mardi 21 janvier 2025

Un idyllique « Montag aus Licht » (Lundi de Lumière) en cinq scène (sur douze) de Karlheinz Stockhausen par Le Balcon de Maxime Pascal a enchanté l’Opéra de Lille

Lille (Nord). Opéra de Lille. Dimanche 19 janvier 2025 

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

Depuis 2018, Le Balcon  et son directeur artistique Maxime Pascal se sont engagés dans la première production réalisée en France de l’intégralité du cycle consacré aux sept jours de la semaine de Karlheinz Stockhausen, Licht, auquel il consacra vingt-cinq ans de sa vie, à raison d’un opéra par an, avec l’Opéra Comique, puis la Philharmonie de Paris et le Festival d’Automne à Paris, pour Donnerstag (1977-1980, 1981), Samstag (1977-1983, 25 mai 1984 ) et Dienstag (1977-1991, 28 mai 1993). L’Opéra de Lille, qui accueille Le Balcon en résidence, s‘est associé à cet imposant projet en donnant la création de Freitag (1991-1994, 12 septembre 1996) en 2022, et vient de donner des scènes de Montag, première étape de la création de ce volet dont l’intégralité sera proposée la saison prochaine à la Philharmonie de Paris dans le cadre du Festival d’Automne 2025. Il ne restera plus alors qu’à monter Mittwoch (1995-1997, 30 novembre 1998) et Sonntag (1997-2002, créé en 2011) 

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

Pour sa dernière saison à la tête de l’Opéra de Lille, Caroline Sonrier a tenu à y donner une partie de l’ultime travail que le chef d’orchestre Maxime Pascal et son ensemble Le Balcon ont élaboré durant leur résidence dans l’enceinte du théâtre lyrique de la capitale des Flandres françaises depuis la saison 2022-2023, Montag aus Licht de Karlheinz Stockhausen (1928-2007). Le projet de Maxime Pascal remonte à dix-huit ans, avec pour chronologie de production celle de la création de chacun des volets du cycle Licht. « Karlheinz Stockhausen est aujourd’hui un modèle pour les jeunes générations de musiciens, autant classiques que populaires, s’enthousiasmait en 2018 Maxime Pascal. Avec Pierre Henry, il a exploré la musique mixte, la sonorisation, l’électronique musicale. Il est pour nous un phare, et jouer son cycle autobiographique de sept opéras Licht: die sieben Tage der Woche (Lumière : les sept jours de la semaine) composé entre 1977 et 2003 est la concrétisation d’un rêve. » Le patron de l’ensemble Le Balcon a travaillé à Kürten, résidence du compositeur allemand aujourd’hui siège de la Fondation Stockhausen pour la musique où sont dispensées des master-classes par des proches de Stockhausen dont Suzanne Stephens. « J’ai eu la chance de travailler en 2007 avec elle, ainsi qu’avec Markus Stockhausen et Annette Meriweather, et, surtout Karlheinz Stockhausen en personne. Tous ont participé à la création du cycle entier », se félicite Pascal, qui rappelle avoir donné des extraits de Jeudi de Lumière lors du premier concert du Balcon, en 2008, pour le premier anniversaire de la mort du compositeur.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

Après Samstag aus Licht (Samedi de Lumière) (1981-1983) en 2019, Dienstag aus Licht (Mardi de Lumière) (1977-1991) en 2020, Donnerstag au Licht (Jeudi de Lumière) en 2021, Freitag aus Licht (Vendredi de Lumière) (1991-1994) en novembre 2022 à l’Opéra de Lille repris à la Philharmonie de Paris dans le cadre du Festival d’Automne, Le Balcon poursuit sa progression a sein du cycle d’opéras Licht de Stockhausen consacré aux sept jours de la semaine avec Montag aus Licht (Lundi de Lumière). Il ne reste plus dès lors que deux journées pour conclure l’ensemble en 2028, selon le calendrier établi depuis l’origine par les porteurs du projet, Maxime Pascal et Le Balcon. Après Jupiter (Jeudi) (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2018/11/donnerstag-aus-licht-de-karlheinz.htm), Saturne (Samedi), Mars (Mardi), et Vénus, son savoir et sa raison (Vendredi, voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/11/a-lopera-de-lille-avec-la-creation.html), Lundi est une sorte de rituel musical de vénération de la mère, de la naissance et de la renaissance de l’Humanité, le jour d’Eve, la Mère cosmique symbole de la fertilité, de la séduction, de la sensualité. Sa couleur exotérique est le vert vif et ses couleurs ésotériques sont l’opale et l’argent. La journée se focalise sur le côté féminin de l’existence, sur la naissance. Le lundi est le jour de la lune, traditionnellement associée au féminin, face au soleil, considéré comme masculin, l’astre du jour étant symbole de fertilité tandis que celui de la nuit représente le culte du pouvoir productif de la nature, de la sagesse instinctive et des perceptions obscures, elle est aussi la forme démoniaque du principe féminin, la force aveugle d’éclipse, de destruction, de peur primordiale telle que personnifiée par la déesse grecque Hécate, image que Stockhausen évite ces aspects au profit d’une vision positive, créatrice et revigorante.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

Composé en 1984-1988 en trois actes précédés d’un Salut et suivis d’un adieu, Montag aus Licht est dans l’ordre de genèse le troisième volet du cycle d’opéras Licht. La partition est écrite pour vingt-et-un solistes comprenant quatorze voix, six instrumentistes et un acteur auxquels s’ajoutent des mimes, un chœur mixte, une maîtrise et un « orchestre moderne ». Pour sa production, Le Balcon a porté les effectifs à quatorze solistes, sept enfants solistes, vingt-et-une comédiennes, chœur mixte, chœur de filles, chœur d’enfants et « orchestre moderne ». L’œuvre a été créée à la Scala de Milan le 7 mai 1988 dans une mise en scène de Michael Bogdanov, des décors de Chris Deyer et des costumes de Mark Thompson, le compositeur étant à la diffusion sonore. Les deux dernières scènes du deuxième acte intitulé Deuxième enfantement d’Eve et les trois scènes du troisième acte titré Magie d’Eve, qui ont été présentées le week-end dernier à Lille.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

L’acte deux de Montag aus Licht au milieu duquel a commencé la représentation présentée à Lille le week-end dernier, compte trois scènes, et se subdivise en sous-scènes ou « situations », la Deuxième naissance d’Eve, Cortège des filles, Fertilisation avec morceau de piano, Renaissance et La chanson d’Eve. L’action conduit à assister à la naissance de sept garçons représentant chacun un jour de la semaine, tous musicalement surdoués à qui Cœur de basset apprend la musique qui « seule peut sauver le monde ». Ce sont ces deux derniers points qui ont été présentés à Lille, suivis du troisième acte entier, qui comprend quatre « situations », La magie d’Eve, Message, La Capture de l’enfant, Enlèvement. Cet acte final s’ouvre sur Eve qui interroge son miroir sur son degré de beauté par rapport à ses semblables, tandis que des femmes surviennent pour annoncer la venue d’un musicien de grande beauté. Il s’agit d’Ave, double inversé d’Eve, joueuse de flûte, les deux personnages s’associant pour jouer un duo cor de basset/flûte. Attirés par la présence d’Ave, les enfants surviennent et le joueur de flûte leur apprend à son tour la musique, ce qui les conduit à s’éloigner d’Eve. Ave et les enfants atteignent les mondes supérieurs et, disparaissant dans les nuages, se transforment en oiseaux chantants, tandis qu’Eve, vieillissante, se métamorphose en montagne… Entre les sept enfants et le miroir juge de la plastique des femmes, Stockhausen a assurément songé au conte des frères Grimm Blanche Neige, à sa marâtre de reine jalouse et aux sept nains. Le tout forme un spectacle de deux heures sur les trois heures trente que dure Montag aus Licht. Pour Maxime Pascal, deus machina de ce projet follement audacieux mais génial d’offrir les quelques vingt-trois heures de spectacle, Montag aus Licht est l’un des ouvrages du cycle les plus complexes à monter, si l’on tient à restituer le chaos originel dans lequel la déesse Eve enfante une multitude de créatures incroyables » (Les Inrockuptibles, 15 janvier 2025).

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

Silvia Costa, qui a déjà participé au cycle dans Freitag aus Licht en 2022 à l’Opéra de Lille, la metteur en scène italienne, qui signe également scénographie et costumes, propose un Montag aus Licht onirique, situé dans un japon imaginaire tout en évocation fantasmée, avec un imposant phare marin faisant songer à un Mont Fuji auquel il est accédé par un escalier en colimaçon en haut duquel est installée une femme enceinte qui domine l’action, assise de bout en bout telle un bouddha féminin, immobile et lumineuse, symbole maternel universel, tandis qu’au milieu de l’ère de jeu une piste de cirque est le point central de l’action délimitée côté jardin par une clôture en bois peinte en blanc d’où émerge l’imposante tuyauterie d’une fontaine tandis qu’une autre plus complexe sort d’un mur côté cour. La conception est en totale cohérence avec l’œuvre et la pensée du compositeur, tandis que des projections vidéo de Nieto et de Claire Pedot, ramène le spectateur dans la réalité d’une nature luxuriante digne d’un jardin d’Eden saturé de vie, en parfaite cohérence avec les projections sonores immersives réalisées par Florent Derex, qui, authentique instrumentiste, joue de chants d’oiseaux, de murmures de forêts, de courses de ruisseaux, de bruits industriels exprimés par le biais de trois claviers électroniques tenus par Bianca Chillemi, Sarah Kim et Alain Muller. Eve polycéphale, Iris Zerdoud joue sa part en virtuose accomplie de son cor de basset s’exprimant avec lui comme si elle usait de son propre langage naturel d’expression, sous le nom de « cœur de basset », comme le confirme le grand cœur argenté planté au-dessus de sa tête, tandis que, face à elle, Claire Luquiens campe Ave en tirant de sa flûte des sonorités d’une variété et d’une plénitude impressionnantes. Autres cors de basset, ceux de Busi et de Busa, extensions du personnage d’Eve, initiatrices des jeunes garçons, brillamment tenus par Alice Caubit et Joséphine Besançon. Autre part d’Eve, Muschi incarnée par la soprano Pia Davila a le timbre céleste, la diction parfaite, et sa ligne de chant singulièrement souple est idéalement adaptée aux difficultés de la partition. Les sept jeunes solistes du Trinity Boys Choir de Croydon (bourg londonien) impressionnent par leur maîtrise vocale et de la scène, à l’instar des membres du Jeune Chœur des Hauts-de-France, tandis que le Chœur de l’Orchestre de Paris s’illustre par sa grande cohésion, sa maîtrise de l’espace et de sa pigmentation vocale.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

La réussite de ce spectacle idyllique est telle que nous attendons avec hâte sa complétude qui sera présentée à la Philharmonie de Paris l’automne prochain

Bruno Serrou

 

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