dimanche 14 septembre 2025

Brillante ouverture de saison de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine et de son directeur musical Joseph Swensen dans une Symphonie n° 5 de Mahler retransmise en direct depuis l’Auditorium sur les places publiques de l’agglomération bordelaise et à Munich

Bordeaux. Auditorium. Salle Henri Dutilleux, places de l’agglomération bordelaise et de la ville de Munich. Vendredi 12 septembre 2025 

Joseph Swensen, Orchestre National Bordeaux Aquitaine, Choeur de l'Opéra National de Bordeaux
Photo : (c) Bruno Serrou

Concert d’ouverture de saison 2025-2026 de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine et de son directeur musical Joseph Swensen dans un programme festif ouvert par la Marche triomphale d’Aïda de Giuseppe Verdi mettant en valeur le Chœur de l’Opéra National de Bordeaux et les cuivres de l'ONBA, suivi de la Ve Symphonie de Gustav Mahler qui a permis de mettre en évidence les qualités de chaque pupitre, depuis les cordes jusqu’à la percussion, mais plus particulièrement trompette et cor solos. Pour mieux ancrer l’ONBA dans la cité, son directeur artistique, Emmanuel Hondré, a fait disposer en plusieurs lieux de l’agglomération bordelaise des écrans géants qui ont attiré un public venu en nombre Salle enthousiaste, ainsi que les différents points de la ville où le concert était diffusé en direct (1), ainsi qu’à Munich, jumelée à Bordeaux. Émotion également à la fin du concert, moment où Emmanuel Hondré, directeur de l’Opéra et de l’Orchestre aquitains, a salué l’arrivée de trois nouveaux musiciens puis le départ à la retraite de trois vétérans, les faisant applaudir par l’orchestre et par le public

Entendant naturellement faire participer à l’ouverture de la saison symphonique bordelaise la totalité des effectifs artistiques de l’Opéra National dont l’ONBA est la composante instrumentale, la phalange aquitaine a convié le Chœur du Grand Théâtre a participer activement à la première soirée de la saison 2025-2026, invité à ouvrir le concert avec la célébrissime marche triomphale d’Aïda (2) de Giuseppe Verdi (1813-1901) où interviennent les fameuses trompettes qui font toujours beaucoup d’effet sur ses auditeurs. Dès cette mise en oreille, j’ai mesuré combien l’acoustique ultrasensible de la Salle Henri Dutilleux et ses mille quatre cents sièges étaient certes analytiques et précis mais aussi et surtout sonores, au risque de saturer dans les fortissimi de tutti orchestraux si le chef ne prend pas garde à retenir les élans de ses musiciens… 

Joseph Swensen, Orchestre National Bordeaux Aquitaine
Photo : (c) Bruno Serrou

Ce qui s’est avéré troublant, voire gênant dans l’écoute de la Symphonie n° 5 en ut dièse mineur, l’une des partitions les plus courues de Gustav Mahler (1860-1911). Sa popularité est due au quatrième de ses cinq mouvements, l’Adagietto pour cordes et harpes qui a été rendu célèbre notamment par le film de Luchino Visconti (1906-1976) Mort à Venise (1971), adaptation du roman La Mort à Venise (1912) de Thomas Mann (1875-1955). Au sein de la création d’un compositeur qui dut attendre soixante ans après sa mort pour que sa musique soit jugée digne d’intégrer les salles de concerts françaises au point d’être devenue un véritable cheval de bataille de tous les orchestres français et des salles de l’hexagone, cette Cinquième conclut le cycle mahlérien des Wunderhorn Symphonies débouchant sur les quatre dernières moins « littéraires » dont seule la Huitième fait appel à la voix. Plus accessible également que le grand public qui les quatre suivantes, surtout que la Septième dite « Chant de la Nuit ». Pourtant, elle n’est pas des plus facile du point de vue technique instrumentale surtout pour la partie des vents, plus particulièrement les cuivres, singulièrement les trompettes, la première donnant dès la note initiale de l’œuvre le ton de la partition entière, tellement à découvert et fortissimo que si son titulaire se plante, l’exécution de l’ensemble de la symphonie en subit les conséquences. La vision ardente, vigoureuse et tendue cheminant lentement de l’ombre vers la lumière du chef titulaire de l’ONBA, qui s’autorise de foudroyants moments de frénésie tant l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine, concentré, puissant, répond promptement et s’avère virtuose. Cette approche plus symphonique que dramatique, dès les mesures initiales avec ses hallucinants appels de trompette solo (solide Laurent Malet) qui ouvre la Marche funèbre initiale de cette symphonie en cinq mouvements regroupés en trois parties a saisi l’auditeur, qui, heureusement, a pu goûter les passages plus élégiaques, entrecoupés de moments trop puissants, saturant l’oreille du moins dans la salle, sensation plus prégnant encore dans le Stürmig bewegt (Violemment agité) qui suit, à la dynamique impressionnante et qui débouche sur un fascinant Scherzo, mouvement le plus développé de la symphonie occupant à lui seul sa deuxième partie. 

Joseph Swensen, Orchestre National Bordeaux Aquitaine
Photo : (c) Bruno Serrou

Joseph Swensen enflamme ländler et valse au ton grinçant mais insuffisamment parodique amplifié par la précarité des attaques des violons, qui se font en revanche délectables, précis et luxuriants dans l’Adagietto pour cordes seules appuyées par les deux harpes qui introduit la troisième partie, moment pourtant difficile à négocier de la symphonie tant son climat peut prêter à confusion pour sombrer dans un larmoyant pathos contraire à la mission introductive au Rondo-Finale Allegro, que les musiciens girondins enlèvent à bras le corps pour conclure en apothéose dans une épiphanie de sonorités trop puissantes, à la limite du supportable pour les oreilles trop sensibles – au point de susciter chez les miennes de redoutables acouphènes - traduisant à l’excès le tour dionysiaque et la joie de vivre aux fragrances de gravité sous-jacente qui disent combien Mahler est ici ironique et sarcastique, voire inquiet, le climat des mesures conclusives annonçant le tragique de la symphonie suivante. Tout cela est bien suggéré par l’orchestre et le chef compositeur new-yorkais qui ont su trouver en un an une flagrante communauté d’esprit, bien que la vision d’ensemble n’aie pas eu assez de liant, et les plans-séquences aient été un peu trop sèchement plaqués, mais surtout la conception sonore d’ensemble est apparue trop forte et les équilibres entre familles d’instruments trop comprimés. Virtuosité acquise haut la main mais homogénéité et unité sont encore perfectibles (3).

Bruno Serrou

1) Place Saint Projet, Place Fernand Lafargue, Place du Parlement, Place du Palais, Place des Citernes, Promenade Sainte-Catherine, Halles de Bacalan, Le Petit Parc (Café cantine), Place du Belvédère, Bien Public, Place Nansouty, Square Samuel Paty

2) Je me souviens d’avoir assisté enfant, dans les années cinquante, à une représentation de cet ouvrage au Grand Théâtre de Bordeaux, bonbonnière du XVIIIe siècle conçue par l’architecte Victor Louis qui compte un millier de sièges, durant laquelle, dans cette même scène du triomphe, Radamès chevauchait un éléphant…

3) A noter que paraît ce mois-ci chez Alpha Classics le premier CD de l’ONBA sous la direction de Joseph Swensen. Il est consacré à la Symphonie n° 9 de Beethoven

 

 

 

 

samedi 13 septembre 2025

L’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä ont conclu en fanfare avec Amériques de Varèse une première édition de « Les Prem’s » de la Philharmonie de Paris à l’écho public fort prometteur pour l’avenir de la musique

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Jeudi 11 septembre 2025 

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) Orchestre de Paris

Le dernier des six concerts « Les Prem’s », nouvel événement créé par la Philharmonie de Paris à l’exemple des « Prom’s » de Londres (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/09/grand-succes-public-des-deux-premiers.html), est revenu à la formation « maison » et à son directeur musical Klaus Mäkelä. Après les deux programmes proposés en début de festival par le Gewandhausorchester, que pouvait-il se trouver de mieux que deux fanfares pour le clore en… fanfare en deux soirées avec le même programme aux élans festifs ?

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) Orchestre de Paris

En six rendez-vous, ce sont quelques treize mille festivaliers qui se sont bousculés à la Philharmonie, assis ou debout, soit une moyenne de deux mille cent soixante sept spectateurs par soirée, avec à chaque fois quelques sept cent cinquante personnes debout au parterre, le moment le plus couru étant naturellement le Philharmonique de Berlin dirigé par son directeur musical Kirill Petrenko dans la IXe Symphonie de Mahler (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/09/dans-une-philharmonie-de-paris-sold-out.html).

Vincent Lucas (flûte), Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) Orchestre de Paris

C’est donc sur fanfare qu’a débuté chacune des deux parties du concert. La première était de l’Etats-Unien  Aaron Copland (1900-1990), intitulée Fanfare for the Common Man qui n’a pas de commun que le titre mais aussi le contenu. Commandé en 1942 par le chef d’orchestre Eugène Goosens (1893-1962) à la suite de l’attaque de Perl Arbor, tandis que le titre provient d’un discours exprimé par le vice-président des Etats-Unis Henry A. Wallace entre 1941 et 1945 qui a inspiré à l’auteur du ballet Appalachian Spring une pièce fort brève et simple à mémoriser qui fit tant d’effet aux premiers auditeur que Copland la reprit dans sa Troisième Symphonie, bien qu’elle n’apporte rien de vraiment significatif autre qu’un effet de puissance à réveiller un mort. Beaucoup moins pompeux mais moins convaincant encore tant elle a sonné vieillot avec ses atours néo-néo-classique post-Groupe des Six, une « création française » de Guillaume Connesson (né en 1970) intitulée Danses concertantes et référencé comme deuxième concerto pour flûte et orchestre. Composée en 2024, cette partition commandée par rien moins que quatre institutions - Royal Concertgebouw d’Amsterdam Orchestra, Tapiola Sinfonietta, New Zealand Symphony Orchestra qui en a donné la première exécution mondiale le 27 mars 2025 à Wellington, et de l’Orchestre de Paris – Philharmonie -, compte sept mouvements pour flûte solo et un orchestre réunissant bois, cors et trompettes par deux, timbales, percussion réduite et cordes en proportion avec deux contrebasses. Klaus Mäkelä a eu beau déployer une substantielle énergie pour dynamiser les musiciens de son orchestre et surtout soutenir son soliste, Vincent Lucas, pourtant brillant flûte solo de l’Orchestre de Paris depuis 1994 qui n’a pas réussi à intéresser vingt-cinq minutes durant tant lui-même a semblé s’ennuyer, exposant des sonorités continuellement monochromes. Fort heureusement, les klaxons franciliens et les rythmes syncopés d’Un Américain à Paris de George Gershwin ont opportunément réveillé concomitamment musiciens de l’Orchestre de Paris et public, y compris celui assistant a concert debout au pied de l’orchestre, plongeant dans l’esprit français, l’ambiance de la vie parisienne, les bruits de la ville, l’atmosphère de la capitale française chère aux étranger qui y séjournent que souhaitait célébrer le compositeur new-yorkais dans la première partie, avant de se faire nostalgique au point d’être emporté par la tristesse, les peines et la résilience du blues qui présente si parfaitement la mélancolie de l’Américain pour son pays. Tout cela a été intelligemment exprimé par l’Orchestre de Paris, animé avec fougue par Klaus Mäkelä, qui a porté son interprétation de façon un rien frénétique, au risque de saturer parfois l’espace acoustique.

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) Orchestre de Paris

La seconde partie était ouverte sur une seconde fanfare, de la même durée (trois minutes) que celle de Copland, à laquelle elle a fait écho au féminin à quarante-quatre ans de distance réalisée par la compositrice new-yorkaise Joan Tower (née en 1938), Fanfare for the Uncommon Woman n° 1, plus détonante encore que celle de son aîné, avec ses quatre cors, trois trompettes et trombones, tuba, timbales et percussion célébrant « la femme hors du commun ». Mais le moment phare de la soirée, ce pourquoi la majorité du public était venu deux soirs de suite assister au concert d’ouverture de saison de l’Orchestre de Paris, a été l’extraordinaire Amériques du plus Etats-Unien des Français, Edgard Varèse (1883-1965). Rarement programmée en raison des effectifs exceptionnels requis pour une œuvre de moins d’une demi-heure, cette partition saisissante a toujours été fort bien servie par l’Orchestre de Paris, qui ne l’a programmée qu’à cinq reprises avant cette semaine depuis 1971 mais dirigée chaque fois par des chefs de premier plan (les compositeurs Marius Constant, Pierre Boulez et Michael Gielen, et les chefs Alan Gilbert et Alain Altinoglu, ce dernier voilà deux ans). Cette fois, c’est la version révisée en 1927-1929 qui a été retenue et non pas celle de 1918-1922 plus fournie (cent quatre musiciens au lieu de cent soixante cinq, version dont je me souviens d’une exécution dirigée par Pierre Boulez à la tête du Gustav Mahler Jugendorchester). Après avoir discrètement donné le signe du départ de l’exécution, le chef finlandais a laissé l’orchestre prendre l’initiative, ce somptueux poème symphonique étant magnifiquement ouvert par la flûte en sol et les deux harpes auxquelles sonnant comme une pièce d’orchestre de Debussy, la phalange parisienne a donné une somptueuse résonance, chaque pupitre et groupe de pupitres rivalisant en transparence et nuances en réponse aux sollicitations exprimées en larges gestes insistants, même si quelques placages de plans-séquences se sont avérés un rien trop secs, mais le crescendo embrasé à mi-parcours de l’œuvre jusqu’à l’ultime accord a été superbement senti sans jamais saturer l’espace. Succès public, surtout de la part de sa partie debout au parterre, qui est resté stoïque vingt-cinq minutes durant, comme pétrifié par ce qu’il entendait pour beaucoup pour la première fois, surpris par la puissance sonore, la diversité des timbres, le magnétisme de la rythmique plus hypnotique infiniment plus riche et renouvelé qu’il a l’habitude d’entendre.

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Reste à souhaiter que la réussite incontestable de ces « Prem’s 2025 » conduise la Philharmonie de Paris à poursuivre l’expérience, pour que ce festival d’orchestres devienne un événement « incontournable » à l’instar des « Prom’s » de Londres, et relayé par une antenne radiophonique, comme le fait la BBC au Royal Albert Hall.

Bruno Serrou

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

mardi 9 septembre 2025

Hommage à Christoph von Dohnányi, immense chef d'orchestre allemand disparu le 6 septembre 2025 à l’âge de 95 ans

Christoph von Dohnányi (1929-2025)
Photo : DR

Décédé le 6 septembre 2025 à Munich, le très grand chef allemand Christoph von Dohnányi allait avoir 96 ans deux jours plus tard. Je l’avais interviewé pour le magazine espagnol Scherzo dans son immense appartement de la place de la Bastille où il vivait alors avec sa femme, la soprano Anja Silja. Au rez-de-chaussée, il se trouvait un frêne immense rappelant celui de la Tétralogie de Richard Wagner qui traversait les étages de son triplex. Cet homme discret à la noble stature était un immense musicien de vaste culture. Il était le petit-fils du compositeur hongrois Ernö Dohnányi, qui fut son maître, et le fils d’un général allemand de la Wehrmacht fusillé sur ordre d’Hitler à la suite de l’attentat de juillet 1944. Il excellait dans l’œuvre de Mozart, Beethoven, Brahms, Wagner et Richard Strauss, mais également de Béla Bartók, Witold Lutoslawski, Edgard Varèse et de la Seconde École de Vienne. Il a été conseiller musical de l’Orchestre de Paris (1) de 1998 à 2000, appelé par Stéphane Lissner, qui le nommera en 2004 chef permanent de l’Opéra national de Paris. Mais il a surtout été directeur musical de l’Opéra de Lübeck en 1957, de l’Opéra de Francfort-sur-le-Main de 1968 à 1977, de l’Opéra de Hambourg de 1977 à 1984, puis de 1984 à 2002 de l’Orchestre de Cleveland, qu’il confiait souvent à Pierre Boulez dans la continuité de George Szell, et de 2004 à 2011 du NDR [Elb]phiharmonie Orchester. Il se produisait également à la Scala de Milan, à l’Opéra de Paris, au Metropolitan Opera de New York, au Festival de Bayreuth et au Festival de Salzbourg. Il était aussi un hôte privilégié de l’Orchestre Philharmonique de Vienne, de l’Orchestre Philharmonique de Londres et de l’Orchestre Symphonique de Chicago. Je l’avais interviewé en mai 1996 à l'occasion de l’un de ses séjours à Paris. C’est cet entretien initialement publié en espagnol dans le numéro 106 de Scherzo daté juillet-août 1996, qui me semble toujours digne d’attention malgré ses presque trente ans d’âge, que je reprends ici  dans sa version originale française. 

Christoph von Dohnányi (1929-2025)
Photo : DR

Mais avant de passer à l’entretien, je soumets à ses lecteurs quelques-uns des enregistrements de Christoph von Dohnányi à connaître absolument, parmi ceux publiés sous les labels Decca/Universal et Telarc. Je recommande ici ceux consacrés à Alban Berg (Wozzeck, Lulu), Arnold Schönberg (Erwartung, 6 Lieder op. 8, 5 Pièces op. 16), Anton Webern (Fuga-Ricercata, Im Sommerwind, Passacaille, 5 Pièces op. 10, 6 Pièces op. 6a, Symphonie op. 21, Variations op. 30), Richard Strauss (Salomé, Don Juan, Métamorphoses, Mort et Transfiguration), le Concerto pour orchestre et la Musique pour cordes, percussion et célesta de Bartók, le Concerto pour orchestre et la Musique funèbre de Lutoslawski ainsi que les Symphonies n° 6, 8 et 9 et le Concerto pour piano de Dvořák, les symphonies de Mozart (35 à 41), Schumann, les Huitième et Neuvième de Schubert, les symphonies de Mendelssohn, Mahler (n° 1, 4, 5, 6 et 9) et celles de Charles Ives, Harrison Birtwistle (Earth Dances), Karl Amedeus Hartmann (Symphonie n° 2), et chez Telarc les symphonies de Beethoven, Brahms, Bruckner, le Concerto pour piano, chœur d’hommes et orchestre de Ferruccio Busoni… Decca a réuni en un coffret de 40 CD l’intégralité de ses enregistrements pour ce label, avec les deux premiers volets du Ring de Wagner, son cycle étant resté inachevé

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Photo : DR

Bruno Serrou : Si vous êtes considéré comme l’un des meilleurs spécialistes de la musique allemande du XXe siècle, il est clair que vous êtes, en réalité, l’un des plus authentiques héritiers du romantisme. Est-ce dû à l’influence d’Ernst von Dohnányi, votre grand-père, sur votre formation ? 

Christoph von Dohnányi : J’ai connu mon grand-père alors qu’il était déjà âgé. Avant cela, je ne l’avais vu qu’une seule fois, en 1939 à Berlin. Il avait passé deux heures chez mes parents. Je ne l’ai revu qu’après la guerre. J’avais alors terminé mes études à l’Académie de Musique de Munich, ce qui m’a permis d’apprécier son sens musical, car j’ai eu la chance d’étudier avec lui plus en profondeur. Sa façon de faire de la musique m’a sans aucun doute influencé et m’a fait comprendre, du moins en partie, que les musiciens classiques et romantiques ne jouaient pas de manière excessive, contrairement à ce que certains pensent [rires]. Malgré ses soixante-quinze ans, il était magnifiquement jeune, merveilleusement lucide. Il jouait encore du piano. Je ne l'ai plus jamais entendu jouer par la suite. Son style était d'une modernité étonnante. Aujourd'hui, on privilégie la précision à la rigueur, qui doit pourtant exprimer le contenu d'une œuvre. Mon grand-père était un technicien exceptionnel, un compositeur très habile, toujours capable d'écrire une œuvre complète à toute vitesse. Il était un homme charmant et a tenu une place très importante pour moi. Il avait connu Brahms, dont il appréciait particulièrement le Quintette avec piano. Contemporain de Wagner, Dvořák , Bruckner et Mahler, il fut l'un des derniers grands témoins du XIXe siècle. Grâce à des hommes comme lui, le style a traversé des générations de musiciens : Mendelssohn a conduit à Brahms, Beethoven à Wagner. Pour comprendre ce qui distingue Boulez de Schumann, Schubert ou Mahler, il me semble nécessaire de recueillir le témoignage d'observateurs directs, affranchi des excès de l'interprétation moderne. En réalité, le romantisme est une invention du XXe siècle.

B. S. : Vous êtes aussi un disciple de Leonard Bernstein.

C. v. D : Bernstein est l’une des personnalités les plus intéressantes que j'ai rencontrées. C’était un véritable génie, doté d’un talent prodigieux. Il me semble qu’aujourd'hui encore, nous pouvons apprendre beaucoup de lui, abstraction faite de son côté show-business. Mais en tant que musicien, il est impossible de l'imiter. Passionné et indépendant, il s’appropriait tout ce qu'il touchait. Il dirigeait Wagner et Mahler, comme du Bernstein - ce que Wagner et Mahler ont dû faire avec Beethoven, soit dit en passant. Un créateur s’autorise des libertés que quelqu’un qui n’est pas créateur n’oserait pas ! Si les interprétations de Bernstein devenaient une tradition, ce serait une catastrophe.

B. S. : N'avez-vous pas été tenté d'élargir le public de la musique comme l’a fait Bernstein à New York ?

C. v. D. : Tout ce que Bernstein a tenté était très bien fait. Ses écrits, son enseignement et ses émissions télévisées ont eu un impact considérable. Cependant, il me semble que la télévision est un média difficile à utiliser. Je ne parlerai jamais de musique aux auditeurs. Beethoven ne voulait pas parler ; Mahler supprimait tous les titres et commentaires littéraires de ses partitions. Lorsque j’étais intendant à Francfort, puis à Hambourg, je dirigeais un chœur et je me donnais pour mission de répondre aux questions du public avant la représentation. J'ai vite compris que les gens n'écoutaient que ce qu'on leur disait d'écouter. Personne ne devrait expliquer ce que Beethoven pensait en concevant ses œuvres, pas même la Pastorale.

Photo : DR

B. S. : Votre premier poste était auprès de Sir Georg Solti, alors directeur général de la musique à Francfort. Il était hongrois, comme votre grand-père. Était-ce un hasard ?

C. v. D. : C’était un hasard, bien que Solti ait été l'élève de mon grand-père. J'ai fait toutes mes études musicales à Munich, où j'ai reçu le prix Richard Strauss de direction d’orchestre dont la bourse m’a permis d’accompagner mon grand-père aux États-Unis. Solti était alors directeur général de la musique à Munich. Mon grand-père a entretenu des relations avec ses disciples, avec Solti mais aussi avec Ferenc Fricsay. Solti m'a fait découvrir l'univers de Strauss. Il avait rencontré le compositeur à Munich, dans les derniers mois de sa vie. 

B. S. : En 1957, en poste à l’Opéra de Lübeck, vous étiez le plus jeune directeur musical d'Allemagne. 

C. v. D. : Cela pas fait long feu ! Et la génération précédente était bien plus précoce : Fritz Busch était directeur musical à dix-neuf ans. Mais je dois admettre qu'occuper un tel poste à moins de trente ans a été une expérience très enrichissante pour moi. J’ai ainsi pu apprendre très vite à gérer une équipe, à assumer des responsabilités. J'ai eu le temps de travailler les partitions, de développer mes idées et de découvrir le répertoire. Reconnaissez-le, c’est mieux de l’avoir fait à Lübeck qu'à Vienne ! 

B. S. : Malgré la rapidité de votre carrière de jeune musicien, vous n'avez acquis la renommée que tardivement. Ne pensez-vous pas que trop de jeunes artistes sont trop rapidement propulsés sur le devant de la scène ?

C. v. D. : J’ai eu la chance de travailler à mes débuts avec des ensembles modestes dans de petites villes. Ce qui est difficile à faire à des postes plus prestigieux, particulièrement avec les orchestres nord-américains, qui ont peu de temps pour répéter, car le temps, c'est de l’argent ! Il est difficile pour un chef américain de développer style et expérience, qu'ils ne peuvent acquérir que s’ils viennent en Europe. Mais l’éducation musicale américaine n'a pas d’équivalent dans le monde.

Christoph von Dohnányi dirigeant l'Orchestre de Paris, son Premier violon Philippe Aïche
Photo : (c) Orchestre de Paris

B. S. : Avez-vous suivi le parcours classique d’un maître de chapelle allemand ? Que pensez-vous de l'approche concrète qui permet aux jeunes chefs d'orchestre de travailler quotidiennement le répertoire, à qui sont confiées les œuvres mineures ? Estimez-vous que ce type de formation soit important ?

C. v. D. : Je pense que je dois beaucoup au temps passé dans de petites villes comme Lübeck et Kassel. Sur un plan strictement personnel, il aurait été impossible d’acquérir immédiatement l’expérience que seul un orchestre permet par l’étude des partitions et les aspects techniques. Quand on dirige un ensemble, même petit, la disponibilité des musiciens permet de s’entraîner, d’acquérir de l’expérience, de voir comment chacun réagit lorsqu’on demande de faire ce que l’on veut. Bref, d'acquérir de l'expérience et de s'endurcir. Dans notre métier, la pression psychologique est forte. Et je pense que jeune, on apprend beaucoup sur le prestige du rôle, sur ses relations avec le monde extérieur - psychologiquement, musicalement, etc. 

B. S. : Comment choisissez-vous vos jeunes chefs assistants ?

C. v. D. : Nous organisons à Cleveland des auditions et nous présentons à l’orchestre les postulants. Je trouve que les jeunes chefs ont généralement une très bonne formation dans les conservatoires. Nous recevons des musiciens de la Juilliard School, du Curtis Institute, et il existe des comités aux États-Unis qui proposent de jeunes musiciens que nous formons, et il faut admettre qu'ils sont excellents. À quelques exceptions près, nous choisissons principalement des Américains. 

B. S. : Après vingt-sept ans à la tête d'opéras, qu’est-ce qui vous a conduit en 1984 à décider de ne plus assumer d’autres responsabilités que celles de l’Orchestre de Cleveland ?

C. v. D. : L’opéra est saturé de contraintes qui n’ont rien à voir avec la musique. Ces choses satellites rendent capital le fait de trouver des personnes capables de soulager les directeurs de ces tâches. Nous devons essayer de trouver des personnes capables d’organiser des théâtres qui soient également proches des artistes. L'un des meilleurs directeurs que je n'aie jamais connus est Stéphane Lissner. Pour ma part, j’ai passé seize ans de ma vie à Hambourg, où j’ai été à la fois directeur musical et intendant. Je pense que cela suffit ! Mais j’aime diriger à l’Opéra, où je me produis une ou deux fois par an. Je ne crois pas au théâtre de répertoire. La formule stagione est une bonne politique, car la plupart du temps, le théâtre de répertoire n’engendre que des représentations médiocres. Je ne pense pas que monter un spectacle en septembre et le reprendre trois mois plus tard soit satisfaisant. Cependant, c’est ce qui se pratique à Vienne, et c'est le problème de beaucoup d’Opéras. Cela n’arrive pas dans des théâtres comme le Châtelet, le Metropolitan Opera de New York ou le Lyric Opera de Chicago. 

B. S. : Pourtant, vous dirigez également à l'Opéra d’Etat de Vienne… 

C. v. D. : J’ai participé à la nouvelle production du Ring car j’ai pu répéter dans d’excellentes conditions. Mais les problèmes surgissent après, lors des reprises quelques mois plus tard, alors que vous essayez de reprendre les idées de départ. Mon problème, avec la reprise de ce Ring, est que les gens ne veulent pas travailler dans les mêmes conditions.

Photo : DR

B. S. : Pensez-vous qu’il soit essentiel pour un chef de bien s’entendre avec un metteur en scène ? 

C. v. D. : C’est capital, en effet, car il faut pouvoir tout construire ensemble, les mouvements de scène comme les concepts musicaux. En général, j’ai la chance de travailler avec ce type de metteur en scène. Avec le Ring, ce fut différent, car il est presque impossible de réussir une production dès les premières représentations. Cette nouvelle production viennoise a connu un grand succès musical, mais c'est, d'une certaine manière, plus facile dans la fosse que sur la scène, car il faut développer le Ring, le répéter encore et encore… Pensez à la version de Boulez/Chéreau à Bayreuth qui a dû être reprise deux années de suite avant de finalement connaître son premier grand succès la troisième année. Le Ring demande de la maturation, et mon problème à Vienne, c'est qu'ils ne semblent pas comprendre qu’il doit mûrir chaque année avec de nouvelles répétitions échelonnées dans le temps. C’est certainement difficile pour un théâtre de répertoire quand, en plus de l’Anneau du Nibelung, il faut donner un Otello, une Aïda, tandis qu’il est nécessaire d’occuper le plateau pour approfondir un Ring (2).

B. S. : C’est pourquoi avez-vous voulu travailler aux États-Unis ? Qu'est-ce qui vous a attiré à Cleveland, où vous avez succédé à Lorín Maazel, alors qu’en Europe vous pouviez diriger l'Orchestre Philharmonique de Vienne quand vous le souhaitiez ?

C. v. D. : Je n’ai jamais été chef d'orchestre attitré. J’ai dirigé l’Opéra de Hambourg. C'était une période compliquée, car j'étais aussi intendant, et être intendant signifie non seulement être présent devant l'orchestre, mais aussi être physiquement présent au théâtre pour organiser les saisons, encourager les équipes, gérer les finances, la gestion générale du théâtre, la discipline, la signature des contrats, etc. Mais lorsque l'Orchestre de Cleveland m'a proposé de le diriger, je n'ai pas pu résister. Comme vous le savez, l'Orchestre de Cleveland était autrefois au sommet de la hiérarchie et bénéficiait d'une mentalité propre, une mentalité que j'apprécie particulièrement car je peux travailler sereinement ; je n'ai pas à me soucier de ce stupide show-business. C'est une petite ville, ce sont des musiciens formidables, et lorsqu'ils se réunissent, ils veulent faire de la grande musique ; c'est la clé. L'Orchestre de Cleveland est l'un des ensembles les plus fabuleux au monde. Sa tradition - précision, phrasé et dynamique d'une précision absolue - repose non seulement sur le professionnalisme et la rigueur, mais aussi sur le respect et l'amitié entre les membres de l'orchestre. C'est pourquoi tant de musiciens souhaitent nous rejoindre. Impossible de résister à l’appel d’un orchestre forgé à une tradition élaborée par Szell, Boulez, Maazel qui est somptueuse. Mais même avant même Szell, Nikolaï Sokoloff, Artur Rodzinski, Erich Leinsdorf ont donné à Cleveland sa spécificité. Grâce à de tels prédécesseurs, je n'ai plus à me préoccuper des questions ethniques et je peux me concentrer sur le travail que nous devons accomplir ensemble. J’espère consolider cette tradition et la transmettre aux générations futures. Quoi qu’il en soit, j’ai essayé d’adoucir la relation musicien/chef en accordant plus de liberté aux solistes, ce qui, je l’espère, modifiera légèrement les couleurs de l’orchestre, lui offrant une plus grande liberté de mouvement et des articulations plus souples, ce qui devrait faciliter l’interprétation de la musique du XXe siècle (2). 

B. S. : Les grands orchestres américains ont d’importants problèmes financiers. Cleveland n'est-il pas confronté à ce genre de difficultés ?

C. v. D. : Nous y sommes également confrontés, mais cela ne nous empêche pas de très bien nous en sortir. Nous sommes peut-être les derniers dans ce cas. Mais, comme vous le savez, il y a des difficultés partout dans le monde. Nous sommes à un moment crucial en matière culturelle, et nous verrons bientôt si la culture européenne s'américanise.

Photo : DR

B. S. : Cet orchestre américain a une forte tradition allemande.

C. v. D. : Oui

B. S. : Comment choisissez-vous les programmes de vos concerts d'abonnement ? Est-ce pour mettre en valeur les sonorités fabuleuses de votre orchestre ?

C. v. D. : Pour nous, la culture et l’équilibre sont très importants. Si vous avez écouté attentivement le Bruckner que nous venons de donner au Châtelet, l'européen s'américanise, les basses sont très présentes, on dirait un orgue. Je travaille avec cet orchestre depuis quinze ans et je suis très sensible à l’acoustique, à l’équilibre et à l’intonation, car une intonation faible et bâclée perturbe les nuances. La clarté, ce n’est pas jouer clairement, c’est trouver les bonnes harmonies, les bonnes nuances. Cela peut même donner un bon son à un orchestre de second ordre.

B. S. : Cleveland est-il l'orchestre de vos rêves ? 

C. v. D. : Oui...

B. S. : Y a-t-il encore des améliorations à lui apporter ?

C. v. D. : Il y en a et en aura toujours. Cleveland a l’habitude de trop se fier à la baguette du chef, ayant longtemps travaillé avec des directeurs musicaux aux baguettes précises, comme c'est particulièrement le cas avec Lorin Maazel. Je ne cherche pas à gâcher les détails, mais je tiens aussi à préserver l’équilibre. En fait, je crois que la plus belle expérience pour un chef est de laisser l’orchestre faire ce qu’il veut sans trop diriger. On y parvient si chef et orchestre travaillent longtemps ensemble.

B. S. : Vous êtes un ardent défenseur de la Seconde Ecole de Vienne, comme en témoignent vos enregistrements de Wozzeck et de Lulu de Berg, d’Erwartung ou les Lieder de Schönberg et, voilà deux ans, les œuvres pour orchestre de Webern. Pourquoi n'avez-vous pas enregistré le troisième acte de Lulu ?

C. v. D. : Je pense qu'il était important de découvrir et de jouer ce troisième acte de Lulu, mais je reste convaincu que l’œuvre n’en tire aucun profit, et même en souffre. La preuve, c’est que l’on revient à la version en deux actes, plus efficace. Je suis convaincu que si Berg s’est arrêté à la fin du deuxième acte, ce n’est pas par hasard. Ce qui ne m’empêche pas d’avoir le plus grand respect pour l’œuvre remarquable de Friedrich Cerha. 

B. S. : Allez-vous enregistrer Moses und Aron de Schönberg, que vous avez dirigé au Châtelet avec le Philharmonia ?

C. v. D. : Cela dépend de ma maison de disques, et j’ai déjà de nombreux enregistrements à faire prochainement. Quant à l'avenir… Je travaille actuellement sur des disques consacrés à Chostakovitch, la Dixième Symphonie. Et Decca a déjà à son catalogue le Moïse que Georg Solti a enregistré il y a quelques années. Un deuxième enregistrement me paraît donc prématuré. Je pense qu’il faudrait le filmer, mais cela coûte très cher et ne se vendrait guère. Mais pour ceux qui veulent à tout prix avoir un témoignage de ma conception de cet ouvrage, il existe des enregistrements radio d’excellente qualité. Il est toujours possible de les copier !

Photo : DR

B. S. : Actuellement, nombre de chefs d’orchestre souhaitent un retour à l’authenticité. Beethoven, Schubert sont interprétés de manière « authentique ». Même Wagner… Que pensez-vous du fait que la musique soit d’abord considérée à travers le regard d’un historien plutôt que celui d’un homme de notre temps ?

C. v. D. : Je suis né à une époque où Brahms était mort depuis longtemps. Je n’entends donc Brahms que de mes propres oreilles. Ce qui ne signifie pas que je ne pense pas qu’il soit bon, philologiquement, d’écouter des instruments du temps de Brahms. Mais il ne faut pas oublier que les musiciens du passé, surtout les compositeurs - Bach, Berlioz, Schumann, Wagner, Brahms, etc. - ont essayé de faire évoluer les instruments à leur disposition, bois, cors, cuivres, et de revenir au son qui ne les satisfaisait pas. Un retour est philologiquement intéressant, mais il les trahit aussi un peu. Aujourd'hui, par exemple, nous ne sommes pas satisfaits du cor ; ses sonorités et sa technique sont aléatoires. Si on peut l'améliorer, pourquoi ne pas le faire ? Pourquoi revenir à un cor dont le son est loin d'être parfait ? Pourquoi travailler avec un cor qui joue cinq bonnes notes pour une mauvaise ? C'est ce qui se passe avec les instruments originaux. Car nous savons que les musiciens ont toujours essayé de faire évoluer leurs instruments. Nos contemporains craignent les sensations trop prononcées que la musique peut susciter. Trop doux, trop fort, trop rapide, trop lent : tout ce qui est excessif est mauvais ! Et maintenant, si vous êtes trop original, c'est aussi une erreur [rires].

B. S. : Les spécialistes de la musique baroque ont fait évoluer la façon de jouer, les attaques, la dynamique. L'appauvrissement de la créativité viendrait-elle plus ou moins d’une importance excessive accordée à l’interprétation ?

C. v. D. : Je trouve merveilleux que des personnes disparues il y a si longtemps attirent autant l'attention de nos contemporains, et il est intéressant de voir comment certains apôtres de la musique baroque ont pris leurs distances par rapport à leurs choix antérieurs. Il suffit d’écouter le Mozart de Nikolaus Harnoncourt il y a dix ans et celui d’aujourd'hui. La différence est surprenante. Ce qui confirme que l’évolution est constante, que rien n’est figé.

Christoph von Dohnányi et l'Orchestre de Cleveland
Photo : (c) Gatty-Bettmann

B. S. : Ne craignez-vous pas que les interprètes sur instruments anciens et s’exprimant selon le style ancien monopolisent le répertoire ?

C. v. D. : Le rôle de l’interprétation est surestimé. Il est même possible que l’appauvrissement de la créativité provienne de l’importance excessive accordée à l’interprétation. Je préfère avant tout voir naître de bonnes nouvelles pièces et que l’on accorde moins d’importance à l’interprétation.

B. S. : Ce phénomène est-il également important aux Etats-Unis, ou est-il principalement européen ?

C. v. D. : Le phénomène est mondial. Les Etats-Unis souffrent des mêmes problèmes, et si différences il y a, c'est parce que les structures américaines sont complètement autres, sauf peut-être de celles de la Grande-Bretagne. Mais un orchestre dépendant de fonds privés, comme le Concertgebouw d'Amsterdam, reste un cas isolé en Europe, où la grande majorité des ensembles sont encore subventionnés. En Autriche, en Allemagne, en Italie, en Suisse, en France, ils le sont tous. Ce qui est à la fois positif et négatif. Si l’Etat aide trop, c’est une erreur ; s’il n’aide pas assez, c'est aussi une erreur, car il risque de bloquer les perspectives de programmation.

B. S. : Que pensez-vous de la musique américaine contemporaine, minimaliste, néo-tonale, de compositeurs comme Steve Reich, qui se permet de dire qu’Elliott Carter n’existe pas ? Le retour à la tonalité est-il porteur ?

C. v. D. : Chez les Américains, il y a une sorte de vide immense qui se creuse et qui devient de plus en plus terrifiant. Cela s’applique aussi à la musique dite sérieuse, qui doit être neutre, sans opinion. Des personnalités comme Philip Glass ou John Adams tentent de percer ce vide pour combler le fossé entre la musique sérieuse et la musique de divertissement - ​​et je pense que toute musique, d’une manière ou d’une autre, devrait être destinée au divertissement. La musique, comme tous les arts, a une dimension ludique, et celle dite sérieuse est aussi source de joie, même si elle ne cherche pas à divertir. Une approche trop intellectuelle ou trop solennelle ne sera jamais américaine. Les Américains aiment les choses plus légères, parfois d’un très haut niveau artistique, parfois moins. Au début, Philip Glass était très intéressant. Il était à la fois chauffeur de taxi et compositeur. Il était très doué, jusqu’à ce que sa musique commence à être commerciale, peut-être par goût de l'argent, je ne sais pas… Personnellement, je l’aime beaucoup. Adams est un peu différent. Je trouve ses œuvres particulières. Je ne condamnerai pas la musique minimaliste. En fait, j'aime la créativité, et j’apprécie l’improvisation, tout ce qui ne se contente pas de regarder en arrière, mais sait se projeter dans le futur. 

B. S. : Stéphane Lissner, lors de sa conférence de presse au Châtelet, a salué la musique de ce siècle, espérant que son successeur (3) poursuivrait sa politique artistique en ce sens, et a déclaré que nous nous rendrions bientôt compte que le XXe siècle est le plus créatif en matière musicale. Êtes-vous d'accord avec lui ?

C. v. D. : Si je regarde en arrière, je vois qu'il y a eu Tchaïkovski, Bruckner, Brahms, Dvořák, Mahler, Debussy, Strauss, Ravel, et tant d'autres qui ont vécu à la même époque, alors qu’aujourd'hui, je ne pense pas que nous puissions citer autant de noms importants. Nous avons certainement de nombreux compositeurs, mais le problème est différent. Je pense qu’en matière de musique contemporaine, mais aussi d’art moderne en général, le soutien des pouvoirs publics, à un moment donné, a été trop important. Je me souviens qu’à Cologne, chacun pouvait composer ce qu’il voulait. On nous demandait constamment d’interpréter des œuvres de jeunes compositeurs pour une multitude de nouveaux instruments… Bien sûr, les subventions permettent de consacrer du temps à la formation et à l’interprétation de développer et d’interpréter une musique qui n’est pas facile, mais trop de soutien est nocif. Trop peu aussi. Les décideurs devraient pouvoir distinguer la qualité de la création plutôt que la quantité. L’argent est certes important, mais il ne suffit pas. On ne crée pas un orchestre avec seulement de l’argent. Cela prend du temps, et l’argent peut certainement aider, mais les choses ont besoin de temps pour mûrir. C’est bien d'en avoir, mais c’est ce qui compte le moins dans notre profession aujourd'hui. Ce sont les idées qui, pour moi, comptent le plus. Et la volonté de les concrétiser. C’est là que l’argent entre en jeu. J’apprécie des personnalités comme Gérard Mortier parce qu'on ne l’entend pas dire « J’ai beaucoup d’argent et je peux faire des choses », mais plutôt « J’ai une idée géniale et j’aimerais la concrétiser », et c'est là qu'il cherche l'argent. Mortier croit en ce qu’il fait, il planifie sans argent, et l’argent finit toujours par arriver.

Photo : DR

B. S. : Que pensez-vous de la situation de l'opéra contemporain ?

C. v. D. : Trois facteurs sont défavorables : peu de musiciens sont capables de lire des partitions modernes ; les œuvres sont parfois difficiles pour les voix ; les chanteurs ne gagnent pas assez d’argent. En fait, nous sommes à un moment crucial. L’opéra ne pourra pas avoir la même importance demain que de nos jours. Il est impossible de prédire aujourd’hui le nombre de compositeurs talentueux qui risquent d’abandonner la musique « sérieuse » au profit de la musique « de divertissement », qui semble mener notre époque vers la vulgarisation à tout prix. Pourtant, il ne faut pas oublier que l'art est naturellement élitiste…

B. S. : Avez-vous envie d’interpréter des œuvres de musiciens qui ne sont pas encore reconnus ?

C. v. D. : Il existe en effet des œuvres merveilleuses du passé qui ne sont jamais jouées. Il n'y a pas si longtemps, Mahler n’était jamais programmé. Jusqu'à très récemment, Zemlinsky l’était encore moins. Pour ma part, je lis ces partitions depuis l’après-guerre, et peut-être, sans moi, Zemlinsky n’aurait-il été redécouvert que bien plus tard. Il en est de même pour Schreker, que j’ai été le premier à diriger pendant les années d’après-guerre à l'Opéra de Kassel, voilà trente ans. J’y ai monté Der ferne Klang (Le Son lointain) qui est maintenant une œuvre pleinement reconnue. J’ai dirigé de Der Zwerg (Le Nain), Eine florentinische Tragódie (Une Tragédie florentine), Der Kreiderkreis (Le Cercle de Craie), etc. de Zemlinsky. J’ai étudié ces partitions et j’ai estimé qu’elles méritaient d’être jouées. Mais il me semble plus important de rejouer Les Maîtres Chanteurs de Nüremberg ou La Flûte enchantée que Schreker.

B. S. : Vous serez à la tête de l’Orchestre de Cleveland (4) jusqu'en 2002. Souhaitez-vous rester plus longtemps ? Que dirigerez-vous ensuite ?

C. v. D. : Cleveland a atteint un très haut niveau. Je pense que ma présence ces deux dernières années a été très importante, car nous avons dû remplacer de nombreux musiciens, et nous avons perdu notre Konzertmeister. D'excellents musiciens sont décédés, d'autres sont partis. Avoir un directeur musical capable de garantir la longévité de l’orchestre est essentiel pour l’orchestre. Compte tenu des nombreux départs de l’orchestre, je pense qu’il est essentiel que je reste pour transmettre la tradition de Cleveland aux nouveaux membres. L’orchestre est en pleine forme et nous avons trouvé de brillants remplaçants. Leurs collègues plus anciens sont ravis de travailler avec eux, et je pense que l'Orchestre de Cleveland a su surmonter cette période difficile.

B. S. : Vous avez enregistré des symphonies de Gustav Mahler, avez-vous pensé à une intégrale ?

C. v. D. : Je ne suis pas un fervent partisan des intégrales. Je ne souhaite pas diriger la Huitième « Des Mille », du moins pas pour le moment. J’ai certes enregistré tout Beethoven, tout Mendelssohn, tout Schumann… Mais je ne m’intéresse pour l’instant qu’à Schubert et ses Huitième et Neuvième Symphonies

Recueilli par Bruno Serrou

Paris, mai 1996

1) La dernière apparition de Christoph von Dohnányi sur l’estrade de l’Orchestre de Paris remonte au 23 octobre 2019 dans un programme Haydn (Symphonie n° 12), Ligeti (Double concerto), Brahms (Symphonie n° 3)

2) En outre, entrepris à Cleveland, l’enregistrement du Ring, capté par les micros du label Decca, n’a pas été achevé au disque, seuls les deux premiers volets ayant été publiés

3) Rappelons ici que le présent entretien a été réalisé en mai 1996

4) Jean-Pierre Brossmann dirigera le Théâtre du Châtelet de 1999 à 2006. Il développera plus encore que son prédécesseur la création musicale, particulièrement lyrique, comme il l’avait fait à l’Opéra de Lyon, où fut notamment à l'origine du premer opéra de Péter Eötvös, Trois Soeurs

5) Le successeur de Christoph von Dohnányi à la tête du Cleveland Orchestra est le chef d'orchestre autrichien Franz Welser-Möst, qui est aujourd’hui encore à sa tête depuis plus de vingt-trois ans