Lille (Nord). Opéra de Lille. Dimanche 19 janvier 2025
Depuis 2018, Le Balcon et son directeur artistique Maxime Pascal se
sont engagés dans la première production réalisée en France de l’intégralité du
cycle consacré aux sept jours de la semaine de Karlheinz Stockhausen, Licht, auquel il consacra vingt-cinq ans
de sa vie, à raison d’un opéra par an, avec l’Opéra Comique, puis la
Philharmonie de Paris et le Festival d’Automne à Paris, pour Donnerstag (1977-1980, 1981), Samstag (1977-1983, 25 mai 1984 ) et Dienstag (1977-1991, 28 mai 1993).
L’Opéra de Lille, qui accueille Le Balcon en résidence, s‘est associé à cet
imposant projet en donnant la création de Freitag
(1991-1994, 12 septembre 1996) en 2022, et vient de donner des scènes de Montag, première étape de la création de
ce volet dont l’intégralité sera proposée la saison prochaine à la Philharmonie
de Paris dans le cadre du Festival d’Automne 2025. Il ne restera plus alors
qu’à monter Mittwoch (1995-1997, 30
novembre 1998) et Sonntag (1997-2002,
créé en 2011)
Pour sa dernière saison à la tête
de l’Opéra de Lille, Caroline Sonrier a tenu à y donner une partie de l’ultime
travail que le chef d’orchestre Maxime Pascal et son ensemble Le Balcon ont
élaboré durant leur résidence dans l’enceinte du théâtre lyrique de la capitale
des Flandres françaises depuis la saison 2022-2023, Montag aus Licht de
Karlheinz Stockhausen (1928-2007). Le projet de Maxime Pascal remonte à
dix-huit ans, avec pour chronologie de production celle de la création de
chacun des volets du cycle Licht. « Karlheinz Stockhausen est aujourd’hui un
modèle pour les jeunes générations de musiciens, autant classiques que
populaires, s’enthousiasmait en 2018 Maxime Pascal. Avec Pierre Henry, il a
exploré la musique mixte, la sonorisation, l’électronique musicale. Il est pour
nous un phare, et jouer son cycle autobiographique de sept opéras Licht: die sieben Tage der Woche (Lumière : les sept jours de la semaine) composé entre 1977 et 2003 est la
concrétisation d’un rêve. » Le patron de l’ensemble Le Balcon a travaillé
à Kürten, résidence du compositeur allemand aujourd’hui siège de la Fondation
Stockhausen pour la musique où sont dispensées des master-classes par des
proches de Stockhausen dont Suzanne Stephens. « J’ai eu la chance de
travailler en 2007 avec elle, ainsi qu’avec Markus Stockhausen et Annette
Meriweather, et, surtout Karlheinz Stockhausen en personne. Tous ont participé
à la création du cycle entier », se félicite Pascal, qui rappelle avoir
donné des extraits de Jeudi de Lumière
lors du premier concert du Balcon, en 2008, pour le premier anniversaire de la
mort du compositeur.
Après
Samstag aus Licht (Samedi de Lumière) (1981-1983)
en 2019, Dienstag aus Licht (Mardi de Lumière) (1977-1991) en 2020, Donnerstag au Licht (Jeudi de Lumière)
en 2021, Freitag aus Licht (Vendredi de Lumière) (1991-1994)
en novembre 2022 à l’Opéra de Lille repris à la Philharmonie de Paris dans le
cadre du Festival d’Automne, Le Balcon poursuit sa progression a sein du cycle
d’opéras Licht de
Stockhausen consacré aux sept jours de la semaine avec Montag aus Licht (Lundi de Lumière).
Il ne reste plus dès lors que deux journées pour conclure l’ensemble en 2028,
selon le calendrier établi depuis l’origine par les porteurs du projet, Maxime
Pascal et Le Balcon. Après Jupiter (Jeudi) (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2018/11/donnerstag-aus-licht-de-karlheinz.htm),
Saturne (Samedi), Mars (Mardi), et Vénus, son savoir et sa raison (Vendredi, voir
http://brunoserrou.blogspot.com/2022/11/a-lopera-de-lille-avec-la-creation.html),
Lundi est une sorte de rituel musical de vénération de la mère, de la naissance
et de la renaissance de l’Humanité, le jour d’Eve, la Mère cosmique symbole de la
fertilité, de la séduction, de la sensualité. Sa couleur exotérique est le vert
vif et ses couleurs ésotériques sont l’opale et l’argent. La journée se
focalise sur le côté féminin de l’existence, sur la naissance. Le lundi est le
jour de la lune, traditionnellement associée au féminin, face au soleil,
considéré comme masculin, l’astre du jour étant symbole de fertilité tandis que
celui de la nuit représente le culte du pouvoir productif de la nature, de la
sagesse instinctive et des perceptions obscures, elle est aussi la forme
démoniaque du principe féminin, la force aveugle d’éclipse, de destruction, de
peur primordiale telle que personnifiée par la déesse grecque Hécate, image que
Stockhausen évite ces aspects au profit d’une vision positive, créatrice et
revigorante.
Composé en 1984-1988 en trois
actes précédés d’un Salut et suivis d’un adieu, Montag aus Licht
est dans l’ordre de genèse le troisième volet du cycle d’opéras Licht. La partition est écrite pour
vingt-et-un solistes comprenant quatorze voix, six instrumentistes et un acteur
auxquels s’ajoutent des mimes, un chœur mixte, une maîtrise et un « orchestre
moderne ». Pour sa production, Le Balcon a porté les effectifs à quatorze
solistes, sept enfants solistes, vingt-et-une comédiennes, chœur mixte, chœur de
filles, chœur d’enfants et « orchestre moderne ». L’œuvre a été créée
à la Scala de Milan le 7 mai 1988 dans une mise en scène de Michael Bogdanov,
des décors de Chris Deyer et des costumes de Mark Thompson, le compositeur
étant à la diffusion sonore. Les deux dernières scènes du deuxième acte
intitulé Deuxième enfantement d’Eve et
les trois scènes du troisième acte titré Magie d’Eve,
qui ont été présentées le week-end dernier à Lille.
L’acte deux de Montag aus Licht au
milieu duquel a commencé la représentation présentée à Lille le week-end
dernier, compte trois scènes, et se subdivise en sous-scènes ou « situations »,
la Deuxième naissance d’Eve, Cortège des filles, Fertilisation avec morceau de
piano, Renaissance et La chanson d’Eve. L’action conduit à assister à la
naissance de sept garçons représentant chacun un jour de la semaine, tous
musicalement surdoués à qui Cœur de basset apprend la musique qui « seule
peut sauver le monde ». Ce sont ces deux derniers points qui ont été
présentés à Lille, suivis du troisième acte entier, qui comprend quatre « situations »,
La magie d’Eve, Message, La Capture de l’enfant, Enlèvement. Cet
acte final s’ouvre sur Eve qui interroge son miroir sur son degré de beauté par
rapport à ses semblables, tandis que des femmes surviennent pour annoncer la
venue d’un musicien de grande beauté. Il s’agit d’Ave, double inversé d’Eve,
joueuse de flûte, les deux personnages s’associant pour jouer un duo cor de
basset/flûte. Attirés par la présence d’Ave, les enfants surviennent et le
joueur de flûte leur apprend à son tour la musique, ce qui les conduit à s’éloigner
d’Eve. Ave et les enfants atteignent les mondes supérieurs et, disparaissant
dans les nuages, se transforment en oiseaux chantants, tandis qu’Eve,
vieillissante, se métamorphose en montagne… Entre les sept enfants et le miroir
juge de la plastique des femmes, Stockhausen a assurément songé au conte des
frères Grimm Blanche Neige, à sa marâtre de reine jalouse
et aux sept nains. Le tout forme un spectacle de deux heures sur les trois
heures trente que dure Montag aus Licht. Pour
Maxime Pascal, deus machina de
ce projet follement audacieux mais génial d’offrir les quelques vingt-trois
heures de spectacle, Montag aus Licht
est l’un des ouvrages du cycle les plus complexes à monter, si l’on tient à
restituer le chaos originel dans lequel la déesse Eve enfante une multitude de
créatures incroyables » (Les Inrockuptibles,
15 janvier 2025).
Silvia Costa, qui a déjà
participé au cycle dans Freitag aus Licht en
2022 à l’Opéra de Lille, la metteur en scène italienne, qui signe également
scénographie et costumes, propose un Montag
aus Licht onirique, situé dans un japon imaginaire tout en évocation fantasmée,
avec un imposant phare marin faisant songer à un Mont Fuji auquel il est accédé
par un escalier en colimaçon en haut duquel est installée une femme enceinte qui
domine l’action, assise de bout en bout telle un bouddha féminin, immobile et
lumineuse, symbole maternel universel, tandis qu’au milieu de l’ère de jeu une
piste de cirque est le point central de l’action délimitée côté jardin par une
clôture en bois peinte en blanc d’où émerge l’imposante tuyauterie d’une
fontaine tandis qu’une autre plus complexe sort d’un mur côté cour. La
conception est en totale cohérence avec l’œuvre et la pensée du compositeur,
tandis que des projections vidéo de Nieto et de Claire Pedot, ramène le spectateur
dans la réalité d’une nature luxuriante digne d’un jardin d’Eden saturé de vie,
en parfaite cohérence avec les projections sonores immersives réalisées par
Florent Derex, qui, authentique instrumentiste, joue de chants d’oiseaux, de
murmures de forêts, de courses de ruisseaux, de bruits industriels exprimés par
le biais de trois claviers électroniques tenus par Bianca Chillemi, Sarah Kim
et Alain Muller. Eve polycéphale, Iris Zerdoud joue sa part en virtuose
accomplie de son cor de basset s’exprimant avec lui comme si elle usait de son propre
langage naturel d’expression, sous le nom de « cœur de basset », comme
le confirme le grand cœur argenté planté au-dessus de sa tête, tandis que, face
à elle, Claire Luquiens campe Ave en tirant de sa flûte des sonorités d’une
variété et d’une plénitude impressionnantes. Autres cors de basset, ceux de
Busi et de Busa, extensions du personnage d’Eve, initiatrices des jeunes
garçons, brillamment tenus par Alice Caubit et Joséphine Besançon. Autre part d’Eve,
Muschi incarnée par la soprano Pia Davila a le timbre céleste, la diction
parfaite, et sa ligne de chant singulièrement souple est idéalement adaptée aux
difficultés de la partition. Les sept jeunes solistes du Trinity Boys Choir de
Croydon (bourg londonien) impressionnent par leur maîtrise vocale et de la scène,
à l’instar des membres du Jeune Chœur des Hauts-de-France, tandis que le Chœur de
l’Orchestre de Paris s’illustre par sa grande cohésion, sa maîtrise de l’espace
et de sa pigmentation vocale.
La réussite de ce spectacle
idyllique est telle que nous attendons avec hâte sa complétude qui sera
présentée à la Philharmonie de Paris l’automne prochain
Bruno
Serrou
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