce qui est difficile à faire à des postes plus prestigieux,
particulièrement avec les orchestres nord-américains, qui ont peu de temps pour
répéter, car le temps, c'est de l’argent ! Il est difficile pour un chef
américain de développer style et expérience, qu'ils ne peuvent acquérir que s’ils
viennent en Europe. Mais l’éducation musicale américaine n'a pas d’équivalent
dans le monde.
Christoph von Dohnányi dirigeant l'Orchestre de Paris, son Premier violon Philippe Aïche
Photo : (c) Orchestre de Paris
B. S. : Avez-vous
suivi le parcours classique d’un maître de chapelle allemand ? Que pensez-vous
de l'approche concrète qui permet aux jeunes chefs d'orchestre de travailler
quotidiennement le répertoire, à qui sont confiées les œuvres mineures ?
Estimez-vous que ce type de formation soit important ?
C. v.
D. : Je pense
que je dois beaucoup au temps passé dans de petites villes comme Lübeck et
Kassel. Sur un plan strictement personnel, il aurait été impossible d’acquérir
immédiatement l’expérience que seul un orchestre permet par l’étude des
partitions et les aspects techniques. Quand on dirige un ensemble, même petit,
la disponibilité des musiciens permet de s’entraîner, d’acquérir de l’expérience,
de voir comment chacun réagit lorsqu’on demande de faire ce que l’on veut.
Bref, d'acquérir de l'expérience et de s'endurcir. Dans notre métier, la
pression psychologique est forte. Et je pense que jeune, on apprend beaucoup
sur le prestige du rôle, sur ses relations avec le monde extérieur -
psychologiquement, musicalement, etc.
B. S. : Comment choisissez-vous vos jeunes
chefs assistants ?
C. v. D. : Nous organisons à Cleveland
des auditions et nous présentons à l’orchestre les postulants. Je trouve que
les jeunes chefs ont généralement une très bonne formation dans les
conservatoires. Nous recevons des musiciens de la Juilliard School, du Curtis
Institute, et il existe des comités aux États-Unis qui proposent de jeunes
musiciens que nous formons, et il faut admettre qu'ils sont excellents. À
quelques exceptions près, nous choisissons principalement des Américains.
B. S. : Après vingt-sept ans à la tête
d'opéras, qu’est-ce qui vous a conduit en 1984 à décider de ne plus assumer d’autres
responsabilités que celles de l’Orchestre de Cleveland ?
C. v. D. : L’opéra est saturé de contraintes
qui n’ont rien à voir avec la musique. Ces choses satellites rendent capital le
fait de trouver des personnes capables de soulager les directeurs de ces tâches.
Nous devons essayer de trouver des personnes capables d’organiser des théâtres qui
soient également proches des artistes. L'un des meilleurs directeurs que je n'aie
jamais connus est Stéphane Lissner. Pour ma part, j’ai passé seize ans de ma
vie à Hambourg, où j’ai été à la fois directeur musical et intendant. Je pense
que cela suffit ! Mais j’aime diriger à l’Opéra, où je me produis une ou
deux fois par an. Je ne crois pas au théâtre de répertoire. La formule stagione est une bonne politique, car la
plupart du temps, le théâtre de répertoire n’engendre que des représentations
médiocres. Je ne pense pas que monter un spectacle en septembre et le reprendre
trois mois plus tard soit satisfaisant. Cependant, c’est ce qui se pratique à
Vienne, et c'est le problème de beaucoup d’Opéras. Cela n’arrive pas dans des
théâtres comme le Châtelet, le Metropolitan Opera de New York ou le Lyric Opera
de Chicago.
B. S. : Pourtant, vous dirigez également à
l'Opéra d’Etat de Vienne…
C. v. D. : J’ai participé à la nouvelle
production du Ring car j’ai pu
répéter dans d’excellentes conditions. Mais les problèmes surgissent après,
lors des reprises quelques mois plus tard, alors que vous essayez de reprendre
les idées de départ. Mon problème, avec la reprise de ce Ring,
est que les gens ne veulent pas travailler dans les mêmes conditions.
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B. S. : Pensez-vous qu’il soit essentiel
pour un chef de bien s’entendre avec un metteur en scène ?
C. v. D. : C’est capital, en effet, car il faut pouvoir tout
construire ensemble, les mouvements de scène comme les concepts musicaux. En
général, j’ai la chance de travailler avec ce type de metteur en scène. Avec le
Ring, ce fut différent, car il est
presque impossible de réussir une production dès les premières représentations. Cette
nouvelle production viennoise a connu un grand succès musical, mais c'est,
d'une certaine manière, plus facile dans la fosse que sur la scène, car il faut
développer le Ring, le répéter encore
et encore… Pensez à la version de Boulez/Chéreau à Bayreuth qui a dû être
reprise deux années de suite avant de finalement connaître son premier grand
succès la troisième année. Le Ring
demande de la maturation, et mon problème à Vienne, c'est qu'ils ne semblent
pas comprendre qu’il doit mûrir chaque année avec de nouvelles répétitions
échelonnées dans le temps. C’est certainement difficile pour un théâtre de
répertoire quand, en plus de l’Anneau du
Nibelung, il faut donner un Otello,
une Aïda, tandis qu’il est nécessaire
d’occuper le plateau pour approfondir un Ring
(2).
B. S. : C’est pourquoi avez-vous
voulu travailler aux États-Unis ? Qu'est-ce qui vous a attiré à Cleveland,
où vous avez succédé à Lorín Maazel, alors qu’en Europe vous pouviez diriger
l'Orchestre Philharmonique de Vienne quand vous le souhaitiez ?
C. v. D. : Je n’ai jamais été chef d'orchestre
attitré. J’ai dirigé l’Opéra de Hambourg. C'était une période compliquée, car
j'étais aussi intendant, et être intendant signifie non seulement être présent
devant l'orchestre, mais aussi être physiquement présent au théâtre pour
organiser les saisons, encourager les équipes, gérer les finances, la gestion
générale du théâtre, la discipline, la signature des contrats, etc. Mais
lorsque l'Orchestre de Cleveland m'a proposé de le diriger, je n'ai pas pu
résister. Comme vous le savez, l'Orchestre de Cleveland était autrefois au
sommet de la hiérarchie et bénéficiait d'une mentalité propre, une mentalité
que j'apprécie particulièrement car je peux travailler sereinement ; je
n'ai pas à me soucier de ce stupide show-business. C'est une petite ville, ce
sont des musiciens formidables, et lorsqu'ils se réunissent, ils veulent faire
de la grande musique ; c'est la clé. L'Orchestre de Cleveland est l'un des
ensembles les plus fabuleux au monde. Sa tradition - précision, phrasé et dynamique
d'une précision absolue - repose non seulement sur le professionnalisme et la
rigueur, mais aussi sur le respect et l'amitié entre les membres de l'orchestre.
C'est pourquoi tant de musiciens souhaitent nous rejoindre. Impossible de
résister à l’appel d’un orchestre forgé à une tradition élaborée par
Szell, Boulez, Maazel qui est somptueuse. Mais même avant même Szell, Nikolaï Sokoloff,
Artur Rodzinski, Erich Leinsdorf ont donné à Cleveland sa spécificité. Grâce à
de tels prédécesseurs, je n'ai plus à me préoccuper des questions ethniques et
je peux me concentrer sur le travail que nous devons accomplir ensemble. J’espère
consolider cette tradition et la transmettre aux générations futures. Quoi
qu’il en soit, j’ai essayé d’adoucir la relation musicien/chef en accordant
plus de liberté aux solistes, ce qui, je l’espère, modifiera légèrement les
couleurs de l’orchestre, lui offrant une plus grande liberté de mouvement et
des articulations plus souples, ce qui devrait faciliter l’interprétation de la
musique du XXe siècle (2).
B. S. : Les grands orchestres américains
ont d’importants problèmes financiers. Cleveland n'est-il pas confronté à ce
genre de difficultés ?
C. v. D. : Nous y sommes également
confrontés, mais cela ne nous empêche pas de très bien nous en sortir. Nous
sommes peut-être les derniers dans ce cas. Mais, comme vous le savez, il y a
des difficultés partout dans le monde. Nous sommes à un moment crucial en
matière culturelle, et nous verrons bientôt si la culture européenne
s'américanise.
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B. S. : Cet orchestre américain a une forte
tradition allemande.
C. v. D. : Oui
B. S. : Comment choisissez-vous les
programmes de vos concerts d'abonnement ? Est-ce pour mettre en valeur les
sonorités fabuleuses de votre orchestre ?
C. v. D. : Pour nous, la culture et l’équilibre
sont très importants. Si vous avez écouté attentivement le Bruckner que nous
venons de donner au Châtelet, l'européen s'américanise, les basses sont très
présentes, on dirait un orgue. Je travaille avec cet orchestre depuis quinze
ans et je suis très sensible à l’acoustique, à l’équilibre et à l’intonation,
car une intonation faible et bâclée perturbe les nuances. La clarté, ce n’est
pas jouer clairement, c’est trouver les bonnes harmonies, les bonnes nuances.
Cela peut même donner un bon son à un orchestre de second ordre.
B. S. : Cleveland est-il l'orchestre de vos
rêves ?
C. v. D. : Oui...
B. S. : Y a-t-il encore des améliorations à
lui apporter ?
C. v. D. : Il y en a et en aura toujours.
Cleveland a l’habitude de trop se fier à la baguette du chef, ayant longtemps
travaillé avec des directeurs musicaux aux baguettes précises, comme c'est
particulièrement le cas avec Lorin Maazel. Je ne cherche pas à gâcher les
détails, mais je tiens aussi à préserver l’équilibre. En fait, je crois que la
plus belle expérience pour un chef est de laisser l’orchestre faire ce qu’il
veut sans trop diriger. On y parvient si chef et orchestre travaillent longtemps
ensemble.
B. S. : Vous êtes un ardent défenseur de la
Seconde Ecole de Vienne, comme en témoignent vos enregistrements de Wozzeck et de Lulu de Berg, d’Erwartung
ou les Lieder de Schönberg et, voilà
deux ans, les œuvres pour orchestre de Webern. Pourquoi n'avez-vous pas enregistré
le troisième acte de Lulu ?
C. v. D. : Je pense qu'il était important de
découvrir et de jouer ce troisième acte de Lulu,
mais je reste convaincu que l’œuvre n’en tire aucun profit, et même en souffre.
La preuve, c’est que l’on revient à la version en deux actes, plus efficace. Je
suis convaincu que si Berg s’est arrêté à la fin du deuxième acte, ce n’est pas
par hasard. Ce qui ne m’empêche pas d’avoir le plus grand respect pour l’œuvre
remarquable de Friedrich Cerha.
B. S. : Allez-vous
enregistrer Moses und Aron de Schönberg, que vous
avez dirigé au Châtelet avec le Philharmonia ?
C. v. D. : Cela dépend de ma maison de
disques, et j’ai déjà de nombreux enregistrements à faire prochainement. Quant
à l'avenir… Je travaille actuellement sur des disques consacrés à Chostakovitch,
la Dixième Symphonie. Et Decca a déjà à son catalogue le Moïse que Georg Solti a enregistré il y a quelques années. Un
deuxième enregistrement me paraît donc prématuré. Je pense qu’il faudrait le
filmer, mais cela coûte très cher et ne se vendrait guère. Mais pour ceux qui
veulent à tout prix avoir un témoignage de ma conception de cet ouvrage, il
existe des enregistrements radio d’excellente qualité. Il est toujours possible
de les copier !
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B. S. : Actuellement, nombre de chefs d’orchestre
souhaitent un retour à l’authenticité. Beethoven, Schubert sont interprétés de
manière « authentique ». Même Wagner… Que pensez-vous du fait que la
musique soit d’abord considérée à travers le regard d’un historien plutôt que
celui d’un homme de notre temps ?
C. v. D. : Je suis né à une époque où Brahms
était mort depuis longtemps. Je n’entends donc Brahms que de mes propres
oreilles. Ce qui ne signifie pas que je ne pense pas qu’il soit bon,
philologiquement, d’écouter des instruments du temps de Brahms. Mais il ne faut
pas oublier que les musiciens du passé, surtout les compositeurs - Bach, Berlioz,
Schumann, Wagner, Brahms, etc. - ont essayé de faire évoluer les instruments à
leur disposition, bois, cors, cuivres, et de revenir au son qui ne les
satisfaisait pas. Un retour est philologiquement intéressant, mais il les
trahit aussi un peu. Aujourd'hui, par exemple, nous ne sommes pas satisfaits du
cor ; ses sonorités et sa technique sont aléatoires. Si on peut
l'améliorer, pourquoi ne pas le faire ? Pourquoi revenir à un cor dont le
son est loin d'être parfait ? Pourquoi travailler avec un cor qui joue
cinq bonnes notes pour une mauvaise ? C'est ce qui se passe avec les
instruments originaux. Car nous savons que les musiciens ont toujours essayé de
faire évoluer leurs instruments. Nos contemporains craignent les sensations
trop prononcées que la musique peut susciter. Trop doux, trop fort, trop
rapide, trop lent : tout ce qui est excessif est mauvais ! Et
maintenant, si vous êtes trop original, c'est aussi une erreur [rires].
B. S. : Les spécialistes de la musique
baroque ont fait évoluer la façon de jouer, les attaques, la dynamique.
L'appauvrissement de la créativité viendrait-elle plus ou moins d’une
importance excessive accordée à l’interprétation ?
C. v. D. : Je trouve merveilleux que des
personnes disparues il y a si longtemps attirent autant l'attention de nos
contemporains, et il est intéressant de voir comment certains apôtres de la
musique baroque ont pris leurs distances par rapport à leurs choix antérieurs.
Il suffit d’écouter le Mozart de Nikolaus Harnoncourt il y a dix ans et celui d’aujourd'hui.
La différence est surprenante. Ce qui confirme que l’évolution est constante, que
rien n’est figé.
Christoph von Dohnányi et l'Orchestre de Cleveland
Photo : (c) Gatty-Bettmann
B. S. : Ne craignez-vous pas que les
interprètes sur instruments anciens et s’exprimant selon le style ancien monopolisent
le répertoire ?
C. v. D. : Le rôle de l’interprétation est
surestimé. Il est même possible que l’appauvrissement de la créativité
provienne de l’importance excessive accordée à l’interprétation. Je préfère
avant tout voir naître de bonnes nouvelles pièces et que l’on accorde moins d’importance
à l’interprétation.
B. S. : Ce phénomène est-il également
important aux Etats-Unis, ou est-il principalement européen ?
C. v. D. : Le phénomène est mondial. Les Etats-Unis souffrent des mêmes problèmes, et si différences il y a, c'est parce
que les structures américaines sont complètement autres, sauf peut-être de celles
de la Grande-Bretagne. Mais un orchestre dépendant de fonds privés, comme le
Concertgebouw d'Amsterdam, reste un cas isolé en Europe, où la grande majorité
des ensembles sont encore subventionnés. En Autriche, en Allemagne, en Italie,
en Suisse, en France, ils le sont tous. Ce qui est à la fois positif et
négatif. Si l’Etat aide trop, c’est une erreur ; s’il n’aide pas assez,
c'est aussi une erreur, car il risque de bloquer les perspectives de
programmation.
B. S. : Que pensez-vous de la musique
américaine contemporaine, minimaliste, néo-tonale, de compositeurs comme Steve Reich,
qui se permet de dire qu’Elliott Carter n’existe pas ? Le retour à la
tonalité est-il porteur ?
C. v. D. : Chez les Américains, il y a une
sorte de vide immense qui se creuse et qui devient de plus en plus terrifiant.
Cela s’applique aussi à la musique dite sérieuse, qui doit être neutre, sans
opinion. Des personnalités comme Philip Glass ou John Adams tentent de percer
ce vide pour combler le fossé entre la musique sérieuse et la musique de
divertissement - et je pense que toute musique, d’une manière ou d’une autre,
devrait être destinée au divertissement. La musique, comme tous les arts, a une
dimension ludique, et celle dite sérieuse est aussi source de joie, même si
elle ne cherche pas à divertir. Une approche trop intellectuelle ou trop
solennelle ne sera jamais américaine. Les Américains aiment les choses plus
légères, parfois d’un très haut niveau artistique, parfois moins. Au début,
Philip Glass était très intéressant. Il était à la fois chauffeur de taxi et
compositeur. Il était très doué, jusqu’à ce que sa musique commence à être
commerciale, peut-être par goût de l'argent, je ne sais pas… Personnellement,
je l’aime beaucoup. Adams est un peu différent. Je trouve ses œuvres particulières.
Je ne condamnerai pas la musique minimaliste. En fait, j'aime la créativité, et
j’apprécie l’improvisation, tout ce qui ne se contente pas de regarder en
arrière, mais sait se projeter dans le futur.
B. S. : Stéphane Lissner, lors de sa conférence
de presse au Châtelet, a salué la musique de ce siècle, espérant que son
successeur (3) poursuivrait sa politique artistique en ce sens, et a déclaré
que nous nous rendrions bientôt compte que le XXe siècle est le plus
créatif en matière musicale. Êtes-vous d'accord avec lui ?
C. v. D. : Si je regarde en arrière, je vois
qu'il y a eu Tchaïkovski, Bruckner, Brahms, Dvořák, Mahler, Debussy, Strauss, Ravel,
et tant d'autres qui ont vécu à la même époque, alors qu’aujourd'hui, je ne
pense pas que nous puissions citer autant de noms importants. Nous avons
certainement de nombreux compositeurs, mais le problème est différent. Je pense
qu’en matière de musique contemporaine, mais aussi d’art moderne en général, le
soutien des pouvoirs publics, à un moment donné, a été trop important. Je me
souviens qu’à Cologne, chacun pouvait composer ce qu’il voulait. On nous
demandait constamment d’interpréter des œuvres de jeunes compositeurs pour une
multitude de nouveaux instruments… Bien sûr, les subventions permettent de
consacrer du temps à la formation et à l’interprétation de développer et d’interpréter
une musique qui n’est pas facile, mais trop de soutien est nocif. Trop peu
aussi. Les décideurs devraient pouvoir distinguer la qualité de la création
plutôt que la quantité. L’argent est certes important, mais il ne suffit pas.
On ne crée pas un orchestre avec seulement de l’argent. Cela prend du temps, et
l’argent peut certainement aider, mais les choses ont besoin de temps pour mûrir.
C’est bien d'en avoir, mais c’est ce qui compte le moins dans notre profession
aujourd'hui. Ce sont les idées qui, pour moi, comptent le plus. Et la volonté
de les concrétiser. C’est là que l’argent entre en jeu. J’apprécie des
personnalités comme Gérard Mortier parce qu'on ne l’entend pas dire « J’ai
beaucoup d’argent et je peux faire des choses », mais plutôt « J’ai une idée
géniale et j’aimerais la concrétiser », et c'est là qu'il cherche l'argent.
Mortier croit en ce qu’il fait, il planifie sans argent, et l’argent finit
toujours par arriver.

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B. S. : Que pensez-vous de la situation de
l'opéra contemporain ?
C. v. D. : Trois facteurs sont
défavorables : peu de musiciens sont capables de lire des partitions
modernes ; les œuvres sont parfois difficiles pour les voix ; les chanteurs
ne gagnent pas assez d’argent. En fait, nous sommes à un moment crucial. L’opéra
ne pourra pas avoir la même importance demain que de nos jours. Il est impossible
de prédire aujourd’hui le nombre de compositeurs talentueux qui risquent d’abandonner
la musique « sérieuse » au profit de la musique « de
divertissement », qui semble mener notre époque vers la vulgarisation à
tout prix. Pourtant, il ne faut pas oublier que l'art est naturellement
élitiste…
B. S. : Avez-vous envie d’interpréter des
œuvres de musiciens qui ne sont pas encore reconnus ?
C. v. D. : Il existe en effet des œuvres
merveilleuses du passé qui ne sont jamais jouées. Il n'y a pas si
longtemps, Mahler n’était jamais programmé. Jusqu'à très récemment, Zemlinsky l’était
encore moins. Pour ma part, je lis ces partitions depuis l’après-guerre, et
peut-être, sans moi, Zemlinsky n’aurait-il été redécouvert que bien plus tard.
Il en est de même pour Schreker, que j’ai été le premier à diriger pendant les
années d’après-guerre à l'Opéra de Kassel, voilà trente ans. J’y ai monté Der ferne
Klang (Le Son lointain) qui est maintenant une œuvre pleinement reconnue.
J’ai dirigé de Der Zwerg (Le Nain), Eine florentinische Tragódie (Une Tragédie
florentine), Der Kreiderkreis (Le Cercle de Craie), etc. de Zemlinsky. J’ai étudié ces partitions
et j’ai estimé qu’elles méritaient d’être jouées. Mais il me semble plus
important de rejouer Les Maîtres Chanteurs de Nüremberg ou La Flûte enchantée que Schreker.
B. S. : Vous serez à la tête de l’Orchestre
de Cleveland (4) jusqu'en 2002. Souhaitez-vous rester plus longtemps ? Que
dirigerez-vous ensuite ?
C. v. D. : Cleveland a atteint un très haut
niveau. Je pense que ma présence ces deux dernières années a été très
importante, car nous avons dû remplacer de nombreux musiciens, et nous avons
perdu notre Konzertmeister. D'excellents musiciens sont décédés, d'autres sont
partis. Avoir un directeur musical capable de garantir la longévité de l’orchestre
est essentiel pour l’orchestre. Compte tenu des nombreux départs de l’orchestre,
je pense qu’il est essentiel que je reste pour transmettre la tradition de Cleveland
aux nouveaux membres. L’orchestre est en pleine forme et nous avons trouvé de
brillants remplaçants. Leurs collègues plus anciens sont ravis de travailler
avec eux, et je pense que l'Orchestre de Cleveland a su surmonter cette période
difficile.
B. S. : Vous avez enregistré des symphonies
de Gustav Mahler, avez-vous pensé à une intégrale ?
C. v. D. : Je ne suis pas un fervent partisan
des intégrales. Je ne souhaite pas diriger la Huitième « Des Mille », du moins pas pour le moment. J’ai
certes enregistré tout Beethoven, tout Mendelssohn, tout Schumann… Mais je ne m’intéresse
pour l’instant qu’à Schubert et ses Huitième
et Neuvième Symphonies…
Recueilli par Bruno Serrou
Paris, mai 1996
1) La dernière apparition de Christoph von Dohnányi sur l’estrade
de l’Orchestre de Paris remonte au 23 octobre 2019 dans un programme Haydn (Symphonie n° 12), Ligeti (Double concerto), Brahms (Symphonie n° 3)
2) En outre, entrepris à Cleveland, l’enregistrement du Ring, capté par les micros du label
Decca, n’a pas été achevé au disque, seuls les deux premiers volets ayant été
publiés
3) Rappelons ici que le présent entretien a été réalisé en mai 1996
4) Jean-Pierre Brossmann dirigera le Théâtre du Châtelet de 1999 à 2006. Il
développera plus encore que son prédécesseur la création musicale,
particulièrement lyrique, comme il l’avait fait à l’Opéra de Lyon, où fut notamment à l'origine du premer opéra de Péter Eötvös, Trois Soeurs
5) Le successeur de Christoph von Dohnányi à la tête du Cleveland Orchestra est le chef d'orchestre autrichien Franz Welser-Möst, qui est aujourd’hui encore à sa tête
depuis plus de vingt-trois ans