vendredi 21 novembre 2025

Raphaël Pichon et Pygmalion ont glorifié Johannes Brahms dimanche à la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Dimanche 16 novembre 2025 

Raphaël Pichon, Pygmalion
Photo : (c) Mathilde Assier

Johannes Brahms va décidément fort bien À Raphael Pichon et son ensemble Pygmalion, chœur et orchestre. Après la réussite de leur Requiem allemand chez Harmonia Mundi, ils ont proposé ce dimanche à la Philharmonie de Paris un remarquable concert monographique au Maitre de Hambourg, avec pour thématique la Mort dans son concept spirituel et humaniste que Brahms a si bien chantée à la fin de sa vie. Intitulée « le Chant du Destin », la soirée s’est ouverte sur le Motet op. 74/1 pour chœur a capella, suivi du chant du cygne brahmsien que sont les Quatre Chants sérieux op. 121 puis le Chant sacré  op. 30 interprété avec une chaleur douloureusement humaine par un Stéphane Degout bouleversant et vocalement impressionnant, les orchestrations de Robert Percival étant d’une grande délicatesse, respectueuses des couleurs sombres brahmsiennes qui semblent toujours émaner des timbales, même quand il n’y en a pas. En seconde partie l’extraordinaire Schicksalslied (Chant du Destin) op. 54 qui a donné son titre à la soirée, chanté et joué avec une ferveur communicative, préludant à la Symphonie n° 1 dont la genèse tourmenta Brahms de longues années, interprétée avec une dynamique, un allant et un sens du chant instrumental enthousiasmants. En bis, un motet pour chœur a capella de Brahms 

Raphaël Pichon, Pygmalion
Photo : (c) Mathilde Assier

Six mois après leur brillant concert Berlioz / Thomas / Fauré en mai (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/05/sereine-vision-de-la-mort-par-raphael.html) à la Philharmonie de Paris, suivi d’une somptueuse réalisation à Bordeaux du chef-d’œuvre lyrique La Passion grecque de Bohuslav Martinu (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/07/impressionnante-premiere-scenique.html), et après la publication chez Harmonia Mundi d’Un Requiem allemand de Johannes Brahms, Raphaël Pichon et Pygmalion ont présenté dimanche un concert monographique consacré au maître hambourgeois, compositeur que le chef français apprécie particulièrement, convenant de son enthousiasme dans l’interview qu’il m’avait accordé pour le magazine madrilène Scherzo publié dans son intégralité sur ce site, Brahms étant pour lui une pierre angulaire sur le chemin qui le mène à court terme à Richard Wagner (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/05/interview-raphael-pichon-directeur.html)  : « Quelle chance j’ai eu de faire pour la troisième ou la quatrième fois le Requiem allemand de Brahms, de l’enregistrer après avoir passé quinze ans au contact des Schütz, Gabrieli, Buxtehude, Bach, des grands compositeurs de la Guerre de Trente Ans, ainsi qu’au contact de Mendelssohn-Bartholdy, de sa musique chorale, de celle de Brahms enfin, avant d’arriver à son Requiem. Elias, Lobgesang de Mendelssohn sont des pièces admirables. Wagner connaissait ces pièces, de toute évidence… Brahms aussi d’ailleurs. Ce que je veux dire ici est qu’arriver à Wagner ou à Brahms avec cet héritage-là, conduit à voir différemment couleurs, histoires, rôles, votre conception en est transformée parce qu’elle est nourrie de toutes ces couches de sédimentation. Donc, quand nous parlons de cette évidence de liens entre Bach et Wagner, cela devient parfaitement clair. Qui plus est, dans ces grands récits spirituels et métaphysiques que peuvent être Lohengrin, Parsifal ou même Tannhäuser dont la fin est une épiphanie spirituelle absolue. Wagner ?... J’en rêve ! Tout m’intéresse dans la très grande musique. En revanche, je pense que nous devons mériter notre paradis. Il faut d’abord apprendre que chacune des figures citées sont des mondes tellement particuliers que pour jouer Wagner, quelle chance de jouer d’abord Schubert, Schumann, Brahms ! Nous poursuivons notre cheminement dans l’œuvre de ce dernier la saison prochaine, avec pour la première fois sa Symphonie n° 1. Je songe aussi à la Rhapsodie pour contralto. J’ai mon idée sur la question, qui repose sur le timbre de la voix. Je voudrais aussi faire ses chœurs a capella. »

Stéphane Degout, Pygmalion
Photo : (c) Mathilde Assier

A l’exception de la Rhapsodie, c’est précisément le programme qu’a présenté Raphaël Pichon à la tête de son ensemble bicéphale (vocal et instrumental) Pygmalion. C’est avec le premier des deux motets pour chœur mixte a capella op. 74 « Warum ist das Licht gegeben dem Mühseligen » (Pourquoi la lumière est-elle donnée aux malheureux ?) que les voix de Pygmalion ont ouvert le concert, rappelant combien le compositeur hambourgeois, appréciait les ensembles vocaux, et savait écrire pour eux, expérience acquise au contact direct d’effectifs choraux, à l’instar de Raphaël Pichon, Brahms créant dès 1859 à Hambourg un chœur de femmes amateur qu’il dirige pendant trois ans, avant d’être nommé chef de chœur de la Singakademie de Vienne, programmant des œuvres de Heinrich Isaac, Heinrich Schütz, Gabrieli, Johann Sebastian Bach, Buxtehude, Beethoven, Mendelssohn, Schumann, puis en 1872, il dirige les concerts de la Gesellschaft der Musikfreunde (Société des amis de la musique) pour lesquels il composera un impressionnant cursus d’œuvres pour chœurs, motets, lieder pour différents effectifs vocaux pour lesquels allie rigueur contrapuntique et expressivité lyrique à fleur de peau avec une exigence rare et une profonde expressive qui touche autant chanteurs et public, atteignant un équilibre exceptionnel entre émotion et puissance spirituelle. De l’Ave Maria op. 12 de 1858 aux Trois motets pour chœur à quatre et huit voix a capella op. 110 de 1889 ce sont rien moins que vingt-cinq numéros d’opus réunissant un total de soixante-quinze pièces pour chœurs a capella de tout gabarit aux grandes pages pour chœur et orchestre que Brahms aura laissées à la postérité. Le premier motet op. 74 est écrit pour un chœur mixte à six voix et illustre la question de Job, héros du Livre de Job, « Pourquoi la lumière (la vie) est-elle donnée par Dieu aux malheureux ? » à laquelle il a ajouté des extraits des Lamentations de Jérémie, de l’Epître de Jacques et de Martin Luther. Il a été composé à Pörtschach le même été 1877 que la Symphonie n° 2 op. 73, et Brahms y ajoutera en 1879 en numéro deux un motet datant de 1863, O Heiland, reiss die Himmel auf Sauveur, déchire les cieux). Comme l’écrivait Brahms, ce motet est un « petit traité sur le grand ’’pourquoi’’ » dont le texte a inspiré au compositeur une musique d’une douleur ineffable éclairée de l’intérieur par l’espérance en une vie meilleure dans l’Au-Delà, ce que Pygmalion a restitué avec une sensibilité singulièrement communicative, avec ardeur mêlée d’une bouleversante intériorité. Cette page d’une dizaine de minutes a préludé à l’ultime chef-d’œuvre vocal de Johannes Brahms, les déchirants Vier ernste Gesänge (Quatre Chants sérieux) op. 121 de 1896 à l’origine pour basse et piano mais donnés dans une orchestration du musicien britannique Robert Percival, contrebassonniste de Pygmalion, qui a adapté ces chants ainsi le Geistliches Lied (Chant sacré) op. 30 de 1856 à l’origine pour chœur et orgue pour un orchestre d’une cinquantaine de musiciens, qui a étudié le style d’orchestration utilisé par Brahms pour les lieder de Franz Schubert comme Mnemon D. 541 ou Geheimnis D. 719, ainsi que les réductions pour piano de ses propres pages pour chœur et orchestre, comme la Rhapsodie pour alto et chœur d’hommes op. 53. Le résultat de ces versions des opus 121 et 30 est en parfaite adéquation avec la voix sublime du baryton Stéphane Degout, qui, placé côté cour, a fondu le timbre somptueux de sa voix aux harmoniques solaires aux voix du même velours des violoncelles, pupitre le plus magnifiquement humain de tous les instruments des orchestres. Un moment de grâce pure que ce concert n’aura cessé d’offrir au public qui aura eu le bonheur d’y assister en ce dimanche d novembre, qui a conduit à la conclusion de la première partie avec la grande page de douleur qui a donné son titre à la soirée, le Schicksakslied (Chant du destin) pour chœur et orchestre op. 54. Commencé durant l’été 1868 à Wilhelmshaven et achevé en mai 1871, Brahms s’étant interrompu pour écrire sa Rhapsodie pour alto et chœur d’hommes achevée en 1869, le Chant du destin, qui a été créé à Karlsruhe le 18 octobre 1871 sous la direction d’Hermann Levi, est au même le Requiem allemand et malgré sa relative brièveté, le chef-d’œuvre de la musique pour chœur et orchestre de Brahms. La partition, qui illustre le roman épistolaire Hyperion ou l’ermite de Grèce (1797-1799) du poète allemand Friedrich Hölderlin (1770-1843), se subdivise en trois parties, Adagio en mi bémol majeur Ihr wandelt droben im Licht (Vous marchez au-dessus, dans la lumière), Allegro en ut mineur Doch uns ist gegeben (Mais cela nous est donné), et une conclusion d’orchestre seul Adagio en ut majeur. 

Raphaël Pichon, Pygmalion
Photo : (c) Bruno Serrou

Cette œuvre d’un quart d’heure d’une densité déchirante a été interprétée avec une intensité pétrifiante, avec un chœur et un orchestre aux sonorités envoûtantes, que l’on retrouvera dans la seconde partie du concert, donnée par les seuls instrumentistes Pygmalion, car entièrement consacrée à la « symphonie de douleur » de Brahms, la Première en ut mineur op. 68 ébauchée en 1854 mais qui ne sera achevée que plus de vingt ans plus tard, en 1876, tandis que l’ombre de Beethoven obsédait tant Brahms qu’il en resta longtemps paralysé par le modèle de la Neuvième. Jouant sur des instruments « historiques », l’orchestre Pygmalion a néanmoins réussi à restituer les sonorités graves et rondes qui personnifient les orchestrations de Brahms, qui vivait assurément la tête dans les timbales. Raphaël Pichon et ses musiciens ont servi avec une énergie vivifiante cette partition qui est un véritable enfant de douleur pour son concepteur, la symphonie ayant connu une genèse de plus de vingt ans. Il n’en émane pas moins de cette grande page d’orchestre un sentiment de plénitude, malgré des moments plus sombres, comme l’Andante sostenuto. Pourtant, il ne se trouve rien de tragique et surtout pas une once de pathos, mais au contraire de l’héroïsme romantique et une radieuse sérénité, ce que Raphaël Pichon a rendu avec beaucoup d’allant et de générosité, assuré que les membres de Pygmalion pouvaient répondre à la moindre de ses sollicitations, rendant transparente la polyphonie d’une orchestration polychrome et la rythmique ferme envoûtante de cette symphonie. Comme pour retenir le temps, et pour que le chœur participe au succès public suscité par l’excellence de l’exécution de la symphonie dont seul l’orchestre a été le héros, Raphaël Pichon a confié au chœur seul la conclusion du concert avec un motet a capella du héros de la soirée, Johannes Brahms…

Bruno Serrou

 

 

 

 

 

 

mardi 18 novembre 2025

Feu d’artifice biblique du Budapest Festival Orchestra et Iván Fischer dans "La Légende de Joseph" de Richard Strauss et un hommage à Victor Aviat, qui fut pendant 15 ans son premier hautbois solo

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Samedi 15 novembre 2025 

Iván Fischer, Budapest Festival Orchestra
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet / Cheeese 

Dédiant leur concert du 15 novembre à la Philharmonie de Paris à leur hautbois solo pendant quinze ans Victor Aviat,  mort à 43 ans le 1er mai dernier, le BFO - Budapest Festival Orchestra et son directeur fondateur Iván  Fischer ont offert un somptueux concert commencé avec un délicat arrangement de Victor Aviat pour orchestre de l’opus 117/1 de Johannes Brahms suivi d’un chœur a capella de Fanny Mendelssohn Morgengruss chanté avec ferveur et une vocalité remarquable par les musiciens de l’orchestre, avant qu’ils dialoguent dans le Concerto pour violon op. 64 de Felix Mendelssohn avec un Renaud Capuçon restant à l’extérieur du propos, comme assurant le service minimum pour répondre à l’attente de son public, tout en offrant une mélodie en hommage à Victor Aviat. Mais l’essentiel du programme était concentré en seconde partie, entièrement occupée par une exécution éblouissante de chaleur, d’engagement, de sensualité, de précision et magnifiée des sonorités chatoyantes et brûlantes comme la braise du ballet Die Josephslegende (La Légende de Joseph) que Richard Strauss composa sur un livret d’Hugo von Hofmannsthal et Harry Kessler pour l’Opéra national de Paris qui en donna la création le 14 mai 1914 sous la direction du compositeur deux mois et demi avant le déclenchement du premier conflit mondial. Un fabuleux pensum disent certains, mais une fabuleuse leçon d’orchestre, avec ses 107 musiciens jouant comme des chambristes, depuis les cordes magnifiques du BFO où les Tziganes sont rois, jusqu’à l’orgue et à la riche percussion, en passant par les quatre harpes, dix-huit bois et autant de cuivres, menés rondement par un Iván Fischer en état de grâce 

Renau Capuçon, Iván Fischer, Budapest Festival Orchestra
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet / Cheeese 

La première partie du concert a été ouverte par une touchante interprétation d’un arrangement au ton mélancolique réalisé par le hautboïste Victor Aviat (1982-2025), qui était également compositeur, du premier Intermezzo pour piano op. 117, l’un des testaments pianistiques de Johannes Brahms (1833-1897), qui mit en exergue de sa partition deux vers où il est dit « Dors paisible, mon enfant, dors paisible et sage, j’ai tant de peine à te voir pleurer ». Comme il le fait de temps à autres durant les concerts à la tête du BFO, Iván  Fischer a dirigé ses musiciens réunis au milieu du plateau tels des choristes, dans une pièce chorale a capella de Fanny Mendelssohn-Hensel (1805-1847), Morgengruss (Salut à la levée du jour) publié en 1846, dans laquelle les instrumentistes ont imposé leur chant d’une qualité telle que l’on n’a pu que comprendre ce qui pousse le chef hongrois à les faire chanter ensemble dès que cela est possible. 

Iván Fischer, Budapest Festival Orchestra 
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet / Cheeese  

Après la sœur, le frère cadet, Felix Mendelssohn-Bartholdy (1809-1847) et son célébrissime Concerto pour violon et orchestre en mi mineur op. 64 composé pour Ferdinand David entre 1838 et 1844, révisé en 1845 dont la partie soliste était confiée à Paris au très médiatique Renaud Capuçon (1). Cette œuvre, sans doute le concerto pour violon le plus populaire du répertoire après les Quatre Saisons de Vivaldi, est un véritable juge de paix. Il peut appeler tous les excès, soit en pathos, soit en artifices, soit en virtuosité. Rares sont les interprétations rayonnantes de musicalité, que seule la maturité artistique et une sensibilité rayonnante peuvent restituer - ce qui n’est pas une affaire d’âge, car je connais une jeune violoniste qui, à douze ans, en donnait des interprétations d’une impressionnante et sensible maturité. Doté d’une technique sans faille, Renaud Capuçon en a donné une lecture distante et sans relief, défaite de toute sensibilité et d’engagement réel, comme s’il s’agissait pour lui d’assurer le service minimum susceptible de satisfaire l’attente de ses admirateurs. Iván  Fischer et le Budapest Festival Orchestra se sont investis au maximum dans le mouvement initial, avant de se mettre en retrait, évitant tout excès de zèle à partir de l’Andante central. A l’issue du concerto, Renaud Capuçon a rendu à son tour un hommage à Victor Aviat en interprétant un lied paisible arrangé pour violon seul.

Iván Fischer, Budapest Festival Orchestra
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet / Cheeese 

Après le concerto et le second hommage à leur hautbois solo disparu en mai dernier, les Hongrois ont interprété ne œuvre rarissime, du moins en France, du compositeur bavarois Richard Strauss (1864-1949). Aussi inattendu que cela puisse paraître a priori de la part de musiciens hongrois, il convient de rappeler l’admiration que le jeune Béla Bartók (1881-1945) portait à son aîné allemand et à ses poèmes symphoniques. Et l’on se souvient aussi des extraordinaires Don Juan op. 2O, Till eulenspiegel op. 28 et Danse des sept voiles de Salomé que le BFO et Iván  Fischer avaient donnés en mars 2023 dans cette même Grande Salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris. Aussi, rien de surprenant pour ce qui concerne ces musiciens que l’œuvre apparemment amphigourique, voire « indigeste » pour certains, ait sonné admirablement sous la direction d’Iván  Fischer à la tête de son propre orchestre, qu’il créa voilà quarante-deux ans avec son compatriote pianiste compositeur Zoltan Kocsis (1952-2016). Cette grande page d’orchestre de plus de soixante-dix minutes pour cent dix sept musiciens, a été rendue plus dramatique et tendue samedi malgré l’absence de chorégraphie, en partie grâce à la présence de surtitres bien synchronisés avec l’exécution de l’œuvre exposant au public les didascalies porteuses des événements décrits par le livret. La Josephslegende (La Légende de Joseph) a été composée en 1912-1914, c’est-à-dire parallèlement à l’opéra Ariadne auf Naxos op. 60 et le Motet allemand op. 61 et peu avant Une Symphonie alpestre op. 64 pour les Ballets Russes de Serge Diaghilev qui en ont donné la création avec succès dans une chorégraphie de Vaslav Nijinski et Mikhaïl Fokine à l’Opéra de Paris le 14 mai 1914, soit deux mois et demi avant le déclenchement du premier conflit mondial, ce qui priva les auteurs des honoraires et des droits d’auteur qui leur étaient pourtant dus. L’œuvre est le fruit de la première collaboration du compositeur bavarois avec le comte Harry Kessler (1868-1937) pour le sujet et de la quatrième pour le livret avec le poète autrichien Hugo von Hofmannsthal (1874-1929), auteur des livrets d’Elektra, de Der Rosenkavalier et d’Ariadne auf Naxos et avant Die Frau ohne Schatten, la genèse de ce dernier opéra s’échelonnant sur la durée de la Première Guerre mondiale qui mit un terme brutal à la carrière du ballet. Il s’agit ici d’une adaptation d’un épisode de l’Ancien Testament tiré du Livre de la Genèse qui conte les mésaventures du berger Joseph, fils de Jacob, vendu comme esclave à Putiphar dont la femme s’éprend du jeune homme, qui se refuse à elle. Face aux échecs de tentatives de séduction, elle condamne à mort le récalcitrant, qui est sauvé par un ange, ce qui conduit l’enjôleuse au suicide… Certes, le chaste Joseph n’avait guère de quoi séduire à son tour Richard Strauss, qui rencontra moult difficultés pour mener à son terme la rédaction de la partition. 

Iván Fischer, Budapest Festival Orchestra  
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet / Cheeese 

Pourtant, en 1947, à la demande de son éditeur qui entendait réveiller l’intérêt des organisateurs de concerts et de spectacles, il en composa une réduction d’une vingtaine de minutes tout en étoffant l’orchestration pourtant déjà abondante et luxuriante (1). Cette suite sera créée en mars 1949 à Cincinnati sous la direction de Fritz Reiner. Cette version a été donnée par l’Orchestre de Paris dirigé par Paavo Järvi en septembre 2023. Cette fois, avec bonheur Iván  Fischer et l’Orchestre du Festival de Budapest ont offert avec un enthousiasme et un sens de la nuance et du drame impressionnants une interprétation de l’intégralité du ballet sans donner à aucun moment une quelconque impression de longueur, pas même de tunnel, suscitant au contraire un intérêt soutenu, suscitant l’admiration devant la virtuosité naturelle avec laquelle les musiciens ont joué cette partition d’une extrême complexité, animés par un sens de la narration et de la vie des personnages particulièrement prenant, la discours s’exposant comme un livre d’images aux enluminures singulièrement colorées et aux arêtes vives, suscitant constamment la surprises et l’admiration, tant l’interprétation aura été tendue et chamarrée, la polyphonie foisonnante n’apparaissant jamais confuse, malgré l’orchestration foisonnante incluant  un orgue symphonique - mais extrêmement serrée et contrastée, tout en mettant en valeur l’ensemble des pupitres solistes qui ont ici largement de quoi exprimer leur art.

Bruno Serrou

1) Ce même programme faisait l’objet de la tournée de l’automne 2025 du Budapest Festival Orchestra. Le concert de Vienne avait pour soliste la violoniste Veronika Ebrele dans le concerto de Mendelssohn, tandis qu’Alina Ibragimova donnait à Hambourg et à Budapest le Concerto pour violon de Beethoven. Renaud Capuçon jouant le Mendelssohn, outre Paris, à Cologne et à Chemnitz

2) La nomenclature de l’orchestre de La Légende de Joseph est la suIvante : Piccolo, quatre flûtes (la quatrième aussi piccolo), trois hautbois (le troisième aussi cor anglais), heckelphone, trois clarinettes (en ré et en la), clarinette basse, clarinette contrebasse, quatre bassons (le quatrième aussi contrebasson), six cors, quatre trompettes et trombones, tuba ténor, tuba basse, timbales, triangle, tambourin, caisse claire, xylophone, castagnettes, petites cymbales, glockenspiel, célesta, quatre harpes, piano, orgue, cordes (seize, quatorze, douze, dix, huit)

 

 

La voluptueuse et luxuriante plénitude du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks dirigé avec onirisme par son directeur musical, Sir Simon Rattle

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Vendredi 14 novembre 2025

Sir Simon Rattle, Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Vendredi soir, la Philharmonie de Paris recevait le merveilleux Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks dirigé par son directeur musical depuis 2023 Sir Simon Rattle, et sous la férule de son fantastique hautbois solo Stefan Schilli, héros de la soirée, a magnifié les deux grandes partitions programmées, la Symphonie n° 2 de Robert Schumann, un peu grise dans les deux premiers mouvements, mais onirique dans l’Adagio et conquérante dans le finale, et, surtout, un impressionnant Oiseau de feu d’Igor Stravinsky dans sa version originale que le chef britannique a dirigé avec retenue, le geste rare mais précis et comme pétrissant la pâte sonore, tandis que les musiciens bavarois brillaient de leurs sonorités amples, charnelles, colorées, jouant avec un nuancier extraordinairement large et onctueux, restituant une véritable volière aux oiseaux enchanteurs, annonçant Messiaen tout en étant fortement imprégné de Debussy et de Rimski-Korsakov. Souplesse du geste, souplesse du discours, souplesse des textures, poésie enchanteresse, tout dans cette interprétation aura été pur enchantement.

Sir Simon Ratte, Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese 

Voilà deux ans, Sir Simon Rattle prenait la direction musicale du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunk, succédant à son aîné letton Mariss Jansons, qui l’avait dirigé pendant seize ans, jusqu’à sa mort soudaine le 1er décembre 2019. Fabuleuse phalange que cet Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise, qui reste un modèle, soixante-seize ans après sa fondation par l’immense chef souabe Eugen Jochum, dans un pays où les formations symphoniques sont légions, beaucoup appartenant en outre à l’élite mondiale. Venu de Munich sans soliste, contrairement à la plupart des orchestres en tournée, l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise a proposé deux grandes partitions symphoniques, l’une plus sombre que l’autre. La première partie du concert était entièrement occupée par la deuxième des quatre symphonies du Rhénan Robert Schumann, celle en ut majeur op. 61 composée en 1845-1846 et dédicacée au roi de Suède et Norvège Oscar Ier et créée à Leipzig le 5 novembre 1846 sous la direction de Felix Mendelssohn-Bartholdy. Cette œuvre, qui chemine de l’ombre vers la lumière au long de ses quatre parties et dans laquelle Schumann semble rendre hommage au Mozart de la Symphonie « Jupiter », a saisi par la noirceur peut-être excessive des deux premiers mouvements, particulièrement le Scherzo, aux contours menaçants, conduisant à un poignant Adagio espressivo au tour douloureux et tendre, avant un vertigineux retour à la vie que Simon Rattle et les brillants musiciens bavarois conduisent avec énergie et opulence.


Sir Simon Rattle, Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Trop souvent réduite à l’une de ses trois suites, le ballet L’Oiseau de feu mérite beaucoup mieux que d’être réduite à un faire-valoir d’orchestre et surtout de chef cherchant les effets de manche et les éclats sonores. L’intégrale du ballet est un pur joyaux, qui ouvre la fameuse trilogie des ballets composés par Igor Stravinski avant la Première Guerre mondiale pour les Ballets Russes de Serge Diaghilev, tous créés à Paris, le conte dansé en deux tableaux à l’Opéra de Paris le 25 juin 1910, les scènes burlesques en quatre tableaux Petrouchka au Théâtre du Châtelet le 13 juin 1911 et les tableaux de la Russie païenne en deux parties Le Sacre du printemps au Théâtre des Champs-Elysées le 29 mai 1913. L’Oiseau de feu a suscité un véritable électrochoc à sa création à l’Opéra de Paris sous la direction de Gabriel Pierné avec Tamara Karsavina dans le rôle-titre. La partition d’une violence fauve où s’associent les orientalismes de Nikolaï Rimski-Korsakov et la sensuelle transparence de Claude Debussy, le tout illustrant un livret en deux tableaux adapté d’un conte populaire russe par le chorégraphe Michel Fokine, rencontra un succès immédiat et imposa sur le champ son auteur sur le devant de la scène. Il avait 27 ans. Fort de ce succès, Stravinski en réalisera une suite pour grand orchestre dès 1911, une deuxième en 1919 pour orchestre réduit, ajoutant un finale. Version qu’il reprendra en 1945 aux Etats-Unis. De cette partition retravaillée deux fois dans sa version intégrale, en 1922 et 1947, le chef britannique a eu l’heureuse initiative de choisir l’originale, où l’on mesure pleinement ce que L’Oiseau de feu doit à Rimski-Korsakov, maître de Stravinski, et plus encore à Debussy, que l’on identifie d’entrée dès la mesure initiale de l’introduction Molto moderato, d’essence surnaturelle, qui doit naître de l’éther, comme une nappe immatérielle, ce qu’a parfaitement réussi à obtenir Simon Rattle de l’orchestre bavarois aux textures évanescentes. Tout au long de l’exécution, l’on a goûté les beautés inouïes de chacun des pupitres de la phalange, un véritable foisonnement de volatiles souples et légers, comme en apesanteur, aux mille couleurs. Evocatrice, poétique, fine, chatoyante, merveilleusement structurée, jouée par un orchestre aux sonorités moelleuses et fruitées, dirigée avec un sens ahurissant du détail au service de la globalité du discours. Un Oiseau de feu à la dynamique, au nuancier, à l’humanité toute en intériorité bouillonnante, avec des tempos respirant large, une palette infinie de couleurs et de timbres, le tout conduit par un sens du drame captivant. 

Stefan Schilli (hautbois solo), Sir Simon Rattle; 
Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks
Photo : BR / Astrid Ackermann

Pour remercier le public (qui hélas n’a pu s’empêcher de tousser dans les moments les plus ppp), l’orchestre allemand et le chef britannique ont donné un extrait de la suite Pelléas et Mélisande de Gabriel Fauré, renvoyant ainsi Stravinski face à une autre de ses références dans L’Oiseau de feu.

Bruno Serrou

L’extase flamboyante de l’Orchestre de Paris, Esa-Pekka Salonen et Yuja Wang

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Jeudi 13 novembre 2025 

Esa-Pekka Salonen, Orchestre de Paris
Photo : (c) Mathias Benguigui

Concert magique ce soir de l’Orchestre de Paris dirigé par son Chef principal désigné Esa-Pekka Salonen dans un programme d’une grande variété mais intelligemment structuré. Prélude de la Troisième Partita pour violon de Johann Sebastian Bach divinement joué depuis le paradis par la jeune Iris Scialom, formait prologue à une courte pièce d’orchestre de Salonen « FOG » emplie de la page du cantor, puis un fantastique Concerto pour piano n° 2 de Serge Prokofiev par une fabuleuse Yuja Wang, doigts d’airain de mains de fée, suivi de trois bis dont deux lieder de Franz Schubert arrangés par Franz Liszt. La seconde partie était vouée à l’extase, débutée par l’extase d’amour et de mort, le Prélude et Mort d’Isolde de Richard Wagner d’une beauté inouïe, qui a rappelé combien Salonen a d’affinité avec cet opéra qu’il a si somptueusement dirigé à l’Opéra national de Paris et que j’aurais bien écouté ce soir en son entier tant il se trouvait de magie dans les 20minutes que l’Orchestre de Paris et Esa-Pekka Salonen nous ont offert, puis l’extase fantasmatique avec un fantastique Poème de l’Extase d’Alexandre Scriabine (quintette de trompettes et octuor de cors à tomber à genoux) 

Yuja Wang, Esa-Pekka Salonen, Orchestre de Paris
Photo : (c) Mathias Benguigui

Devant succéder à son cadet et compatriote Klaus Mäkelä en septembre 2027, non pas au titre de directeur musical mais à celui de chef principal de l’Orchestre de Paris, le compositeur chef d’orchestre finlandais Esa-Pekka Salonen, qui a toujours entretenu d’excellents rapports avec les orchestres parisiens, particulièrement avec les musiciens de l’Orchestre de Paris, dont il est l’invité deux semaines durant pour autant de programmes différents. Mercredi et jeudi dernier, c’est un programme germano-russe courant du XVIIIe au XXe siècle, avec une incursion finlandaise du XXIe qu’i a dirigé. C’est d’ailleurs avec un pont reliant les deux extrémités de l’espace-temps qu’il a ouvert le concert, commençant avec une pièce soliste, le Prélude de la Partita n° 3 pour violon en mi majeur BWV 1066 souverainement interprétée par une jeune violoniste de talent, Iris Scialom, élève de Stéphanie-Marie Degand au Conservatoire de Paris (CNSMDP), Révélation instrumentale des Victoires de la Musique 2025, qui joue un Guadagnini de 1773 qui a magnifiquement sonné depuis le sommet de la salle, côté jardin derrière l’orchestre. Ce prélude formait l’ossature de la pièce suivante dont l’auteur n’est autre qu’Esa-Pekka Salonen, Fog pour orchestre. Le compositeur chef d’orchestre finlandais rend ici hommage à travers Bach à Frank Gehry (né en 1929), architecte du Walt Disney Concert Hall, salle du Los Angeles Philharmonic Orchestra dont il a dirigé le concert inaugural en 2003 alors qu’il était directeur musical de la phalange californienne au cours des dix-sept ans (1992-2009) qu’il passa à sa tête. Du chef-d’œuvre du compositeur saxon, Salonen tire des fragments confié à divers pupitres solistes de l’orchestre, à la façon d’Anton Webern dans son Ricercare extrait de L’Offrande musicale, mais en beaucoup moins pointilliste et ludique, utilisant pour brosser son kaléidoscope moins cristallin que celui de l’aîné autrichien à partir des lettres tirées du nom du dédicataire selon le solfège allemand, F (fa), A (la), G (sol), E (mi) et H (si), clin d’œil d’après l’auteur au nom du bateau du navire de son ami, Foggy. Le moment le plus attendu du concert aura été indubitablement le Concerto n° 2 pour piano et orchestre en sol mineur op. 16 de Serge Prokofiev dont la soliste était la magicienne chinoise Yuja Wang. Un concerto qui lui va comme un gant, alliant intimement musicalité et virtuosité qu’elle possède de façon innée. Jouant toujours de façon concentrée et sans que jamais l’effort n’apparaisse au grand jour tant le geste est naturel et la course des doigts comme en apesanteur. Composé en 1912-1913, créé le 5 septembre 1913 par le compositeur en son domicile de Pavlovsk, puis réécrit en Allemagne en 1923 à la suite de la perte du manuscrit durant son exil post-révolution bolchevique, le deuxième concerto pour piano de Prokofiev adopte la structure en quatre mouvements (deux mouvements d’une douzaine de minutes encadrant deux plus brefs) sur le modèle du second concerto de Brahms. Cette partition débordante de vitalité et de piquant qui provoqua un véritable scandale en Russie, tandis que la création de la version définitive reçut un accueil mitigé lors de sa première exécution qui fut donnée à Paris le 8 mai 1924 sous la direction de Serge Koussevitzky avec le compositeur en soliste. Yuja Wang, avec sa souplesse et sa vivacité autant physique qu’intellectuelle, a ménagé d’entrée de saisissants contrastes entre romantisme et burlesque, se jouant avec délectation des difficultés technique de la grande cadence de l’Andantino initial à laquelle elle a donné une intensité dramatique extraordinaire, rejointe à la reprise du mouvement par un Orchestre de Paris brillantissime sous l’impulsion discrète mais ample et généreuse de Salonen. Même caractère brillant et énergique dans le Scherzo, Yuja Wang s’illustrant par le naturel conquérant de sa virtuosité des deux mains virevoltant à l’octave, avant de se lancer dans l’Intermezzo, Allegro moderato d’une ironie acide, avant d’instaurer un dialogue brûlant avec la clarinette solo et de conclure en puissance sur une coda fougueuse, débouchant sur le finale, Allegro tempestoso, authentique moment de bravoure qui sied à la perfection Yuja Wang, tant la maîtrise du son et du clavier est magistrale et époustouflante. L’enthousiasme de la salle était tel, que la pianiste s’est rapidement lancée dans le premier de ses trois bis dont deux lieder de Franz Schubert arrangés par Franz Liszt, avant de saluer définitivement de son fameux coup de reins sec façon d’un polichinelle.

Esa-Pekka Salonen, Orchestre de Paris
Photo : (c) Mathias Benguigui

La  seconde partie célébrait l’extase, commençant par l’extase d’amour et de mort, avec le Prélude et Mort d’Isolde dans sa version pour orchestre seul extrait de Tristan und Isolde de Richard Wagner d’une beauté stupéfiante, qui a rappelé combien Esa-Pekka Salonen a d’affinité avec cet opéra qu’il a si somptueusement dirigé à l’Opéra national de Paris en 2005 et que j’aurais bien écouté ce soir en son entier tant il se trouvait de magie dans les vingt minutes que l’Orchestre de Paris et Esa-Pekka Salonen nous ont offert, le chef finlandais sollicitant la phalange parisienne de façon chambriste comme il le fit dans la fosse de Bastille, soulignant ainsi les moments les plus déchirant de la partition leur donnant un relief d’une intensité bouleversante. C’est une extase fantasmatique que les musiciens ont conclu le premier de leurs deux programmes, avec un fabuleux Poème de l’extase op. 54 (1907) d’Alexandre Scriabine, C’est sur une puissante interprétation du chef-d’œuvre du compositeur russe que le compositeur chef d’orchestre finlandais et la phalange symphonique parisienne ont conclu un concert somme toute plutôt court, allant jusqu’à un explosif feu d’artifice sonore mis à feu par l’impressionnante batterie de cuivres (huit cors, cinq trompettes, trois trombones, tuba) conduisant avec flamme cet extraordinaire page d’orchestre.

Bruno Serrou

 

lundi 17 novembre 2025

Une distribution de premier plan réunie à l'Opéra de Bordeaux rend justice à « Iolanta », ultime opéra de Tchaïkovski

Bordeaux. Opéra National. Grand Théâtre. Mercredi 12 novembre 2025 

Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893), Iolanta. Claire Antoine (Iolanta), Lauriane Tregan-Marcuz (Martha), compagnes de Iolanta
Photo : (c) Eric Bouloumie

L’Opéra National de Bordeaux a offert une brillante première de l’ultime opéra de Tchaïkovski, Iolanta, sobrement mais efficacement mis en scène par Stéphane Braunschweig avec une remarquable distribution à quatre vingt dix pour cent non-russophone et découvrant la partition, les remarquables Claire Antoine dans le rôle-titre, Julien Henric, ardent Vaudémont, Ain Anger, impressionnant roi René aux allure d’Henry Fonda, Ariunbaatar Ganbastar, magistral médecin maure, et Vladislav Chizhov en duc de Bourgogne, les deux seuls russophones de la distribution, le tout associé à excellent chœur de l’Opéra de Bordeaux et à Orchestre National Bordeaux Aquitaine coloré et engagé à souligner les beautés de la partition, dirigé avec générosité par Pierre Dumoussaud, directeur musical désigné de l’Opéra Orchestre Normandie Rouen. Cette réussite rend d’autant plus regrettable le fait qu’il n’y ait eu que quatre représentations. Reste donc à espérer quelque reprise en France et à l’étranger 

Piot I. Tchaïkovski (1840-1893), Iolanta. Claire Antoine (Iolanta), Lauriane Tregan-Marcuz (Martha), compagnes de Iolanta
Photo : (c) Eric Bouloumie

Iolanta est l’ultime opéra de Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893). Composé en 1891 en un acte d’une heure trente divisé en neuf scènes d’après un conte d’Andersen, l’ouvrage, doté du numéro d’opus 69, puise sa source dans le drame Kong Renés Datter (La Fille du roi René) écrit en 1853 par le dramaturge danois Henrik Hertz (1797-1870). Ce récit fictif s’inspire des années de jeunesse du personnage historique emblématique de la ville d’Aix-en-Provence, Yolande d’Anjou (1428-1483), duchesse de Lorraine et de Bar, fille du roi René Ier d’Anjou, roi de Naples, duc de Bar et de Lorraine, comte de Provence. Elle épousera en 1445 son cousin Ferry II de Lorraine (1417-1470), comte de Vaudémont. C’est du roman de chevalerie du poète danois que le frère du compositeur, Modest Tchaïkovski, tire son livret à partir de l’adaptation russe du journaliste écrivain pétersbourgeois Vladimir Zotov (1821-1896). La création de l’opéra a été donnée au Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg le 18 décembre 1892 sous la direction d’Eduard Napravnik, avec le ballet Casse-Noisette. C’est en février 1891, alors qu’il vient de triompher avec son ballet La Belle au bois dormant, qu’e Tchaïkovski reçoit du directeur des théâtres impériaux de Russie la commande d’un double projet comprenant un opéra en un acte et un ballet. Le premier deviendra Iolanta, le second Casse-Noisette, deux œuvres destinées à être données la même soirée, la création du diptyque étant prévue dix mois plus tard, en décembre 1891. La longue et difficile genèse du diptyque conduit à repousser d’une année la première représentation. Bien que nul ne précise qu’elle fut aveugle, l’héroïne devient dans l’opéra une jeune femme aveugle de naissance, ce qui incite le compositeur à un opéra entièrement tourné vers l’intérieur des personnages, donnant la primauté aux sentiments plutôt qu’à l’action, qui se déroule dans un espace clos tandis que les effectifs instrumentaux sont resserrés (trois flûtes - la troisième piccolo -, deux hautbois, cor anglais, deux clarinettes, deux bassons, quatre cors, deux trompettes, trois trombones, tuba, timbales, deux harpes, cordes), loin des effectifs wagnériens en vogue à l’époque. 

Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893), Iolanta. Ariunbaatar Ganbaatar (Ibn-Hakia), Claire Antoine (Iolanta), Ain Anger (René)
Photo : (c) Eric Bouloumie

Ce qui devait susciter des critiques négatives qui blesseront durablement le compositeur. Il faudra attendre quelques années après sa mort pour que l’ouvrage reçoive enfin la consécration, qui viendra de l’étranger, lorsque Gustav Mahler en donnera une nouvelle production à l’Opéra de Hambourg en 1900. Mais il faudra encore attendre les années 1940 pour que l’ouvrage soit enfin programmée en Russie, non sans que les autorités soviétiques aient pris soin d’effacer toute évocation religieuse (chrétiennes et musulmanes) qui emplit l’œuvre. A l’instar de La Flûte enchantée de Mozart, compositeur que Tchaïkovski vénérait, Iolanta tient du conte initiatique relatant l’éveil à l’amour de jeunes gens, tandis que la métaphore du regard soutient une réflexion sur la vérité, les jeunes femmes des deux opéras, Pamina et Iolanta, essayant de se libérer de l’encombrante tutelle paternelle qui associe bienveillance et autorité. Prisonnière d’une cécité qu’elle ignore, Iolanta est soumise à la volonté du roi René, son père, qui, pour la protéger, la cloître dans un jardin féerique, tandis que la science d’un mage médecin et l’amour inconditionnel du chevalier Vaudémont, jeune noble sans expérience comme Tamino dans La Flute enchantée, apparaît comme une émancipation de la figure du père.

Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893), Iolanta. Ain Anger (René), Lauriane Tregan-Marcuz (Martha)
A l'arrière plan : Claire Antoine (Iolanta), Ariunbaatar Ganbaatar (Ibn-Hakia)
Photo : (c) Eric Bouloumie

Rarement programmé, peut-être en raison-même de son happy end à quelques mois avant le suicide de son auteur, l’ultime opéra de Tchaïkovski vient de faire l’ouverture de la saison 2025-2026 de l’Opéra de Bordeaux dans une scénographie dépouillée de Stéphane Braunschweig, magnifiée par une distribution exemplaire. Sur le petit plateau du Grand Théâtre de Bordeaux, le dramaturge alsacien plante un décor aseptisé, havre clos à la fois jardin et prison, grande boîte blanche et verdoyante au centre de laquelle est planté un grand lit virginal et deux parterres de roses rouges d’un côté et blanches de l’autre qui délimitent le jardin clôt où, vêtue d’une robe blanche et rongée par la mélancolie d’un désir inassouvi, vit la jeune Iolanta, sous la protection outrancière d’un père prêt à tuer quiconque révèlerait à sa fille son handicap. Dominé par la couleur verte qui, à commencer par le tapis, symbolise à la fois l’oppressant paradis où vit Iolanta et les êtres chimériques qui peuplent le Moyen-Âge de conte de fée auquel appartient le Maure guérisseur. C’est ainsi que nourrice et servantes arborent la « verte cotte » du mois de mai dont il est question dans le livret.

Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893), Iolanta. Claire Antoine (Iolanta) et ses compagnes
Photo : (c) Eric Bouloumie

Légère, sobre, jamais écrasante ni surchargée, la musique, puissamment évocatrice, est singulièrement suggestive. Evoquant parfums, goûts, geste narratif, elle touche notablement au domaine de l’intime, avec des moyens à la fois simples et intenses, d’une inventivité orchestrale et vocale constante, laissant au chœur une place plus effacée que de coutume dans la tradition russe, pour s’attacher en priorité au dessein de personnages complexes et profonds avec une pointe d’exotisme et de surnaturel qui émane plus particulièrement du personnage du Maure magicien Ibn-Hakia, avec une harpe présente sur le plateau au début de l’opéra qui instaure d’entrée la mélancolie qui portera l’opéra entier et que souligne le cor anglais, qui ravive le souvenir de Tristan und Isolde. Dirigé de façon trop monolithique et brute par Pierre Dumoussaud, qui dispose heureusement d’une équipe de chanteurs au souffle athlétique, l’Orchestre National Bordeaux-Aquitaine parait au début peu assuré du côté de la petite harmonie, avant de s’échauffer peu à peu pour finalement s’épanouir et proposer de forts beaux moments à partir de la première apparition du médecin. 

Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893), Iolanta. Claire Antoine (Iolanta), Julien Henric (Vaudémont), Vladislav Chizhov (Robert), Ariunbaatar Ganbaatar (Ibn-Hakia), Lauriane Tregan-Marcuz (Martha), Ain Anger (René)
Photo : (c) Eric Bouloumie

Si les deux chanteurs de langue russe s’imposent par la fluidité de leur locution, leurs huit partenaires étrangers à la langue de Pouchkine ne déméritent nullement. L’opéra est en effet porté par la présence rayonnante de la soprano lyrique française Claire Antoine, qui campe une Iolanta éperdue à la voix solaire et aux aigus étincelants. A ses côtés, la contralto bordelaise Lauriane Tregan-Marcuz brosse une nourrice Martha vocalement impressionnante, tandis que dans les courts rôles de Brigitte et de Laura, la soprano française Franciana Nogues et la mezzo-soprano bordelaise Astrid Dupuis imposent leurs voix colorées en dépit d’une présence étouffée par les personnages qui les entourent et les cachent. Côté masculin, la basse estonienne Ain Anger est un roi René charismatique, à la fois puissant, sensible et noble, au timbre aussi autoritaire que poignant. Le baryton mongol Ariunbaatar Ganbaatar excelle dans le rôle du médecin Ibn-Hakia de sa voix tranchante et souple, à l’instar du baryton russe Vladislav Chizhov, qui campe un séduisant et hautain duc de Bourgogne Robert. Généreux et passionné, le Vaudémont du ténor lyonnais Julien Henric, de sa voix naturellement puissante et sûre au timbre d’une plénitude flamboyante bouleverse par son intensité, notamment dans son duo avec Iolanta d’une bouleversante ardeur. La distribution masculine est complétée par l’excellent ténor français Abel Zamora en écuyer Alméric à la voix vigoureuse et nuancée, et l’excellente basse française Ugo Rabec, qui impressionne par sa noblesse en gardien du château Bertrand. Fort bien préparé par Salvadore Caputo, le chœur de l’Opéra de Bordeaux excelle du début à la fin du spectacle.

Bruno Serrou

samedi 15 novembre 2025

L’apocalypse post-nucléaire d’une Walkyrie de Wagner musicalement réussie de l’Opéra Bastille

Paris. Opéra Bastille. Mardi 11 novembre 2025 

Richard Wagner (1813-1883), Die Walküre. Stanislas de Berbeyrac (Siegmund), Elza van den Heever (Sieglinde). 
Photo : (c) Herwig Prammer / OnP

Après la déception de Das Rheingold, beaucoup plus convaincante est la première journée de l’Anneau du Nibelung de Richard Wagner à l’Opéra national de Paris dans la nouvelle production Pablo Heras-Casado / Calixto Bieito musicalement plus satisfaisante que Das Rheingold la saison dernière, direction plus dynamique et contrastée, orchestre plus léger et fruité, mais manquant encore de poésie et d’humanité, mais s’il y en avait cela formerait hiatus avec la mise en scène froide et guerrière où la notion d’amour est quasi inexistante s’il n’y avait Sieglinde et Siegmund. Wotan tue lui-même son fils, Brünnhilde tente de trucider son père, les Walkyries sont des candélabres, les images vidéos sont invasives et souvent illisibles… La distribution est d’un excellent niveau, avec trois chanteurs entendus dans cette œuvre au Théâtre des Champs-Elysées en mai dernier avec l’Orchestre de Rotterdam dirigé par Yannick Nézet-Séguin, mais peut-être un peu moins à l’aise dans le vaisseau Bastille que dans le cocon élyséen, un ardent Siegmund de Stanislas de Barbeyrac, une rayonnante Sieglinde d’Elza van den Heever et une Brünnhilde passionnée de Tamara Wilson. Christopher Maltmann a assuré en Wotan, remplaçant au dernier moment Iain Paterson. Orchestre parfait 

Richard Wagner (1813-1883), Die Walküre. Günther Groissböck (Hunding), Stanislas de Berbeyrac (Siegmund)
Photo : (c) Herwig Prammer / OnP

C’est le deuxième Ring complet que dirige Pablo Heras-Casado, et il précède de trois ans celui qu’il conduira pour la première fois dans la fosse mystique du Festspielhaus de Bayreuth. La toute première était au Teatro Real de Madrid, en pleine période de confinement de la pandémie de la Covid-19, en 2020, dans une mise en scène de Robert Carsen. « Les conditions étaient idéales pour me mesurer pour la toute première fois à un tel chef-d’œuvre, en plus dans une maison que j’adore et que je considère comme mienne. J’ai eu la chance de faire un volet par saison, chacun pour neuf représentations. Mais je ne l’ai pas encore dirigé en continu n’a pu être donné en entier en une fois. Nous avions disséminé l’orchestre dans le théâtre, percussions, harpes, cuivres aux balcons, l’orchestre divisé au milieu du public. Ce fut un vrai défi, pour les chanteurs, qui ont répété masqués, pour le public, qui nous a accompagnés masqué lui aussi alors qu’il n’avait pas vu de Ring dans le théâtre madrilène depuis un quart de siècle. Dans l’orchestre, seule une petite dizaine de musiciens l’avaient joué en entier. A Pais, c’est donc mon deuxième Ring, le troisième sera à Vienne en mai-juin 2026 pour la dernière reprise de la mise en scène d’Ersan Mondtag, puis ce seront deux cycles complets à Paris en novembre 2026, et Bayreuth en 2028.C’est le deuxième Ring complet que dirige Pablo Heras-Casado, et il précède de trois ans celui qu’il conduira pour la première fois dans la fosse mystique du Festspielhaus de Bayreuth. La toute première était au Teatro Real de Madrid, en pleine période de confinement de la pandémie de la Covid-19, en 2020, dans une mise en scène de Robert Carsen. « Les conditions étaient idéales pour me mesurer pour la toute première fois à un tel chef-d’œuvre, en plus dans une maison que j’adore et que je considère comme mienne. J’ai eu la chance de faire un volet par saison, chacun pour neuf représentations. Mais je ne l’ai pas encore dirigé en continu n’a pu être donné en entier en une fois. Nous avions disséminé l’orchestre dans le théâtre, percussions, harpes, cuivres aux balcons, l’orchestre divisé au milieu du public. Ce fut un vrai défi, pour les chanteurs, qui ont répété masqués, pour le public, qui nous a accompagnés masqué lui aussi alors qu’il n’avait pas vu de Ring dans le théâtre madrilène depuis un quart de siècle. Dans l’orchestre, seule une petite dizaine de musiciens l’avaient joué en entier. A Pais, c’est donc mon deuxième Ring, le troisième sera à Vienne en mai-juin 2026 pour la dernière reprise de la mise en scène d’Ersan Mondtag, puis ce seront deux cycles complets à Paris en novembre 2026, et Bayreuth en 2028.

Richard Wagner (1813-1883), Die Walküre. Christopher Maltman (Wotan), Tamara Wilson (Brünnhilde)
Photo : (c) Herwig Prammer / OnP

Ouvert à tous les répertoires, du baroque au contemporain, Pablo Heras-Casado place très haut l’œuvre du compositeur saxon. « Wagner est un sommet dans ma vie. J’ai commencé à le diriger à un moment où j’avais dirigé presque tout le répertoire avant et après lui, autant dans le domaine de l’opéra que dans celui de la symphonie, dirigeant de façon obsessionnelle le répertoire romantique, et la musique radicale, révolutionnaire avant et après Wagner. C’est donc logiquement que j’ai abordé sa création, bien que me plonger dans son univers représente un énorme défi. Voilà douze ans que je dirige ses opéras, avec un projet par an. Il représente à mes yeux un sommet et il me donne chaque fois l’opportunité de me poser des questions, de douter et de remettre sur le métier ce que je cherche depuis toujours. Wagner m’est donc vital. » Fin connaisseur de la musique de Claudio Monteverdi, Pablo Heras-Casado ne peut que faire le lien entre l’Italien et l’Allemand. « Monteverdi a porté dès l’origine de l’opéra le genre à son sommet. Il a enrichi le récitatif continu avec des harmonies inimaginables à l’époque, comme le fera Wagner, avec des sonorités, des dissonances, des alliages instrumentaux inouïs. Dans Orfeo, Monteverdi a déjà ajouté un orchestre inimaginable en son temps, avec des indications très précises inédites jusqu’alors, par exemple l’utilisation des cuivres et des cordes fantastiques, dans le but de soutenir le discours dramatique, pas uniquement pour servir de fioriture. Wagner fait exactement la même chose avec son instrumentation. Dans le Ring, ce n’est pas uniquement une question d’ampleur, de faire beaucoup de bruit, il a besoin de tous ces éléments pour la narration et, comme chez Monteverdi, chaque décision musicale est justifiée par la narration. Il n’y a jamais d’air, jamais un moment gratuit pour faire plaisir à un artiste ou au public. Tout est toujours question de dramaturgie, de rythme, une obsession rhétorique afin que le texte soit organique entre l’orchestre et les chanteurs. Wagner était obsédé par ce sujet, et il ne conçoit jamais d’airs en tant que tels, pas même « Winterstürme wichen » de Siegmund, il reste constamment dans le domaine du récit, ou encore la scène du deuxième acte entre Brünnhilde et Siegmund lors de l’annonce de la mort. Ce passage tient du domaine du dialogue, malgré la beauté du moment, d’un lyrisme céleste. Wagner est obsédé par la question, faisant beaucoup de remarques sur ce sujet. Et il a raison. En tant que chef, musiciens, chanteurs, nous avons tous l’impression de plonger dans la beauté ou la grandeur de la musique, alors qu’il nous faut garder à l’esprit que nous sommes continuellement narratif. Comme chez Monteverdi. »

Richard Wagner (1813-1883), Die Walküre. Stanislas de Berbeyrac (Siegmund), Elza van den Heever (Sieglinde) 
Photo : (c) Herwig Prammer / OnP

Si dans Das Rheingold en janvier dernier, muselé par la mise en scène, Pablo Heras-Casado est passé à côté de la partition, bien que de son propre commentaire le prologue tienne plus encore de la narration que les trois volets de l’Anneau du Nibelung, le premier d’entre eux, Die Walküre, est un « authentique opéra » dont le deuxième acte dépasse à lui seul fait les quatre vingt dix minutes dominé d’entrée par un véritable juge de paix, si l’on peut dire, que constitue le grand monologue de Wotan au risque d’un long tunnel, ce qui, musicalement, n’a pas été le cas avec la direction dynamique et imagée du chef andalou. « Ce sont précisément ces moment-là que l’on aime en tant que musicien, s’enthousiasmait Heras-Casado lorsque je le rencontrais quelques jours avant la première. J’ai toujours énormément de plaisir à diriger de tels moments, à soutenir la narration, ce qui est au fond très simple avec les trombones, les tubas Wagner, les altos, les violoncelles, les contrebasses, c’est sombre mais magnifique, toute la tension qui s’accumule est ahurissante. Pour la fin de cette scène, c’est extraordinaire de maintenir le débit du discours, ces deux êtres qui ne se comprennent pas, Wotan et Brünnhilde, est la vie-même. Dans Siegfried, Wagner le fait aussi plusieurs fois, ainsi que dans le prologue de Götterdämmerung avec ses flash-backs. Toute La Walkyrie est d'une grande dynamique. Que ce soit le volet le plus populaire du cycle est donc compréhensible. Une leçon très importante d’humanité est la présence des Wälsungs Sieglinde et Siegmund, les seuls véritables représentants du genre humain suscite par leur présence-même des moments de beauté mélodique, instrumentale exceptionnels, et cette humanité qui émane de cette musique brutale, sombre, cruelle, dure, menaçante, se transforme dès qu’il s’agit des jumeaux. Avec Sieglinde et Siegmund, la beauté, l’amour sont omniprésents, il y a toujours un espace pour les sentiments vrais. Brünnhilde est de la même eau, authentique, attachante, sympathique, et à la fin, elle fait flancher Wotan, qui se préoccupe du sort de sa fille en montrant sa faiblesse et son amour. » Ainsi, dès l’orage du prélude, les éclairs transpercent l’espace Bastille avec une force spectaculaire, et l’on ne cesse de goûter le riche et dense nuancier expressif qu’Heras-Casado sollicite d’un bout à l’autre de l’œuvre, que ce soit dans les moments les plus intimes, les élans de tendresse amoureuse, les tensions les plus exacerbées mues par une direction énergique et tendue, au risque parfois d’attaques manquant de précision et de franchise.

Richard Wagner (1813-1883), Die Walküre. Elza van den Heever (Sieglinde), Stanislas de Berbeyrac (Siegmund)
Photo : (c) Herwig Prammer / OnP

Ce que conte la fosse par le biais de Heras-Casado forme hiatus avec ce que donne à voir Calixto Bieito. Après avoir plombé Das Rheingold (http://brunoserrou.blogspot.com/2025/02/un-frustrant-rheingold-prelude-au.html), entraînant le chef et l’orchestre dans une quasi léthargie, le metteur en scène castillan renouvelle la frustration du public en allant à l’encontre de ce que donne à entendre la fosse et musèle une distribution pourtant excellente. Placé dans un décor métallique post-apocalypse nucléaire de Rebecca Ringst surplombé d’un mur de niches verticales, avec au premier acte les vestiges d’un arbre et la carcasse d’un bélier ou cervidé constituent les seules traces de la nature d’où est pourtant censé émerger Siegmund pourchassé, l’action de l’acte initial se déploie sous le regard de caméras espionnant des êtres mus par la peur, écrasés par un décor de fin du monde. L’acte central se déroule dans un Walhalla transformé en centrale informatique envahie par des réseaux de câbles ramenés par les Nibelung depuis le Nibelheim et délaissés par le géant Fafner à l’issue de L’Or du Rhin, tandis que Wotan semble plus préoccupé au début du deuxième acte par les vas et viens d’un chien-robot (E-doggy) qu’il manipule pour taquiner ses visiteurs que par ce qui se passe autour de lui, tandis qu’au troisième acte, il déconnecte l’une après l’autre les Walkyries humanoïdes avant de s’occuper du sort de la même Brünnhilde qu’il isole dans une niche au sommet d’une vaste structure métallique d’une friche délabrée post-industrielle qui forme le châssis des décors de l’opéra entier. 

Richard Wagner (1813-1883), Die Walküre. Tamara Wilson (Brünnhilde), Eve-Maud Hubeaux (Fricka) 
Photo : (c) Herwig Prammer / OnP

La direction d’acteur est si bien réglée qu’elle souligne les contre-sens, à commencer par le duo des jumeaux dans le premier acte qui se déroule sur un matelas monoplace comme pour ajouter en érotisme tandis que Hunding, sensé dormir, déambule dans ses appartements situés à l’étage, se dévêt puis se rhabille avant de darder de coups de couteau le cadavre d’un bouc pendu à un crochet, tandis que toute idée de printemps est évacuée, ou les premières scènes de l’acte II sont d’un statisme désespérant - et l’on se surprend à rêver du travail prodigieux réalisé par Patrick Chéreau pour Bayreuth en 1976-1980 autour d’un gigantesque pendule -, et fort heureusement animé par la direction d’Heras-Casado particulièrement signifiante et la maîtrise du temps, ainsi que la séduisante palette sonore de l’orchestre, tandis que Wotan qui tue son fils non sans y prendre un malin plaisir tant il insiste à enfoncer l’arme dans le corps. Et l’on se surprend à sourire au troisième lorsque, après une chevauchée des Walkyries foutraque alors que défile sur le mur un diaporama d’images psychédéliques, Brünnhilde apprend à Sieglinde qu’elle est enceinte des œuvres de Siegmund, alors qu’elle porte déjà une légère protubérance peu après la fin de l’acte précédent. Le comportement de Wotan durant ses adieux qu’il fait à sa fille bien-aimée révèle un comportement de prédateur sexuel heureux de se débarrasser d’une fille encombrante, se lançant dans une danse de joie durant ses adieux, après avoir passé un très long moment à aligner des masques à gaz et des monceaux de fils qu’il aura extrait un à un d’un volumineux sac plastique.

Richard Wagner (1813-1883), Die Walküre. Christopher Maltman (Wotan), Tamara Wilson (Brünnhilde)
Photo : (c) Herwig Prammer / OnP

Heureusement, sous l’impulsion du chef et enveloppé par un orchestre somptueux, la distribution sort cette Walkyrie de la confusion. La distribution est en effet d’une grande homogénéité. A commencer par le magnifique couple Sigmund/Sieglinde d’une beauté éclatante de charme et de musicalité. Les timbres de Stanislas de Barbeyrac et d’Elza van den Heever se fondent l’un dans l’autre avec un naturel saisissant. La soprano sud-africaine incarne de son seul chant, long, frais, clair, souple, fluide, juvénile, d’une solidité frappante, la vérité radieuse de Sieglinde. Sa voix au grain singulièrement malléable, son expressivité extrême, l’ampleur maîtrisée de son nuancier sont proprement stupéfiantes, tandis que le ténor est tout simplement époustouflant. Voix pleine et colorée à la palette large et riche, suprêmement chantante, stature noble et juvénile, présence brûlante, le ténor français Stanislas de Barbeyrac campe un Sigmund d’exception. Avec un tel couple, le premier acte saisit musicalement, au point que tout compte fait le temps passe avec une telle rapidité que l’on sort chancelant de cet acte si couru. 

Richard Wagner (1813-1883), Die Walküre. Christopher Maltman (Wotan) et les Walkyries. 
Photo : (c) Herwig Prammer / OnP

Tamara Wilson est une Brünnhilde impressionnante, une fois passée la première impression de son comportement que lui inflige Calixto Bieito, chevauchant de façon enfantine un bâton surmonté d’une tête de cheval en tissu. Vocalement puissante, nuancée, étincelante, la soprano états-unienne campe une Walkyrie incandescente aux aigus épanouis, ne forçant jamais sa voix, ample et pleine, au service d’une musicalité solaire. La mezzo-soprano genevoise Eve-Maud Hubeaux brosse une Fricka rigide au chant raide et sans nuances, comme son comportement de déesse moralisatrice, là où l’on espérait une déesse plus crâne et vindicative. Face à elle, le Wotan souverain mais fragile du baryton britannique Christopher Maltman, qui remplaçait dignement Iain Paterson pour camper un dieu d’altière stature, réussissant à toucher en dépit des élucubrations du metteur en scène jusque dans sa vulnérabilité vocale assumée. La basse autrichienne Günther Groissböck, dans le court rôle de Hunding, n’a eu que le temps de montrer son potentiel. La cohorte des Walkyries forme une troupe cohérente réduites scéniquement à de simples silhouettes aux têtes illuminées tels de noirs candélabres électrifiés, constituée des sopranos Louise Foor (Gerhilde), Laura Wilde (Ortlinde) et Jessica Faselt (Helmwige), des mezzo-sopranos Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Waltraute), Ida Aldrian (Siegrune), Marvic Monreal (Grimgerde) et Marie-Luise Dressen (Rossweisse), ainsi que de la contralto Katharina Magiera (Schwertleite).

Bruno Serrou