samedi 20 décembre 2025

Johann Strauss II 200 : « Le cerveau le plus musical qui fût jamais » (1)

Johann Strauss II (1825-1899) en 1888
Tableau d'August Eisenmenger (1830-1907). Photo : DR

Auteur de plus de cinq cents valses, polkas, quadrilles et autres danses à la mode en son temps, ainsi que de plusieurs opérettes et d’un ballet, Johann Strauss II a porté au faîte la valse au cours du XIXe siècle, plus encore que son père au nom éponyme qui était proche de Schubert, auteur de plusieurs valses lui aussi. En l’époque singulièrement troublée que nous traversons aujourd’hui qui rappelle plus ou moins celle de la création de Die Fledermaus, célébrer la mémoire de Johann Strauss II est source de jouvence, deux mots résumant à eux seuls tous les bienfaits que procure son œuvre et celle de sa famille, la « joie » qui l’anime et le bonheur qu’elle distille, expressions vitales auxquelles aspirent tous les êtres humains, mais continuellement empreints de sépulcrale nostalgie. En cette fin d’année du bicentenaire de l’empereur de la valse, et quelques jours avant le « Concert du Nouvel An » 2026 des Wiener Philharmoniker dirigés cette année par Yannick Nézet-Séguin et retransmis en direct par les chaînes de télévision du monde entier, je reprends ici l’original français du portrait que je lui ai consacré à la demande du magazine espagnol Scherzo, qui l’a publié en castillan dans son numéro de ce mois de décembre 2025 

Johann Strauss II, directeur musical des bals de la cour et son orchestre
Tableau de Theodor Zasche (1862-1922). Photo : (c) Archiv Kulturverein Wiener Blut

Impossible, même pour les snobs, de considérer Johann Strauss II comme un compositeur de second rayon, tant ses contemporains l’ont célébré, n’hésitant pas à s’en revendiquer. Comme le fit Hector Berlioz (1803-1869) pour son père Johann Strauss père, Johann Strauss fils fut élevé au rang de modèle et de référant par nombre de ses confrères. Jusques et y compris chez les plus radicaux d’entre eux. Si le jugement des maîtres de la musique sérieuse sur les compères du répertoire léger a souvent été dédaigneux, classés comme compositeurs de musique de divertissement et autres formules assassines trahissant une sorte de jalousie face au succès de leurs confrères produisant de la musique « facile » n’ont pas entrepris de dévaloriser la musique de Strauss, à l’instar d’un Beethoven qui se désolait que ses éditeurs, qui se précipitaient sur Rossini, refusent ses partitions. Né le 25 octobre 1825 à Vienne où il mourra le 3 juin 1899, Johann Strauss II aura fait l’unanimité de ses confrères, depuis les sources du Danube en Forêt-Noire jusqu’à son gigantesque estuaire débouchant en Mer Noire. Jusque dans les sphères musicales les plus élitistes, comme Richard Wagner et Johannes Brahms, ce dernier il est vrai ne négligeait pas chansons et danses populaires, jusqu’à la Vienne de Gustav Mahler, qui inscrivit Die Fledermaus au répertoire de l’Opéra de Vienne, ou les membres de la Seconde Ecole de Vienne, les plus radicaux en leur temps donc les plus à même de tourner le dos aux musiques de danses du passé.

Saison des bals viennoise. Plus de 450 bals sont organisés chaque année dans la capitale autrichienne du 11 novembre à 11h11 du matin jusqu'au Carnaval en février
Ici dans la mythique salle du Musikverein dégagée de ses fauteuils
Photo : DR

Qu’il s’agisse du maître Arnold Schönberg (1874-1951) ou de ses disciples Alban Berg (1885-1935) et Anton Webern (1883-1945), tous tenaient en la plus haute estime celui qui symbolisait pourtant la quintessence de la noblesse et de la bourgeoisie viennoises dont ils cherchaient à s’affranchir. Le trio se revendiqua pourtant sans réserve de l’héritage de la valse, si facile à parodier à l’époque de la modernité à tout crin. Pour les besoins de l’éphémère Société d’exécutions musicales privées fondée par Schönberg en 1918 pour la promotion de la musique nouvelle, les trois Viennois avaient déjà commis de superbes arrangements de valses de Strauss pour formation réduite réunissant quatuor à cordes, piano et harmonium. Berg se vit confier Wein, Weib und Gesang (Aimer, boire et chanter), Webern la Schatz-Walser (Valse du trésor), et Schönberg Rosen aus dem Süden (Roses du sud) et Lagunen-Walzer (La Valse des Lagunes), avant de reprendre sa casquette d’arrangeur à l’occasion du centenaire Johann Strauss en 1925, réalisant un réduction de la Kaiserwalzer (Valse de l’Empereur) avec le même effectif qu’en 1918, flûte et clarinette en supplément mais sans harmonium. Webern, qui chérissait Schubert au point d’orchestrer les Danses allemandes, voyait en Johann Strauss II un continuateur. « C’est une musique si fine, si délicate. Je comprends désormais que Johann Strauss est un maître » écrivait-il en 1912 dans une lettre à son mentor Arnold Schönberg, alors qu’il était contraint pour survivre de diriger des opérettes. À la fin des années 1920, quand sa carrière de chef d’orchestre prend de l’ampleur, en ambassadeur engagé de la musique viennoise, Webern continue à diriger Strauss jusqu’au Royaume-Uni.

Couverture du conducteur de la Valse de l'Empereur op. 437 (1888) de Johann Strauss II
Dans l'instrumentation d'Arnold Schönberg (1874-1951) pour flûte, clarinette en si bémol, piano et quatuor à cordes (1925)
Photo : (c) Schott Verlag

Plus significatif encore car émanant d’un contemporain de Johann Strauss fils réputé pour son sérieux et son égocentrisme, un avis qui peut surprendre par son enthousiasme, celui de Richard Wagner dont l’esthétique se situe aux antipodes de celle du Viennois, mais qui convient que « une simple valse de Strauss surpasse, par la grâce, par la finesse, par le contenu réellement musical, la plus grande partie des ouvrages de fabrication étrangère laborieusement élaborés. » Ou encore, sous forme d’ultime jugement : « Strauss, le cerveau le plus musical qui fût jamais. » Giuseppe Verdi (1813-1901) ajoutera : « Je considère Strauss comme mon collègue le plus doué. » Quant à l’ami Johannes Brahms (1833-1897), il confiera regretter de n’être point l’auteur de l’irrésistible Beau Danube Bleu. Au summum de la gloire, le « Roi de la Valse », comme le surnommaient ses contemporains, aimé, adulé, respecté de tous, recevra ce compliment plein d’humour prononcé par l’empereur François-Joseph, qui additionnait les vies du père et du fils : « C’est étrange, mais votre musique reste aussi jeune que vous. Après tant d’années, elle n’a pas pris une ride. » Mais peut-être celui qui se sera montré le plus admiratif de tous aura été le plus Viennois des Bavarois, Richard Strauss (1864-1949), qui, au-delà du nom de famille qui n’a strictement rien à voir avec celui du Roi de la Valse, mais qui a intégré quantité de valses dans sa propre musique, le comble étant atteint dans son opéra Der Rosenkavalier, mais que l’on trouve également dans Elektra ou dans le poème symphonique Also sprach Zarathustra

Johann Strauss II et Johannes Brahms dans la ville d'eau de Bad Ischl (Haute-Autriche) en 1894 
Photo (colorisée) : DR

L’estime portée à l’égard de Johann Strauss fils saura aussi déboucher sur une relation amicale avec Johannes Brahms (1833-1897), les deux hommes étant apparemment aux antipodes l’un de l’autre. Mais c’est oublier que le compositeur allemand installé à Vienne s’était illustré dans les cabarets dans sa jeunesse. Face aux Valses pour piano à quatre mains op. 39 de Brahms, l’influent et implacable critique musical Eduard Hanslick (1825-1904), qui utilisa Brahms comme bouclier dans ses combats contre Wagner, s’étonnait : « Brahms le sérieux, le taciturne, écrire des valses… aussi nordique, protestant et peu mondain qu’il est. » Mais il suffit de lire la monographie du musicologue français Claude Rostand (1912-1970) pour constater combien les deux hommes s’appréciaient : « L’été, Brahms aimait passer ses après-midis avec l’un des musiciens qu’il aimait le plus, Johann Strauss. » A un ami qui s’apprêtait à découvrir Vienne, Brahms écrivait : « Il faut que vous alliez au Volksgarten. Le vendredi soir, Strauss y conduit ses valses. C’est un tel maître de l’orchestre que l’on ne perd pas une seule note de chaque instrument. »  L’âge venant, chaque été, dans son appartement de la vallée de la Traun à Bad Ischl, Brahms recevait Strauss. Le 13 mars 1897, trois semaines avant sa mort à Vienne, il consacrait sa dernière sortie publique à la création de l’ultime opérette de l’auteur de la Valse de l’Empereur, Die Göttin der Vernunft (La Déesse Raison). Cinq ans plus tôt, Strauss avait dédié à Brahms sa valse Seid umschlungen, Millionen!, titre amical provenant de l’Ode à la Joie de Friedrich Schiller qui renvoie à la Neuvième Symphonie de Beethoven.  Un jour, Brahms signait un autographe sur un éventail que lui tendait la femme de Johann Strauss, Adèle, et au lieu de noter un élément de sa propre musique, il écrivit quelques mesures du Beau Danube Bleu (An der schönen blauen Donau) op. 314 en indiquant : « Malheureusement pas de Johannes Brahms ! » La providence fera que les deux musiciens mourront à quatorze mois d’intervalle et seront inhumés côte à côte Cimetière central de Vienne…

Maison natale de Johann Strauss II à Vienne St. Ulrich
Photo : DR

C’est de la mosaïque de peuples qui constituent l’empire bicéphale austro-hongrois, où pas une culture domine l’autre, que sortiront la plupart des rythmes si riches, denses et variés qui feront danser toute l'Europe du XIXe siècle : galops, marches, polkas, valses… Quoique, dans le cas de la valse, devenue la danse par excellence, les origines soient plus lointaines. Chacun s’accorde en effet à lui reconnaître pour ancêtre le Ländler, danse allemande à trois temps qui animait les fêtes paysannes et tenait davantage du sautillement que de la danse. Descendue de sa Forêt-Noire originelle, sur les rives du Haut-Danube, le Ländler arrive à Vienne, la « Perle du Danube », en suivant le cours du fleuve. Mozart, Beethoven, Schubert - qui inspirera les valses de Frédéric Chopin (1810-1849) autant que l’ont fait les Strauss -, pour ne citer qu’eux lèguent quelques pages magistrales du genre. Puis sont venus le Congrès de Vienne (1814-1815) et Michael Pamer (1782-1827), violoniste chef d'orchestre qui, afin de divertir les têtes couronnées venues de toute l'Europe et leurs suites, eut l'idée de ralentir cette danse à trois temps et de convier les couples à danser avec grâce sur des parquets lustrés et à tourner en rond, « walzen » en allemand. La valse était née, promise à une glorieuse destinée. Mais Michael Pamer était un ivrogne colérique et instable. Et c’est ainsi que deux jeunes musiciens de son orchestre, Joseph Lanner (1801-1843) et Johann Strauss père (1804-1849), qui partageaient le même pupitre, allaient rapidement décider de voler de leurs propres ailes, en fondant leur ensemble instrumental, avant de se séparer et de suivre chacun son chemin. Johann Strauss et ses musiciens allaient vaincre de l'âpre compétition qui s’amorçait alors entre quantité d’orchestres de danse s’exprimant à Vienne et lancer la saga de la plus célèbre dynastie viennoise : Johann Strauss père et ses trois fils, Johann fils, l’aîné, Josef (1827-1870), le cadet, et Eduard (1835-1916), le benjamin.

Les frères Strauss, Eduard (1835-1916), Josef (1827-1870) et Johann II (1825-1899)
Photo : DR

Johann Strauss père avait mené une vie triomphale, sa musique ne cessant de résonner à travers tous les continents, des salons les plus huppés jusque dans les bals populaires. Surnommé par ses contemporains le « Napoléon autrichien », il mènera son orchestre à la conquête de l'Autriche et de l’Allemagne, puis de la France de Louis-Philippe où Berlioz lui témoignera sa vive admiration, écrivant, lyrique, « Vienne sans Strauss c’est comme l’Autriche sans le Danube », avant de faire danser la jeune reine d’Angleterre Victoria lors des fêtes de son couronnement en 1838. Exténué, il retourne à Vienne où il reçoit en 1846 le titre de Directeur de la Musique de Danse de la Cour de l’empereur Ferdinand au château de Schönbrunn, titre spécialement créé pour lui - deux ans plus tard, en 1848, son fils Johann Strauss sera nommé Chef de la musique municipale de Vienne. Pourtant, sa vie harassante de compositeur, chef d'orchestre et organisateur de concerts, ainsi que sa double vie sentimentale partagée entre le foyer de son épouse légitime et celui d’une maîtresse peu digne de lui, Emilie Tampusch, avec qui il eût huit enfants et qui l’amena à se séparer de sa famille en 1842, finiront par avoir raison de sa santé. Il mourra de la scarlatine dans des circonstances asse troubles pour qu’un observateur écrive que « mort comme un chien, il fut enterré comme un roi ». Un Viennois sur cinq, en effet, se sera déplacé pour accompagner jusqu’à son ultime demeure le corps de son héros mort prématurément le 25 septembre 1849.

Caricature de presse Johann Strauss II faisant valser les édiles viennois
Photo : DR

Cinq ans plus tôt, Johann Strauss fils s’était lancé à son tour dans la carrière de musicien, suscitant un mix de colère, d'appréhension et de fierté de la part d'un père trop musicien pour ne pas reconnaître le talent naissant de l’aîné de ses fils qu’il destinait pourtant aux métiers de la banque. A partir de ce concert inaugural de 1844, Johann Strauss fils allait s’affirmer d’abord comme un brillant interprète, dirigeant l’orchestre familial du violon, à l’exemple de son père, puis de plus en plus comme un compositeur surdoué. S’il est universellement célébré et admiré pour la richesse et l’abondance de sa production instrumentale - près de cinq cents numéros d’opus, tant et si bien que commencer à en citer quelques-uns conduirait à les citer tous -, il ne faut pas négliger l’autre facette de son génie, l’opérette viennoise, toujours très en vogue aujourd’hui dans les pays de langue allemande. De 1871 à 1897, il compose quinze opérettes, un opéra-comique, Ritter Pasman (1892), et un ballet inachevé, Aschenbrödel (Cendrillon) complété en 1900 par Joseph Bayer (1852-1913). Quatre titres émergent de l’ensemble, Eine Nacht in Venedig (1883), Der Zigeunerbaron (1885), Wiener Blut (partition posthume, 1899) et, surtout, le chef-d'œuvre absolu du genre, prodigieux flux ininterrompu de rythmes de danses, de mélodies au lyrisme joyeux, de scènes à l’humour festif, Die Fledermaus (1874), dont il est certain que l’étoile ne pâlira jamais tant la musique est réconfortante, participant activement au réconfort et à la guérison de la mélancolie la plus sombre dont elle est pourtant plus ou moins porteuse. Maurice Ravel (1875-1937), critique avisé qui portera la valse au comble du tragique, estimera que les deux chefs-d’œuvre du théâtre lyrique étaient le finale du souper de La Vie parisienne de Jacques Offenbach (1819-1880) et celui de La Chauve-souris de Johann Strauss.

Caricature de Johann Strauss II dirigeant du violon
Photo : DR

La Chauve-Souris, référence absolue de l’opérette viennoise, a connu de timides débuts avant de s’imposer définitivement. Strauss a lui-même tâtonné avant de se lancer dans le genre, ne se sentant pas spécialement fait pour la voix et moins encore pour la scène. Mais le flair du directeur du Theater an der Wien, Maximilien Steiner (1830-1880), en a heureusement décidé autrement. L’histoire remonte à 1872, lorsque les deux librettistes d’Offenbach, Henri Meilhac (1831-1897) et Ludovic Halévy (1834-1908), triomphent à Paris au Théâtre du Palais Royal avec leur pièce Le Réveillon qui conte l’histoire d’un homme du monde qui, à quelques heures de son incarcération, festoie chez un prince russe en compagnie de son futur geôlier et de quatre jeunes femmes. Les deux auteurs français se sont eux-mêmes inspirés d’une comédie créée à Berlin en 1851, La Prison du dramaturge autrichien Roderich Benedix (1811-1873). Convaincu que ce vaudeville pourrait faire un bon sujet d’opérette, Steiner achète les droits et confie l’adaptation et la traduction à Karl Haffner (1804-1876), qui déçoit le commanditaire au point qu’il décide de faire appel au librettiste Richard Genée (1823-1895), qui invente le déguisement en chauve-souris qui donne le titre à l’œuvre. Strauss, alors jeune cinquantenaire, règne depuis plus de quinze ans sur la valse viennoise à laquelle il a donné une dimension symphonique tandis que l’opérette était dominée par Franz von Suppé (1819-1895). Encouragé par Offenbach rencontré à deux reprises, la première à Vienne en 1863 la seconde à Paris en 1867 au moment de l’Exposition universelle, ainsi que par son femme Jetty qu’il a épousée en 1862, il finit par se lancer dans l’aventure. Mais l’échec en 1867 à cause d’un texte médiocre de la première version du Beau Danube bleu écrite pour chœur, l’a ébranlé. C’est aussi le livret qui suscite le revers des trois premiers essais d’opérettes, la première en 1871 avec Die lustigen Weiber von Wien (Les joyeuses commères de Vienne) sur un texte de Josef Braun (1840-1902), librettiste de Suppé, Indigo und die 40 Räuber (Indigo et les 40 voleurs) sur un livret de Steiner, et Der Karnaval in Rom (Le Carnaval à Rome) en 1873, livret de Braun et Genée d’après la pièce éponyme du dramaturge français Victorien Sardou (1831-1908). Ces expériences malencontreuses auront au moins le mérite de convaincre Strauss de l’impérieuse nécessité d’un excellent livret… C’est Steiner qui trouve le bon moment pour le lui soumettre, et le compositeur perçoit immédiatement le profit qu’il peut en tirer. En quarante-deux jours, la partition est prête. Les répétitions peuvent ainsi commencer en vue de la première fixée au 5 avril 1874. Mais à Vienne, l’ambiance n’est plus à la fête : onze mois plus tôt, le 9 mai 1873, la bourse a subi un krach dont elle ne s’est pas encore remise, l’Exposition universelle n’a pas connu la réussite espérée, et une épidémie de choléra s’est associée au marasme faisant plus de trois mille morts dans la capitale des Habsbourg. Tant et si bien que la création de Die Fledermaus, bien que donnée à guichet fermé, n’obtient pas l’écho escompté, le public viennois ne se reconnaissant pas dans cette satire d’une société insouciante qui pour l’heure ne représente plus la Vienne du temps. Après onze représentations, La Chauve-Souris est retirée de l’affiche du Theater an der Wien pour être remplacée par Ernani de Giuseppe Verdi… L’opérette est néanmoins rapidement reprise, pour atteindre à la fin de l’année 1874 une cinquantaine de représentations. Mais il faudra attendre le 13 octobre 1894 à l’Opéra de Vienne où elle est programmée par Gustav Mahler (1860-1911), qui la dirige, pour que l’œuvre dont la véritable héroïne est la valse connaisse chez elle la consécration définitive. Ce sera également la dernière partition que Johann Strauss dirigera lui-même avant sa mort le 22 mai 1899 pour la Fête du Printemps. Après avoir mené la représentation avec ardeur, rentrant chez lui au bras de sa troisième femme, Adèle, il prend froid et décède quelques jours plus tard, le 3 juin 1899, d’une pneumonie.

Monument commémoratif Johann Strauss II au Stadtpark de Vienne (1921)
Sculpture d'Edmund von Hellmer (1850-1935), intégrée à une architecture d'Alfred Castelliz (1870-1940)
Photo : DR

Deux cents ans après la naissance du compositeur le 25 octobre 1825, et à l’instar de ce qu’en disait l’empereur François-Joseph, la musique de Johann Strauss fils n’a pas pris une ride, demeurant toujours immensément populaire, et continuant à être une source d’allégresse irremplaçable pour des centaines de millions d’amateurs, comme en témoigne chaque année le succès d’audience du Concert du Nouvel An offert par les Wiener Philhamoniker retransmis en direct par les télévisions et les radios du monde entier depuis la grande salle dorée de la Musikvereinsaal de Vienne. L’on ne compte pas le nombre de chefs d’orchestre de renom qui ont servi et continuent de servir cette musique débordant de vie, de rythmes et de couleurs : Clemens Krauss (1893-1954), le pionnier qui inscrivit les premiers concerts du Nouvel An dans la tradition, de 1939 à 1945, malgré le contexte nazi qui a classé les Johann Strauss parmi les compositeurs « dégénérés » (Entartete) donc interdits, avant de revenir sur la décision sur l’insistance d’Hitler constatant l’universalité de la musique de la dynastie, allant jusqu’à faire retoucher les actes de naissance de Johann Strauss père et fils pour en gommer toute trace de judaïté - Krauss reviendra de 1948 jusqu’au 1er janvier de l’année de sa mort, en 1954 -, Joseph Krips (1902-1974) en 1946 et 1947, à qui succèdera de 1955 à 1979 Willi Boskovsky (1909-1991), premier violon des Wiener Philharmoniker, puis Lorin Maazel (1930-2014) de 1980 à 1986 - il sera de retour en 1994, 1996, 1999 et 2005 -, Herbert von Karajan (1908-1989) en 1987, Claudio Abbado (1933-2014) en 1988 et 1991, Carlos Kleiber (1930-2004) en 1989 et 1992, Zubin Mehta en 1990, 1995, 1998, 2007 et 2015, Riccardo Muti en 1993, 1997, 2000, 2004, 2018, 2021 et 2025, Nikolaus Harnoncourt (1929-2016) en 2001 et 2003, Seiji Ozawa (1935-2024) en 2002, Mariss Jansons (1943-2019) en 2006, 2012 et 2016, Georges Prêtre (1924-2017) en 2008 et 2010, Daniel Barenboïm en 2009, 2014 et 2022, Franz Welser-Möst en 2011, 2013 et 2023, Gustavo Dudamel en 2017, Christian Thielemann en 2019 et 2024, Andris Nelsons en 2020 et, le 1 er janvier 2026, Yannick Nézet-Séguin.

L'un des premiers enregistrements discographiques du Concert du Nouvel An des Wiener Philharmoniker.
Ici enregistré le 1er janvier 1954 sous la direction de Clemens Krauss (1896-1954), initiateur de ce rendez-vous annuel créé en 1939 et organisé sans interruption depuis 1948, après une interruption en 1946 et 1947
Photo : DR

A cette permanence mondiale annuelle de la famille Strauss, plus particulièrement Johann Strauss fils, qui touche plus d’un milliard et demi de mélomanes, s’ajoutent les quelques quatre cent cinquante bals organisés tout au long de l’année à Vienne et au moins autant à travers toute l’Autriche et l’Allemagne entière qui ne cessent de faire résonner la musique du Roi de la Valse…

Bruno Serrou

1) Johannes Brahms à propos de son ami Johann Strauss II

vendredi 19 décembre 2025

Ravel 150 : Dirigé avec élan par Alain Altinoglu, l’Orchestre de Paris a conclu en beauté l’année Ravel

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mercredi 17 décembre 2025 

Alain Altinoglu, Orchestre de Paris
Photo : (c) Denis Allard

Tout juste auréolé du Prix du Meilleur Chef d’orchestre aux International Opera Awards 2025 au titre de directeur musical de La Monnaie De Munt de Bruxelles, Alain Altinoglu a dirigé un concert au cordeau à la tête de l’Orchestre de Paris autour de la figure de Maurice Ravel en cette fin d’année 2025, millésime du cent-cinquantième anniversaire de la naissance du compositeur basque. Un programme ouvert sur une œuvre restée inédite jusqu’en cette année composée par un Ravel de 27 ans, laissée en l’état d’esquisses, en fait un début de cantate intitulée « Sémiramis », avec trois pièces complètes d’un puzzle, Prélude, Danse et Air de Manassès qui aurait dû constituer la Scène I, morceau de bravoure dans l’esprit de Massenet pour fort ténor la plupart du temps dans le haut du spectre, vaillamment interprété par Léo Vermot-Desroches. En seconde partie, une vivifiante intégrale du ballet « Daphnis et Chloé », dirigée de façon dramatique entrecoupée de phases d’un onirisme séduisant, le chef français tirant de l’orchestre parisien des sonorités envoûtantes emplies de couleurs chatoyantes et sensuelles, mû par sa brillante expérience de chef de théâtre lyrique, impression soulignée par l’engagement dynamique et homogène du Chœur de l’Orchestre de Paris préparé par Richard Wilberforce. Entre les deux Ravel, une ardente interprétation du Concerto n° 1 pour violoncelle de Camille Saint-Saëns par Julia Hagen, suivi d’un mouvement lent de Suite de Johann Sebastian Bach… Qu’attend donc la France pour offrir à Alain Altinoglu la direction musicale de l’un de ses plus grands orchestres ? 

Alain Altinoglu, Léo Vermot-Desroches, Orchestre de Paris
Photo : (c) Denis Allard

C’est avec un inédit et avec l’une des partitions les plus développées du compositeur français né à Ciboure le 7 mars 1875 que l’Orchestre de Paris a clôt le cent-cinquantenaire de Maurice Ravel (1875-1937). Tout d’abord l’inédit. Chaque anniversaire ou presque nous apporte son lot d’œuvres plus ou moins inédites du maître de Montfort-l’Amaury. Ainsi, après les Cantates pour le prix de Rome publiées un demi-siècle après sa mort, c’est au tour d’esquisses datant de 1902 d’être exhumées, alors-même que le compositeur ne les a pas jugées dignes de publication. Mais depuis que Ravel est entré dans le domaine public et que le Boléro (1928) ne rapporte plus rien à quelque ayant-droit que ce soit, l’exhumation de toute œuvre même parcellaire est susceptible de rapporter quelques émoluments à toute entité qui les publie au titre de « découvreur ». Et sait-on jamais… Oui, sait-on jamais, s’il venait à se trouver parmi les rebuts ravéliens quelque partition qui puisse plus ou moins devenir aussi populaire que le ballet pour Ida Rubinstein… Certes, est-il toujours intéressant à titre documentaire de voir et entendre des pages restées inédites du vivant de leur artiste créateur ne serait-ce que pour saisir son évolution, quel que soit son domaine d’expression - et ne serait-il pas lui-même responsable de cette situation en ayant omis volontairement ou non de détruire lui-même ses essais ?... Cette fois, il s’agit d’une cantate, la sixième, écrite en 1902 comme exercice sur un livret imposé deux ans plus tôt par l’Institut de France pour le Prix de Rome 1900 d’après Eugène Adenis (1854-1923) et son frère Edouard (1867-1952) qui puise dans la légende babylonienne de Sémiramis dont la partition manuscrite a été retrouvée en juin 2000 lors d’une vente aux enchères d’archives de la maison du Belvédère à Montfort-l’Amaury acquise par la Bibliothèque nationale de France et dont il n’est pas même question dans la riche correspondance de Ravel publiée par Manuel Cornejo (1), la seule mention de la pièce se trouvant dans le journal intime du pianiste catalan Ricardo Viñes (1875-1943), ami d’enfance de Ravel qui évoque vaguement une exécution à la classe de direction du Conservatoire de Paris en avril 1902 par un orchestre d’élèves dirigé par Paul Taffanel (1844-1908). Cette même année 1902, Ravel composait entre autres le Menuet antique, l’ouverture « Shéhérazade », Pavane pour une infante défunte, Jeux d’eau, et commençait son Quatuor à cordes. La partie de la cantate Sémiramis retrouvée compte trois morceaux complets, le Prélude enchaîné à une Danse suivie d’un passage de la Scène I qui consiste en un Air de Manassès pour ténor et orchestre. Les deux premiers morceaux ont été créés le 13 mars dernier au Lincoln Center de New York par le New York Philharmonic Orchestra dirigé par Gustavo Dudamel, tandis que le troisième a été donné en première publique mondiale au Bozar de Bruxelles par le ténor belge Pierre Dhéret et l’Orchestre Symphonique de La Monnaie sous la direction d’Alain Altinoglu, vingt-sept jours avant qu’il en dirige la première exécution française à Paris dans le cadre de ce concert de l’Orchestre de Paris, avec cette fois en soliste le jeune ténor français Léo Vermot-Desroches, qui s’est notamment imposé l’été dernier au Festival de Salzbourg en remplaçant pour deux représentations Benjamin Bernheim dans le rôle-titre des Contes d’Hoffmann d’Offenbach. Si dans les parties purement orchestrales l’on décèle quelque influence russe via Nikolaï Rimski-Korsakov, voire côté harmonique des stigmates wagnéro-franckistes, l’on retrouve dans l’air pour ténor des traces d’un lyrisme exacerbé digne d’un Jules Massenet dans les tensions vocales et l’expression lyrique remarquablement assumées par Léo Vermot-Desroches.

Orchestre de Paris, Choeur de l'Orchestre de Paris
Photo : (c) Denis Allard

En regard de cette œuvre de jeunesse qui n’a finalement qu’un intérêt historico-documentaire tant il est possible de remettre en question le bien-fondé de toute création posthume, l’Orchestre de Paris et Alain Altinoglu ont donné une vivifiante intégrale du grand ballet de Maurice Ravel, Daphnis et Chloé, de dix ans postérieur à Sémiramis. Œuvre capitale de la musique du XXe siècle, Daphnis et Chloé n’est donnée la plupart du temps que dans l’une ou l’autre (voire les deux) suites d’orchestre que Ravel en a tirées (la première étant créée dès le 2 avril 1911 aux Concerts Colonne), jouées trop souvent dans un nuancier circonscrit dans un registre se situant au-delà de forte et enlevées dans des tempi excessivement rapides. « Symphonie chorégraphique en trois parties » composée en 1909-1912 à la demande de Serge de Diaghilev pour ses Ballets russes sur un argument de Michel Fokine, chorégraphe de la célèbre troupe, créée dans des décors et des costumes de Léon Bakst au Théâtre du Châtelet le 8 juin 1912 sous la direction de Pierre Monteux, avec Vaclav Nijinsky et Tamara Karsavina dans les deux rôles titres, Daphnis et Chloé, à l’instar des Créatures de Prométhée de Beethoven, est un hommage à la Grèce, celle du IIe siècle de notre ère. Il résulte de ce projet l’œuvre la plus développée de son auteur et, peut-être, son chef-d’œuvre. Cinquante-cinq minutes d’une musique où le chœur qui ne prononce que la voyelle « a » tient une place conséquente, ce qui explique sans doute la faible présence de cette partition au concert et, plus encore, à la scène. Sans faire oublier les réussites majeures de Pierre Boulez à la tête de ce même Orchestre de Paris, l’interprétation qu’en a donnée Alain Altinoglu a remarquablement ménagé de splendides moments, réussissant la gageure de lui donner une unité que peu de ses confrères parviennent à assurer, l’enchaînement des numéros acquérant sous son aile une parfaite cohésion, évitant toute impression de plaquage de strates artificiel, le discours apparaissant infiniment moins fragmenté que quantité d’exécutions. 

Alain Altinoglu, Orchestre de Paris, Choeur de l'Orchestre de Paris
Photo : (c) Denis Allard

Parmi les grands moments de cette interprétation, l’Introduction, bien que l’on y eût espéré un peu plus d’immatérialité, mais le cor solo (brillant Benoît de Barsony) s’est avéré ardemment lyrique et l’entrée des divers pupitres puis celle du chœur se sont faites merveilleusement évocatrices. La Danse religieuse a été embrasée par les cordes (superbes solos du jeune violoniste français invité, Julien Szulman, ex-premier solo de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, professeur au CNSMDP) et les harpes (Anaïs Gaudemard, Coline Jaget), tandis que les bois ont rivalisé de virtuosité et que l’ensemble des pupitres se sont déployés à satiété pour magnifier l’éblouissante palette instrumentale façonnée par Ravel. Le chœur, qu’Altinoglu a choisi de mettre en valeur en leur faisant chanter dans le noir, a capella, la transition entre les deuxième et troisième parties, a mis en relief l’once de mystère qui fait contrepoids à la puissance sonore mise en jeu par Ravel. Le célèbre Lever du Jour qui ouvre la troisième partie a été exalté par les appels du violon et de la flûte piccolo (Anaïs Benoît) alors que des profondeurs de l’orchestre les instruments se sont imperceptiblement agglomérés jusqu’à l’apothéose d’une puissance expressive impressionnante, pour se libérer pleinement dans la Danse générale qui conclut le ballet, un finale techniquement exubérant et instrumentalement riche en pigmentations. 

Julia Hagen, Orcheste de Paris
Photo : (c) Denis Allard

Entre les deux pages de Maurice Ravel, c’est une œuvre concertante de Camille Saint-Saëns (1835-1921) qui a été confiée à la violoncelliste salzbourgeoise Julia Hagen. Non pas le second de ses concertos pour violoncelle, contemporain de la Sémiramis de Maurice Ravel (1902), mais le Premier en la mineur op. 33 que Camille Saint-Saëns composa trente ans plus tôt, en 1872, avec pour seul précédent dans l’ère romantique le Concerto pour violoncelle op. 129 que Robert Schumann conçut en 1850 dans la même tonalité. Une œuvre trop courte, hélas tant il se trouve de talent, de chaleur et de grâce dans l’interprétation qu’en a offerte Julia Hagen, une œuvre que l’on eût appréciée avec une telle artiste plus développée, au risque peut-être pour le compositeur de déséquilibrer les proportions de sa partition. Poétique, chatoyante, l’interprétation de la violoncelliste autrichienne était en parfaite imbrication avec le tissu fluide et raffiné déployé par le chef français avec l’appui d’un Orchestre de Paris moelleux et étoffé, enveloppant avec souplesse les adentes sonorités de la soliste, qui a donné en bis une tendre Sarabande de la Cinquième Suite pour violoncelle de Johann-Sebastian Bach.

Bruno Serrou

1) Maurice Ravel, Correspondance, écrits et entretiens. Edition établie, présentée et annotée par Manuel Cornejo (2934 pages en deux tomes, Ed. Tel Gallimard, 2025)

samedi 13 décembre 2025

Boulez 100 : Passionnant feu d’artifice final par l’Ensemble Intercontemporain et l’Orchestre du Conservatoire de Paris dans la recréation de «Poésie pour pouvoir» dirigée par Pierre Bleuse et Jean Deroyer soixante-huit ans après son unique exécution publique

Philharmonie de Paris. Cité de la Musique. Salle des Concerts. Vendredi 12 décembre 2025 

Création et unique exécution publique de Poésie pour pouvoir du vivant de son auteur, Pierre Boulez
Sinfonieorchester des Südwestfunks Baden-Baden, Membres de l'Orchestre Symphonique de Strasbourg direction Hans Rosbaud et Pierre Boulez. Festival de Donaueschingen, 19 octobre 1958
Photo : (c) Landesarchiv Baden-Württemberg - Staatsarchiv Freiburg-am-Brisgau

Pour clore les célébrations du centenaire de la naissance de Pierre Boulez, les institutions qu’il a conçues, créées, soutenues et portées sur les fonds-baptismaux (Ircam, Ensemble Intercontemporain, Cité de la Musique, Conservatoire de Paris, Philharmonie) se sont associées pour offrir un véritable feu d’artifice final avec la première exécution publique française d’une œuvre pourtant mythique, Poésie pour pouvoir, dont il ne subsistait que des réminiscences sonores de la création mondiale voilà soixante-huit ans, le 19 octobre 1958 au Festival de Donaueschingen. Œuvre charnière dans la création de Pierre Boulez, qui révisait à l’époque deux de ses partitions les plus admirables, Le Soleil des eaux et Le Visage nuptial, toutes deux sur des poèmes de René Char, tout en préparant la création de Doubles pour grand orchestre, commande d’Igor Markevitch et Georges Auric pour la Fondation Lamoureux, Poésie pour pouvoir allait marquer une date capitale dans la vie personnelle du compositeur, puisque le temps nécessaire à la genèse de la pièce l’incita à s’installer à Baden-Baden en juin 1958. Commande de la Südwestfunk de Baden-Baden, son directeur des services musicaux, Heinrich Strobel dont Boulez est un proche, lui donne en effet toute latitude pour la gestation de l’œuvre nouvelle, mettant notamment à sa disposition un studio électronique tout neuf. Pourtant, Pierre Boulez ne saura trouver la solution à même de lui apporter satisfaction, les outils dont il dispose à l’époque en matière d’électronique musicale réfrénant son désir de théâtralité. Tant et si bien que, sitôt après sa création, il supprimera cette œuvre de son catalogue. Poésie pour pouvoir a néanmoins été heureusement sauvegardée par Universal Editions Wien tandis que ses esquisses l’ont été par la Fondation Paul Sacher à Bâle. Tant et si bien que toute tentative d’exécution était impossible à réaliser, d’autant que l’état de conservation de la bande magnétique porteuse de la voix du grand comédien Michel Bouquet était si précaire que s’est finalement imposée la nécessité de réaliser une nouvelle partie électronique suivant au plus près l’originale, jusques et y compris le timbre vocal du récitant, Yann Boudaud, qui s’approche de la performance de son illustre prédécesseur sans pour autant l’imiter. L’œuvre ainsi reconstituée est désormais coéditée par Universal Edition et l’Ircam.

Pierre Boulez (1925-2016), Poésie pour pouvoir 
Pierre Bleuse, Jean Deroyer, Ensemble Intercontemporain, Orchestre du Conservatoire Cnsmdp
Photo : (c) Anne-Elise Grobois

La réalisation qui a été proposée en ouverture de la soirée de clôture de l’année « Boulez 100 » est le fruit d’un travail réalisé par deux compositeurs-informaticiens italiens fidèles de l’Ircam, Marco Stroppa et Carlo Laurenzi, réalisateur en informatique musicale à l’Ircam, à qui il a fallu deux ans pour mener à bien leur entreprise. Avant ce concert parisien, cette réalisation a été créée le 31 août dernier au Festival de Lucerne par le Lucerne Festival Contemporary Orchestra dirigé par David Robertson, ex-directeur musical de l’Intercontemporain, et son élève états-unienne Molly Turner. Pour cette première française, l’Ensemble intercontemporain et l’Orchestre du Conservatoire de Paris se sont associés sous la double direction de Pierre Bleuse et Jean Deroyer, donnant ainsi la création française de Poésie pour pouvoir pour trois orchestres et électronique de Pierre Boulez soixante-huit ans après sa création au Festival de Donaueschingen, et après que le compositeur l’eût retiré de son catalogue. Les compositeurs Marco Stroppa et Carlo Laurenzi ont travaillé deux ans sur la reconstitution de la partition. Il s’agissait vendredi soir de la toute première exécution française de l'histoire de l'oeuvre. Écrite pour un grand effectif de plus de quatre vingt dix musiciens répartis en trois groupes (1) empilés les uns au-dessus des autres (disposition non respectée à la Cité de la Musique, où ils étaient disposés dos à dos, les chefs s faisant face, et séparés par un simple couloir) et bande magnétique porteuse d’une voix, celle de l’acteur Yann Boudaud, se rapprochant plus ou moins de celle du créateur, Michel Bouquet. 

Pierre Boulez (1925-2016), Poésie pour pouvoir
Jean Deroyer, Pierre Bleuse, Ensemble Intercontemporain, Orchestre du Conservatoire Cnsmdp
Photo : (c) Quentin Chevrier

A la première audition dans des conditions autres que l’enregistrement historique que l’on peut trouver et écouter à saciété sur YouTube (voir https://youtu.be/mKVBfk5auw4), l’on relève un orchestre aux envoûtantes sonorités, cristallines, résonnantes, luxuriantes, charnelles, brûlantes caractéristiques de Pierre Boulez dès ses toutes premières pièces, et une bande magnétique où la voix, qui expose le violent poème d’Henri Michaux « Je rame » (1), dit et « vécu » par la voix d’homme depuis les profondeurs des abysses. Si Boulez n’a pas maintenu cette pièce à son catalogue, c’est sûrement pour sa non-résolution de fusion de l’orchestre et de la bande, chaque élément s’exprimant tour à tour, jamais ensemble, là où l’auteur aurait voulu davantage de liberté pour réaliser d’authentiques fondus-enchaînés. Un regret à exprimer ici, que l’œuvre n’aie pas été jouée une seconde fois en son entier, car une seconde écoute dans la foulée eût assurément été bienvenue, l’oreille ayant pu mesurer une première fois ce que l’œuvre contenait d’inouï pour l’époque pour y distinguer et en retenir plus encore le contenu et les particularités de la partition, d’autant plus que l’on n’est sans doute pas près de la réentendre, même si le concert a été capté par les archives de la Philharmonie de Paris pour diffusion en podcast…

Betsy Jolas (*1926), Ces belles années...
Pierre Bleuse, Tamara Bounazou (soprano), Ensemble Intercontemporain, Orchestre du Conservatoire Cnsmdp
Photo : (c) Quentin Chevrier

Autre moment attendu de la soirée, « Ces belles années… » pour soprano et orchestre d’une jeune femme de quatre vingt dix neuf printemps, Betsy Jolas, dont l’humour et l’amour de la vie lui sont chevillés au corps et à l’esprit, comme l’atteste ce que fait entendre cette commande du London Symphony Orchestra, du Festival d'Aix-en-Provence, que Betsy Jolas a assidûment fréquenté dès la première édition en 1948,  et du Cleveland Orchestra créée à Londres au Barbican Center par Faustine de Monèse, le LSO et Sir Simon Rattle le 14 juin 2023, cette partition est emplie de réminiscences du temps jadis sélectionnées par la compositrice dans sa propre mémoire qui songe à « ces merveilleux étés remplis de musique » qu’elle évoque par le biais de citations plus ou moins perceptibles, tandis que le refrain rappelle plus ou moins le « Happy Birthday » annoncé d’entrée par les instruments à cordes et à vent, cette évocation plutôt tendre et délicieuse, est soudain interrompu par l’apparition aussi violente que soudaine de la soprano qui, exposant un texte de la compositrice, incarne un « ange messager », ouvrant ce vendredi soir la porte à l’ange chanté par Alban Berg dans l’œuvre concluant le concert. Pierre Bleuse en a donné une interprétation à la fois nostalgique et envoûtante, la magie étant volontairement rompue par le cri d’effroi impressionnant de la soprano Tamara Bounazou. Auparavant, bois et cuivres des deux formations réunies ont donné Symphonies pour instruments à vent d’Igor Stravinsky de 1920 dans leur version de 1947 sous la direction experte de Pierre Bleuse, et, pour conclure sur une grande œuvre du répertoire « boulézien », le déchirant Concerto pour violon « à la mémoire d’un ange » d’Alban Berg.

Betsy Jolas (*1926)
Photo : (c) Quentin Chevrier

Conçu en quatre mois, ce pur joyaux qu’est le Violinkonzert ’’zum Gedenken an einen Engel’’, dernière œuvre achevée d’Alban Berg, est une sorte d’hommage à Johann Sébastian Bach, dont le choral Es ist genug tiré de la cantate O Ewigkeit, du Donnerwort BWV 60 sert d’assise au finale dont dérive la série de douze sons fondatrice de la partition. Ainsi, le concerto prend-il la dimension d’un requiem à la mémoire d’une touchante jeune-fille, l’« ange » Manon Gropius, fille d’Alma Schindler ex-Mahler et de l’architecte fondateur du Bauhaus, Walter Gropius morte à 18 ans des suites d’une poliomyélite. Une mort qui conduira Berg à se remémorer dans son concerto de toutes les femmes qu’il a aimées, à commencer par la première d’entre elles, Mizzi (Marie Schüchl), une domestique de ses parents deux fois plus âgée que lui dont il eut à 17 ans une fille illégitime, Albina, unique enfant qu’il eut de sa vie et qu’il ne croisa que deux fois. La partition est écrite à la suite d’une commande du virtuose états-unien Louis Krasner (1903-1995), pour qui Schönberg composera à son tour son propre concerto pour violon qu’il créera à Philadelphie en décembre 1940. L’urgence de la conception de cette œuvre condamnera l’opéra Lulu à l’inachèvement, la mort emportant Alban Berg peu après qu’il eût terminé le concerto, dans la nuit du 23 au 24 décembre 1935, des suites d’une septicémie résultant d’une piqure d’insecte mal soignée. Krasner créera donc le concerto à titre posthume, le 19 avril 1936, à Barcelone, avec l’Orchestre Pau Casals dirigé par Hermann Scherchen, tandis qu’au loin résonnaient les canons des troupes franquistes… Scindée en deux mouvements comprenant chacun deux sections, l’œuvre se fonde sur une série dodécaphonique constituée d’un matériau hétéroclite n’hésitant pas à tendre à la tonalité, notamment dans la coda du Scherzo, empli d’allusions à l’opéra Lulu alors en gestation (la belle jeune femme que tous les hommes désirent, ce qu’était en vérité la jeune Manon, qui ne pourra jamais s’accomplir en tant que femme), et d’où s’exhale un chant folklorique venu de Carinthie, région dont Berg était originaire, et, surtout, dans l’Adagio conclusif, qui intègre la douloureuse exposition du choral de Bach Es ist genug. Ce concerto plonge au cœur du processus de composition d’un créateur de cinquante ans à la nature profondément pessimiste, voire fataliste, frappé par la prise de conscience qui l’incite à se retourner sur sa propre existence et sur le sens de la vie, saisi par la fin inéluctable. Une prise de conscience suscitée par l’expérience de la mort d’autrui, qui plus est d’un être jeune qui lui était proche, mais non pas de la perspective de sa propre fin prématurée, contrairement aux hypothèses émises par un certain nombre de musicologues. C’est sans doute pourquoi les ultimes mesures du concerto laissent une ouverture à l’espérance, ce qui surprend chez un compositeur qui ne laissait planer la moindre certitude dans ses œuvres antérieures, emplies au contraire d’un pessimisme abyssal auquel fait amplement allusion son disciple et ami Théodore W. Adorno dans l’ouvrage qu’il lui consacra (2).  Cette somptueuse partition chérie par Pierre Boulez, l’un des plus bouleversants joyaux de l’histoire de la musique qu’il programmait régulièrement et dont il laissa trois grands enregistrements (3), a été confié en cette soirée de clôture du centenaire du fondateur de l’Ensemble Intercontemporain à l’un de ses membres, Diego Tosi, au jeu précis, clair, aux sonorités vif-argent, chantant à la perfection, mais à l’expression manquant de gravité, le drame n’étant pas assez intensément vécu et restitué, comme s’il n’était pas question ici d’un Requiem, au point que la cadence conduisant au choral de Bach a semblé s’éterniser un peu, le tout heureusement vitalisé par un orchestre de braise porté par la direction attentive et fiévreuse de Pierre Bleuse.

Alban Berg (1885-1935), Violinkonzert ’’zum Gedenken an einen Engel’’
Diego Tosi, Pierre Bleuse, Ensemble Intercontemporain, Orchestre du Conservatoire de Paris Cnsmdp
Photo : (c) Quentin Chevrier

Tandis que le monde se sera donné la main pour célébrer le centenaire du plus universel des musiciens français de la seconde moitié du XXe siècle, de Paris à New York, de Los Angeles à Berlin, de Vienne à Londres, de Chicago à Tokyo, les institutions dont il est à l’origine et qui contrairement à beaucoup se pérennisent et sont les parangons de quantité d’initiatives internationales de grande ampleur dans un secteur pourtant de plus en plus mal aimé et malmené par édiles et décideurs « culturels » qui misent désormais tout sur le divertissement, l’Ircam, l’Ensemble Intercontemporain, la Cité de la Musique, la Philharmonie, le Conservatoire de Paris, l’Orchestre de Paris, Radio France, l’Orchestre National de France, et la chaîne de télévision franco-allemande Arte se sont associés pour célébrer son centenaire. En outre, de nombreuses publications, toutes plus passionnantes les unes que les autres, ont enrichi la connaissance de ce créateur hors normes à l’ouverture intellectuelle sans équivalent dans l’univers de la musique, avec deux ouvrages de correspondances inédites, l’un avec le mécène Pierre Souvtchinsky, l’autre avec son confrère belge Henri Pousseur, ainsi qu’un indispensable outil, le Catalogue illustré de l’œuvre de Pierre Boulez en cent-douze compositions établi par Alain Galliari. Car c’est de ce côté-là que le travail le plus significatif et porteur pour la connaissance de l’homme et de l’œuvre est apparu. Si le centenaire Pierre Boulez n’a pas permis d’entendre à Paris la totalité de sa création musicale, elle a apporté son lot de rendez-vous et de productions précieuses, comme cette recréation de Poésie pour pouvoir finale, en vérité une œuvre-fondatrice, à l’instar de Polyphonie X (1951) donné par l’Ensemble Intercontemporain sous forme de concert-lecture dirigé par Pascal Rophé le jour-anniversaire de la naissance de son auteur, le 27 mars. Mais c’est surtout du côté de l’édition que cette « Année Boulez 100 » aura été marquante, principalement grâce à deux éditeurs, Contrechamps de Genève et Philharmonie de Paris, avec la publication de la correspondance de Pierre Boulez avec son confrère belge Henri Pousseur accompagnée d’écrits et d’entretiens inédits (4), « Cher Pierre » correspondance de Pierre Boulez avec le mécène homme de lettres d’origine russe Pierre Souvtchinsky (5), et le « Catalogue illustré de l’œuvre de Pierre Boulez (1925-2016), figure de la musique du XXe siècle, détaille de pli selon pli 112 compositions » (6)

Bruno Serrou

1) Orchestre solistes (premier chef) : flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, trompette, trombone, guitare électrique, vibraphone, quatre violons, deux altos, deux violoncelles, contrebasse – Orchestre du centre (premier chef) : deux hautbois, cor anglais, deux clarinettes, clarinette basse, deux bassons, contrebasson, trois cors, trois trompettes, deux trombones ténors, trombone basse, tuba, timbale, xylophone, un percussionniste, quatre altos, quatre contrebasses – Orchestre haut (second chef) : deux flûtes, flûte alto, deux saxophones altos, saxophone ténor, deux harpes, célesta, deux percussionnistes, vingt-deux violons, quatre altos, six violoncelles, deux contrebasses. Le tout alternant avec un dispositif électronique réunissant divers générateurs de sons électroniques, modulateurs de courbes, translateur de fréquence, module de variation de vitesse, plusieurs magnétophones mono, un magnétophone 8 pistes, plusieurs anneaux de haut-parleurs de tailles diverses répartis autour du public, un haut-parleur plafonnier tournant au-dessus des musiciens

2) « Je rame / J’ai maudit ton front ton ventre ta vie. / J’ai maudit les rues que ta marche enfile / Les objets que ta main saisit / J’ai maudit l’intérieur de tes rêves / J’ai mis une flaque dans ton œil qui ne voit plus / Un insecte dans ton oreille qui n’entend plus / Une éponge dans ton cerveau qui ne comprend plus / Je t’ai refroidi en l’âme de ton corps / Je t’ai glacé en ta vie profonde / L’air que tu respires te suffoque / L’air que tu respires a un air de cave / Est un air qui a déjà été expiré / Qui a été rejeté par des hyènes […] Je rame » (Henri Michaux, Poésie pour pouvoir, Editions Gallimard, 1948)

3) Alban Berg, Le maître de la transition infime. Traduit de l’allemand par Rainer Rochlitz. NRF/Editions Gallimard (1968, réédité en 1989, 224 pages, 17,75 €)

4) Edités par Pascal Decroupet, Contrechamps Editions Genève (2025, 558 pages, 28 €)

5) Correspondance établie par Gabriela Elgarrista et Philippe Albèra. Coédition Philharmonie de Paris / Contrechamps Editions Genève (2025, 582 pages, 28 €)

6) Etabli par Alain Galliari, coédition BnF Bibliothèque nationale de France, Philharmonie de Paris, Paul Sacher Stiftung (2025, 396 pages, 45 €)

 

vendredi 12 décembre 2025

L’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä magnétisés par un impressionnant soliste de 24 ans, le violoniste suédois Daniel Lozakovich

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mercredi 10 décembre 2025 

Daniel Lozakovich, Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) William Beaucardet

Pénultième programme de l’année 2025 de l’Orchestre de Paris et dernier de ce millésime avec son directeur musical Klaus Mäkelä à la Philharmonie de Paris, avec un changement de soliste, le Suédois Daniel Lozakovich, avec qui Klaus Mäkelä, à la tête de l'Oslo Filharmonien avait donné à la Philharmonie de Paris le Double Concerto de Brahms dirigé depuis le pupitre de violoncelliste en juin 2024, remplaçant cette fois Janine Jansen, ce qui aura entraîné un changement de concerto pour violon, le premier de Bruch se substituant à l’unique de Brahms 

Ellen Reid, Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) William Beaucardet

Comme la semaine dernière, le concert de ce mercredi a commencé par une première française d’une commande groupée de quatre orchestres que Klaus Mäkelä connaît bien (Amsterdam, Paris, Los Angeles, Helsinki, auxquels s’est ajouté cette fois le Carnegie Hall de New York), Body Cosmic de la compositrice états-unienne Ellen Reid (née en 1983). Cette « méditation sur le corps humain dans la création de la vie et l’accouchement » en deux parties d’un quart d’heure au total dépeint une grossesse, de la conception à la naissance, exprimée par le biais d’un grand orchestre, pièce qui n’a pas ni la puissance expressive ni la créativité de Kaija Saariaho dans Adriana Mater, qui avait consacré une partition au même moment de la vie d’une femme.

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) William Beaucardet

En seconde partie l’unique Symphonie, en ré mineur de César Franck, qui en dirigea la création le 17 février 1889 Salle du Conservatoire à la tête de l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire. Cette œuvre de forme cyclique, au point de sembler l’être de façon excessive, engendrant de ce fait une réelle lassitude de la part de l’auditeur si chef et orchestre ne prennent pas garde à varier les contrastes de couleurs et de dynamiques, au risque parfois de la rendre grise, a ce mercredi soir paru au contraire se régénérer au détour de chaque phrase, nerveuse, chantant avec allégresse, l’orchestre répondant avec enthousiasme et une dynamique des contrastes d’une grande diversité, l’œuvre devenant particulièrement séduisante, empreinte de vagues sombres percées de jets de lumière, et moelleuses.

Daniel Lozakovich, Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) William Beaucardet

Mais le moment le plus précieux de la soirée a été le Concerto n° 1 pour violon et orchestre en sol mineur op. 26 de Max Bruch interprété avec poésie et émotion par le jeune violoniste suédois né avec le siècle, Daniel Lozakovich, disciple de Josef Rissin à la Hochschule für Musik de Karlsrhuhe, qui ont remplacé le Concerto en ré majeur op. 77 de Johannes Brahms initialement prévu et Janine Jansen, malade. A l’instar de celui de Brahms, composé en 1878, le premier concerto de Bruch, né douze ans plus tôt, a été composé avec le concours du même grand virtuose allemand Joseph Joachim (1831-1907), à qui il est naturellement dédié. Après une première version créée le 24 avril 1866 à Coblence sous la direction du compositeur avec Otto Friedrich von Königslöw (1824-1898) en soliste, Bruch retoucha l’œuvre à deux reprises, la version définitive étant donnée le 7 janvier 1868 par Joseph Joachim dirigé par le compositeur Carl Martin Reinthaler (1822-1896). L’œuvre compte naturellement trois mouvements, le premier étant précédé d’une Vorspiel (Introduction) adoptant la forme rhapsodique, le mouvement, Allegro moderato relativement court, s’ouvrant sur deux coups de timbales pianissimo qui préludent au thème principal exposé par les bois repris par le violon solo qui improvise librement sur lui, tandis que se présente un second thème à l’orchestre qui mène directement au mouvement central, un Adagio singulièrement lyrique en forme de romance élégiaque dans lequel le violon solo expose une cantilène onirique et rêveuse accompagné délicatement par l’orchestre. Introduit par un thème passionné aux élans populaires, le finale, partie la plus développée de l’œuvre, est particulièrement dansant et technique, le soliste devant affronter une rythmique serrée et des jeux de doubles cordes particulièrement exigeants, et variant le thème principal tout en introduisant un thème secondaire aux contours festifs et compacts, avant de conclure sur un tempo presto stretta majestueux et virtuose confié aux deux entités du concerto, l’orchestre et le violon. Daniel Lozakovich, que le public de la Philharmonie de Paris a découvert le 4 juin 2024 dans le « Double » de Brahms avec l'Olslo Filharmonien (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/06/les-flamboiements-de-johannes-brahms.html), a donné la primauté au chant pour une interprétation d’un onirisme absolu, s’exprimant avec une ardeur et une chaleur d’une profonde humanité, particulièrement dans l’Adagio central d’une lenteur quasi extatique pouvant paraître excessive, tant le phrasé était proche de l’asphyxie, mais éminemment délectable, archet aérien extirpant brillamment des cordes du Stradivarius de 1713 des sonorités de braise, tandis que les musiciens de l’Orchestre de Paris, notamment les cordes, onctueuses, enveloppaient et dialoguaient avec bonheur avec le jeune soliste qui, à vingt-quatre ans, atteste d’une maturité éblouissante teintée d’une pimpante spontanéité. Daniel Lozakovich a donné en bis la Sarabande de la Partita n° 2 de Johann Sebastian Bach.

Bruno Serrou